Histoire parlementaire de France, Volume 2.: Recueil complet des discours prononcés dans les chambres de 1819 à 1848
LXVIII
--Chambre des députés.--Séance du 9 Avril 1895.--
Le général Sébastiani avait passé de l'ambassade de Naples à l'ambassade de Londres. On soutint qu'à raison de cette mutation, il devait, en vertu de la loi du 12 septembre 1830, être soumis, comme député, à la réélection. Un débat s'éleva dans la Chambre à ce sujet. Je répondis aux membres qui soutenaient que la réélection était de rigueur. La Chambre passa à l'ordre du jour.
M. Guizot, ministre de l'instruction publique.--Messieurs, M. le ministre de l'intérieur, présent en ce moment, je crois, à l'une des commissions de la Chambre, avait des explications à donner sur la question qui vient d'être élevée. Je les donnerai à sa place; elles seront fort courtes.
La Chambre se rappelle peut-être que j'ai eu l'honneur, au mois d'août 1830, de présenter moi-même le projet de loi dont on réclame en ce moment l'exécution; cette exécution a été de notre part, toutes les fois que nous avons été appelés à en délibérer, aussi complète et aussi loyale que possible.
La Chambre n'ignore pas que dans plusieurs circonstances, notamment au mois de novembre dernier, lorsque nous sommes sortis du cabinet pour quelques jours, et que d'autres membres de cette Chambre y sont entrés pour quelques jours, les uns et les autres nous avons été soumis à la réélection, et que, sans la moindre hésitation, nous avons accepté cette obligation légale, sur laquelle cependant on avait élevé des doutes, doutes qui allaient jusqu'à dire que nous ne l'accepterions pas.
Nous l'avons acceptée complétement, loyalement, toutes les fois que l'occasion s'est présentée: la loi a toujours reçu sa pleine et entière exécution. On ne peut élever à cet égard la moindre incertitude.
A l'occasion du général Sébastiani s'est élevée la nécessité d'interpréter la loi. Voici les motifs de la résolution que nous avons prise à cette époque.
Il faut remonter en toutes choses au véritable sens, à l'esprit d'une loi. Quel était le sens, l'esprit de la loi du 12 septembre 1830?
C'est qu'il fallait que les électeurs connussent bien la situation politique et personnelle de l'homme qu'ils choisissaient, et que, cette situation politique changeant, il fallait consulter les électeurs. Voilà, en réduisant les choses aux termes les plus simples, voilà le véritable sens, voilà l'esprit de la loi de 1830. Et dans les discussions qui se sont élevées à cette époque, dans l'exposé des motifs même, on ne trouvera rien qui ne convienne parfaitement à ce sens.
Lorsque M. le général Sébastiani fut nommé ambassadeur à Naples, il y avait, sans aucun doute, lieu à la réélection; M. le général Sébastiani s'est présenté devant le collége de Vervins, et le collége de Vervins l'a réélu, sachant très-bien qu'il allait partir pour Naples, et connaissant parfaitement et sa position personnelle et sa situation politique.
Au bout de quelque temps, M. le général Sébastiani est appelé à l'ambassade de Londres; évidemment, quant aux électeurs, sa situation n'est point changée; il occupait des fonctions publiques, et des fonctions publiques qui l'obligeaient à une absence; s'il s'agissait de compter les lieues, de mesurer les distances, Londres serait plus près que Naples. A l'égard des électeurs, la situation politique de M. le général Sébastiani n'est donc en aucune façon changée; elle est la même, politiquement parlant, exactement la même qu'au moment où les électeurs ont réélu M. le général Sébastiani.
Sous ce premier point de vue donc, sous le point de vue moral, dans l'intention réelle et morale de la loi, la réélection du général Sébastiani n'était pas obligatoire.
Veut-on prendre la question, sous un autre point de vue, celui des fonctions mêmes qu'a occupées et qu'occupe encore le général Sébastiani?
Eh bien! tout le monde sait que, dans le département des affaires étrangères, tous les ambassadeurs sont sur le même rang; le passage d'une ambassade à une autre ambassade n'est point un avancement. Quand un ministre plénipotentiaire devient ambassadeur, alors il y a avancement; mais quand un ambassadeur quitte une ambassade pour aller en occuper une autre, il n'y a là aucun avancement. La différence des traitements provient uniquement de la diversité des dépenses qu'entraîne telle ou telle résidence. Il n'est personne qui ne sache qu'une somme plus considérable, 2 ou 300,000 francs par exemple, à Londres, équivaut à une somme moins considérable, 60 ou 100,000 francs à Naples.
La diversité des traitements n'introduit pas une diversité réelle, une gradation entre les fonctions; elle signale uniquement l'inégalité des indemnités attachées à des résidences inégalement dispendieuses.
Ainsi, messieurs, soit que l'on considère la question dans les rapports de M. le général Sébastiani avec les électeurs, ou dans ses rapports avec ses fonctions elles-mêmes, il n'y avait aucun motif, du moins aucun motif obligatoire, à la réélection.
