Histoire parlementaire de France, Volume 2.: Recueil complet des discours prononcés dans les chambres de 1819 à 1848
--Séance du 21 mars 1834.--
Dans la discussion du projet de loi sur les associations, M. Arago m'ayant reproché de n'avoir témoigné aucun intérêt pour les associations littéraires et scientifiques, je lui répondis:
M. Guizot, ministre de l'instruction publique.--Messieurs, la Chambre me permettra, je pense, de ne pas suivre l'honorable préopinant dans la discussion qu'il a élevée sur l'utilité des sociétés scientifiques et littéraires; je ne la conteste en aucune façon; je n'établis aucune comparaison entre les découvertes des individus isolés et les découvertes des académies; je reconnais pleinement, autant qu'on voudra, l'utilité des académies: ce n'est point là ce qui est en question.
Je dirai seulement que, sinon toutes, du moins presque toutes les sociétés littéraires ou scientifiques qui s'établissent demandent à être autorisées; que le ministère de l'instruction publique reçoit sans cesse des demandes pareilles; que plusieurs des sociétés dont l'honorable M. Arago a parlé l'ont formellement demandé; que le congrès scientifique de Caen, qu'il rappelait tout à l'heure, m'a fait l'honneur de me nommer son président honoraire; que je pourrais citer beaucoup d'autres exemples semblables. Je n'affirme pas qu'il n'y ait point de sociétés scientifiques ou littéraires qui se passent d'autorisation; je dis que le plus grand nombre, en demandant l'autorisation de la puissance publique, ne croit pas du tout se ravaler, pour me servir d'une expression que je n'aurais pas employée si elle ne l'avait pas été déjà, car je la crois indigne de cette tribune. (Adhésion aux centres.)
M. Arago.--Je demande la parole.
M. Guizot.--La plupart des associations scientifiques ou littéraires regardent l'autorisation comme une garantie de plus de leur existence et de l'efficacité de leurs travaux.
Il est d'ailleurs évident pour tout homme de sens qu'aucune de ces associations, si elle est en effet purement scientifique, ne manquera d'obtenir l'autorisation quand elle la demandera; et quant à celles qui ne croiraient pas devoir la demander, ou bien on la leur donnera d'office, ou bien on les laissera se livrer à leurs travaux sans s'en inquiéter nullement. Cela est évident, je le répète, pour tout homme de sens, tellement évident que je ne croyais pas que cela valût la peine d'être dit à la tribune.
La question se réduit donc à savoir, pour les sociétés littéraires, comme pour les autres, s'il faut les excepter nominativement de l'article 1er de la loi; or, la Chambre a déjà répondu à cette question; elle a vu, par tous les amendements qui lui ont été proposés, qu'il n'y avait rien de si facile que de rétablir, sous le manteau d'une société littéraire, les sociétés politiques que la loi veut détruire. C'est là l'unique motif de la généralité de l'article; il ne s'adresse évidemment ni aux associations pour le culte, ni aux associations littéraires ou scientifiques; mais il ne veut pas que ces noms servent de masque pour éluder la loi et pour redonner aux associations politiques une existence que la Chambre veut éteindre.
L'article a grande raison, messieurs, et je n'en voudrais pas d'autre preuve, si la Chambre en avait besoin, que le fait par lequel l'honorable préopinant a terminé son discours. Il a parlé de la Société pour l'instruction libre du peuple, dont il faisait partie, et qui, vous a-t-il dit, n'avait d'autre objet que cette instruction. Cette société a déjà occupé la Chambre plusieurs fois; mais, puisque son nom revient à cette tribune, je demande à la Chambre la permission de donner à ce sujet quelques détails.
Il y a déjà assez longtemps qu'une association s'est formée sous le nom d'Association polytechnique, composée en entier d'anciens élèves de l'École polytechnique, pour ouvrir des cours gratuits à la classe ouvrière dans Paris. Quand le roi m'a fait l'honneur de me confier le département de l'instruction publique, j'ai trouvé l'Association polytechnique existante; elle est venue à moi; je lui ai donné, non-seulement toutes les facilités dont elle a pu avoir besoin, mais encore des secours d'argent, afin que les cours pussent être faits avec efficacité dans tous les quartiers de Paris. Pourquoi l'ai-je fait? Parce que j'avais la certitude, et je puis dire la preuve, que cette association était parfaitement sincère dans ses oeuvres et dans ses paroles, qu'elle n'avait effectivement d'autre objet que d'enseigner aux ouvriers la lecture, l'écriture, l'arithmétique, les éléments de géométrie, en un mot ce qu'elle disait leur enseigner.
Je l'ai donc, non-seulement approuvée, mais soutenue, parce que j'ai été convaincu de son utilité, de sa sincérité.
Un démembrement de l'Association polytechnique se forma sous le nom de Société pour l'instruction libre du peuple; c'était, je le répète, un démembrement de l'Association polytechnique.
Je ne voudrais pas entrer dans des détails dont je n'ai pas la certitude personnelle, mais enfin il m'a été dit, et puisqu'on raconte tant de choses à cette tribune, je raconterai celle-là; il m'a été dit que la séparation s'était faite parce qu'un certain nombre des membres de l'Association polytechnique n'avaient pas voulu prendre l'engagement de ne point mêler de politique a leurs cours; il m'a été dit que le démembrement était provenu de cette cause, et que les personnes qui s'étaient détachées, à ce titre, de l'Association polytechnique avaient formé le noyau de la Société pour l'instruction libre du peuple.
Cette société, démembrée, par cette raison, de la première, me fut par cette raison même un peu suspecte; la Chambre ne s'en étonnera pas. Cependant la société s'adressa à moi, par l'intermédiaire de plusieurs commissaires, pour me demander l'autorisation de faire ses cours.
Je dis à ceux de ces commissaires qui vinrent me voir: «Vous reconnaîtrez le droit que j'ai d'autoriser ou de ne pas autoriser les cours; vous me direz quels sont ceux que vous voulez faire, par quels professeurs, dans quels quartiers de Paris. Vous vous engagerez envers moi, en honnêtes gens, loyalement, à ce qu'aucune politique ne soit mêlée à ces cours.» Cela fut fait. Cet engagement-là fut pris, non-seulement dans mon cabinet, mais par écrit. Les cours furent autorisés; non-seulement, je le répète, les cours de l'Association polytechnique qui n'étaient nullement suspects et qui n'avaient fait que du bien, mais les cours de cette Société pour l'instruction libre du peuple dont, je l'avoue, plusieurs actes et même l'origine m'inspiraient quelque inquiétude. Cependant, par respect pour des travaux qui pouvaient avoir quelque chose d'utile, pour éviter toute apparence de mauvais vouloir pour l'instruction populaire, apparence dont, en honneur, je ne peux pas être accusé, pour éviter, dis-je, toute apparence semblable, j'autorisai formellement un certain nombre de cours de cette société.
Depuis ce moment, je ne m'occupai plus de la société. Cependant, au bout d'un certain temps, je fus obligé de reporter sur elle mon attention, et M. le ministre de l'intérieur, chargé de la police du royaume, fut bien obligé d'y reporter aussi la sienne; car il devint évident que, sous le nom de Société pour l'instruction libre du peuple, c'était là une société politique, essentiellement politique, dont les cours n'étaient qu'un prétexte, et qui travaillait à organiser dans la classe inférieure une grande association politique, absolument analogue, par les principes, par les efforts et même par les personnes, à la Société des droits de l'homme et des amis du peuple (Sensation).
Je répète que cela devint évident; qu'il me fut, entre autres, évident, à moi, sincèrement et activement occupé, j'ose le dire, de l'éducation du peuple, que la société qui prenait ce nom n'y donnait au fond que bien peu de soin, bien peu d'importance, et que la politique était sa grande affaire.
Les réunions de cette Société pour l'instruction libre du peuple devenant ainsi, non-seulement suspectes, mais, je suis obligé de le dire, évidemment hostiles, évidemment analogues aux sociétés politiques, je ne crus pas devoir lui prêter appui en ce qui dépendait de moi; je ne crus pas devoir faciliter à cette société les moyens d'étendre son influence et de se produire plus publiquement. Je ne lui retirai point l'autorisation qui lui avait été donnée pour certains cours particuliers, d'un objet limité, déterminé, et dont je connaissais les professeurs; mais, je résolus très-positivement de ne point me prêter à l'extension de cette association et aux progrès de son influence.
Ce fut là, messieurs, la raison qui me détermina à refuser et l'amphithéâtre de l'École de médecine et la salle de l'Observatoire pour le cours même que l'honorable préopinant voulait y faire au nom et sous les auspices de cette association.
Vous pensez bien qu'il n'était pas du tout question, à mes yeux, d'interdire un cours d'astronomie, ni toutes leçons sur telle ou telle autre science que l'honorable préopinant eût voulu donner: il serait inutile d'insister sur ce point. Il s'agissait de l'influence même et de l'extension de la Société pour l'instruction libre du peuple, et le nom de l'honorable préopinant ne suffisait point pour me rassurer. M. Arago, messieurs, est un savant très-illustre; mais il est arrivé plus d'une fois que des savants du premier ordre ont servi d'instruments à de mauvaises passions politiques, à des partis politiques qui ont fait beaucoup de mal à la société.
L'honorable M. Arago pourrait se souvenir de beaucoup d'hommes dont je ne veux pas rappeler les noms, de savants aussi illustres que lui, et qui ont prêté l'éclat de leur nom, leur gloire scientifique à de très-mauvais desseins, à de très-funestes actes politiques. L'histoire de notre révolution en particulier, de la Révolution française; offre plusieurs exemples pareils, exemples qui ne font aucun tort aux sciences, à Dieu ne plaise! exemples qui n'enlèvent même rien à la gloire scientifique des hommes dont je parle, mais qui prouvent que les savants aussi peuvent être trompés, qu'ils peuvent être dupes, qu'ils peuvent servir d'instruments à de très-mauvais desseins, à de très-mauvaises passions.
Or, dans la circonstance particulière dont il s'agit, il m'a paru que l'honorable préopinant n'était que cela; que la Société pour l'instruction libre du peuple, société essentiellement politique, société essentiellement mauvaise à mon avis, se servait et du nom et du talent scientifique de M. Arago pour couvrir une influence que, pour mon compte, non-seulement je ne voulais pas seconder, mais que j'étais déterminé à combattre.
C'est là le fait, messieurs, dans sa simplicité; je n'ai à rétracter rien de ce que j'ai fait; j'ai favorisé l'instruction populaire, non-seulement quand elle ne m'inspirait aucune inquiétude, mais même quand elle venait d'une association qui m'inspirait quelques inquiétudes. Mais quand le caractère de cette association m'a été évident, quand il m'a été démontré que la politique en était la principale affaire, et que les cours de la Société d'instruction libre n'étaient qu'un prétexte misérable, quand cela m'a été évident, je l'ai dit aux membres mêmes de cette société et je lui ai refusé tous les moyens d'influence et d'extension qui dépendaient de moi. Plus tard, M. le ministre de l'intérieur a été obligé d'arriver à la dissolution même de la société.
Voilà, messieurs, pour le fond des choses; quant aux paroles que M. Arago m'a attribuées à l'égard de l'honorable général Lafayette, je déclare que non-seulement je ne me les rappelle en aucune façon, mais je crois pouvoir affirmer que je n'ai rien dit de semblable, car la Chambre me permettra de dire que la gaucherie aurait été énorme (Voix nombreuses: c'est vrai!), et il n'y avait rien d'aussi aisé pour moi que de m'en dispenser. Je n'ai donc point prononcé les paroles que l'honorable préopinant m'attribue.
Un mot sur Lyon....
M. Demarçay.--Il faudrait dire les noms de ces savants.
M. Guizot.--Les noms, monsieur? S'il me convenait de les dire ici, je les dirais, mais il ne me convient pas de les dire. Puisque l'honorable général Demarçay me demande les noms des savants auxquels j'ai fait allusion, je dirai que je n'aime pas à me rappeler les fautes, les erreurs dans lesquelles sont tombés des hommes illustres dont je respecte le talent et la mémoire. (Très-bien!)
M. Demarçay.--La plupart de ces noms sont historiques; les citer ne serait pas un acte calomnieux.
M. Guizot.--Je respecte l'honneur même des morts, et je n'ai pas la moindre envie de rappeler ici par leurs noms des hommes qui ont honoré la France par leurs travaux, mais qui se sont laissé induire à des erreurs, à des actes que, pour mon compte, je regarderais comme honteux. (Vive approbation.)
Un seul mot sur Lyon. Messieurs, il est vrai que depuis longtemps on a parlé d'une faculté de médecine à Lyon; il est vrai qu'il y a des raisons scientifiques de penser qu'une faculté de médecine serait bien placée à Lyon. Je n'ai, quant à moi, exprimé à ce sujet aucune opinion arrêtée, aucune résolution définitive. Quand plusieurs membres de la Chambre m'en ont parlé, je n'ai dit ni oui ni non; j'ai dit que c'était une question à examiner.
Il est vrai en même temps, et je suis fort loin de retirer mes paroles, il est vrai que j'ai dit qu'il y avait là une considération dont il fallait tenir compte, celle de savoir si, au milieu d'une ville chargée d'ouvriers comme celle de Lyon, exposée continuellement à des désordres d'ouvriers, si ce serait, dis-je, une chose prudente, dans ce moment-ci, que d'établir là une grande école de plus, d'y concentrer un grand nombre de jeunes gens, de mettre par conséquent une nouvelle cause, une nouvelle chance, si l'on veut, de désordre au milieu des chances de désordre déjà accumulées. J'ai dit, si l'on veut, que ce serait peut-être donner des officiers à l'émeute; je ne m'en défends pas, messieurs. (Bruits divers.)
Il n'y a personne qui ne sache que les grandes écoles, non-seulement en France, non-seulement aujourd'hui, mais dans tous les pays, mais de tout temps, que les grandes réunions de jeunes gens, dis-je, sont une chance de désordre, et que, quand cette chance se combine avec d'autres éléments de fermentation populaire, une administration prudente doit y regarder et tenir compte de ce fait-là comme de beaucoup d'autres. J'en demande pardon à la Chambre; c'est là le bon sens le plus vulgaire, c'est là ce que dit tout le monde, et je serais honteux de ne l'avoir pas dit. (Adhésion.)
Voilà, messieurs, et sur les associations scientifiques et littéraires, et sur celles dont l'honorable membre vous a entretenus en particulier, et sur la ville de Lyon, voilà les explications que je puis donner à la Chambre. Il est évident que, de tous les amendements, celui qu'on vous propose serait peut-être le plus dangereux; car les sociétés scientifiques et littéraires étant extrêmement larges de leur nature, et embrassant tout ce dont l'esprit humain peut s'occuper, il n'y aurait rien de si aisé que de reconstituer, sous le manteau scientifique et littéraire, les associations politiques que la Chambre veut atteindre.
Comme le disait tout à l'heure l'honorable M. Arago, on se servirait sans scrupule, sans le moindre embarras, des noms les plus étranges, des noms qui seraient peut-être du chinois non seulement pour moi, mais pour des hommes plus savants que moi (On rit), on s'en servirait, dis-je et les associations politiques se constitueraient librement. Je ne crois pas que ce soit là l'intention de la Chambre; ce n'est pas assurément celle du gouvernement qui a présenté le projet de loi.
Ce projet, messieurs, est sérieux et sincère; il veut extirper les associations politiques qui nous menacent. Voilà le but: qui veut le but veut les moyens. La Chambre a prouvé jusqu'ici qu'elle s'associait à l'intention de l'administration; je ne pense pas qu'elle fasse autrement à l'occasion de cet amendement. (Marques d'adhésion au centre.)
LVIII
--Chambre des députés.--Séance du 8 mai 1834.--
Dans la discussion du budget du ministère de l'instruction publique, M. de Lamartine ayant reproché au cabinet de ne pas tenir, quant à l'instruction publique, les promesses de la révolution de 1830, je lui répondis:
M. Guizot, ministre de l'instruction publique.--Messieurs, je remercie l'honorable préopinant, non de ce qu'il a bien voulu dire de moi, il me permettra de ne pas le remercier à cet égard, mais des nobles sentiments qu'il a exprimés à l'égard de notre civilisation, de l'instruction publique et des devoirs du gouvernement envers le pays. En même temps je repousse, je repousse hautement les reproches qu'il adresse à la révolution de Juillet, coupable, dit-il, de ne pas tenir ses promesses, de négliger nos grands intérêts moraux.
Notre imagination, messieurs, troublée et rendue malade par tout ce qui s'est passé en France depuis quarante ans, notre imagination veut des résultats soudains, gigantesques: elle veut que les gouvernements procèdent comme les dieux d'Homère, qu'ils fassent un pas et qu'ils aient parcouru la terre. Cela ne se peut, messieurs; ce sont les révolutions qui procèdent de la sorte; ce sont les révolutions qui font et défont en un jour, qui entreprennent des miracles, qui prétendent les accomplir et n'accomplissent souvent que des destructions. Les gouvernements, au contraire, quand ils s'acquittent de leurs devoirs, quand ils comprennent leur mission, les gouvernements procèdent lentement, sensément, en mesurant chaque jour le possible, et en n'entreprenant que ce qui se peut chaque jour.
Il est libre aux philosophes, aux poëtes, de se jeter dans le champ illimité de la pensée. Cela est interdit aux gouvernements.
Messieurs, si on mesurait les oeuvres de la révolution de Juillet en matière d'instruction publique, pour me renfermer dans ce point seul, on trouverait qu'elle a beaucoup entrepris, qu'elle a déjà beaucoup fait, et qu'elle est encore loin d'avoir fait tout ce qu'elle a entrepris.
La régénération de l'instruction primaire, messieurs, la fondation d'un enseignement populaire, universel et réel, non pas d'un enseignement promis, écrit dans les articles d'une loi, mais d'un enseignement réel, effectif, donné partout au peuple tout entier, donné dans un esprit vraiment national, est-ce que ce n'est pas là une oeuvre immense, une oeuvre dont les imaginations les plus poétiques, les plus hardies devraient s'étonner, au lieu d'être surprises que nous n'ayons pas entrepris davantage?
La Chambre a pu prendre connaissance des faits que j'ai eu l'honneur de lui soumettre dans mon Rapport au roi sur l'exécution de la loi de l'instruction primaire; et si elle a bien voulu y prêter quelque attention, elle a dû voir que l'oeuvre était grande, si grande qu'il faudra bien du temps encore pour l'accomplir.