On a cité des précédents, et des précédents qui remontent à 1830; mais il serait facile d'en citer de différents. Les précédents, sans être bien anciens, sont déjà divers à ce sujet. Il est vrai, le précédent allégué par l'honorable préopinant est fondé; mais à peu près à la même époque, peut-être dans le même mois, l'honorable M. Laffitte, qui avait été réélu lorsqu'il était entré dans le conseil comme ministre sans portefeuille, devînt ministre des finances et président du conseil, il ne fut pas soumis a la réélection. Cependant la différence des situations était ici bien plus grande. L'honorable M. Laffitte passait de fonctions non salariées à des fonctions salariées, et de ministre sans portefeuille il devenait ministre des finances et président du conseil. Cependant, je le répète, il n'y eu pas de réélection.
M. Lherbette.--Il aurait dû y en avoir.
M. le ministre de l'instruction publique.--Je prie l'honorable M. Lherbette de remarquer que je n'examine point la valeur intrinsèque du précédent; je le cite, en fait, et je dis qu'il appartient à la même époque que la réélection de M. Degouve de Nuneques.
Je pourrais citer d'autres exemples de la même nature; il est arrivé, par exemple, qu'un ministre a passé d'un département à un autre; eh bien! on peut dire que tel ou tel département ministériel est plus important que tel autre; il y a même tel département auquel est attaché un traitement plus considérable. Ainsi, M. le général Sébastiani a passé du ministère de la marine au ministère des affaires étrangères, où il jouissait d'un traitement plus considérable. Il ne fut pas soumis à la réélection.
Le même fait a eu lieu pour l'amiral de Rigny, qui a passé du ministère de la marine au ministère des affaires étrangères sans être soumis à la réélection. Pourquoi? Parce qu'on a considéré que les fonctions ministérielles étaient toutes pareilles, que les divers départements ministériels étaient égaux entre eux, qu'il n'y avait là point d'avancement, point de changement dans leur situation politique, qu'il n'y avait, par conséquent, aucun des motifs moraux ou légaux qui ont déterminé la loi de 1830.
La Chambre voit qu'ainsi, soit que l'on considère la question dans les rapports du député avec les électeurs, ou dans ses rapports avec ses fonctions, soit que l'on consulte les précédents, il n'y avait aucun motif légal, impérieux, d'obliger M. le général Sébastiani à une réélection. Il s'agissait de l'interprétation de la loi; nous l'avons examinée avec une complète impartialité; nous n'avions aucun intérêt à éluder la réélection. Toutes les fois que la loi a été claire, nous avons accepté le voeu sans aucune hésitation. Je comprends qu'on ait, sur cette question, des avis différents; mais les raisons qui ont réglé notre conduite nous ont paru et nous paraissent encore les meilleures pour donner à la loi cette interprétation.
La Chambre, du reste, décidera la question comme elle le jugera convenable.
LXIX
--Chambre des députés.--Séance du 11 avril 1835.--
Le 15 janvier 1835, le gouvernement proposa un projet de loi pour l'exécution du traité du 4 juillet 1831 qui avait reconnu la France débitrice des États-Unis d'Amérique pour une somme de 25 millions, et dont le rejet, prononcé par la Chambre dans la session précédente, avait déterminé la retraite du duc de Broglie comme ministre des affaires étrangères. M. Dumon fit, le 25 mars 1835, le rapport de ce projet de loi dont la discussion se prolongea du 9 au 18 avril. J'y pris part dans les séances du 11 et du 17 en réponse à MM. Ducos et Mauguin. Le projet de loi fut adopté dans la séance du 18, par 289 voix contre 137.
M. Guizot, ministre de l'instruction publique.--Je demande à dire un mot.
Messieurs, je ne me propose pas d'entrer en ce moment dans la discussion; mais l'honorable préopinant, après s'être appliqué à prouver, et avoir pleinement prouvé, selon nous, que la somme déterminée par le traité de 1831 ne s'élève point au-dessus des légitimes dettes de la France, après avoir, dis-je, complètement établi cette démonstration, l'honorable préopinant a paru rejeter sur les ministres signataires de ce traité je ne sais quelle responsabilité obscure sur laquelle il ne s'est pas expliqué, et dont, pour notre compte, nous n'avons pas compris le sens.
La Chambre sait que ce ne sont pas les membres actuels du cabinet qui ont signé le traité; il a été signé par un illustre général, qui a rendu à cette époque, et qui rend encore d'honorables et importants services à la France. Mais en présentant le traité à la Chambre, en le soutenant devant vous, nous avons eu et nous avons la ferme conviction qu'aucune responsabilité, sinon cette responsabilité générale et politique qui s'attache à tous les actes du pouvoir, ne pèse sur la tête de ceux qui l'ont signé. Nous prions donc l'honorable préopinant de venir dire quel sens il attache à ces paroles que, nous le répétons, nous n'avons pu comprendre. (Mouvements divers.)
M. Ducos.--Ma réponse se trouvera renfermée dans un mot: comme règlement de compte, je suis partisan de votre traité, parce que je pense que vous n'avez pas payé plus que nous ne devons. Mais, et c'est sur ce point que je me suis arrêté, s'il ne fallait juger votre traité que comme transaction, j'en serais le premier adversaire.
Voix à gauche.--Très-bien! (Vive agitation.)
Un grand nombre de membres.--Expliquez-vous; nous ne comprenons pas.
(M. le ministre de l'instruction publique monte à la tribune; le silence se rétablit très-difficilement.)