La loi est faite, elle est en exécution dans tout le royaume. Eh bien! messieurs, les difficultés sont encore telles, les résultats à obtenir sont si vastes, que ce n'est pas trop de toute l'activité, de toute la bonne volonté de l'homme le plus dévoué, de toutes les forces du gouvernement de Juillet, du gouvernement national, pour atteindre, peut-être dans dix, vingt ou trente ans, le but que l'on s'est proposé.
Il n'est donc pas exact de dire, messieurs, que la révolution de Juillet n'a encore rien fait ni rien entrepris pour l'instruction nationale. Elle a fait beaucoup, je le répète, et entrepris plus qu'elle n'a fait. Elle a entrepris de quoi occuper pendant des années et l'administration la plus active et les Chambres les plus dévouées à cette grande oeuvre.
Il semble d'ailleurs, messieurs, à entendre certaines personnes, et même à en juger par le rapport de votre honorable commission, il semble qu'en matière d'instruction publique rien n'existe en France, que tout soit à faire; nous nous croyons toujours à la veille de la création (On sourit), et appelés à exercer le pouvoir créateur: il n'en est rien, messieurs, il ne faut pas être à ce point ingrat et calomniateur envers nos propres institutions; il ne faut pas méconnaître à ce point et le bien qu'elles ont déjà fait et celui qu'elles sont en train de faire.
La Charte, la Charte elle-même, dans son article 69, la Charte ne vous a pas promis, ne vous a pas annoncé une réorganisation générale de l'instruction publique, elle ne dit rien de semblable.
La Charte a promis des lois sur l'instruction publique et sur la liberté de l'enseignement; c'est-à-dire qu'elle a proclamé qu'il y avait, en matière d'instruction publique, d'importantes améliorations, de grandes réformes à opérer, et que le principe de la liberté d'enseignement devait être introduit dans notre législation à cet égard.
Voilà, messieurs, les deux promesses de la Charte: des réformes, des améliorations dans l'instruction publique, et l'introduction du principe de la liberté d'enseignement.
Eh bien! messieurs, oui, c'est là ce qu'il y a à faire. Il y a des réformes, des améliorations à accomplir, et la liberté de l'enseignement à introduire dans toutes les parties de l'instruction publique. J'accepte pleinement cette perspective; mais je proteste contre cette idée de réorganisation générale, de refonte universelle et systématique, comme si rien n'existait parmi nous, comme si rien n'avait encore été fait, comme si nous n'avions pas, en matière d'instruction publique, des institutions qui ont rendu d'immenses services et qui en rendront encore.
Quant à moi, je prends, dans l'administration qui m'est confiée, ce qui existe, c'est-à-dire l'Université et toutes nos institutions en matière d'instruction publique, comme de bonnes bases, comme des institutions bonnes dans leur ensemble; qui ont déjà assuré d'excellents résultats, qui doivent être réformées, améliorées, étendues, accommodées au principe de la liberté de l'enseignement, mais non détruites et refondues.
Avec ce point de départ, messieurs, et ayant dessein d'exécuter sincèrement l'article de la Charte et de tenir toutes ses promesses en matière d'instruction publique, je me suis demandé comment il convenait d'y procéder.
J'ai été frappé, au premier moment, d'une distinction toute naturelle: j'ai vu d'une part l'enseignement, l'instruction publique proprement dite, et de l'autre, le gouvernement, l'administration de tous les établissements d'instruction publique.
Or, il m'a paru que ce qu'il y avait de plus pressé, ce qui intéressait le plus directement le public, ce qui devait avoir pour lui le résultat le plus immédiat, le plus prompt, c'était la réforme de l'enseignement, de l'instruction publique; il faut se hâter d'introduire, dans les divers degrés de l'instruction publique, et ces réformes et ce principe de la liberté d'enseignement qui sont les véritables promesses de la Charte.
J'ai donc pris pour règle de laisser, quant à présent, l'administration, le gouvernement de l'instruction publique comme il est, et de m'attacher à l'instruction publique elle-même, aux travaux d'enseignement, de commencer par là la réforme, et cela afin d'arriver, je le répète, aux résultats les plus pressants et les plus directs dans l'intérêt public.
Partant de ce principe, il y a, vous le savez, trois degrés d'instruction, l'instruction primaire, l'instruction secondaire, et l'instruction supérieure.
L'instruction primaire se présentait évidemment comme celle donc l'intérêt est le plus général, et en même temps comme la moins avancée en France, comme celle qui appelait les plus promptes réformes. C'est donc l'instruction primaire qui a été soumise la première, au nom du gouvernement et la Charte de 1830, aux méditations de la Chambre.
La Chambre sait que trois années n'ont pas été trop pour mûrir toutes les idées à ce sujet, que plusieurs discussions ont été nécessaires, et que ce n'est qu'au bout de ce temps quelle est arrivée à un résultat qui la satisfît elle-même. C'est ce résultat qui commence à s'exécuter aujourd'hui; et je répète à la Chambre que des difficultés immenses subsistent encore, que le gouvernement a encore énormément à faire pour surmonter l'ignorance, l'insouciance du pays. Permettez-moi, messieurs, d'insister sur ce point.
Il n'en est pas des besoins moraux et intellectuels comme des besoins matériels. Plus ceux-ci sont grands, plus ils sont impérieux; quand on a faim, quand on a soif, on veut absolument apaiser sa faim et sa soif; une vive souffrance, un désir ardent accompagnent ici la privation. Il en est tout autrement des besoins moraux; moins ils sont satisfaits et moins ils aspirent à se satisfaire; moins on est éclairé et moins on sent le besoin des lumières; moins la nature morale de l'homme est développée, moins elle sent le besoin de se développer. Il faut alors que le gouvernement, que la portion supérieure de la société aillent provoquer dans le sein des masses ce besoin de lumières, ce besoin d'élévation morale qu'elles ne sentent pas.
On donne du pain à ceux qui ont faim, parce qu'ils le demandent; ne craignez pas que les masses viennent vous demander violemment de les instruire, de les élever à un état moral et intellectuel supérieur à celui où elles sont. Elles ignorent ce besoin, et il faut leur apprendre qu'il existe en elles, et qu'elles gagneront à ce qu'il soit satisfait.
C'est là une première difficulté, une difficulté énorme que nous avons à surmonter aujourd'hui sur bien des points de notre territoire. Vous avez appelé les communes à voter des centimes pour l'instruction primaire; eh bien! il y en a 21,000 qui n'en ont pas voté, et qu'il a fallu imposer d'office; il y a 21,000 communes en France qui ne sentent pas le besoin de l'instruction primaire, ou qui n'osent pas faire ce qu'il faut pour le satisfaire, dont les conseils municipaux n'osent prendre sur eux d'imposer leurs concitoyens.
Rendez-vous compte de cette difficulté; rendez-vous compte de la tâche du pouvoir obligé de soulever ce poids énorme d'une population qui ne sent pas le besoin de s'élever et à qui il faut l'inspirer. C'est là une oeuvre, messieurs, qui veut de la force, de la puissance, de l'habileté, du temps, et il ne faut pas se plaindre de ce que, au bout de quatre ans, elle n'est pas encore accomplie. (Très-bien, très-bien.)
Cependant, messieurs, tout en travaillant à exécuter la loi sur l'instruction primaire, et dans mon empressement à accomplir les promesses de la Charte, j'avais préparé un projet de loi sur l'instruction secondaire. Mais je dois dire qu'en le préparant, j'ai rencontré une multitude de questions auxquelles je n'avais pas songé, et sur lesquelles mon opinion n'était pas faite. Je ne sais pas me faire une opinion tout à coup, et par cela seul que j'ai envie d'en avoir une. J'ai rencontré aussi une multitude de faits qu'il était indispensable de bien connaître pour résoudre ces questions, pour faire des articles de loi qui eussent le sens commun, et une véritable efficacité. Ces faits étaient très-inexactement, très-incomplétement connus de l'administration en général; il a fallu entrer dans une série d'études, de recherches. Ces jours derniers encore, en chargeant MM. les inspecteurs généraux de l'instruction publique d'aller inspecter nos écoles, je leur ai indiqué un certain nombre de faits à étudier, de questions à résoudre sur l'instruction secondaire, afin qu'à l'aide de ces renseignements nous puissions arriver à faire autre chose qu'une loi vague et vaine, comme nous sommes accoutumés à en faire depuis quarante ans.
M. Gauguier.--C'est bien vrai!
M. Guizot.--Les lois qui ne sont pas fondées sur la connaissance exacte et sérieuse des faits ont beau être écrites et délibérées; elles restent stériles, impuissantes; elles n'ont pas de vie, elles n'ont pas ce qu'il faut pour prendre possession de la société. Jamais je ne consentirai à prêter mon nom et mon concours à des lois pareilles. (Très-bien! très-bien!)
De plus, quand nous avons voté la loi sur l'instruction primaire, nous y avons introduit, vous vous le rappelez, l'instruction primaire supérieure, sorte d'instruction intermédiaire entre l'éducation populaire proprement dite et l'éducation secondaire qui convient aux classes plus aisées. Cette instruction primaire supérieure et les établissements où elle est donnée sont, jusqu'à un certain point, une innovation dans notre société. Avant de faire la loi sur l'instruction secondaire, j'ai senti le besoin de savoir ce que deviendraient cette instruction primaire supérieure, ces écoles primaires supérieures qui devaient être fondées dans tous les chefs-lieux de département et dans les villes au-dessus de 6,000 âmes. Sur ces écoles qui, si je ne me trompe, s'élèveront à deux cent quatre-vingts à peu près, quarante-cinq seulement sont déjà fondées. Il y en a cinquante-quatre qui s'ouvriront, je l'espère, bientôt; mais enfin les écoles primaires supérieures qui font le lien, la transition entre les écoles populaires proprement dites et nos colléges, ces écoles, dis-je, n'existent pas encore, elles commencent à peine. Je suis hors d'état d'apprécier la place qu'elles tiendront dans notre système général d'éducation. Je suis hors d'état de vous dire quelle influence elles doivent exercer sur nos colléges, et comment nos colléges, c'est-à-dire notre instruction secondaire, devront être modifiés en raison de l'état et des progrès de l'instruction primaire supérieure.
Voilà donc encore un fait considérable, un fait décisif pour la loi sur l'instruction secondaire, fait que je ne connais pas bien, dont il m'est impossible de me rendre compte, et qui m'a rendu la loi dont je parle impossible à arrêter.
Enfin, je me suis convaincu, et je le savais déjà, qu'à tout prendre, l'instruction secondaire existe en France, qu'elle a été le grand, l'honorable résultat de l'Empire et de ses efforts en matière d'instruction publique. L'instruction secondaire existe dans nos colléges, dans les colléges communaux, dans un grand nombre d'établissements privés. Elle est sans doute susceptible de beaucoup d'améliorations, de beaucoup de réformes; il faut y introduire le principe de la liberté d'enseignement que la Charte a consacré; mais à tout prendre, je le répète, elle existé, elle est plutôt bonne que mauvaise: elle est en progrès et non en décadence. Il n'y a donc pas, pour la loi qui la concerne, cette urgence qui existait pour l'instruction primaire. L'impatience qui se manifeste, impatience parfaitement sincère et dont je suis loin de me plaindre, me paraît donc plutôt une routine, une habitude d'impatience qu'une impatience réelle et fondée sur la connaissance du mal et sur la nécessité d'y porter remède. Je ne reconnais pas, dis-je, à l'impatience qui se manifeste pour la loi sur l'instruction secondaire, les mêmes caractères, les mêmes fondements, les mêmes droits qu'à celle qui éclatait naguère pour l'instruction primaire.
On peut attendre, je ne dis pas indéfiniment, car il est probable que j'aurai l'honneur de présenter la loi à la Chambre dans la session prochaine: j'en avais préparé une, ainsi que je l'ai dit, et je recueille en ce moment tous les faits qui peuvent servir à la rendre bonne, mais je n'y vois pas, je le répète encore, de nécessité immédiate, et j'ai encore besoin de temps pour présenter une loi dont les bons esprits, les hommes vraiment éclairés puissent être satisfaits.
Voilà mes raisons pour n'avoir pas présenté dans cette session une loi sur l'instruction secondaire. J'espère que je serai en mesure de la présenter à la prochaine session.
Ce sera après la loi sur l'instruction secondaire que je m'occuperai de l'instruction supérieure proprement dite, des facultés de droit, de médecine ou autres.
Et ce sera après que nous aurons ainsi parcouru l'enseignement tout entier, primaire, secondaire et supérieur, que nous pourrons toucher à l'administration proprement dite, au gouvernement de l'instruction publique. Alors nous pourrons voir quelles réformes il y a à faire dans cette partie qui n'est que le couronnement, le faite du système général de l'instruction publique. Les établissements d'enseignement en sont la base, et c'est par ceux-là que la réforme doit commencer. (Marques d'adhésion.)
Je demande pardon à la Chambre de la longueur de ces explications. (Non! non! Parlez! parlez!) Il était de mon devoir de lui faire connaître comment j'ai conçu, non pas des plans illimités, non pas ce qu'on appelle de beaux plans pour l'instruction publique, des plans avec lesquels on se satisfait soi-même, facilement et à bon marché, mais des plans réels, des plans efficaces et qui puissent tourner au bien positif et sûr du pays.
Que la Chambre me permette, puisque je suis à la tribune, de lui présenter maintenant quelques observations générales sur le budget qui lui est soumis.
Si les observations auxquelles ce budget a donné lieu, soit dans le rapport de votre commission, soit ailleurs, si ces observations, dis-je, n'avaient porté que sur les crédits alloués ou refusés pour telle ou telle partie du service, j'attendrais que la discussion s'ouvrît sur chacun de ces articles; mais il y a quelques points généraux qui me paraissent exiger sur-le-champ quelques explications.
Le premier et le plus important, c'est la réforme que j'ai cru, et que je crois encore possible et utile de faire dans le régime financier de l'Université et dans la forme du budget de l'instruction publique.
La Chambre a vu que ce budget lui avait été présenté cette année sous une forme toute différente. L'innovation que j'ai tentée n'est pas inventée d'hier; l'idée en roule depuis longtemps dans les esprits, il y a longtemps que le régime financier de l'Université et la forme de son budget ont excité beaucoup de réclamations.
J'ai sous les yeux d'abord le rapport d'une commission nommée avant la révolution de Juillet, sous la Restauration, pour procéder à la vérification des comptes des ministres, en 1828, commission dont le travail est remarquable par les lumières qu'il a répandues sur toutes les questions. Un des voeux qu'elle a émis a été la réforme du régime financier de l'Université, tout en respectant le principe constitutif de ce grand établissement.
Je demande à la Chambre la permission de lui faire connaître les voeux qui, à différentes époques, ont été exprimés à ce sujet. Il importe de voir comment les idées ont mûri peu à peu, et m'ont conduit, moi, ministre de l'instruction publique et grand-maître de l'Université, aux réformes demandées depuis longtemps.
«Sans entrer dans les détails des divers services, dit le rapport de la commission de 1828, nous devons reconnaître que, dans beaucoup de cas, il est nécessaire de laisser aux administrations dirigeantes tout ce qui se rapporte à la constatation des droits, et même à l'époque et au mode de libération des redevables; mais cela n'exclut pas la possibilité de l'intervention d'un agent du Trésor pour opérer les recouvrements; et, s'il était possible de pénétrer dans tous les détails, on reconnaîtrait qu'il n'existe pas un seul de ces produits qu'il ne fût facile, en prenant quelques mesures d'exécution, de faire recouvrer par des agents soumis à l'autorité et à la surveillance du ministre des finances.»
La cour des comptes, dans son rapport sur les comptes de 1830, exprime des idées analogues. Je vais mettre les termes sous vos yeux:
«Ces diverses observations nous conduisent à exprimer une seconde fois le désir, que nous avions déjà manifesté par notre rapport précédent, de voir rétablir l'ordre et l'uniformité dans cette branche de service, en la faisant rentrer entièrement dans la comptabilité de l'État, et en chargeant directement tous les préposés du Trésor des opérations financières de l'Université, qui leur sont déjà indirectement confiées. Cette mesure ne changerait pas les formes actuellement suivies envers les redevables de cette institution spéciale, puisqu'elle n'attribuerait que le recouvrement des produits aux receveurs des finances, et qu'elle conserverait, aux administrateurs qui en sont aujourd'hui chargés, le soin de liquider les taxes, de former les rôles, de prononcer les remises, modérations et non-valeurs, et enfin de prononcer, de suspendre ou d'arrêter des poursuites contre les débiteurs, conformément à l'usage établi pour tous les autres impôts.»
La cour des comptes, dans son rapport sur les comptes de 1831, a répété les mêmes idées.
La Chambre se souvient que, dans sa session de l'année dernière, la commission des comptes demanda cette réforme; son rapporteur, M. Passy, demanda même, et, à mon avis, il avait tort, une réforme beaucoup plus étendue que celle que la cour des comptes avait provoquée. Je discutai l'amendement de la commission, je le repoussai comme trop étendu, en disant:
«Je demande le rejet de l'amendement, non qu'il ne puisse y avoir des changements utiles à faire dans la comptabilité de l'Université; non qu'il ne soit possible, comme je le disais, de remettre la perception de ses revenus dans les mains du Trésor et de faire cesser le système spécial de cette perception, mais l'amendement fait beaucoup plus que votre commission n'a voulu faire; il abolit le régime général de l'instruction publique, il en change le caractère.»
Provoqué ainsi, messieurs, par toutes les opinions, par les observations et les voeux des grands corps chargés de la comptabilité de l'État, j'ai travaillé; j'ai essayé, dans l'intervalle des sessions, de me rendre compte des réformes utiles et possibles à cet égard; j'ai formé une commission des hommes les plus éclairés, soit de l'Université elle-même, soit de la cour des comptes, soit de l'administration générale des finances. Nous avons été conduits à reconnaître qu'on pouvait séparer le régime financier de l'Université de ses priviléges moraux et politiques, qu'on pouvait fort bien la laisser subsister comme établissement général d'éducation publique, et remettre en même temps la perception des impôts affectés à son service aux agents ordinaires du Trésor.
C'est là l'idée qui a servi de base au travail dont la Chambre a connaissance.
J'ai cherché à bien séparer, dans ce travail, ce qui constituait l'Université proprement dite et la distinguait de son régime financier; j'ai essayé de porter la réforme dans le régime financier, sans qu'elle s'étendit au delà, sans que l'existence politique de l'Université en fût le moins du monde compromise. C'est là le but que je crois avoir atteint dans le travail qui a été soumis à la Chambre et qui a servi de base à la rédaction du budget.
Il résulte de ce travail trois grands avantages: le premier, c'est la parfaite unité, la simplicité, la régularité de la perception des impôts dits universitaires. Ils rentrent dans la classe générale des impôts publics et sont perçus de la même manière et avec les mêmes garanties.
Le second avantage est pour l'Université elle-même: elle est dégagée de tout caractère fiscal; elle n'a plus de contribuables avec lesquels elle soit obligée d'entrer en lutte; elle est rendue à son caractère pur et élevé d'établissement d'instruction publique.
Le troisième avantage, s'il m'est permis de le dire, est pour la Chambre elle-même. Elle a sous les yeux un budget infiniment plus simple, dégagé de cette complication du budget du ministère de l'instruction publique et du budget de l'Université, complication qui morcelait les questions, et rendait la discussion et la vérification des faits souvent difficiles. Le budget, rédigé d'après le nouveau mode, est simple, parfaitement analogue aux autres budgets; il se présente avec beaucoup plus de clarté et de facilité à la discussion de la Chambre.
Voilà, messieurs, les motifs qui m'ont déterminé à proposer cette réforme; votre commission a pensé, soit qu'elle élevât quelques doutes sur la bonté de la mesure, soit qu'elle entrevît quelques difficultés d'exécution que, à mon avis, elle s'est exagérées, car, après m'être concerté avec l'administration des finances, je crois que ces difficultés peuvent être aisément levées, votre commission, dis-je, a pensé que cette réforme devait être ajournée, que la question n'était pas encore suffisamment éclairée. Cela est possible; je ne m'oppose point à l'ajournement; mais, je crois la réforme bonne; je crois que plus on examinera la question, plus on verra que ma solution repose sur les véritables principes constitutifs de l'Université d'une part et de l'administration générale des finances de l'autre. J'avais besoin de vous faire sentir comment j'avais été provoqué, conduit à cette réforme par tous les hommes qui s'occupent des améliorations de notre système financier; et comment, en la proposant, je croyais avoir atteint le but, c'est-à-dire respecté tous les droits fondamentaux de l'Université considérée comme corps politique, tout en réformant les abus qui peuvent exister dans son régime financier.
Voilà, messieurs, sur la forme nouvelle de mon budget, les observations générales que j'avais l'intention de soumettre à la Chambre.
Maintenant, quant au fond, si la Chambre le jugeait convenable, je pourrais dès à présent entrer dans la discussion des diverses parties du budget et des amendements que votre commission y a proposés.
Voix nombreuses.--Oui! oui!
M. Guizot.--Je suis, à cet égard, à la disposition de la Chambre. Je puis, si la Chambre le juge convenable, discuter dès à présent les diverses modifications et les retranchements que la commission a proposés à mon budget, ou bien remettre cette discussion sur chacun des chapitres, à mesure qu'ils se présenteront:
M. Viennet.--Attendez les chapitres.
M. Guizot.--Je ferai ce qui conviendra à la Chambre. Je dois cependant lui soumettre une observation générale sur l'esprit dans lequel toutes les propositions de mon budget avaient été conçues.
En l'étudiant avec soin, j'ai cherché quelles étaient les améliorations évidentes, importantes, qui pouvaient être introduites dans les différents services, et je suis arrivé à ce résultat qu'avec une augmentation de 7 à 800,000 francs, j'introduirais dans le service de l'instruction primaire, de l'instruction secondaire, de l'instruction supérieure, de tous les établissements scientifiques et littéraires qui honorent la France, j'introduirais, dis-je, dans toutes les parties du budget de l'instruction publique, des améliorations importantes, et par leur résultat, et par leur utilité pratique, et par leur effet moral sur les esprits. J'ai reconnu qu'avec une somme de 7 à 800,000 fr., on pourrait faire dire à la France, j'irai plus loin à l'Europe, que le gouvernement de Juillet a réellement à coeur le progrès des lumières, le développement des intelligences, l'honneur de toutes les sciences. (Très-bien!)
Voilà, messieurs, l'idée qui m'a dirigé dans mon travail sur mon budget, idée fort simple, et qui cependant ne manque, j'ose le dire, ni d'utilité, ni de grandeur.
C'est à la Chambre à juger ce qu'elle veut faire. Je le répète, il s'agit de 7 à 800,000 fr.; et il s'agit de faire dire partout, pour cette somme, que nous savons ce que vaut la science, ce que vaut l'étude, ce que vaut le développement de l'intelligence à tous les degrés, que nous sommes disposés à le seconder à tous les degrés, que nous entrons sans hésiter dans cette carrière de perfectionnement et de développement intellectuel et moral qui est aujourd'hui l'objet de toutes les ambitions légitimes.
Voilà l'idée qui m'a dirigé, la Chambre en sera juge. (Très-bien! Très-bien!).
--Séance du 9 mai 1834.--
La commission du budget avait proposé quelques réductions sur le chapitre 1er (Administration centrale) du budget du ministère de l'instruction publique. Je les combattis et la Chambre les rejeta.
M. GUIZOT, ministre de l'instruction publique.--Dans cette situation, je prie la Chambre de me permettre de mettre exactement sous ses yeux l'état de la question.
Le chapitre intitulé Administration centrale, formé de deux subdivisions, l'une pour le personnel, l'autre pour le matériel, contenait quatre augmentations, l'une de 10,000 francs pour le traitement d'un septième conseiller de l'instruction publique, une de 10,000 francs pour les frais de bureau, une de 12,500 francs pour des frais d'impression et une de 2,000 fr. pour dépenses diverses.
Sur ces quatre augmentations, la commission en a rejeté trois et n'a accordé que la quatrième. Je prie la Chambre de me permettre quelques observations.
Je n'insisterai pas sur la proposition que j'avais faite d'une augmentation de 10,000 francs pour remplir la place vacante dans le conseil de l'instruction publique, quoiqu'il fût important de remplir cette vacance, quoique le conseil soit privé d'un membre qui pourrait lui rendre les plus grands services. Une vacance est survenue depuis que j'avais fait la proposition du budget; elle a permis d'appeler dans le conseil un membre nouveau. Je n'insiste donc pas sur la proposition que j'avais faite.
J'insisterai davantage sur ce qui regarde les 10,000 francs demandés pour les frais de bureau, et j'ai besoin de donner à ce sujet quelques détails.
M. le rapporteur s'est plaint de la centralisation excessive qui avait été apportée dans l'exécution de la loi sur l'instruction primaire. Je prie la Chambre de remarquer qu'il ne pouvait guère en être autrement. Au moment où la loi nouvelle devait s'exécuter, elle ne pouvait s'exécuter que par l'autorité centrale. Toutes les diverses autorités locales que cette loi institue n'existaient pas; il fallait les créer. Il fallait créer ces comités locaux, ces comités d'arrondissement qui seront appelés plus tard à exercer une partie des pouvoirs établis par la loi. La centralisation était le résultat inévitable de la loi et de son exécution. Il n'est donc pas possible de s'en plaindre, car on ne pouvait pas procéder autrement.
Je ferai remarquer que la prodigieuse augmentation de travail, qui est le résultat de l'exécution de la loi, ne sera pas complétement temporaire; il en restera toujours quelque chose.
Ainsi que j'ai eu l'honneur de le dire hier à la Chambre, il y a une forte impulsion à imprimer au centre, afin de hâter l'exécution de la loi. Si cette impulsion n'existait pas, si l'exécution de la loi était confiée à la bonne volonté des conseils locaux ou aux recteurs de l'Université, ne croyez pas que cette autorité pût suffire; une impulsion forte, constante, est nécessaire, et ne soyez pas étonnés qu'il en résulte de nouveaux frais de bureau.
La Chambre voudra bien remarquer que le nombre des employés de l'instruction publique a été très-peu augmenté. Je ne fais pas cas du grand nombre des employés, et je ne crois pas que ce soit là ce qu'il convient de faire; mais on a exigé des employés actuels un grand surcroît de travail; ce surcroît de travail doit être payé, afin de récompenser leur zèle.
Il a fallu inspirer à ces employés un zèle véritable pour la tâche qu'ils entreprenaient; il a fallu qu'ils prissent à coeur l'exécution de la loi du 28 juin 1833. Ce zèle doit être récompensé.
Il ne s'agit pas seulement de payer un travail de plus, il s'agit de récompenser un zèle sans lequel ce surcroît de travail n'aurait pas suffi.
J'ai donné, dans le rapport qui précède mon budget, des détails sur le surcroît de travail qui résulte de l'exécution de la loi du 28 juin. Mais je ne puis rendre compte du zèle que les employés ont mis, et qui mérite, je le répète, une récompense.
Une seconde dépense est celle qui se rapporte aux impressions. La commission n'a pas alloué les 12,500 francs que j'avais demandés de plus pour cette dépense; si la Chambre refusait cette allocation, je serais bien embarrassé; ce sont des faits palpables que je ne puis rétracter, et l'exécution de la loi du 28 juin entraîne des frais d'impression considérables. La Chambre ordonne à chaque instant des impressions nouvelles, il faut bien qu'elle alloue des crédits pour les payer. Ainsi, elle a voulu qu'on rendît compte tous les ans des boursiers introduits dans les colléges et des motifs de leur admission. Eh bien! c'est une affaire de 100 louis à ajouter aux frais d'impression du ministère de l'instruction publique. On ne peut ainsi continuellement ordonner l'impression de documents nouveaux sans que les frais d'impression augmentent.
L'exécution de la loi du 28 juin a entraîné, je le répète, et entraînera d'une manière permanente un grand travail. De plus, elle exige, de la part des employés, un grand zèle. Et quant aux frais d'impression, je viendrai plus tard produire à la Chambre les comptes de l'imprimerie royale, et il faudra bien que la Chambre accorde cette dépense.
J'insiste donc sur ces deux augmentations. Il est impossible, je le répète, de faire des innovations considérables par les lois, de créer des institutions nouvelles et de se refuser ensuite aux dépenses que ces institutions entraînent.
Il faut que la Chambre sache qu'en votant la loi du 28 juin elle a créé une nouvelle institution qui entraîne une dépense nouvelle, à laquelle nous sommes tenus de satisfaire.
M. le rapporteur de la commission.--Messieurs, vous avez entendu de la bouche de M. le ministre sa pensée relativement aux quatre réductions proposées par la commission: une première de 10,000 francs, en ce qui touche le traitement d'un septième membre du conseil royal; M. le ministre a renoncé à cette allocation. En second lieu, 10,000 francs sur le personnel des bureaux; 12,500 francs sur les frais d'impression. Voilà, les réductions. La commission persiste, quoique je n'aie pas pu la consulter, parce que les motifs qui l'ont déterminée n'ont pas été détruits par M. le ministre. En effet, quelle est la cause de l'augmentation? M. le ministre vous l'a dit, c'est l'exécution de la loi du 28 juin sur l'instruction primaire. Plus on s'éloigne de l'époque où cette loi a été rendue, moins il doit y avoir de dépenses à faire; deux ans après l'exécution de la loi vous aurez nécessairement moins de frais que dans les deux premières années qui ont suivi son exécution.
M. le ministre a dit ensuite qu'il y avait beaucoup d'impressions à faire pour satisfaire aux voeux de la Chambre, et qu'ainsi le crédit ne pouvait être refusé. La commission répète que plus on s'éloigne de l'époque de la promulgation de la loi, moins on a besoin d'impressions.
Mais indépendamment de cela, il y a une observation générale sur laquelle je dois insister. La commission a remarqué qu'il y a, dans le ministère de l'instruction publique, trop d'impressions, parce qu'il y a beaucoup trop de centralisation, et que le plus grave inconvénient n'est pas celui de la dépense, mais celui de s'éloigner de l'esprit de la loi du 28 juin. La loi du 28 juin, à tort ou à raison, a voulu que l'instruction publique fût sous l'influence de l'esprit municipal.
Voix aux centres.--Administratif.
M. le rapporteur.--Administratif, si vous voulez; mais c'est l'autorité municipale, et l'instruction primaire en reçoit une direction plus paternelle; cela est si vrai que les comités d'instruction primaire se composent du maire et de membres du conseil d'arrondissement. Cette autorité est tellement puissante que c'est elle qui donne les brevets de capacité: M. le ministre n'a plus qu'à signer ces brevets.
M. Guizot.--Non, pas du tout; ce sont les comités d'examen qui donnent le brevet de capacité.
M. le rapporteur.--J'entends très-bien. Je dis que, quand l'examen a été subi devant le comité, et que ce comité a donné son approbation, le ministre n'a plus qu'à signer le brevet.
M. Guizot.--S'il l'approuve!
M. le rapporteur.--D'un autre côté, à qui appartient la surveillance? au comité d'arrondissement qui l'exerce par lui-même et par ses délégués; j'insiste sur ce point, parce qu'il se reproduira plus tard. Eh bien! si toute l'autorité appartient au comité d'arrondissement, n'est-il pas vrai qu'en centralisant, en attirant tout à Paris, on enlève aux comités d'arrondissement une partie de leurs attributions? Dans ce cas, l'augmentation de dépenses n'est pas le plus grand inconvénient; le plus grave, c'est d'appeler à Paris des affaires qui ne devraient pas y être traitées. Ainsi, par exemple, l'on a exigé des instituteurs primaires l'accusé de réception d'une circulaire. La commission a pensé que cette correspondance à propos d'accusés de réception de circulaire était de la centralisation sans véritable intérêt; elle a pensé que, si cet examen était fait dans les bureaux du recteur, il y aurait d'abord économie de frais, et que le recteur pourrait par là connaître mieux le personnel des instituteurs classés dans son académie. Voici les diverses raisons qui ont déterminé la commission à refuser l'augmentation de crédit. (Très-bien, très-bien!)
M. Guizot, ministre de l'instruction publique.--Je serai fort court.
Si l'honorable rapporteur indiquait une des attributions des autorités locales qui leur aurait été enlevée par l'autorité centrale pour être exercées à Paris, il aurait raison; mais il n'en est rien.
Aucune attribution n'a été enlevée à l'autorité locale pour être concentrée à Paris. L'autorité centrale n'a exercé que les attributions que la loi lui a conférées.
Quant à la question de fait relative à la circulaire adressée aux instituteurs et pour laquelle des réponses ont été demandées par l'autorité centrale; j'ai besoin de donner quelques explications.
Je ne crois pas que tout puisse se traiter par des tiers. Il importe, quand on veut véritablement connaître les hommes, de traiter directement avec eux, de les voir quelquefois face à face, de savoir ce qu'ils font, ce qu'ils ont dans l'âme.
Lorsque j'ai écrit à tous les instituteurs de France, je n'ai pas eu pour but de leur envoyer une vaine circulaire, mais d'exercer sur eux quelque influence morale, de leur imprimer une certaine direction dans l'exécution de la loi du 28 juin. J'ai voulu voir si les instructions qui leur étaient ainsi données étaient bien comprises. Il m'importait de savoir dans quel esprit ils allaient agir. Dans ce dessein, je leur ai demandé de m'adresser personnellement réponse à la circulaire qui leur était envoyée. J'ai lu moi-même (que la Chambre me permette d'entrer dans ces détails), j'ai lu quatre ou cinq mille de ces réponses. J'ai vu ainsi, et la Chambre a pu en juger par le rapport que je lui ai présenté, quel était l'esprit général des instituteurs primaires en France, comment il variait de province à province, quel était leur degré d'instruction, d'intelligence, comment ils entraient plus ou moins dans l'esprit de la loi que tous avez rendue.
Ce n'était pas pour me procurer le vain plaisir de faire arriver vingt mille lettres à Paris que j'ai écrit ces circulaires, mais bien pour exercer sur ces hommes une véritable influence. Eh bien! je n'hésite pas à dire que ce résultat a été obtenu, que ce n'est pas un résultat insignifiant, qu'il est dans l'esprit de la loi du 28 juin, et que la misérable dépense qui a pu en résulter est infiniment inférieure à l'importance du but qui a été atteint.
M. Havin.--Je conçois que, pour la mise à exécution de la loi, M. le ministre ait pu faire ce qu'il vient de dire; mais je ne conçois pas qu'il veuille conserver pour 1835 une augmentation qui a pu être nécessaire seulement dans les premiers moments.
M. Guizot.--Dans les dépenses que la loi du 28 juin entraîne, il y en a de deux natures: les unes sont relatives à l'exécution immédiate de la loi, à l'innovation introduite dans le régime de l'instruction primaire; les autres, comme j'ai déjà eu l'honneur de le dire à la Chambre; sont permanentes; indépendamment de la dépense faite dans les premiers moments de la loi du 28 juin, cette loi a créé une véritable institution; elle a donné à l'instruction primaire en général une étendue et une importance qu'elle n'avait pas auparavant. Donc, indépendamment des dépenses de première mise, si je puis ainsi parler, des dépenses passagères, il y a un surcroît de travail et un surcroît de dépense permanente. C'est sur ce motif qu'est fondé l'accroissement de l'allocation que j'ai demandée. (Aux voix! aux voix!)
M. de Rancé.--Tous ceux qui dans les départements ont vu de près tous les travaux qu'a nécessités la nouvelle loi sont, comme moi, intimement convaincus qu'à présent, et même pour longtemps, de grandes dépenses seront nécessitées par le grand travail auquel cette loi donne lieu; quand on veut la fin, il faut vouloir les moyens. Je ne pense pas qu'on puisse apporter de réduction sur cet article.
M. le rapporteur.--Ce n'est pas une réduction que demande la commission, elle s'oppose seulement à une augmentation. (Interruption.)
La commission ne vous propose pas de réduire le crédit sur ce qu'il était en 1834, elle vous propose au contraire de le laisser tel qu'il était fixé dans le budget de cette année.
M. Guizot.--Ce que vient de dire M. le rapporteur est une erreur; il n'ignore pas, puisqu'il l'a dit lui-même dans son rapport, que les fonds qui ont été nécessaires en 1833 et 1834 pour l'exécution de la loi ont été pris sur les fonds consacrés au service général de l'instruction primaire. Il a bien fallu faire cette dépense pour 1833 et pour 1834; et si j'ai porté 10,000 francs de plus aux frais de bureau, c'est pour n'être pas obligé de faire ce prélèvement sur les fonds généraux de l'instruction primaire.