M. le ministre.--Je demande pardon à la Chambre si je remonte à la tribune; mais je désire que le sens de la réponse de l'honorable préopinant soit bien clair pour tout le monde. Il a parfaitement établi dans son discours qu'un pays loyal devait payer ses dettes. Il a également établi, à mon avis, que la dette de la France envers les États-Unis s'élevait au moins à la somme fixée par le traité. Je serais même en droit de dire, d'après les termes de son discours, qu'il regarde la dette de la France comme plus considérable que la somme assignée par le traité. Je ne comprends pas dès lors quel sens il peut attacher au mot de transaction dont il a parlé. La France devait, à son avis, plus de 25 millions, ou au moins 25 millions. C'est là la somme assignée par le traité. Il n'y a là, aux termes mêmes de l'opinion de l'honorable préopinant, point de transaction, mais payement d'une dette. (Bruits divers.)
M. Odilon Barrot.--Mais non!... (Nouveaux bruits.) Accordez-vous donc avec M. le ministre des affaires étrangères.
M. le ministre de l'instruction publique.--Ceux qui croient que la France devait davantage, ceux qui croient qu'indépendamment des 25 millions assignés par le traité, il y avait d'autres réclamations contestables sans doute, mais dont une partie au moins pouvait être légitimement réclamée par les États-Unis, ceux-là peuvent parler de transaction. Voilà pourquoi nous pensons, nous, qu'il y a eu transaction, et que, lorsqu'on s'est arrêté à la somme de 25 millions, c'est un terme moyen qu'on a pris entre des prétentions différentes, et qui s'élevaient au-dessus de cette somme. En ce sens, on peut parler de transaction; mais le préopinant aurait-il voulu dire qu'il y avait eu transaction quoique la dette fût au-dessous de 25 millions? Cela ne serait pas soutenable. Il a établi lui-même que la dette s'élevait au moins à 25 millions, et probablement au-dessus. Il n'y a donc pas lieu à la distinction qu'il vient d'établir entre le règlement de compte et la transaction.
Je ne comprends donc pas encore le sens de cette responsabilité grave, indéfinie, qu'il a voulu renvoyer aux signataires du traité. Ils ont eu à débattre des prétentions beaucoup plus élevées que les 25 millions; ils ont transigé en ce sens qu'ils ont offert un terme moyen qui a été accepté par les États-Unis; transaction légale, transaction définitive, qui terminait une grande question. Mais dans ce sens du mot transaction, je ne saurais démêler aucune responsabilité qui doive peser le moins du monde aux signataires. Je persiste donc à demander que le sens des paroles du préopinant soit clairement établi. (Agitation.)
M. Ducos.--Je pense déjà avoir donné à la Chambre une assez grande preuve de ma bonne foi pour qu'elle croie que je n'emprunte mes inspirations à personne.
Ma réponse sera nette et précise.
Je n'ai entendu en aucune façon atteindre le caractère personnel des signataires du traité; et je déclare formellement que je n'ai entendu me livrer à aucunes insinuations malveillantes ou odieuses à leur égard. (Mouvements et bruits divers.)
Je dis seulement que votre traité n'a pas été un payement régulier, mais bien une transaction.
M. le ministre de l'instruction publique.--Oui, sans doute.
M. Ducos.--M. le ministre de l'instruction publique me paraît en contradiction avec lui-même, car tout à l'heure, il soutenait à cette tribune qu'il n'y avait pas eu transaction.
Aux centres.--Si, si, au contraire!
M. Odilon Barrot.--C'est alors une misérable équivoque.
M. Ducos.--Je le répète: si c'est un payement réel, un payement définitif et régulier que vous avez entendu faire par le traité du 4 juillet 1831, je l'approuve, parce que je dis encore une fois qu'à mon sens nous devons réellement 25 millions et même davantage. Mais si c'est comme transaction, je croyais vous avoir dit que, comme transaction, la Chambre pouvait accuser les signataires du traité ou d'imprévoyance ou d'impéritie. (Violents murmures aux centres.)................
M. le ministre de l'instruction publique.--Je remonte à la tribune pour remercier l'honorable M. Ducos des paroles qu'il a dites, et que nous tenions à entendre de sa bouche. Il vous a dit qu'il n'avait pas entendu élever la moindre insinuation contre les honorables signataires du traité de 1831. Cependant il les avait renvoyés à leur conscience; il leur avait demandé d'interroger leur conscience, et de voir si elle pouvait leur répondre en paix. C'est cette phrase qui m'a fait monter à la tribune. L'honorable préopinant l'a expliquée; je répète que je le remercie de l'explication qu'il en a donnée. (Très-bien! très-bien!)
--Séance du 17 avril 1835.--
Je répondis à M. Mauguin qui avait dit que les États-Unis d'Amérique n'avaient pas défendu leur pavillon contre l'Angleterre.