Les réductions proposées par la commission sont rejetées.
--Séance du 9 mai 1834.--
La commission du budget avait proposé le rejet de l'allocation de 25,000 francs que j'avais demandée pour la création de quelques chaires nouvelles, notamment de chaires de droit constitutionnel, dans les facultés de droit. Je combattis cet amendement, et la Chambre vota l'allocation proposée. Je combattis également, dans le cours de ce débat, diverses réductions proposées par la commission et elles furent presque toutes rejetées.
M. Guizot, ministre de l'instruction publique.--Je n'ai pas le dessein de prolonger cette discussion. Je n'aurais pas pris la parole si je n'avais une observation de quelque importance à présenter sur le crédit de 25,000 francs demandé pour la création de chaires nouvelles dans les facultés de droit.
La Chambre comprendra sans peine qu'il ne s'agit pas de la réforme générale qui pourrait être apportée dans cette branche de l'enseignement supérieur; il s'agit seulement de combler quelques lacunes, de faire quelques essais pour améliorer et développer l'enseignement du droit, en attendant qu'on puisse le remanier dans son ensemble.
Comme on l'a dit à la Chambre, le droit criminel n'est pas spécialement enseigné dans nos facultés, il ne l'est qu'incidemment, et comme une portion de l'enseignement de la procédure.
Il est évident que le droit criminel est d'une trop grande importance, et doit tenir trop de place dans notre vie politique pour ne pas être l'objet d'un enseignement spécial.
Quant au droit constitutionnel, j'ai besoin à cet égard d'expliquer clairement ma pensée.
M. le rapporteur de la commission a paru croire qu'il s'agissait de créer, dans les facultés de droit, un enseignement de philosophie politique. Ce n'est pas là mon objet. On ne fait dans les facultés que trop de philosophie politique, et de mauvaise philosophie politique! C'est un enseignement positif, c'est l'enseignement du droit constitutionnel positif, l'enseignement de la Charte comme droit écrit, comme on apprend le Code civil (Très-bien!); c'est cet enseignement que je voudrais introduire dans nos facultés.
La philosophie politique, comme l'a dit M. Prunelle, n'appartient pas aux facultés de droit; c'est un enseignement purement philosophique, qui n'appartient qu'aux facultés des lettres. Ce que je voudrais, dis-je, introduire dans nos facultés de droit, c'est l'enseignement du droit constitutionnel positif français. Je voudrais qu'il y eût, dans toutes nos facultés, une explication détaillée de la Charte, comme étant notre code constitutionnel. (Assentiment.) Je désire que personne ne se méprenne sur ma pensée: mon intention n'est pas de créer, dans les facultés de droit, des chaires de philosophie politique; c'est plutôt de substituer l'enseignement du droit écrit à l'enseignement de la philosophie politique.
Si j'avais sous la main un assez grand nombre d'hommes éclairés, et qui eussent fait leurs preuves en fait de jugement et de sciences, un nombre suffisant pour introduire tout à coup cet enseignement dans toutes nos facultés, c'est plus de 25,000 francs que je demanderais. Mais la Chambre me permettra de le lui dire, ces hommes-là manquent; c'est dans l'espérance d'en trouver quelques-uns et pour faire des essais partiels dans nos principales facultés que je demande 25,000 francs.
La commission avait proposé le rejet d'une augmentation de crédit de 9,000 francs, dans laquelle étaient compris les frais d'impression du recueil des historiens des Croisades, entrepris par l'Académie des inscriptions. Je la combattis.
M. Guizot, ministre de l'instruction publique.--Je demande à faire une seule observation. Je ne parle pas de ce qui concerne le recueil des historiens des croisades; mais dans cette somme de 9,000 francs se trouvent 5,000 francs destinés aux dépenses communes des cinq académies. L'augmentation résulte de l'introduction d'une sixième académie, qui non-seulement a exigé des fonds spéciaux, mais encore a augmenté la masse des frais de chauffage, de correspondance et de bureau, en un mot les dépenses communes de l'Institut. Les 5,000 francs dont il s'agit ont pour but de pourvoir à cette augmentation de charges.
M. Taillandier.--Une seule observation sur ce que vient de dire M. le ministre de l'instruction publique. J'ai examiné cette question, et je crois qu'il suffirait de rejeter la proposition de la commission en ce qui concerne les historiens des croisades. Quant à l'accroissement de dépenses résultant de la création d'une nouvelle classe de l'Institut, je ferai observer qu'il y a des membres de l'Institut qui font partie de plusieurs académies et qui ne touchent pas un double traitement. M. le ministre pourrait donc disposer du double traitement qui n'est pas touché pour augmenter les frais du matériel.
M. Guizot.--Il ne faut pas faire de confusion en ce qui regarde le personnel et ce qui regarde le matériel. L'augmentation des frais matériels tient à ce que, par exemple, il y a eu deux séances de plus par semaine, et qu'il a fallu chauffer les salles pour ces séances-là.
Voilà les frais matériels qui sont augmentés; il est impossible de n'y pas pourvoir.
La réduction est mise aux voix; elle n'est pas adoptée.
--Séance du 10 mai 1834.--
M. Guizot, ministre de l'instruction publique.--En proposant à la Chambre l'augmentation de crédit dont il est question pour la Bibliothèque, j'ai mis sous ses yeux tous les renseignements propres à l'éclairer; j'avais demandé à l'administration de la Bibliothèque un état détaillé de ses besoins, avec les motifs sur lesquels les dépenses devaient être fondées. Ce rapport a été distribué à la Chambre. Il en résulte qu'un arriéré considérable, soit pour achat de livres, soit pour ouvrages dépareillés, soit pour reliures, existe à la Bibliothèque.
Un des préopinants s'étonnait de ce qu'il fallait relier bien des livres de la Bibliothèque. Le principe fondamental de la Bibliothèque du roi, c'est d'être une collection complète de tout ce qui est imprimé en France. Eh bien! pour qu'une collection soit complète et se conserve, la reliure est indispensable. Il n'est personne qui ne sache qu'au bout de quatre-vingts ou de cent ans un livre broché disparaît.
Il y aurait donc une véritable déperdition de livres, une véritable perte du capital, si on ne prenait pas soin de la reliure. Il résulte des renseignements que j'ai mis sous les yeux de la Chambre qu'indépendamment des services généraux, il existe 150,000 volumes brochés qu'il est urgent de relier; je dis urgent, si on veut que la plupart de ces livres ne périssent pas.
Il ne faut pas croire que le crédit que j'ai demandé soit suffisant pour pourvoir à ces dépenses. C'est simplement un à-compte qui permettrait de relier les livres les plus importants et d'attendre pour les autres.
J'ajoute un fait qui m'échappait; c'est que lorsque j'ai apporté une modification dans le régime de la Bibliothèque, et que j'ai fait cesser quelques abus qui s'y étaient introduits, un grand nombre d'ouvrages importants se sont trouvés dépareillés; il faut les remplacer. Une partie du crédit dont il s'agit est destinée à cet emploi.
Quant aux 60,000 doubles dont on vient de parler, il est vrai qu'ils existent à la Bibliothèque du roi; on est occupé à organiser un système d'échange qui permettra de remplacer ces doubles par de bons ouvrages. Mais les opérations d'échanges sont lentes et l'on n'a pas encore pu les faire.
La réduction proposée par la commission est rejetée.
M. Guizot, ministre de l'instruction publique.--Messieurs, sur ces deux crédits, sur celui qui est relatif au professeur d'arabe à Marseille et celui qui est destiné à secourir les jeunes élèves sortant de l'École des chartes, je serai d'une opinion différente de celle de M. le rapporteur.
Je crois que, si la Chambre allouait un crédit qui va se présenter tout à l'heure au chapitre suivant et qui est destiné à un travail sur l'histoire de France, les 4,000 fr. que je demande ici pour les jeunes élèves de l'École des chartes pourraient être supprimés, si toutefois, comme je le dis, la Chambre accordait les fonds destinés au travail sur les documents de l'histoire de France.
Quant au crédit de 4,000 fr. destiné au professeur d'arabe à Marseille, il est vrai que jusqu'ici ce professeur avait été payé sur des économies faites sur l'ensemble des chapitres. Ces économies devaient être employées à autre chose; mais il s'est trouvé une chaire vacante, et la portion de traitement vacante fut portée à la chaire d'arabe à Marseille. Cette chaire est d'une véritable nécessité à cause de nos relations avec le Levant. Il m'a paru utile de ne pas la laisser au hasard d'une économie et de la porter positivement au budget. Elle a existé jusqu'ici en quelque sorte en cachette, et livrée aux chances d'économie qui pourraient avoir lieu sur ce chapitre. C'est pour la tirer de cet état précaire, pour lui donner une existence avouée, que je l'ai portée au budget.
Je serais disposé à abandonner le crédit de 4,000 fr. relatif aux élèves de l'École des chartes, dans l'espérance de le trouver dans le chapitre suivant, relatif à la publication de documents inédits sur l'histoire de France, qui me fournira l'occasion d'employer ces jeunes gens; mais quant à la chaire d'arabe de Marseille, je crois qu'il est utile de l'écrire positivement au budget, et d'en faire les fonds.
M. Guizot, ministre de l'instruction publique.--Je ne veux que donner à la Chambre quelques explications de fait pour qu'elle sache bien précisément de quoi il s'agit.
Il ne s'agit ici d'aucun travail analogue aux travaux dont les commissions de l'Institut sont chargées; les travaux dont on a parlé sont spéciaux et déterminés: c'est la continuation des recueils des historiens, c'est le recueil des ordonnances des rois de France; les commissions auxquelles ces travaux sont confiés ne peuvent pas s'occuper d'autre chose.
Personne n'ignore que dans les bibliothèques et dans les archives du royaume, ainsi que dans les archives des différents ministères, et spécialement dans celles du ministère des affaires étrangères, il existe un nombre immense de correspondances et de documents d'une extrême importance pour notre histoire. Ce sont ces documents-là qu'il s'agit de recueillir et de publier; cette publication n'aurait pu être faite par aucune des commissions de l'Institut dont on a parlé. Elle a besoin d'être l'objet d'un travail, d'un crédit spécial.
Il ne faut pas que la Chambre se figure que ceci est un moyen de créer des traitements au profit de certaines personnes. Et ici je crois donner une explication satisfaisante à M. de Sade. Aucun traitement ne sera créé, aucune fonction, aucune place ne sera établie. Un certain nombre de travaux spécialement désignés seront confiés momentanément, passagèrement, à certaines personnes. Lorsque ces travaux seront terminés, des indemnités leur seront allouées spécialement pour ce travail. Il n'y aura pas de traitements fixes, de places permanentes. Il y aura purement et simplement une indemnité donnée à chaque travailleur pour le travail particulier qui lui aura été confié.
Je prie la Chambre de me permettre de mettre sous ses yeux une considération qui a une valeur plus que littéraire, une valeur morale et en quelque sorte politique.
Hier, M. Bellaigue se plaignait avec raison de la vie que mènent dans nos grandes villes, et particulièrement à Paris, un grand nombre de jeunes gens qui ont de l'esprit, de grandes facultés, et qui viennent les perdre ici ou en faire un détestable emploi, soit dans une mauvaise littérature, soit dans une mauvaise politique. Cela est très-vrai; c'est un grand mal, un des maux qui nous travaillent le plus dangereusement et que nous n'aurions pas à redouter si ces jeunes gens avaient un emploi utile, légitime et sérieux de leurs facultés, si au lieu de faire des articles de journaux ou de mauvaises pièces de théâtre, il y avait pour eux un moyen d'étudier sérieusement, laborieusement, et d'employer leur temps et leurs facultés d'une manière utile pour eux-mêmes et pour le pays.
Eh bien! la proposition que j'ai l'honneur de faire à la Chambre est un moyen d'offrir, à un certain nombre de jeunes gens distingués, des travaux de ce genre. Ce n'est là qu'une vue accessoire, mais qui n'est pas sans importance.
On se fait une très-fausse idée des richesses dont je parle quand on croit qu'elles sont déjà connues. J'ai étudié avec autant de soin que l'honorable M. Auguis les manuscrits déposés aux archives des affaires étrangères à l'époque dont il a parlé, et qui est l'époque de la révolution d'Angleterre. Eh bien! je puis affirmer à la Chambre que les cinq sixièmes des documents qui existent dans les archives des affaires étrangères, et les plus importants peut-être, non-seulement ne sont pas publiés, mais n'ont pas même été consultés, quelques-uns parce qu'ils sont d'une lecture très-difficile. Je dirai en particulier à la Chambre qu'il y a une correspondance tout entière annotée en marge de la main du cardinal Mazarin. La lecture de l'écriture du cardinal Mazarin est une véritable étude; il faut avoir passé un certain temps à s'en rendre compte pour en venir à bout. Ce travail n'a pas été entrepris. On m'accordera cependant que cela peut compter au nombre des documents historiques les plus importants. Je pourrais indiquer beaucoup de faits de ce genre; un de nos honorables collègues, M. le général Pelet, pourrait vous dire qu'aux archives de la guerre, il y a, sur l'histoire militaire de la France, un grand nombre de documents originaux extrêmement importants, écrits par les contemporains, et qu'il serait utile de publier.
Je voudrais donner à la Chambre une idée un peu exacte de l'étendue de ce travail, et elle verrait qu'on a tort de nous renvoyer aux commissions de l'Institut et aux travaux spéciaux dont on a parlé. C'est vouloir que rien ne soit fait. Aucune de ces commissions ne peut se charger du travail que j'ai l'honneur de proposer à la Chambre.
Je conçois toutes les objections tirées des économies; elles sont graves, et si la Chambre jugeait que, pour la première année, l'allocation tout entière serait trop considérable, je reconnaîtrais avec M. la rapporteur et avec la sous-commission du budget, dans le sein de laquelle j'ai traité la question, je reconnaîtrais qu'effectivement, la première année, il n'y aura pas de publication à faire, que les travaux préparatoires, les extraits, les copies, rempliront cette première année, que, par conséquent, la dépense sera moins forte que celle des années suivantes, et qu'il serait possible, comme la sous-commission en avait eu l'idée, et comme M. Vatout l'a proposé, de réduire l'allocation pour cette première année. Mais que la Chambre soit bien assurée qu'il s'agit de mettre le public en possession de richesses historiques dont il ne pourrait être mis en possession d'aucune autre manière.
J'ajouterai une autre observation. La Révolution française est considérée avec raison comme un véritable mur de séparation entre le passé et le présent. Notre histoire, avant 1789, est en quelque sorte pour nous de l'histoire ancienne. Déjà les souvenirs s'effacent, les hommes qui les comprenaient meurent. Il importe de se presser si l'on veut profiter de ces manuscrits. L'intelligence en sera perdue bientôt, de même que les monuments matériels disparaîtront.
Je vois devant moi M. le procureur général de la cour des comptes. Les archives de la cour des comptes sont pleines de documents de ce genre. Combien de personnes sont en état d'aller s'enfermer dans ces archives, de les lire, d'en tirer les faits qu'il nous importerait de connaître?
Messieurs, il y a urgence, le temps presse, les manuscrits périssent matériellement; ils périssent aussi moralement; on sera bientôt hors d'état de les comprendre, et il importe d'en entreprendre promptement la publication.
M. Taillandier. Je prends la liberté de demander à M. le ministre à qui sera confiée la direction de ces travaux.
M. Auguis. Je demande la parole pour un fait personnel; je n'ai qu'un mot à dire. M. le ministre de l'instruction publique vient de déclarer à la Chambre que plus des quatre cinquièmes de la correspondance de la France avec l'Angleterre, de 1647 à 1688, étaient inédits. Eh bien! quant à cette correspondance annotée par le cardinal Mazarin, il n'y a qu'un inconvénient, c'est que la correspondance de Barillon a été publiée, partie en France, partie en Angleterre, dans la correspondance de Lemaire. L'autre partie, qui est la correspondance de Bourdeau, avec des notes, a été également publiée.
M. Guizot.--L'honorable M. Auguis est dans l'erreur.
M. de Barillon n'était pas ambassadeur en Angleterre du temps du cardinal Mazarin. Il n'a été ambassadeur à Londres qu'après la restauration de Charles II, et le cardinal Mazarin était mort. (Rire général.)
M. Auguis.--C'est une erreur.
M. Guizot.--J'ajoute que, dans les portions de correspondances qui ont été publiées, et notamment dans la correspondance de M. de Bordeaux, effectivement ambassadeur à Londres, les documents dont j'ai parlé, les annotations de la main du cardinal Mazarin en marge des lettres écrites à l'ambassadeur à Londres, n'ont point été déchiffrés ni imprimés dans les fragments de publication qui ont eu lieu. Ils n'y sont pas.
M. Odilon Barrot.--Seront-ce des jeunes gens qui feront ce travail?
M. Guizot.--Je suis obligé de répondre à l'interpellation de M. Odilon Barrot qui ignore sans doute qu'à présent même, à l'École des chartes, il y a six ou huit jeunes gens qui ne font guère autre chose qu'étudier la lecture des manuscrits et les écritures de tous les temps, que c'est là leur travail, qu'ils s'y exercent, et qu'ils sont fort versés dans la paléographie. C'est à tel point que, dans certain nombre de départements, on s'adresse à moi pour me demander des archivistes pris parmi ces jeunes gens, qui soient en état d'aller déchiffrer les vieux titres entassés dans les archives départementales. Plusieurs de ces jeunes gens sont déjà partis, et il y a quelques jours que j'en ai envoyé un à Poitiers.
M. Odilon Barrot.--Je vous prie de nous dire si ce sont ces jeunes gens qui vous fatiguent par leurs publications républicaines, et dont vous voulez vous débarrasser. (Murmures.)
M. Guizot.--Si ces jeunes gens, qui ne me fatiguent point mais qui nuisent à la France par leurs publications et le mauvais état de leur esprit, si ces jeunes gens trouvaient un solide et sérieux emploi de leurs facultés, s'ils trouvaient de véritables études à faire au lieu de perdre leur temps dans de mauvais travaux, je ne doute pas qu'un grand nombre d'entre eux, et surtout les plus distingués, ne préférassent un bon et solide travail qui leur serait offert.
A une proposition de M. Garnier-Pagès, je répondis:
M. Guizot, ministre de l'instruction publique.--Je dirai à la Chambre que la pensée de l'honorable préopinant (M. Garnier-Pagès) a été prévenue; depuis plusieurs mois, sur les fonds d'encouragement allouées à mon budget, j'ai prélevé une très-petite somme pour envoyer à Londres un élève de l'École des chartes, qui s'est déjà enfermé dans la Tour de Londres, et qui, avec l'autorisation du gouvernement anglais, en compulse les archives. Il a déjà recueilli, sur notre plus ancienne histoire, des documents importants dont il m'a transmis des copies. Il continue son travail; et, sans aucun doute, si la Chambre alloue les fonds qui lui sont demandés, ce travail prendra beaucoup de développement, et plusieurs autres personnes pourront aussi y être employées. (Très-bien! très-bien!)
LIX
--Chambre des députés.--Séance du 14 mai 1834.--
Dans la discussion du projet de loi relatif aux détenteurs d'armes et munitions de guerre, M. Pagès, de l'Ariége, ayant fait allusion, pour le maintenir, à ce qu'il avait dit dans la discussion de la loi sur les associations, je pris la parole:
M. Guizot, ministre de l'instruction publique.--Messieurs, voici ce qu'a fait, ce qu'a dit, dans la discussion de la loi sur les associations, l'honorable préopinant:
Il a dit: «Parmi les dispositions de votre loi, je choisis, et voici celles auxquelles je n'obéirai pas, celles auxquelles j'obéirai.»
Vous faisiez une loi, une loi générale, que vous croyiez devoir faire générale pour atteindre votre but. Fallait-il qu'elle le fût en effet? C'était là une des questions soumises à la Chambre, qu'on pouvait débattre, sur lesquelles on pouvait avoir des opinions diverses. Celle de l'honorable préopinant, à cet égard, était parfaitement permise. On pouvait très-bien dire qu'il ne fallait faire qu'une loi spéciale sur les associations politiques; on pouvait très-bien dire qu'il fallait, par amendement, exclure de la loi telle ou telle espèce d'association. Mais ce n'est pas à cela que s'est borné l'honorable préopinant; il vous a dit d'avance: «Quelle que soit votre loi, de quelque manière que vous la fassiez, qu'elle soit générale ou qu'elle ne statue que sur quelques associations particulières, peu m'importe; je choisirai les articles auxquels il me plaira d'obéir, et je déclare d'avance qu'il y aura dans votre loi telles ou telles dispositions auxquelles je jure de désobéir.»
De toutes parts.--C'est très-vrai!
M. Guizot.--Voilà, messieurs, ce que vous a dit l'honorable préopinant. (Oui! oui!) Il s'est constitué d'avance le juge de votre loi, même après qu'elle serait rendue, et après qu'elle serait rendue d'une manière générale.
Eh bien! messieurs, c'est là ce que nous appelons prêcher la désobéissance aux lois. Qu'a fait ici l'honorable préopinant? Il vous a annoncé qu'il désobéirait à certaines dispositions quand votre loi serait rendue. Chaque citoyen peut user du même droit. Chaque citoyen peut dire à son tour: «Vous dites que vous désobéirez à la loi en ce qui concerne les associations religieuses ou les associations de bienfaisance, eh bien! moi, je lui désobéirai en ce qui regarde les associations politiques.»
Voix nombreuses.--Ce serait illégal.
M. Guizot.--Ce serait pourtant, messieurs, la conséquence inévitable; chacun pourrait dire à M. Pagès: J'ai ma pensée et ma volonté comme vous; je peux, comme vous, choisir les articles auxquels il me plaira d'obéir et ceux auxquels il me plaira de désobéir.
Messieurs, les lois ne sont pas faites pour être ainsi traitées, ni par ceux qui les font, ni par les citoyens auxquels elles sont destinées. Les lois sont ici librement débattues; on peut venir leur adresser toutes les objections qu'on croit bonnes; on peut venir proposer tous les amendements qu'on juge raisonnables; mais quand elles sont faites, elles doivent être obéies, obéies par tout le monde, et dans toutes leurs dispositions, sans quoi elles ne seraient pas lois.
Permettez-moi, messieurs, de vous dire que c'est ici un symptôme et un reste de ce déplorable esprit révolutionnaire contre lequel nous nous élevons sans cesse. Nous savons très-bien qu'il y a, dans la longue destinée des peuples, certains jours où certaines lois détestables tombent, où l'on peut légitimement désobéir à la tyrannie; nous savons qu'il y a des accidents terribles qui amènent une juste résistance. Messieurs, nous sommes ici pour nous dire la vérité tout entière, et quant à moi, je n'entends sacrifier aucun principe vrai et cher à l'humanité. Ne craignez rien, messieurs; avec la vérité seule, avec la vérité tout entière, nous avons de quoi combattre nos adversaires et, j'ajoute sans hésiter, de quoi les confondre. (Murmures à gauche.)
Voix au centre.--Oui! oui! très-bien! très-bien!
M. Guizot.--Oui, il y a dans la vie des peuples des crises redoutables dans lesquelles la désobéissance peut se rencontrer, même chez les honnêtes gens; mais ce n'est pas là l'état permanent, l'état habituel de la société; ce n'est pas là ce qui arrive dans une société libre, dans laquelle les lois sont librement discutées. Je dis une société libre, messieurs, et je me plais à le répéter; à aucune autre époque de notre histoire et de l'histoire d'aucune société, la liberté n'a été aussi grande, aussi complète qu'elle l'est de nos jours en France: liberté de discuter les lois dans cette enceinte et au dehors par la presse, liberté de mettre en question ce qu'aucun peuple, ce qu'aucun État n'a jamais souffert qu'on mît en question, le principe même de la société, le principe même de votre gouvernement.
Consultez les hommes éclairés des pays les plus libres; ils vous diront que ce qui se passe au milieu de vous leur paraît un phénomène étrange et qui les confond d'étonnement; les hommes les plus sages des États-Unis de l'Amérique ont peine à concevoir qu'une société subsiste à de telles conditions, (Interruption à gauche.) Oui, messieurs, à de telles conditions. Une société dans laquelle le gouvernement, non pas ses actes, non pas sa conduite, mais sa base fondamentale, son principe, tous les principes essentiels de l'ordre social et de l'ordre politique, la propriété, la royauté, la Charte, sont chaque jour mis en question par la presse, et presque à cette tribune,... dans le sanctuaire des lois... Cela n'est pas tolérable.
M. Havin.--C'est vous qui n'êtes pas tolérable. (Murmures.)
M. Guizot.--Cela n'est pas tolérable, je le répète; et cependant nous l'avons toléré; nous avons patienté, et déjà nous commençons à surmonter, nous surmonterons ce mal; nous le surmonterons avec votre assentiment, avec votre appui, avec l'appui de la véritable opinion publique qui, chaque jour, s'irrite et s'indigne contre une pareille déviation, contre un pareil attentat à l'ordre social lui-même.
Je reviens à la question particulière. Il n'est pas possible que chaque député, que chaque citoyen se réserve le droit de choisir dans les lois les dispositions qui lui conviennent, de dire: j'obéirai à celles-ci, je désobéirai à celles-là; qu'il se fasse ainsi sa propre loi en lui-même, tandis que nous sommes ici pour faire des lois pour tous: ce serait là un désordre immense, et auquel la Chambre devrait promptement pourvoir. (Très-bien! très-bien!)
LX
--Chambre des pairs.--Séance du 9 août 1834.--
Après la session de 1834, la Chambre des députés, dont le terme légal était arrivé, fut dissoute; des élections générales eurent lieu le 21 juin, et les Chambres se réunirent, le 31 juillet, pour l'ouverture de la session de 1835. Dans la discussion de l'adresse à la Chambre des pairs, M. le marquis de Brézé attaqua vivement la politique du gouvernement de Juillet, et revint en particulier sur les émeutes qui avaient eu lieu dans le cours de l'année et sur l'incident de la rue Transnonain. Je lui répondis:
M. Guizot, ministre de l'instruction publique.--Je ne voudrais pas prolonger la discussion sur ce sujet. Cependant, je ne puis m'empêcher de faire remarquer à la Chambre que le fait sur lequel on a si longtemps arrêté et si souvent rappelé son attention, je fait de la vue Transnonain est un fait de guerre civile (il faut le qualifier par son véritable nom). Or, messieurs, ce n'est pas le gouvernement, ce ne sont pas les amis du gouvernement, ce ne sont pas les troupes de la France qui ont engagé la guerre civile. Des séditieux, des factieux, des assassins ont commencé la guerre civile, l'ont commencée par l'assassinat. Il a été impossible de ne pas répondre à l'assassinat par la force; et quand une fois la force s'est déployée dans les rues d'une ville, elle ne peut être conduite aussi régulièrement, aussi pacifiquement qu'une promenade; elle a ses accidents, ses malheurs que le gouvernement déplore, comme d'autres, qu'il aurait voulu éviter, qu'il a fait tout ce qui était en son pouvoir pour éviter. Les ordres de l'autorité ont été des ordres doux, modérés, prudents. Au milieu même de la guerre civile, les troupes, les gardes nationaux ont toujours eu ordre d'attendre les attaques, de subir le feu, d'essuyer des pertes, des pertes douloureuses, avant de se défendre. Ils l'ont fait partout, ils ont partout obéi à ces ordres; et, j'en demande pardon à la Chambre, il est étrange en vérité qu'après tant d'assassinats (car il m'est impossible, quelque mot que je cherche, d'en employer un autre), il est, dis-je, étrange qu'après tant d'assassinats qui ont porté sur de braves et honorables citoyens, soit dans l'armée, soit dans la garde nationale, sur des citoyens qui n'avaient rien fait pour provoquer de pareils malheurs, qui n'avaient jamais dit un mot, jamais fait une démarche qui pût les exposer à de pareils dangers, il est étrange, dis-je, que lorsqu'ils n'ont fait que repousser l'assassinat par la force, lorsqu'ils ont payé cette défense de leur sang, ce soit sur leur tête qu'on veuille faire retomber le sang de ceux qui avaient débuté par l'assassinat.
Non! ce n'est pas sur la garde nationale et l'armée, sur leurs honorables commandants, sur le gouvernement du roi que de tels reproches doivent tomber; c'est sur ceux qui ont engagé la sédition, la guerre civile, qui même après qu'elles ont éclaté, même après les malheurs qu'elles ont attirés sur le pays, ne veulent pas en accepter la responsabilité; c'est sur eux qu'elle doit peser. Les hommes qui assassinaient nos braves soldats sont ceux sur qui doit retomber le sang répandu.
J'arrive à l'ensemble du discours de l'honorable préopinant.
Je demande pardon à la Chambre si je suis obligé de rentrer dans des questions bien souvent débattues devant elle, de redire peut-être des choses que j'ai eu moi-même déjà l'honneur de lui dire; il est impossible de ne pas opposer aux mêmes reproches les mêmes réponses; et quand l'histoire de notre pays et de notre gouvernement, depuis quatre ans, est sans cesse recommencée pour en tirer contre nous les mêmes accusations, je suis bien forcé de défendre le gouvernement du roi comme je l'ai déjà défendu.
Et d'abord, messieurs, la révolution de Juillet, j'ai déjà eu l'honneur de le dire devant cette Chambre, nous ne l'avons pas provoquée. Ce que je disais tout à l'heure de la rue Transnonain, de la guerre civile et de ceux sur la tête desquels ces malheurs doivent retomber, je le dirai aussi de la révolution de Juillet. Nous l'avons acceptée quand il a fallu l'accepter pour la sûreté et l'honneur du pays; nous ne l'avons pas provoquée. La révolution de Juillet, c'est le parjure qui est allé la chercher. Je n'ai pas le moindre goût pour rappeler des souvenirs douloureux et pour mal parler des vaincus; mais enfin la révolution de Juillet n'a été ni une révolte, ni une insurrection, ni une fantaisie arbitraire et violente de la nation française; le parjure est allé la chercher; la France s'est trouvée placée dans cette alternative douloureuse ou d'accepter la ruine de ses institutions, c'est-à-dire son propre déshonneur (un pays qui accepte la ruine de ses institutions est un pays déshonoré), ou d'accepter une révolution. Dans cette nécessité, la France a accepté, accepté franchement une révolution.
C'est un grand mal, dans tous les cas, qu'une révolution. Une révolution coûte fort cher financièrement, politiquement, moralement, de mille manières; mais quand une révolution est faite de la sorte, sans provocation,, sans aucun tort, s'il m'est permis de parler ainsi, sans aucun tort de la part du pays, quand elle est faite à la fois comme une justice et comme une nécessité, ce n'est pas au pays qui l'a acceptée pour sa sécurité, pour son honneur, qu'il faut en imputer les douloureuses conséquences; ce n'est pas à lui qu'il faut s'en prendre de ce qu'elle coûte: c'est aux premiers et véritables auteurs de cette violation de la foi jurée, de cette ruine tentée des institutions et de l'honneur du pays. Ce que la révolution de Juillet a coûté, c'est sur la tête de ses véritables auteurs, je le répète, qu'il faut le reporter.
Je passe ici du petit au grand. Le tort qu'ont les factieux dans la guerre civile, quand ce sont eux qui la provoquent, ce même tort, les gouvernements qui se conduisent avec assez peu de sagesse et de moralité pour appeler sur le pays des révolutions, s'en rendent coupables; ils sont responsables des conséquences; ce n'est pas au pays qu'il faut s'en prendre.
Depuis la révolution de Juillet, on accuse le gouvernement du roi d'avoir été également contraire à la liberté et à l'ordre; on l'accuse d'avoir promis beaucoup de progrès pour les libertés publiques et de n'en avoir amené aucun; on l'accuse d'avoir promis le rétablissement de l'ordre et de n'avoir pas su le rétablir.
Quant à la liberté, j'en appelle aux faits, à l'évidence. Ouvrez la Charte de 1830, ouvrez toute la législation rendue depuis cette époque; il est impossible de nier qu'il y a eu, je ne veux pas me servir du mot concession, mais une immense extension des libertés publiques. Prenez tout le droit politique, toute l'administration, vous trouverez partout l'introduction des principes qu'on est accoutumé d'appeler libéraux. Le principe populaire de notre gouvernement a été étendu dans la Charte par les modifications que la Charte de 1814 a subies. Il a pénétré successivement dans toutes les parties de notre organisation sociale.
Je ne veux pas insister sur un fait si évident, si simple; je rappelle seulement qu'il a été fait de 1830 à 1834, dans les institutions, dans les lois, et au profit des libertés publiques, des réformes, des changements qui, dans tout autre temps, auraient suffi pour absorber un siècle, pour satisfaire pendant un siècle les esprits les plus ambitieux et les plus ardents en matière de liberté. Il n'y a aucun de vous, il n'y a aucun homme raisonnable qui ne convienne que, si l'on a eu un tort, c'est d'aller trop vite, et que, bien loin qu'on puisse se plaindre que l'extension de la liberté n'ait été ni assez grande, ni assez rapide, à parler franchement, s'il y a eu excès, c'est dans l'autre sens.
Si donc il s'agit des libertés légales, constitutionnelles, des libertés écrites, il est impossible de nier que, depuis 1830, il y a eu, à cet égard, un immense développement.
Si maintenant nous passons aux libertés de fait, j'en appelle également à vos souvenirs: est-il possible de nier que, dans ces quatre dernières années, en même temps que la liberté légale recevait une extension prodigieuse, la liberté de fait s'est manifestée avec une réalité, une énergie, un abus, passez-moi l'expression, qui ne s'était jamais vu à aucune autre époque de notre histoire?
Consultez les étrangers qui viennent vivre au milieu de vous, qui arrivent des pays les plus libres: il n'y en a pas un qui ne soit étonné du degré de liberté de fait qui existe en France; il n'y en a pas un qui ne se demande si cette liberté immense, si cette attaque si continuelle, si vive, si peu réprimée, contre les principes constitutifs du gouvernement et de la société, sont régulièrement possibles, si c'est là un état de choses de nature à durer. C'est là ce qui les trouble et les inquiète.
Et c'est en présence de tels faits, en présence de toutes ces lois que nous avons rendues depuis quatre ans, au profit de ces libertés de tout genre qui agissent tous les jours au milieu de nous, qu'on vient dire que la révolution de Juillet n'a rien fait pour l'extension des libertés publiques, qu'elle a manqué à toutes ses promesses!
En vérité, pour répondre à de telles accusations, je ne puis faire autre chose qu'en appeler aux faits, à l'évidence; il est impossible de se répandre en longs raisonnements.
Oui, la révolution de Juillet a fait, pour l'extension des libertés publiques, plus qu'elle n'avait promis, plus que bien des hommes prudents et sensés n'auraient voulu demander; mais il est naturel qu'un pays se laisse aller à l'entraînement d'une révolution, qu'il soit avide d'en recueillir tous les fruits, d'en multiplier les conquêtes; il ne faut pas s'effrayer outre mesure de cet emportement de la victoire. Lorsque le pouvoir, lorsque les hommes éclairés savent ne pas s'en laisser dominer, lorsqu'ils savent résister à ce mouvement désordonné d'ambition et de liberté qui se manifeste, le mal passe et le bien reste. Ces libertés que nous avons conquises et celles que nous avons écrites dans nos lois, et ces libertés de fait dont nous jouissons, elles subsisteront quand l'ordre sera complétement rétabli, quand les esprits se seront calmés, quand le fait de la révolution, au lieu d'être un fait actuel et encore brûlant, ne sera plus qu'un événement historique, un grand et glorieux événement dans la vie de la France. (Marques nombreuses d'adhésion.) Ce progrès si rapide de toutes les libertés, ce mouvement prodigieux et redoutable sera la gloire de la France, la gloire de notre époque; sachons devancer un peu cet avenir et ne cédons pas trop aux alarmes des premiers moments.
Ce qui a fait la force du gouvernement depuis quatre ans, c'est qu'il a eu foi dans la bonté de sa cause, dans la vertu de nos institutions, dans le bon sens du pays; soutenu par cette foi, il n'a pas craint cet immense développement des libertés publiques; et cependant, remarquez que nous avons dès le premier moment lutté en faveur de l'ordre. Pendant que toutes les libertés se développaient, que nous proposions nous-mêmes ces lois favorables à la liberté, le principe qui a fait la règle de notre conduite depuis quatre ans, c'est le principe de la résistance au désordre, le principe du rétablissement de l'ordre immédiatement après une révolution.