M. Guizot, ministre de l'instruction publique.--L'honorable préopinant veut-il me permettre d'expliquer en deux mots ce que je voulais dire? (M. Mauguin fait un signe d'assentiment.) Voici ce que je lis dans l'Histoire de France depuis le 18 brumaire jusqu'à la paix de Tilsit, par M. Bignon:
«Un ordre du cabinet britannique ayant autorisé l'arrestation de tout bâtiment américain chargé de marchandises ou denrées qui ne proviendraient pas des États-Unis, plus de cinquante bâtiments subirent les conséquences de cet ordre, et furent conduits dans des ports britanniques. On n'évaluait pas à moins de trois mille le nombre des marins pressés par les vaisseaux de guerre anglais. De telles insultes étaient intolérables. Le Gouvernement des États-Unis n'avait de prise que contre les Anglais qui résidaient sur son territoire. On les fit rassembler dans un même lieu, sous la surveillance d'un commissaire américain. En ouvrant la session du Congrès, le président Jefferson éleva la voix contre des vexations insupportables, ayant leur source dans un système nouveau qu'on ne pouvait laisser subsister. Par un message en date du 27 janvier 1806, il réclama encore contre les nouveaux principes interposés par l'Angleterre dans la loi des nations; mais ce qui valait mieux qu'un appel à la justice, toujours dédaigné par le cabinet britannique quand il peut le faire sans danger, une mesure courageuse, adoptée par le Congrès relativement à la presse des matelots américains, fit voir aux Anglais que, même pour des États dépourvus de marine capable de lutter contre eux, il existe toujours des moyens de se défendre contre l'oppression. Voici le texte du bill:
«Tout individu qui pressera un matelot américain sera considéré comme pirate, et puni de mort. Tous les marins américains sont autorisés à tuer les individus qui voudraient presser à leur bord. Chaque matelot, pour prix de sa résistance en pareil cas, recevra 200 dollars. Si le président des États-Unis apprend qu'un marin américain est enrôlé par force, un semblable traitement sera fait à un marin de la puissance qui aura commis l'offense. Tout marin américain qui aura été pressé de cette manière recevra une indemnité de 60 dollars pour chaque mois qu'il aura passé dans l'esclavage,» Cet acte du gouvernement américain plaît à l'âme et à la raison, parce qu'il montre un peuple qui, malgré l'extrême infériorité de ses forces, conserve envers un État puissant le juste sentiment de sa dignité. Il est beau pour un peuple, dont la marine est si faible encore, d'avoir le courage de déclarer piraterie et de punir comme telle des actions autorisées par une puissance aussi redoutable que l'Angleterre; il est beau d'assurer un prix à une généreuse résistance; il est digne d'un peuple libre de pourvoir aux dédommagements de tout marin victime de la presse pour chacun des jours pendant lesquels il aura été privé de sa liberté.» (Sensation prolongée. Mouvement marqué d'agitation.)
LXX
--Chambre des députés.--Séance du 18 mai 1835.--
Dans la discussion du budget du ministère de la guerre pour l'année 1836, M. Arago avait demandé que les élèves sortants de l'École polytechnique pussent, s'ils le désiraient, entrer dans la carrière de l'instruction, donnant à entendre que cette faculté leur était interdite. Je lui répondis:
M. Guizot, ministre de l'instruction publique.--Je ne voudrais pas exprimer une opinion positive sur la question soulevée par l'honorable préopinant. Je ferai seulement remarquer que la carrière de l'instruction publique n'est pas fermée aux élèves qui sortent de l'École polytechnique: on entre dans l'instruction publique, c'est-à-dire dans les colléges royaux; par la voie du concours de l'agrégation. Les élèves de l'École normale, bien qu'ils soient spécialement destinés à l'instruction publique, sont obligés de subir l'épreuve du concours. Les élèves de l'École polytechnique, comme les autres, peuvent se présenter; il n'y a pas de raison pour les en dispenser, puisque les élèves de l'École normale eux-mêmes n'en sont pas exempts. Il n'est donc pas exact de dire que la carrière de l'instruction publique soit formée aux élèves de l'École polytechnique Ils peuvent se présenter au concours comme tous les autres et aux mêmes conditions.
M. Arago.--Je n'ai pas émis une opinion arrêtée; j'ai seulement manifesté le voeu de voir introduire dans l'instruction publique les élèves de l'École polytechnique. Mais vous voyez que la question est celle-ci: l'examen subi par l'élève de l'École polytechnique, au moment de sa sortie, est-il suffisant pour qu'un élève puisse être reçu professeur dans les colléges royaux?
Plusieurs voix.--Non! non!
M. le ministre de l'instruction publique.--Pour répondre à l'honorable membre, je dois insister sur ce fait que j'ai mis sous les yeux de la Chambre, c'est que l'École normale est particulièrement destinée à former des professeurs. Les élèves de l'École normale subissent des examens en sortant de l'École; cela ne les dispense pas de se présenter au concours d'agrégation et de lutter avec des hommes qui sortent de l'instruction libre. C'est cette concurrence entre l'instruction reçue à l'École normale et l'instruction libre qui fait la force des concours d'agrégation et la garantie de la science de ceux qui entrent dans l'instruction publique.
M. Arago.--Je n'insisterai pas sur cet incident que j'ai jeté dans la discussion sans avoir réfléchi. M. le ministre de l'instruction publique verra s'il n'y aurait pas moyen de faire arriver d'une manière utile les élèves de l'École polytechnique dans l'instruction publique.
M. le ministre de l'instruction publique.--Ils n'ont qu'à se présenter au concours; il leur est ouvert comme à tout le monde.