C'est une oeuvre difficile; je conviens qu'on n'y a pas toujours réussi. S'il ne s'agit que de reconnaître que, dans le cours de ces années, après de tels événements, il y a eu des désordres que le pouvoir n'a pas toujours su prévenir, des désordres qu'il n'a pas toujours suffisamment réprimés, je suis tout prêt à le reconnaître; il n'y a aucun ministre, depuis quatre ans, qui ait la prétention de n'avoir commis aucune faute. Mais je dis qu'en fait et en général, le caractère de la politique, de la conduite du gouvernement depuis quatre ans, a été de lutter en faveur de l'ordre, de travailler sincèrement, énergiquement, patiemment, à le ramener dans la société, dans les esprits comme dans les rues. Je dis, et j'en demande pardon à la Chambre, car j'ai involontairement l'air de louer la politique du gouvernement, mais il faut bien que je le loue pour le défendre, je dis que, depuis quatre ans, c'est là ce qu'on a fait constamment. Depuis le jour où les clubs ont été fermes dans Paris, trois semaines environ après la révolution, jusqu'aux derniers désordres qui ont éclaté il y a trois mois, la politique du gouvernement a été constante. Qu'on repasse tous les grands événements, on verra que le rétablissement de l'ordre a toujours été le mobile fondamental de notre politique.
Jusqu'à un certain point, en faisant la part de l'infirmité humaine, de l'insuffisance des efforts, de l'empire des accidents du temps, nous avons réussi, qu'il me soit permis de le dire, au delà de l'attente de la plupart des hommes sensés. La plupart des hommes sensés et éclairés qui avaient traversé toutes nos vicissitudes politiques avaient, de l'avenir de la révolution de Juillet, bien plus mauvaise opinion; ils s'attendaient à de bien plus graves désordres, ils croyaient la société bien autrement compromise; et ce doute, cette inquiétude des hommes de sens et d'expérience a été l'un des principaux obstacles contre lesquels nous avons eu à lutter. Le gouvernement avait, je le répète, foi dans nos institutions, foi dans le bon sens du pays; mais une foule d'hommes éclairés n'avaient pas la même confiance; ils étaient dominés par l'expérience de tout ce qui s'était passé en France depuis quarante ans; ils n'avaient jamais vu un mouvement violent s'arrêter trois semaines après son origine; ils avaient toujours vu les événements se précipiter sur la même pente, une révolution amener une révolution nouvelle, un désordre suivi d'un autre désordre. Le contraire est arrivé après la révolution de Juillet. On a marché lentement, il est vrai, mais on a toujours marché vers le rétablissement de l'ordre; on a toujours remonté la pente au lieu de la descendre. (Très-bien! très-bien!) C'est là un fait qu'il est impossible de ne pas reconnaître, quelque amère critique qu'on veuille faire des fautes de détail qui ont pu être commises par le gouvernement.
Messieurs, c'est là la politique de la Charte, c'est là la politique constitutionnelle, la politique libérale et modérée. Je crois que, sans vanité, il lui est permis de se qualifier elle-même ainsi.
Je répondrai peu aux objections de détail de l'honorable préopinant. Cependant il y a quelques faits qu'il m'est impossible de ne pas relever.
Il a parlé de l'état de nos finances tel que l'avait fait la révolution de Juillet, de l'état intérieur de l'administration, de l'arbitraire qui régnait dans les rapports du gouvernement avec les citoyens, et puis de nos relations extérieures.
Quant à nos finances, il a oublié deux faits; l'un, que la révolution de Juillet, à tort selon moi et avec peu de prudence, je ne crains pas de le dire, a réduit de 40 millions les droits réunis;, on ne peut donc pas dire qu'elle n'a pas du tout réduit l'impôt.
Quant à l'armée, l'honorable préopinant est également dans l'erreur. Il a parlé d'une armée de 400,000 hommes; cela n'est pas, et à ce sujet permettez-moi d'entrer dans quelques détails.
L'armée était, à la fin de 1832, de 412,000 hommes; par le budget de 1834, elle a été tout à coup réduite à 286,000 hommes. La réduction avait été commencée et opérée en très-grande partie. C'est là une réduction sans exemple par sa rapidité et son étendue.
Dans le cours de cette année survinrent des événements qui prouvèrent la nécessité du maintien d'une partie de la force armée qu'on voulait réduire, et l'armée fut ramenée seulement au taux de 350,000 hommes. Il y a donc eu une réduction effective de plus de 60,000 hommes. Dans la session dernière, il avait été convenu entre le gouvernement et les Chambres que l'armée serait réduite à 310,000 hommes. Les événements de Lyon et de Paris en firent juger autrement, non pas au pouvoir tout seul, car on parle toujours de l'administration, comme si elle disposait seule des deniers de l'État; tout cela a été discuté devant vous, devant le public; la presse, les Chambres, tous les pouvoirs légaux de l'État ont débattu cette question. C'est après avoir passé par l'épreuve de la discussion publique, de la discussion de la presse, de tous les pouvoirs constitutionnels enfin; c'est après avoir subi ce travail si difficile et si long, imposé au pouvoir par notre Charte, que la mesure a été adoptée, et il est permis de trouver étranges les critiques de l'honorable préopinant, car s'il reste toujours le droit de discuter, de blâmer, même après la loi rendue, cependant il me semble qu'on doit quelques égards, je dirai même quelque respect, à ce qui a été décidé par les grands pouvoirs de l'État, sous les yeux du public, et après la plus libre, la plus complète discussion.
Je dis donc que l'armée devait être ramenée au taux de 310,000 hommes, quand les événements de Paris firent juger nécessaire de la maintenir, pendant un certain temps, sur le pied de 360,000 hommes. C'est là, dans ce moment, l'effectif de l'armée; tout ce qu'a dit l'honorable préopinant sur cette immobilité d'une armée de 400,000 hommes, la même depuis quatre ans, et destinée à être éternellement la même, tout cela est démenti, non-seulement pour l'avenir, mais pour le passé; l'administration s'est déjà efforcée de réduire l'armée dans les limites des besoins de l'État.
Je laisserai à M. le ministre des finances, qui serait ici s'il n'était retenu dans son bureau à la Chambre des députés, le soin de montrer avec détail qu'il n'est pas exact de dire que les finances de la France sont tombées dans une situation déplorable, et que nous sommes menacés de la banqueroute.
Oui, messieurs, une révolution coûte cher; mais de même qu'il est aisé d'établir qu'aucune révolution n'a amené aussi peu de désordres, aussi peu de violences, aussi peu d'injustices que la révolution de Juillet, de même je n'hésite pas à affirmer qu'il n'y en a aucune qui ait aussi promptement replacé les finances dans un ordre raisonnable. On peut faire cette comparaison non-seulement sur les gouvernements qui ont été établis par des révolutions, on peut la faire sur d'autres gouvernements d'une origine plus calme et plus facile. Je n'ai pas de goût pour ces comparaisons qui sont toujours amères pour un parti; cependant je ne puis m'empêcher de rappeler que le gouvernement de la Restauration a coûté plus cher à rétablir que le gouvernement de Juillet.
M. le marquis de Brézé.--Comment?
M. Guizot, ministre de l'instruction publique.--Ce n'est pas moi qui ai provoqué cette discussion, et je n'ai aucun plaisir à y entrer. Il y a des faits sur lesquels je crois que personne n'a un véritable intérêt à insister; mais quand on nous y force, nous avons de quoi répondre. Je répondrai à l'honorable pair qui vient de m'interrompre, que la Restauration a coûté beaucoup plus cher à la France que la révolution de Juillet, le milliard de l'indemnité et les 7 ou 800 millions payés aux étrangers.
M. le marquis de Brézé.--Je demande à répondre sur ces deux faits-là.
M. le ministre de l'instruction publique.--La réponse que peut faire l'honorable préopinant, c'est que ces dépenses étaient nécessaires et inévitables, et qu'on a bien fait de les faire. Quand je le lui accorderais, je pourrais dire et je dirais que les dépenses amenées par la révolution de Juillet ont été aussi nécessaires, inévitables, et qu'elles ont été moindres.
Je ne poursuivrai pas, messieurs, ces récriminations ni ces objections de détail. Mon honorable ami, M. de Lascours; a déjà répondu au fait particulier qui concerne la rue Transnonain. M. le ministre des affaires étrangères; et mon ami M. le duc de Broglie, ont le projet d'entretenir la Chambre de ce qui concerne nos relations étrangères; je laisserai donc ce sujet de côté. Je demande seulement à la Chambre la permission de répéter que cette politique qui a étendu nos libertés, qui est parvenue à rétablir l'ordre, nous avons bien le droit de dire que c'est la politique de la Charte. Que nous offre-t-on en échange? On nous propose ce qu'on appelle la réforme parlementaire. Voilà la politique, voilà l'avenir qu'on oppose à la politique de la Charte. Eh bien! je n'hésite pas à le dire, ce qu'on appelle aujourd'hui la réforme parlementaire, et les principes en vertu desquels elle se produit, et la tactique qui la met en avant, tout cela constitue ce que j'appelle, moi, la politique révolutionnaire. (Très-bien! très-bien!) C'est la politique de l'anarchie opposée à la politique de la Charte. (Bravo! bravo!)
Je dis la politique de l'anarchie, et je le dis hautement. Voyons, en effet, quels sont les principes au nom desquels on met en avant ce qu'on appelle la réforme parlementaire: c'est le suffrage universel. Eh bien! pour mon compte, je n'hésite pas à le dire, le suffrage universel, c'est un pur instrument de destruction; c'est une de ces idées politiques dont on se sert quand on veut remuer profondément les peuples, avec laquelle on fait les révolutions; mais ce ne sont pas de véritables doctrines de gouvernement; on ne fonde rien avec cela. Le suffrage universel et toutes les idées qui s'y rattachent, et qu'on met en avant aujourd'hui, c'est de la politique de destruction, de démolition, de la politique révolutionnaire.
Il peut y avoir dans l'histoire des nations tel moment auquel cette politique convient, où elle rend d'importants services. Ainsi, c'est avec ces principes, avec cette tactique que la Révolution française a détruit l'ancien régime; mais c'est précisément parce que ces idées sont propres à démolir, à détruire, qu'il faudrait savoir aujourd'hui que leur temps est passé. C'est d'un gouvernement régulier, de lois constitutives et durables, que nous avons besoin aujourd'hui. On ne fonde pas à coups de canon; eh bien! le suffrage universel, ce sont des coups de canon contre la société qui existe, ce sont de purs instruments de démolition. En vérité, il y a là une théorie aussi absurde pour le philosophe qu'impraticable pour l'homme d'État.
Encore un mot. Le suffrage universel, les théories que, moi, j'appelle destructives, et rien de plus, qui les met en avant aujourd'hui? Par qui sont-elles prônées, adoptées pour drapeau? J'éprouve, et cela est sincère, une véritable peine de le dire; c'est par un parti qui, jusqu'à présent, avait professé des maximes toutes contraires. Je voudrais ne rien dire d'offensant pour personne, mais quel a été, dans le cours de nos vicissitudes, le véritable principe de force du parti qu'il faut bien que j'appelle de l'ancien régime, car je ne sais quel autre nom lui donner? C'est qu'après toutes les épreuves par lesquelles nous avions passé, qui avaient trompé tant d'espérances et amené tant de mécomptes, le parti de l'ancien régime se présentait comme ayant conservé l'instinct des idées d'ordre, le respect des principes de l'ordre, l'intelligence des maximes fondamentales du pouvoir, comme ayant conservé surtout ce respect du pouvoir qui est la première base des gouvernements et des sociétés.
Un homme qui a siégé dans cette enceinte et dont les opinions politiques étaient aussi éloignées que possible des miennes et de celles de mes amis, mais qui, dans toutes les assemblées où il s'est trouvé, a figuré honorablement par l'élévation et l'étendue de son esprit, M. de Bonald, en 1814, en lisant une adresse à Louis XVIII la terminait, autant qu'il m'en souvient, par cette phrase: «J'ai toujours respecté le pouvoir, mais j'ai perdu l'habitude de le louer.»
C'était là un beau mot, messieurs; il est honorable pour un parti vaincu de respecter le pouvoir, de comprendre que la société et sa moralité repose sur le respect qu'elle porte au pouvoir, comme sur le respect que le pouvoir lui porte à elle-même. Eh bien! messieurs, n'en doutez pas; c'est cette idée que le parti de l'ancien régime voulait l'ordre, savait respecter le pouvoir, avait quelques-unes des maximes essentielles de gouvernement, c'est cette idée, dis-je, qui faisait sa force et qui, dans les occasions difficiles, lui a quelquefois rallié, à travers bien des méfiances et des souvenirs fâcheux, une portion de la France, de la classe moyenne, de la bourgeoisie, qui croyaient trouver dans ce parti un appui utile à ces maximes d'ordre, de pouvoir, de gouvernement régulier dont on éprouvait le besoin. Malgré toutes ses fautes, malgré le vice radical de sa position et de ses doctrines, le parti de l'ancien régime a puisé plus d'une fois de la force dans ce sentiment. Cette force, aujourd'hui il l'abdique complétement, il abandonne tous ses principes d'ordre, de respect pour l'autorité; il se fait insultant, violent, révolutionnaire, cynique; il adopte toutes les maximes, tout le langage désorganisateur et violent de ses adversaires; et c'est par là que ce parti prétend nous combattre, c'est en inscrivant ces nouvelles maximes sur son drapeau qu'il veut l'opposer à la politique de la Charte!
Il y a là, permettez moi de le dire, messieurs....., je cherche un mot moins dur......; mais dans ma pensée il y a honte pour ceux qui emploient cette politique, il y aurait honte pour nous à en être les dupes: ce ne peut-être là qu'une manoeuvre de parti.
M. le marquis de Brézé.--Est-ce là votre seul argument? Il est mauvais.
M. le ministre de l'instruction publique.--Je crois avoir employé quelques arguments puisés dans le fond de la question avant d'en venir à celui-ci. Il est naturel que l'honorable orateur ne les ait pas trouvés bons; mais il me permettra de croire qu'ils ne sont pas mauvais. (Rires d'approbation.)
Je dis donc que de même qu'à mon avis il y a honte pour un parti à abjurer ce qui a fait non-seulement son honneur, mais sa force, de même il y aurait honte pour nous à le suivre dans cette voie. Ni vous, ni nous, messieurs, n'en serons réduits là; vous penserez comme nous, et quoi qu'on en dise, que ce n'est là que de la politique révolutionnaire, anarchique, politique de destruction, de démolition.
Eh bien! les temps de démolition sont passés; les moyens de démolition ne sont plus de saison. Ce que nous voulons aujourd'hui, c'est affermir, consolider, construire définitivement la monarchie constitutionnelle que la France voulait en 1789, qu'elle a définitivement conquise en 1830. Depuis 1830 jusqu'à aujourd'hui, nous avons surmonté tous les obstacles que nous ont opposés les violences des partis. Si le temps des violences est passé, comme on le dit généralement aujourd'hui, si à sa place est venu le temps des mensonges, nous triompherons, je l'espère, des mensonges comme nous avons triomphé des violences; et nous resterons dans cette politique libérale et modérée qui est la politique de la Charte, et cette politique ira se développant, et portera de jour en jour des fruits nouveaux. (Marques prolongées d'approbation.)
LXI
--Chambre des députés.--Séance du 5 décembre 1834.--
J'ai raconté dans mes Mémoires 3 les incidents des diverses crises ministérielles survenues dans le dernier semestre de 1834, à la suite des élections générales et des premiers débats de la Chambre nouvelle. Quand sa session se rouvrit, en décembre 1834, ces crises donnèrent lieu à de longues explications auxquelles je pris part dans les séances des 5 et 6 décembre, en répondant à MM. Teste et Dupin aîné.
M. Guizot, ministre de l'instruction publique.--Certainement, messieurs, s'il y a jamais eu une question de bonne foi, c'est celle qui occupe en ce moment la Chambre. Je l'aborderai donc avec une entière bonne foi, avec une entière liberté, et sans crainte d'offenser la Chambre, ni même aucun de ses membres.
Quand l'adresse fut proposée et discutée dans cette Chambre, au mois d'août dernier, vous vous rappelez, messieurs, l'incident qui s'éleva sur le sens, ou plutôt sur la portée d'un des paragraphes de cette adresse, du paragraphe auquel on paraissait attacher le plus d'importance. Je ne le relirai pas à la Chambre, mais je demande la permission de remettre sous ses yeux la petite discussion qui s'éleva en ce moment.
A propos de la phrase suivante:
«C'est surtout par le choix d'agents fidèles et éclairés qu'il rendra au pouvoir cet ascendant moral qui est sa première force, et qu'a malheureusement altéré dans l'esprit des populations tant d'instabilité dans les hommes et dans les choses.»
L'un des membres de la Chambre demanda que cette phrase fût modifiée, et proposa de substituer le mot conservera à celui de rendra.
Sur cet amendement, le rapporteur de la commission s'exprima en ces termes:
«L'honorable membre n'a pas suffisamment compris la pensée de la commission au nom de laquelle je ne m'exprime pas, car je n'en ai pas le droit; mais il y a un fait reconnu par tout le monde, c'est que, non pas le gouvernement, mais le pouvoir en général a perdu, par suite des événements, des émeutes, de toutes les agitations dont nous avons été les témoins, a perdu un peu de cet ascendant moral, je dirai plus, de cette considération dont il a besoin pour opérer le bien. J'en appelle à tous les fonctionnaires publics. Ne se plaignent-ils pas de ne point jouir, dans leurs départements, dans les postes qu'ils occupent, de cette confiance à laquelle ils ont droit? Ainsi, en déclarant que les mesures proposées par la Chambre rendront au pouvoir l'ascendant dont il a besoin, je pense que votre commission de l'adresse a exprimé une idée toute gouvernementale.»
A ces paroles, messieurs, je répondis pour appuyer l'observation de l'honorable rapporteur de la commission:
«Il est évident que la phrase dont il s'agit ne s'applique qu'à cet ascendant moral qui, par suite de tant d'instabilité dans les hommes et dans les lois depuis quarante ans, a souvent manqué au pouvoir en général. C'est là le sens que M. le rapporteur vient, avec raison, d'attribuer à la phrase, et, dans ce sens, non-seulement nous n'avons aucune raison de la contester, mais nous y adhérons pleinement. Le fait qu'elle signale est réel et il est bon que la Chambre elle-même le caractérise; c'est le désir du gouvernement aussi bien que celui de la commission et de la Chambre, de voir le pouvoir retrouver cet ascendant moral que souvent il a perdu.»