LXXI
--Chambre des députés.--Séance du 29 mai 1835.--
Dans la discussion du budget du ministère de l'instruction publique pour l'exercice 1836, plusieurs députés, entre autres MM. de Tracy, Eusèbe Salverte, Auguis, demandèrent de nombreuses et importantes réformes dans le système des études et le régime de l'Université, surtout en ce qui concernait les études classiques littéraires et les études scientifiques. Je leur répondis:
M. Guizot, ministre de l'instruction publique.--Messieurs, s'il pouvait exister quelques craintes sérieuses sur l'avenir de l'instruction publique en France et sur les progrès auxquels elle est destinée, la discussion qui s'est élevée aujourd'hui suffirait, je crois, pour les dissiper. Je ne sache rien de plus remarquable, au milieu des travaux de la Chambre, à la fin de sa session, après toutes les fatigues qu'elle a supportées, que cette attention presque subite, inattendue et si sérieuse, si forte, qui s'est attachée au budget du département dont j'ai l'honneur d'être chargé. Il y a, messieurs, dans une telle disposition des esprits, un gage de progrès, une certitude d'avenir infiniment plus sûre que tous les essais auxquels on pourrait vouloir se livrer.
La Chambre n'attend pas de moi, je l'espère, que j'entre profondément, et comme elles le méritent, dans l'examen de toutes les questions qui ont été soulevées dans ce débat. Les honorables préopinants en ont fait ressortir avec éclat l'élévation et l'importance. Je partage à cet égard leur conviction, et c'est parce que je la partage que je ne crois pas que de telles questions puissent être traitées en passant; non, messieurs, que je désapprouve le moins du monde, non que je regrette cette habitude de soulever ainsi, à l'occasion du budget, les questions générales auxquelles il peut donner lieu: c'est le droit de la Chambre, et c'est le moyen d'introduire dans nos institutions publiques de grandes améliorations. Mais le gouvernement, mis ainsi sur la voie, averti, provoqué par de telles interpellations, de telles digressions, passez-moi le mot, le gouvernement ne peut cependant pas s'y laisser aller complétement; il est obligé, l'opposition me permettra ce langage, de traiter toutes choses plus sérieusement, plus profondément, avec des idées plus arrêtées et plus pratiques que ne fait l'opposition. Je me garderai donc d'entrer aujourd'hui aussi avant que je le voudrais, et qu'il faudrait le faire, dans les questions dont on vous a occupés; elles ont droit à un examen plus spécial et plus réfléchi.
Savez-vous, messieurs, pourquoi la loi sur l'instruction primaire a, j'oserai le dire, si bien réussi? C'est parce que la question a été prise à part, isolément, considérée sous toutes ses faces, approfondie par l'opposition comme par l'administration. C'est dans ce long, laborieux et patient examen que réside la principale et véritable cause du succès de nos institutions naissantes en fait d'instruction primaire.
Je supplie donc la Chambre de procéder, dans toutes les branches de l'instruction publique, comme elle a procédé dans celle-là; je supplie la Chambre de ne pas apporter, dans l'examen des autres parties de mon département, plus d'impatience, plus de précipitation, et passez-moi l'expression, plus de légèreté: c'est la condition sine qua non du succès.
L'occasion, messieurs, l'occasion naturelle, légitime, de traiter à fond les grandes questions que les honorables préopinants ont soulevées, se présentera lorsque la loi sur l'instruction secondaire sera mise sous les yeux de la Chambre. Et ici, je ne puis m'empêcher de protester de toutes mes forces contre cette accusation de négligence, de lenteur, qui a été plusieurs fois renouvelée à cette tribune au sujet de cette loi. J'ai déjà eu l'honneur de rappeler une ou deux fois à la Chambre un fait général qu'elle me permettra de lui rappeler encore. Savez-vous combien de grandes lois, de lois fondamentales et politiques vous aurez faites en quatre ans? Vingt-cinq grandes lois, messieurs, vingt-cinq lois d'institutions! Si la Chambre en avait besoin, je mettrais l'état sous ses yeux, et la Chambre, et tous les hommes sensés en dehors de la Chambre seraient, permettez-moi de le dire, effrayés qu'en quatre ans on ait enfanté ainsi vingt-cinq grandes lois, et qu'on ait résolu, que du moins on ait cru avoir résolu toutes les questions qui s'y rattachent. Non, messieurs, pour se faire bien, pour se faire durablement, les choses ne se font pas si vite. Il faut, messieurs, il faut absolument nous guérir du mal de l'impatience: c'est le plus grand mal peut-être qui nous reste des quarante années que nous avons traversées; nous avons vu commencer et finir tant de choses, nous les avons vu faire si vite, nous les avons vu défaire si vite que nous nous laissons aller à toujours procéder de la sorte. Messieurs, on détruit ainsi, on ne construit pas. Quand on veut construire, quand on veut fonder quelque chose, il faut y mettre le temps de l'étude et de la réflexion. Cela est indispensable pour les Chambres comme pour les individus, pour l'opposition comme pour l'administration.
Je ne pense donc pas qu'il y ait ni lenteur, ni négligence dans le retard apporté à la présentation de la loi sur l'instruction secondaire. Pour mon compte, messieurs, je m'en accuse formellement, c'est à dessein, c'est bien volontairement que je n'ai pas demandé que cette loi vous fût présentée plutôt. Je ne l'ai pas demandé par une raison, la première de toutes, à mes yeux, c'est que les questions qui se rattachent à cette loi ne sont pas, pour moi-même, suffisamment résolues; c'est que je ne suis suffisamment éclairé ni sur tous les faits, ni sur la solution convenable de toutes les difficultés. Je respecte trop la Chambre pour me permettre jamais d'apporter ici des articles de loi et des idées de la bonté desquels je ne me croirais pas sûr. (Très-bien! très-bien!)
A part cette raison, messieurs, il en est une autre d'un grand poids. Vous avez fait la loi sur l'instruction primaire, et dans cette loi vous avez établi, sous le nom d'écoles primaires supérieures, un système d'écoles qui touchent de très-près à l'instruction secondaire, d'écoles destinées à combler quelques-unes des lacunes, à corriger quelques vices de notre instruction secondaire. Il fallait voir ces dispositions à l'épreuve; il fallait étudier ces écoles primaires supérieures, il fallait se rendre compte de leur organisation et de leurs effets.
Je n'ai pas cru possible d'apporter une loi sur l'instruction secondaire avant que nos instituions d'instruction primaire, et particulièrement les écoles primaires supérieures, eussent été réellement organisées et en vigueur: c'est ma seconde raison de retard.
Il y en a encore une troisième. Ne croyez pas, messieurs, que vous soyez, en matière d'instruction secondaire, comme vous étiez en matière d'instruction primaire; vous n'avez pas ici tout à créer; vous ne manquez pas d'écoles secondaires; vous avez un système d'instruction secondaire complet, régulier, auquel on peut objecter beaucoup, auquel on peut trouver beaucoup de défauts, beaucoup de lacunes, mais enfin qui a la première de toutes les qualités, c'est de vivre depuis longtemps, d'avoir été éprouvé par l'expérience, d'être beaucoup plus adapté qu'on ne le croit aux besoins de notre société. On parle toujours, messieurs, comme si notre société datait d'hier, comme s'il n'y avait, dans cette société, que des besoins nouveaux, auxquels les anciennes institutions ne répondent plus. Ne croyez pas cela, messieurs; notre société renouvelée est pourtant ancienne: indépendamment des besoins nouveaux qui se sont développés dans son sein, indépendamment des grandes modifications qu'elle a subies, ses moeurs sont anciennes, ses croyances sont anciennes. Une grande partie des institutions qu'elle a possédées, sous lesquelles elle a grandi et prospéré, une grande partie de ces institutions lui sont encore utiles, indispensables.
Lorsque nous entrerons dans l'examen de notre système d'instruction secondaire, quand nous verrons comment nos écoles sa sont formées, comment notre société s'est formée au sein de nos écoles, vous verrez alors, messieurs, que ces écoles ne nous sont pas si étrangères qu'on le disait tout à l'heure à cette tribune; vous verrez-qu'il n'y a pas, entre ces écoles et nos besoins, tant de dissidence et d'incohérence; sans doute, il y a beaucoup à changer, beaucoup à améliorer, mais le système n'est pas à répudier tout entier; il est, en général, au contraire, bon, national, et il peut admettre dans son large sein toutes les modifications, toutes les améliorations que réclament les besoins nouveaux, en les rattachant toujours aux principes qui ont fait jusqu'ici sa force et son éclat.
Messieurs, l'honorable préopinant qui descend de cette tribune a répondu à l'une des principales objections dirigées contre notre système d'instruction secondaire; il y a répondu comme je me proposais de le faire, et avec une telle force que je ne crois pas avoir besoin d'y revenir. Il vous a dit, et je crois prouvé, que ce qui importe le plus en matière d'instruction, c'est de bien apprendre une chose, de former des esprits clairs, précis, vigoureux, capables de s'appliquer ensuite à toutes les études qui conviennent à l'intelligence humaine. Ainsi se forme l'élite de la jeunesse dans nos collèges; voilà quel est le résultat de notre système d'éducation; il y a plus de valeur réelle dans ces simples et fortes études que dans l'infinie variété de ces connaissances à la fois légères et indigestes dont on voudrait nourrir, ou plutôt fatiguer nos enfants.
Messieurs, quand nous discuterons, l'année prochaine, la loi des écoles secondaires, vous verrez que cette étude forte, approfondie, dont il faut faire la principale étude des enfants appelés à recevoir une éducation savante, c'est l'étude des langues anciennes; car je ne ferai pas la concession dont a parlé l'honorable préopinant, je ne permettrai pas qu'on substitue l'étude de l'anglais ou de l'allemand à l'étude du grec ou du latin. J'estime beaucoup les langues, les littératures anglaise et allemande; mais avez-vous oublié, messieurs, ce que c'est que la langue et la littérature grecque et latine? C'est la langue, c'est la littérature de la civilisation; c'est par elles que la civilisation est née dans notre Europe; vous-même, peuple moderne, c'est par ces études que vous êtes entrés en communication avec la civilisation antique, et en possession de son héritage; et aujourd'hui, par je ne sais quelle nouvelle invasion de barbares, vous voudriez abandonner ces études, ces langues que les barbares seuls ont détruites aux IVe et Ve siècles!
Ne vous y trompez pas, messieurs; Dieu me garde de médire jamais des sciences et de les proscrire; quelle que soit la part qu'elles occupent déjà aujourd'hui dans nos études, elles doivent de jour en jour en occuper une plus grande encore; mais si elles devaient jamais faire tort aux lettres, si elles venaient à resserrer le domaine de ces lettres grecques et latines qui ont enfanté la civilisation et l'esprit moderne, ce serait la ruine de l'instruction publique; ce serait le plus grand affaiblissement, le plus grand abaissement, la plus grande dégradation de l'intelligence humaine, qui se soient encore vus dans le monde. (Très-bien! très-bien!)