Sur cette explication du rapporteur de la commission, à laquelle j'avais adhéré, s'éleva immédiatement la réclamation suivante. L'honorable M. Laffitte dit: «Pour ma part, je n'admets pas l'explication, car le sens de la phrase est direct,» et M. Odilon Barrot ajouta: «Nous ne volons pas le commentaire, bien entendu.»
Déjà donc ce jour-là l'adresse était commentée, et il y avait des commentaires différents, le commentaire de M. le rapporteur, auquel pour mon compte j'avais adhéré, et un autre commentaire des honorables MM. Laffitte et Odilon Barrot, qui ne voulaient pas accepter celui de M. le rapporteur.
Voilà le fait dans sa simplicité, tel qu'il s'est passé dans cette courte discussion de l'adresse au mois d'août. Eh bien! messieurs, ce fait s'est développé depuis; l'incertitude, le doute qui avaient paru au premier moment sur quelques phrases de l'adresse, cette incertitude a grandi; les commentaires se sont multipliés; les commentaires extérieurs sont venus se joindre aux commentaires intérieurs, et ils ont répandu sur le sens de l'adresse, sur son intention, sur ce qu'on avait voulu en faire, ils ont répandu, dis-je, une véritable obscurité. Ce n'est pas nous, messieurs, qui avons fait naître cette obscurité; nous avons reçu l'adresse dans le sens naturel et raisonnable à nos yeux que M. le rapporteur lui avait donné. Nous sommes, permettez-moi de le dire, et je n'en aurais pas besoin, nous sommes des hommes sérieux et sincères qui ne faisons nul cas des réticences, des arrière-pensées, des artifices de langage. Nous prenons les mots, comme les idées, dans leur sens naturel et simple; nous l'avons fait au mois d'août dernier. Cependant il est très-vrai, messieurs, que déjà ce jour-là, comme vous le voyez, des doutes s'élevaient, et que nous aurions pu, nous aurions dû, peut-être, provoquer à l'instant même une grande et vive discussion, demander à la Chambre d'éclaircir ces doutes qui n'étaient pas venus de nous, de déterminer le véritable sens de l'adresse, de dire, en un mot, quel en était le vrai commentaire, ce commentaire sur lequel on différait déjà dans le sein de la Chambre à cette époque.
Nous ne l'avons pas fait, nous nous sommes abstenus alors de cette discussion. La Chambre me permettra de lui dire pourquoi. Il nous a été dit alors par bien des membres de cette Chambre, attachés au même système politique que nous, qui l'avaient défendu avec nous, il nous a été dit que la Chambre, à cette époque, était peu disposée à une grande discussion politique; que cette discussion réveillerait des animosités, des passions qui ne demandaient pas mieux que de s'amortir. Il nous a été dit qu'il fallait se montrer doux et conciliants, qu'il fallait éviter tout ce qui pourrait avoir pour résultat de porter quelque scission dans le sein de la majorité, de séparer des hommes qui, depuis quatre ans, dans toutes les grandes questions, avaient voté ensemble. C'est dans cet intérêt de conciliation, c'est pour ne pas demander à la Chambre ce qu'elle ne paraissait pas croire nécessaire que nous nous sommes abstenus d'élever cette grande discussion; nous avons sacrifié alors ce que, dans un langage que je n'admets pas, on a coutume d'appeler l'intérêt ministériel; nous l'avons sacrifié à cet esprit de conciliation et de modération qui paraissait animer la Chambre. Nous nous en sommes remis à la force des choses, au bon sens de la Chambre, de cette interprétation de l'adresse qui paraissait déjà nécessaire et que nous n'aurions pu demander sans amener la grande discussion dont on avait peur.
Voilà, je le répète, l'unique motif de notre silence à cette époque, silence qui nous a coûté, mais que nous avons bien fait de garder, je persiste à le croire, pour ne pas faire violence à cet esprit de paix et de conciliation qui se manifestait alors.
Depuis, messieurs, comme j'ai eu l'honneur de le dire à la Chambre, d'autres faits sont survenus. Cette adresse qui avait besoin de commentaires est devenue, entre les mains des partis au dehors (et, je le répète, je ne parle ni de la Chambre, ni de personne dans cette Chambre), cette adresse est devenue, entre les mains des partis au dehors, une arme dont on s'est servi, je ne dis pas pour renverser le ministère, mais pour changer, pour modifier profondément la politique qui avait été suivie jusque-là. On s'est servi de l'incertitude qui avait paru régner sur le sens, la portée, l'intention de l'adresse, pour attribuer à la Chambre des intentions, des opinions qu'elle n'avait certainement pas voulu exprimer. On a dit que la Chambre avait clairement montré par là qu'elle ne donnait pas son concours au système de politique que les Chambres précédentes avaient suivi, qu'elle avait manifesté l'intention que cette politique fût changée, que d'autres principes fussent adoptés, que d'autres hommes fussent appelés aux affaires.
Je ne demande point qui a dit cela, je ne demande point de qui ces commentaires extérieurs sont venus, je dis qu'ils ont eu lieu, que c'est là un fait évident, un fait palpable qu'il est impossible de méconnaître, et que c'est ce fait qui a répandu, sur la marche du gouvernement depuis cette époque, cette incertitude dont vous avez été témoins et que vous avez déplorée.
C'est cette incertitude sur le sens de l'adresse, sur l'intention de la Chambre, c'est cette incertitude profondément et constamment commentée au dehors par les partis, qui a affaibli le pouvoir, qui a soulevé des questions qui, peut-être, ne seraient pas nées sans cela, et leur a imprimé un caractère qu'elles n'auraient pas eu. C'est cette incertitude qui a fait de la question d'amnistie ce qu'elle est devenue, et qui a amené la crise ministérielle que vous avez vue. C'est ce doute, en un mot, sur l'adhésion de la Chambre au système de politique suivi jusque-là, qui a fait naître tous ces incidents que vous avez déplorés et cette faiblesse du pouvoir qui nous a déterminés à le quitter.
Je ne veux ajouter qu'un mot à ce que vous a dit tout à l'heure mon honorable ami le ministre de l'intérieur, sur les causes qui nous ont déterminés à sortir du pouvoir; c'est qu'après tout ce qui est survenu depuis le mois d'août, après le sens qu'on s'est efforcé de donner à l'adresse, après les conséquences qu'on a voulu en tirer, après les incidents que tout ce travail des partis avait amenés, après la retraite successive de quelques-uns des membres du cabinet, nous avons trouvé le pouvoir faible entre nos mains, nous ne nous sommes pas reconnu la force dont nous avions besoin pour remplir notre tâche.
C'est parce que nous ne voulions pas entreprendre une tâche sans avoir les moyens de l'accomplir, parce que nous n'avons pas voulu nous charger d'une responsabilité à laquelle nous ne pouvions suffire, que nous avons quitté le pouvoir; et la force nous manquait parce que l'adresse était douteuse, à cause de l'interprétation qu'on avait voulu lui donner. Je répète que j'adopte tout ce qu'a dit l'honorable rapporteur sur le sens de l'adresse, je ne la combats pas au fond, je ne conteste aucun des principes qui y sont énoncés; je dis uniquement qu'il y a eu incertitude sur le sens de l'adresse, et que c'est cette incertitude qui a énervé le pouvoir entre nos mains, et nous a mis dans la nécessité de ne pas manquer à notre devoir en le gardant. Nous aurions manqué à notre devoir envers le roi et envers le pays, si nous nous étions chargés d'une responsabilité à laquelle nous ne pouvions suffire, si nous avions conservé le pouvoir lorsque nous ne possédions pas la force sans laquelle on ne peut le bien exercer. Nous nous sommes dit alors: il arrivera de deux choses l'une, ou bien le sens de l'adresse sera déterminé comme on le prétend, et alors il sera reconnu que la Chambre a marqué de sa désapprobation le système que nous avons suivi depuis quatre ans; d'autres hommes viendront alors; ils auront le concours de la Chambre; ils essayeront un autre système. S'ils réussissent, tant mieux! L'intérêt du pays avant tout. Si, au contraire, ils ne réussissent pas, l'expérience sera faite. La Chambre elle-même, éclairée, désintéressée, reconnaîtra la vérité. Si elle s'est trompée, car une Chambre peut aussi se tromper comme des ministres, elle reconnaîtra son erreur, et alors elle prêtera force au système adopté par le pouvoir, à qui elle avait cru auparavant devoir la refuser.
C'est là, messieurs, le raisonnement que nous avons fait: dans l'une et dans l'autre hypothèse, soit qu'il fût entre nos mains, soit qu'il fût dans les mains d'autrui, le pouvoir devait retrouver la force dont il a besoin, et sans laquelle ne demandez à aucun homme qui se respecte de s'en charger, car il ne l'exercerait pas avec le repos de sa conscience, et c'est la première condition dans l'exercice du pouvoir.
Messieurs, c'est cette incertitude, source de tout ce qui est arrivé depuis six mois, que nous sommes venus, dès les premiers jours de votre réunion, vous demander de faire cesser. Nous n'avons fait le procès ni à l'adresse, ni à la Chambre, ni au rapporteur de l'adresse en particulier; nous ne l'avons fait à personne. Nous sommes venus simplement, loyalement, poser la question devant vous; nous n'avons pas parlé de l'adresse; nous sommes venus vous demander: «Prêtez-vous ou ne prêtez-vous pas votre approbation et votre concours à notre système de politique? Indiquez-le d'une manière claire, irréfragable. Nous en avons besoin ou pour rester ou pour nous retirer.»
C'est la question que nous avons posée devant la Chambre.
On doit nous rendre la justice qu'aujourd'hui comme au mois d'août nous avons évité tout ce qui pouvait avoir quelque apparence d'aigreur, de personnalité, de rancune, tout ce qui pouvait amener quelque irritation; nous avons simplement posé la question devant la Chambre. Je le demande, qu'y a-t-il là de reprochable? Qu'y a-t-il là dont la Chambre puisse s'offenser, qui soit contraire au respect que nous lui portons? L'incertitude est un fait incontestable dont vous avez tous été frappés, qui a eu des conséquences que tous vous avez déplorées. Nous sommes venus et nous venons vous demander de faire cesser et la cause et l'effet.
Permettez-moi donc d'écarter l'adresse et de ne pas entrer dans cette misérable discussion de phrases, de mots, de petits incidents; discussion misérable, je le répète, que je n'ai point élevée, et dans laquelle je ne consentirai pas à descendre.
Une question beaucoup plus haute et plus simple en même temps, est celle qui s'agite devant vous: Prêtez-vous ou ne prêtez-vous pas votre concours au système politique que nous avons suivi et que nous croyons devoir suivre encore?
Nous avons posé la question ainsi. M. le ministre de l'intérieur vous a exposé ce système avec une entière franchise; il n'en a point dissimulé les difficultés. On ne peut l'accuser d'avoir caressé aucune opinion ni au dehors, ni ici même; il vous a dit la vérité pure et simple, telle que nous la concevons et telle que nous voulons la pratiquer. A cette question ainsi posée, il vous a demandé une réponse; vous en avez une à faire, permettez-moi de le dire, vous nous en devez une, vous en devez une au pays, à vous-mêmes, car ce sont vos intentions, vos pensées, votre politique, comme les nôtres, qui sont mises en doute.
Il est vrai, messieurs, comme on vous le répète souvent, que la Chambre est nouvelle et qu'elle ne s'est encore manifestée dans le pays par aucun grand acte, qu'elle n'a pas encore de politique. Quant à nous, permettez-moi de le dire, nous sommes connus, éprouvés; voilà quatre ans que nous agissons, que nous parlons devant le pays; nous n'avons rien de nouveau à lui apprendre; ce que nous avons fait, nous le ferons encore au besoin dans les mêmes circonstances.
Si les mêmes circonstances ne se reproduisent pas, nous ferons autre chose, c'est évident. (On rit.) Nous ne déploierons pas de forces, s'il n'y a pas d'émeutes; nous ne mettrons personne en prison, quand il n'y aura pas rébellion; quand il ne sera pas nécessaire de réprimer, nous ne réprimerons pas. S'il est possible d'être conciliants et doux, nous le serons; il n'y a aucun profit pour nous à ne pas l'être. Eh! messieurs, c'est parce que nous avons résisté, c'est parce que nous avons cru devoir déployer quelque énergie dans l'intérêt du pays, c'est à cause de cela que nous avons suscité contre nous les animosités que nous avons à combattre, les difficultés que nous rencontrons. Ces difficultés, ces animosités sont notre propre ouvrage. C'est parce que nous avons accepté franchement les maux de la situation, c'est parce que nous nous sommes présentés la tête haute et le coeur ferme à tous les périls, c'est à cause de cela que nous sommes vivement attaqués et obligés de nous défendre! La Chambre n'a subi encore aucune de ces épreuves; elle est nouvelle; elle n'a pu rien faire encore dans l'intérêt du pays. Il s'agit donc pour elle d'un moment critique, d'une grande épreuve; il s'agit de savoir si elle est dévouée, comme les Chambres précédentes, à la révolution de Juillet. (Interruption et réclamations.)
Messieurs, j'ai dit à la Chambre que j'exprimerais ma pensée avec une entière liberté, je lui demande de vouloir bien m'autoriser à ne pas l'atténuer ou la masquer.
Voix au centre.--Oui! oui! parlez!
M. le ministre de l'instruction publique.--Il s'agit de savoir, je le répète, si la Chambre est énergiquement dévouée à la révolution de Juillet, à la dynastie qu'elle a fondée, à la monarchie constitutionnelle, à la Charte, à l'ordre public, à la sécurité publique, à tous les intérêts nationaux, enfin à cette cause que nous défendons depuis quatre ans, et que nous croyons avoir fait triompher jusqu'ici.
Je n'en doute pas, messieurs; j'ai la profonde conviction que la Chambre est tout aussi dévouée que nous, tout aussi dévouée que les Chambres précédentes, à la bonne cause; mais il s'agit de savoir si elle entend la situation comme nous. Nous nous sommes expliqués, nous avons donné nos commentaires, notre politique est connue; la Chambre n'a pas encore fait connaître la sienne.
C'est donc pour elle surtout, permettez-moi de le dire, qu'est l'épreuve, c'est pour elle surtout que la situation est critique.
S'il arrivait que la Chambre pensât autrement que nous, elle peut faire prévaloir sa pensée, mais c'est à elle qu'appartiendra la responsabilité du changement. Nous, nous n'avons pas à changer, nous ne changeons pas de politique; ce que nous avons été, nous le serons. Nous n'altérerons pas notre système; s'il doit être changé, s'il doit être altéré, si la Chambre le pense, qu'elle le dise et qu'elle prenne sur elle la responsabilité du changement.
Si elle pense, au contraire, qu'en tenant compte des circonstances, des situations, de cette mobilité de la société et des hommes dont parlait l'honorable rapporteur, si elle pense, dis-je, qu'au fond, et non pas d'une manière absolue, comme on affectait de le dire tout à l'heure, nous avons eu raison, que nous avons suivi une politique utile au pays, si elle trouve que nous avons marché dans les vraies voies de la révolution de Juillet et de la monarchie constitutionnelle, qu'elle le dise encore. Elle nous le doit, elle le doit au pays, elle doit faire cesser les incertitudes à cet égard. Ce serait agir sans énergie pour le pays et sans loyauté envers nous que de ne pas nous dire sincèrement: «Voilà cet appui dont vous avez besoin. Vous pouvez y compter, bien entendu, dans les limites constitutionnelles, et en gardant la liberté de notre pensée et de notre conduite.» La Chambre peut changer d'avis tous les jours, varier sur telle ou telle question. Nous ne sommes pas assez insensés, assez puérils pour croire que la Chambre, quand elle prête son concours au gouvernement, s'enchaîne à lui, que quand elle adhère à son système général, elle s'engage, sur toutes les questions, soit d'administration, soit de finances, à voter toujours comme le demande le gouvernement. Nous ne l'avons jamais demandé, ce serait une demande d'enfant; il ne peut s'agir de telle chose. Il s'agit de savoir si, pour le fond de la politique, pour les principes généraux du gouvernement, pour la direction que nous suivons, la Chambre veut marcher, non pas à côté de nous, ni avant nous, ni derrière nous, mais avec nous, en nous prêtant sa force, la force dont nous avons besoin.
Si la Chambre nous accorde son appui, nous en serons fiers et honorés, nous continuerons à marcher dans les voies où nous sommes; mais j'ai besoin de le dire une fois pour toutes, pour mes collègues et moi, il y a deux choses qu'il faut qu'on sache également: il n'y a point de luttes, point de dégoûts, point d'embarras qui puissent nous décourager; nous sommes au-dessus du découragement. Jamais vous ne nous verrez faibles ni découragés. Mais en même temps, sachez-le bien, jamais nous ne nous obstinerons à garder un jour le pouvoir contre la pensée bien constatée, bien éprouvée des Chambres.
On a parlé de questions de portefeuilles, d'ambitions exagérées, opiniâtres; il me serait facile de renvoyer ces accusations à ceux de qui elles viennent, et de leur dire: Si nous, nous voulons garder nos portefeuilles, vous, vous voulez les prendre. (Hilarité.) Mais Dieu me garde de tenir un pareil langage! je le trouve avilissant pour moi et pour ceux à qui il s'adresserait. Honorons-nous nous-mêmes en honorant nos adversaires. Oui, il y a dans cette Chambre des opinions différentes sur la politique qui convient au pays. Pourquoi voulons-nous le pouvoir? Pour faire triompher par les voies constitutionnelles, dans les limites des pouvoirs constitutionnels, la politique que nous croyons bonne et utile au pays. Les uns comme les autres, opposition et gouvernement, nous n'avons pas d'autre pensée; il ne faut pas tenir les uns sur les autres un autre langage.
Je le répète, honorons-nous nous-mêmes dans nos adversaires; mais demandons-leur à notre tour la même justice; ne souffrons pas qu'on parle de nous autrement que nous ne parlons d'eux.
Pour mon compte, je n'ai jamais tenu un pareil langage, je ne le tiendrai jamais; mais je ne l'accepterai pas davantage.
Ce n'est pas de moi, de mes collègues, messieurs, c'est du système qu'il s'agit; c'est le système qui est en question devant vous, c'est le système que nous soutenons, que nous soutiendrons, et sur lequel la Chambre, pour la première fois, est appelée à se prononcer. (Très-bien! très-bien!)
Je repris la parole après M. Dupin aîné.
M. Guizot, ministre de l'instruction publique.--Messieurs, je suis aux ordres de la Chambre. Si elle désire remettre à demain la discussion...
Quelques voix.--A demain, à demain!
De toutes parts.--Non, non!
M. le ministre.--Je demande alors à parler à l'instant même.
Voix nombreuses.--Oui, oui! parlez! parlez!
M. le ministre de l'instruction publique.--Messieurs, avant de reprendre la discussion sur le terrain où votre honorable président vient de la placer, et où l'avait antérieurement placée l'honorable rapporteur de la commission de l'adresse, je demande à la Chambre la permission de relever quelques erreurs de fait; c'est simplement pour l'exactitude du récit. Votre honorable président, en vous disant qu'il avait contribué plus que tout autre à déterminer l'honorable maréchal Gérard à accepter la présidence du conseil, vous a dit que le maréchal Gérard avait accepté parce qu'il ne trouvait pas d'équivoque dans l'adresse; c'est l'expression dont s'est servi votre honorable président. Je lui rappellerai que la nomination et l'acceptation du maréchal Gérard comme président du conseil sont du 17 ou 18 juillet.
M. Dupin aîné, de sa place.--J'ai dit que le maréchal
Gérard avait accepté sur la déclaration que je lui fis que j'adhérerais à tout ministère de la guerre qui se renfermerait dans les crédits votés; et j'ai dit ensuite que le maréchal Gérard, devenu ministre, n'avait pas vu d'équivoque dans l'adresse et ne s'en était jamais plaint.
M. le ministre de l'instruction publique.--C'est un simple fait que je voulais rétablir. Le maréchal Gérard était président du conseil depuis trois semaines ou un mois lorsque l'adresse a été votée. Ainsi ce vote n'influa en rien sur sa détermination.
Messieurs, votre honorable président s'est étonné aussi qu'une portion de la majorité eût été attaquée; et, si je ne me trompe, il a dit insultée, sous le nom de tiers-parti, par une autre portion de la majorité.
M. Dupin aîné.--J'ai dit par des amis d'une portion de la majorité. (On rit.)
M. le ministre de l'instruction publique.--Je vous demande pardon si je m'arrête sur ces détails, mais j'ai besoin de dire qu'il n'est personne qui ne puisse élever des réclamations pareilles; il y a d'autres portions de la majorité qui, sous d'autres noms, ont été attaquées ou insultées par des amis de quelques parties de la majorité, et, pour mon compte, il ne m'est jamais venu en pensée de me fâcher qu'une portion de la majorité ait été attaquée sous le nom de doctrinaires, par des amis d'une portion de la majorité. (On rit.) Je répète que pour mon compte je ne m'en plains pas, je trouve cela tout simple, quoique sans doute, dans le fond de ma conscience, je puisse le blâmer; c'est le fait de la liberté de la presse que les différentes portions de la majorité soient attaquées et souvent calomniées. Je ne conçois pas que de pareilles attaques vaillent la peine d'être portées à la tribune.
Je ne sais pas non plus pourquoi votre honorable président vient de parler d'une portion de la majorité, désignée sous le nom de tiers-parti. Personne, que je sache, n'en a parlé dans cette Chambre; je n'en ai pas dit un mot, mon honorable ami le ministre de l'intérieur non plus; ce n'est donc à aucune voix dans cette Chambre que votre honorable président a répondu; je n'ai point fait de distinction; je n'ai accusé personne de cette Chambre de former un parti. Je n'ai accusé personne de vouloir se faire chef de parti. Je n'ai fait aucune distinction pareille; j'ai parlé de la majorité en général, de l'inconvénient que nous aurions trouvé, au mois d'août, à voir se former une scission dans la majorité, et à passer pour les provocateurs de cette scission; je demande à la Chambre si j'ai dit un seul mot qui puisse être regardé comme une attaque, comme une allusion à cette portion de la majorité; ce n'est pas moi qui ai introduit cet élément fâcheux de distinguer les diverses parties de la majorité, de leur donner un nom, de les mettre en présence les unes des autres pour établir une lutte entre elles. Je demande à la Chambre de reconnaître que ce n'est pas moi qui ai donné ce tour à la discussion.
Je ne rentrerai pas non plus dans le récit des faits qui sont personnels à votre honorable président, et dont il a entretenu la Chambre; je n'ai rien à en dire, je n'ai point à les contester, ni à les approuver, ni à les blâmer; ils me sont complètement étrangers; ce n'est pas moi non plus qui ai amené cette discussion.
Je reviens au fond même du débat, à la question de l'adresse et du système; car c'est sur cela que la Chambre est véritablement appelée à se prononcer.
Je prie votre honorable président, comme je l'ai fait tout à l'heure avec M. le rapporteur de l'adresse, de reconnaître que je n'en ai même pas parlé; je n'ai pas demandé à la Chambre de rétracter ou de confirmer l'adresse. J'ai rappelé un fait qu'il est impossible de méconnaître, et j'en appelle à la conscience, non-seulement de la Chambre en général, mais à celle de chacun de ses membres en particulier, et de son honorable président lui-même. J'ai rappelé qu'il s'était élevé, depuis trois mois, des doutes sur le sens de l'adresse, sur sa portée, sur l'intention de la Chambre; que ces doutes avaient été le texte de presque tout ce qui s'est dit en politique, comme de ce qui s'est passé depuis trois mois; que c'était l'incertitude sur les véritables intentions de la Chambre qu'il s'agissait aujourd'hui de faire cesser.
Je le répète, je n'ai jamais demandé à la Chambre de se démentir, je ne lui ferais pas une pareille in jure. Je sais très-bien que la Chambre sera fidèle à sa pensée; mais je lui demande de faire cesser l'incertitude qui existe sur cette pensée et de mettre un terme à ses fâcheuses conséquences. Il s'agit en cela d'un fait positif, d'un fait qui s'est produit au dehors par toutes les voies, par les journaux, par les événements, dans la question de l'amnistie, dans la crise ministérielle; partout a éclaté, partout a été proclamée et commentée cette incertitude sur les dispositions de la Chambre, sur son intention, sur sa disposition à concourir ou à ne pas concourir à la politique qui gouverne la France depuis quatre ans. Je prie la Chambre de remarquer que je me sers à dessein du mot la politique pour éviter le mot système. Si j'avais su que le mot système déplût à ce point à votre honorable président, je me serais abstenu de l'employer (On rit); je n'y ai aucune espèce d'intérêt; je ne viens pas discuter ici ce que c'est qu'un système, si nous en avons, ou si nous n'en avons pas un; je dirai simplement qu'il y a une certaine politique qui prévaut et dans les conseils du roi et dans les Chambres depuis quatre ans, qu'elle a été différente de certaine autre politique, qu'il s'agit de savoir si l'on soutiendra celle-ci ou celle-là, que c'est là une question parfaitement simple, qu'il est très-aisé de la dégager du mot système et de toutes les discussions de ce genre, et je vais en donner la preuve.
Voulez-vous que je parle du passé comme l'a fait votre honorable président? Eh bien! il y a des gens qui disent qu'en effet, il a bien fallu résister, que, depuis quatre ans, il s'est produit des occasions qui appelaient la résistance du pouvoir; mais qu'on a trop résisté, qu'on a réprimé trop durement, trop violemment; que, d'un autre côté, il y avait des concessions à faire et qu'on n'a pas faites; en un mot, qu'il fallait réprimer moins et autrement qu'on ne l'a fait; qu'il fallait accorder plus et autrement qu'on n'a fait. C'est là une opinion qui existe. Eh bien! nous ne sommes pas de cette opinion. Nous croyons que depuis quatre ans on n'a pas réprimé trop violemment, qu'on n'a fait que suffire à la nécessité, et qu'on n'a pas toujours suffi. Nous croyons qu'on n'a pas manqué à faire les concessions dont le pays avait besoin, qu'on a présenté aux Chambres et que les Chambres ont adopté toutes les lois de liberté dont le pays avait besoin, et qu'il était raisonnable de lui accorder dans ce temps; nous croyons qu'on n'a pas trop refusé, ni trop réprimé.
Voilà pour le passé; j'arrive au présent. Il y a des gens qui disent que, tout en supposant que la politique de la résistance ait été nécessaire dans le passé, elle ne l'est plus aujourd'hui, que l'anarchie est définitivement vaincue, qu'on peut changer de politique, gouverner d'une tout autre façon; qu'aujourd'hui il n'y a plus d'inconvénient, qu'au contraire il y aurait avantage à accorder l'amnistie, à faire sortir de prison les deux cent-vingt et un condamnés politiques, comme on l'a dit, qui y sont renfermés. Un des membres du ministère du 10 novembre a dit tout à l'heure que c'était là sa disposition, son opinion. Pour nous, messieurs, nous n'avons pas été de cet avis. Et nous ne souffrirons pas qu'on nous parle de dureté, de cruauté, parce que nous avons une opinion différente depuis quatre ans. Nous prétendons que nous avons fait nos preuves en fait de modération et de douceur; nous prétendons que lorsque des désordres pareils à ceux d'avril dernier n'ont pas eu d'autre conséquence que les lois que vous avez votées, lorsqu'on n'a demandé aucune mesure extraordinaire, lorsqu'il n'y a pas eu une condamnation à mort exécutée, nous prétendons que nous avons le droit de parler d'amnistie, de clémence, de modération et de douceur, que notre opinion est parfaitement libre quand nous examinons si la mesure est ou non opportune.
Nous nous décidons par des raisons politiques, par des raisons de sûreté, par des raisons d'État, et nous sommes parfaitement libres d'adopter tel ou tel parti sans être accusés de cruauté ou de dureté.
Je dis donc qu'il y a des personnes qui croient qu'aujourd'hui, aujourd'hui même, l'amnistie est bonne, opportune, d'autres ne la regardent pas comme telle. Certes, ce sont là deux politiques différentes.
Passons à l'avenir: il y a des personnes qui pensent que la réforme électorale est un but vers lequel il faut tendre immédiatement. Le langage diffère à la vérité; les uns disent qu'il ne faut pas parler en ce moment d'une telle réforme, parce que cela compromettrait la question. D'autres disent que la réforme électorale doit se borner à rendre tous les jurés électeurs et tous les électeurs éligibles; d'autres la veulent plus profonde. Mais tous se réunissent à demander une réforme électorale, légère ou profonde, prompte ou lente. Nous, nous pensons que, d'ici à un temps assez long, il n'y a point lieu à une réforme électorale, que l'intérêt du pays la repousse au lieu de la commander.
On qualifiera cela de système, ou de tout autre nom; il est clair, et c'est la seule chose que je dise, qu'il y a des politiques toutes différentes. Eh bien! c'est là ce qui caractérise la conduite d'un cabinet, ce qu'on appelle la politique du cabinet. Et quand nous venons demander à la Chambre de se prononcer pour tel ou tel système, nous ne lui demandons pas de nous donner un diplôme, d'adopter d'avance telles ou telles formules dont on déduira telles ou telles conséquences; ce serait là, permettez-moi de vous le dire, de la scolastique et non de la politique. La politique part de certaines idées générales et se meut dans la sphère de ces idées avec largeur et liberté: elle sait qu'on ne déduit pas rigoureusement toutes les conséquences; elle sait s'adapter aux circonstances, aux événements; elle sait attendre: c'est là la politique; c'est de celle-là qu'il s'agit, et non de système d'écoliers!
Messieurs, c'est à la Chambre à savoir si elle veut s'associer à la politique qui a été suivie depuis quatre ans, si elle la regarde comme bonne et utile au pays, si elle croit que c'est dans cette direction qu'il faut marcher, sans doute en la modifiant selon les circonstances, les progrès du temps et les états divers de la société, mais en partant de ce point, la résistance à l'esprit révolutionnaire, le dessein de le vaincre, et de rasseoir sur ses véritables bases la société ébranlée. Ce dessein est la pensée fondamentale, le but constant du gouvernement; nous croyons que c'est là la condition sine qua non de la liberté tout aussi bien que de la sécurité sociale, du progrès de notre société dans l'avenir tout aussi bien que de sa sécurité dans le présent.
On parle beaucoup de liberté, de progrès. Messieurs, la première de toutes les libertés, celle qu'un gouvernement doit assurer avant tout, c'est la liberté des hommes modérés, des hommes prudents, des hommes sages, des pères de famille. Cette liberté leur échappe au milieu des orages; quand le désordre est au sein de la société, savez-vous qui est libre? Ce sont les esprits ardents, les brouillons, les hommes qui veulent changer leur situation; les hommes tranquilles, modérés, les pères de famille, ne sont pas libres alors, ils perdent leur liberté au contraire; ils ne sont pas propres à de tels orages; ils en ont horreur et dégoût. Eh bien! le premier devoir d'un gouvernement est d'assurer la liberté de ces hommes; c'est la vraie liberté; quand la société est ébranlée, celle-là disparaît; ils se retirent de la scène du monde, et nous voulons qu'ils y restent, qu'ils exercent dans les affaires du pays l'influence qui leur appartient; nous voulons qu'ils remplissent leurs devoirs d'électeurs municipaux, leurs devoirs de gardes nationaux, leurs devoirs politiques, qu'ils prennent aux affaires de la France toute la part qu'ils peuvent y prendre, et qui peut seule faire le bonheur du pays. (Marques d'adhésion.)
Ce que je dis de la liberté, je le dis également du progrès. La première condition du progrès, c'est la sécurité, c'est l'ordre; sans l'ordre, il n'y a point de progrès véritable.
Parlez-vous du progrès politique, de l'extension des droits politiques, des institutions politiques? Faut-il que je remette sous vos yeux le simple catalogue des lois politiques que vous avez votées depuis quatre ans, la simple énumération des droits politiques que vous avez distribués? Je ne veux pas dire que vous en seriez effrayés, car je ne le suis point moi-même. Non, messieurs, je n'en suis point effrayé; j'accepte avec confiance cette extension des droits et des libertés politiques que nous avons donnée au pays depuis quatre ans; mais je dis qu'elle a été donnée libéralement, qu'il n'y a pas eu d'avarice, de parcimonie. Je dis qu'il n'est pas vrai, comme on le répète tous les jours, qu'il faille se précipiter et précipiter la société tout entière avec nous vers des droits politiques plus étendus, plus considérables. Je dis qu'en faisant ce que nous avons fait depuis quatre ans, nous avons, sinon dépassé, du moins atteint la mesure de ce qui est sage et possible. Je dis qu'il faut nous y renfermer, qu'il faut que la société, si longtemps fatiguée, se repose un peu de ses fatigues au sein de ses droits politiques, et dans la situation politique que nous lui avons faite depuis quatre ans. Elle en a besoin, messieurs, c'est seulement en s'y reposant qu'elle apprendra à en jouir, qu'elle deviendra capable d'acquérir des droits nouveaux. Occupons-nous, messieurs, de préparer les éléments de cette capacité; occupons-nous du progrès intellectuel et du progrès industriel, du progrès des lumières et du progrès des richesses. Voilà les deux points sur lesquels j'appelle aujourd'hui toute votre attention: répandez les lumières dans toutes les classes de la société; augmentez le bien-être général; c'est là surtout ce dont aujourd'hui la société a besoin.
La situation étant telle, messieurs, les politiques entre lesquelles vous avez à choisir étant ainsi bien déterminées, il s'agit uniquement de savoir si la Chambre veut, non pas s'enchaîner, mais prendre un parti. Comme votre honorable président, je respecte l'indépendance de la Chambre. Je n'ai pas la moindre intention d'y porter la moindre atteinte, ni dans le présent, ni dans l'avenir, et sur ce point je m'en rapporte parfaitement à la Chambre elle-même. Je suis bien sûr que, quel que soit son vote dans cette circonstance, elle ne se regardera pas comme enchaînée à la politique du ministère, et que, si jamais nous pouvions nous écarter des véritables intérêts du pays, la Chambre nous désavouerait à l'instant même. Son indépendance ne peut donc être compromise; la Chambre s'appartiendra toujours à elle-même. Soyez tranquilles d'ailleurs, messieurs; nous ne viendrons jamais vous demander d'abdiquer votre dignité, votre considération, votre autorité sur le pays. Et de quoi vivons-nous, de quoi vit le gouvernement de Juillet? N'est-ce pas en grande partie de l'autorité, de la considération et de la force des Chambres? Sans doute, il a la sienne propre, mais il sait aussi quels avantages il doit tirer de son alliance étroite avec les Chambres, et de l'appui qu'elles lui prêtent. Et c'est parce que nous le savons, que nous venons vous demander votre adhésion; c'est parce que nous savons que le gouvernement que la France a adopté en 1830 ne peut se passer de la confiance et du concours des Chambres, de votre autorité, de votre influence, de votre considération, que nous venons vous demander de les lui prêter; nous ne vous demandons pas de les abdiquer, mais de les mettre au service du trône. Ce que nous vous demandons, c'est une alliance sincère, conforme à vos opinions d'aujourd'hui, avec la faculté d'en changer demain si vous aviez des motifs pour cela, mais une alliance sincère, profonde, avec un gouvernement que vous avez fondé et que vous voulez comme nous.
Si vous ne nous prêtiez pas votre force, c'est que vous croiriez que notre politique est mauvaise, qu'il y a une meilleure politique à suivre; je pourrais m'en affliger, mais je ne m'en étonnerais pas. Vous en avez le droit; c'est à vous d'en user dans toute sa plénitude; et une Chambre qui use de tout son droit, qui fait ce que nous vous demandons de faire aujourd'hui, ne perd à coup sûr rien de sa considération, de son influence, de son autorité.
Soyez-en sûrs, messieurs, ce qui se passe maintenant devant vous sera un jour, dans votre histoire, un des actes qui auront le plus étendu, consolidé l'autorité et la considération de la Chambre. C'est dans votre propre intérêt, comme dans celui du pouvoir, que nous vous demandons d'être tout ce que vous avez le droit d'être d'après la Charte de 1830 et de le dire hautement. (Marques nombreuses d'adhésion.)