Messieurs, pour vous indisposer, passez-moi l'expression, contre le grec et le latin, on vous a cité des exemples de folie qui se sont introduits dans quelques esprits à la suite du grec et du latin, et par l'étude trop exclusive, par la préoccupation ignorante des noms et des souvenirs de l'antiquité. Je n'aime pas les récriminations, c'est un pauvre moyen de raisonnement; mais, en vérité, je ne serais pas embarrassé de citer des exemples tout aussi frappants et tout aussi peu concluants contre les sciences; je pourrais vous parler de mathématiciens, de chimistes, de physiciens, qui ont dit de grandes absurdités, de grandes folies puisées aussi dans le mauvais emploi des études scientifiques. L'esprit peut se corrompre à toutes les écoles, et les sciences exactes ou naturelles ne le préservent pas plus que les lettres de tout funeste ou ridicule égarement.
Croyez-vous, messieurs, que nous en tirons cette conclusion qu'il faut affaiblir, resserrer l'étude des sciences exactes ou naturelles? Non, messieurs, nous voulons protéger en même temps les sciences et les lettres; nous voulons que toutes les études soient réunies et mariées dans une belle harmonie; nous voulons que toutes les facultés de l'intelligence humaine, toutes les carrières de la vie sociale reçoivent dans nos écoles pleine et suffisante satisfaction.
Je reconnais tout le premier qu'il y a des vices réels, considérables, dans l'état actuel de notre système d'instruction secondaire: conçus au milieu d'une société où il n'y avait guère d'autres professions appelées à étudier que les professions littéraires ou presque littéraires, nos établissements d'instruction publique offrent, il est vrai, des lacunes; ils sont trop exclusivement classiques pour tout le monde; l'éducation secondaire est trop pareille pour tout le monde; il faut, j'en conviens, des établissements d'une autre sorte, où des classes diverses de la société puissent trouver un aliment intellectuel qui convienne à leur vie, à leur destinée.
C'est là ce que nous avons fait, ou plutôt, pour ne pas employer des expressions ambitieuses, c'est là ce que nous avons commencé dans la loi sur l'instruction primaire; c'est ce que nous avons commencé quand nous ayons créé des écoles primaires supérieures.
Elles ont précisément pour objet, soit dans leur principe, soit dans leur développement, de satisfaire à ces besoins nouveaux de notre société; elles ont pour objet de donner ces connaissances scientifiques usuelles, nécessaires à l'agriculture, à l'industrie, au commerce, à ces importantes et nombreuses professions pour lesquelles les études classiques ne sont pas nécessaires. Oui, et je me félicite de l'avoir entendu proclamer à cette tribune, sur tous les bancs de cette Chambre, sans aucune acception d'opinion politique, ou de parti, oui, c'est un mal, un grand mal, que cette manie, partout répandue dans toutes les classes de notre société, de venir pêle-mêle, et à tout hasard, s'abreuver aux sources savantes. Sans doute, cela n'est pas bon pour tout le monde; cela forme beaucoup d'esprits inquiets, malades, beaucoup d'existences vides et agitées qui pèsent sur la société, pour retomber douloureusement sur elles-même. Sans doute il faut que notre système d'éducation secondaire porte à ce mal un remède efficace; mais ne croyez pas que le grec et le latin périssent dans cette réforme. Le nombre de leurs élèves sera plus restreint, d'accord, mais en même temps il faudra que ces études deviennent plus fortes, plus longues; elles seront plus difficiles et plus chères, je le veux; mais, à Dieu ne plaise, qu'elles faiblissent jamais! à Dieu ne plaise que nous voyions jamais tarir ou seulement baisser cette source abondante de civilisation et de gloire! (Très-bien! très-bien!)
Je m'arrête, messieurs; je ne voulais que repousser d'une manière générale les reproches, à mon avis, un peu vagues et un peu légers adressés à notre système d'instruction secondaire. Le jour où la loi, ce qui aura lieu, j'ose l'espérer, à la prochaine session, le jour où la loi sera mise en discussion devant cette Chambre, toutes les objections seront reproduites, toutes les réponses seront faites, tous les systèmes seront examinés. Quant à présent, je crois avoir pleinement établi que notre système d'éducation secondaire n'est pas, tant s'en faut, étranger à la France actuelle, à ses besoins, à ses intérêts, et qu'il a droit à plus d'estime et d'égard.
Des objections ont été faites contre tel ou tel chapitre de mon budget, contre telle ou telle partie de nos institutions d'instruction publique; je demanderai à la Chambre la permission d'ajourner mes réponses jusqu'au moment où ces chapitres seront mis en discussion. Je ne pourrais faire en ce moment que des réponses très-insuffisantes, comme m'ont paru l'être la plupart des objections qui nous ont été adressées.
Ce discours est suivi de nombreuses marques d'adhésion de toutes les parties de la Chambre.
LXXII
--Chambre des pairs.--Séance du 11 juin 1835.--
Le projet de loi adopté, le 22 avril 1835, par la Chambre des députés pour l'exécution du traité du 4 juillet 1831 et le payement des 25 millions dus par la France, en vertu de ce traité, aux États-Unis d'Amérique, fut présenté, le 27 avril, à la Chambre des pairs; le rapport en fut fait, le 3 juin, par M. de Barante, et la discussion s'ouvrit, le 11 juin, par un discours de M. le duc de Noailles contre le projet. Je lui répondis, et le projet de loi fut adopté, le 12 juin, par 125 voix contre 29.
M. Guizot, ministre de l'instruction publique.--Messieurs, le noble duc qui descend de la tribune s'est prévalu, contre le traité de 1831, de ce qu'il a appelé les antécédents de ce traité. Il a voulu trouver dans ces antécédents, dans l'histoire de la négociation, des motifs de suspicion contre le traité même. Je demande à la Chambre la permission de tirer de ces mêmes faits une conclusion directement contraire. La Chambre sait que ce n'est pas le ministère actuel qui a conclu le traité de 1831; elle sait qu'à diverses époques les motifs, ou du moins les prétextes, n'auraient pas manqué au ministère, sinon pour condamner, du moins pour laisser languir ce traité et son adoption. Il a été rejeté une fois par la Chambre des députés; plus tard, une offense politique, des paroles peu convenables employées par le président des États-Unis, ont fourni un prétexte nouveau d'ajourner, de remettre en question. Le gouvernement n'a rien fait de semblable; quels qu'aient été les prétextes, de quelques apparences qu'il eût pu se saisir, il n'a jamais voulu délaisser ou seulement ajourner cette affaire; il l'a soutenue comme si elle eût été son ouvrage propre; il l'a soutenue comme une oeuvre de justice et d'intérêt national. Jamais cabinet n'a été personnellement plus désintéressé dans une question, et jamais il ne s'y est engagé plus profondément, avec plus de persévérance. Cela suppose au moins, de la part du gouvernement, une conviction profonde, un sentiment profond et de la justice du traité et de sa conformité du véritable intérêt national. Loin donc que les antécédents du traité, considéré dans ses rapports avec le ministère, fournissent un argument, une présomption seulement contre son mérite, j'y vois une preuve évidente de l'importance que le gouvernement y attache, et de la conviction avec laquelle il l'a soutenu et vous le présente aujourd'hui.
J'aborde le fond de la question, et j'essayerai de la ramener à des termes simples, suivant le noble duc dans la marche qu'il a lui-même adoptée.
Il y a ici, messieurs, une question de droit, ensuite une question d'intérêt national, enfin une question de gouvernement et de conduite constitutionnel.
Ce sont là les trois points de vue sous lesquels le traité doit être considéré, et sous lesquels le noble duc l'a considéré lui-même.
Quant à la question de droit, je prie la Chambre de remarquer sur quel terrain s'est toujours placé le gouvernement américain. Il a constamment réclamé, au nom du droit des neutres méconnu, violé, a-t-il dit, par les décrets de Berlin et de Milan; il a constamment attaqué la légitimité de ces décrets, et il professe si obstinément cette opinion que, encore aujourd'hui, dans la répartition de l'indemnité allouée aux États-Unis, il tient aucun compte de ces décrets, et fait participer à l'indemnité tous ceux de ses sujets qui ont souffert de la violation du droit des neutres. Jamais gouvernement n'a plus fermement adhéré au principe qu'il avait une fois posé.
Je n'entrerai pas, messieurs, dans la discussion de ce principe. Je n'examinerai pas le mérite intrinsèque des décrets de Berlin et de Milan. C'est une question immense, c'est la question de tous les droits des neutres; c'est la question du blocus continental. Cette question divise les meilleurs esprits, non-seulement entre les États-Unis et la France, mais en Europe et au sein de la France elle-même.
La légitimité du blocus continental a été assez longtemps, assez vivement contestée pour qu'on puisse penser qu'il y avait là matière à transaction, et que la prétention des États-Unis n'était pas tellement dénuée de fondement, d'apparence de légitimité, qu'elle dût être repoussée d'une manière absolue et soudaine.
Je ne vais pas plus loin, messieurs; je ne concède rien; je dis seulement qu'il y avait là matière à transaction.
Et certes, il s'agit ici d'une question assez longtemps, assez profondément douteuse, pour que cette assertion soit bien modeste. Je vous prie de vous rappeler, messieurs, le temps où les décrets de Berlin et de Milan, ainsi que tout le système du blocus continental, étaient en vigueur, ce qu'on en pensait, ce qu'on en disait, non-seulement au dehors, mais en France même. Je vous demande si les arguments par lesquels on s'efforce aujourd'hui d'établir la parfaite légitimité de ces décrets, leur parfaite harmonie avec les intérêts de la France, auraient eu alors la valeur et l'efficacité qu'on essaye de leur donner aujourd'hui.
Évidemment non. Vous n'avez qu'à consulter vos souvenirs: ils vous diront que les décrets de Berlin et de Milan et le blocus continental excitaient les plus vives réclamations, les doutes les plus sincères, qu'en un mot, on est fondé à dire que c'était là une de ces questions douteuses sur lesquelles deux gouvernements sensés peuvent fort bien transiger. Eh bien! messieurs, malgré cela, malgré la persévérance avec laquelle les États-Unis ont soutenu leur principe, à vrai dire, il n'y a pas eu de transaction. Les États-Unis ont abandonné, non pas en droit, mais en fait, leurs principes. Dans le traité de 1831, la légitimité des décrets de Berlin et de Milan a été reconnue. Il a été reconnu que c'était seulement l'application irrégulière, illégale, de ces décrets qui pouvait donner lieu, de la part des sujets américains, à des réclamations légitimes. Le principe a été soutenu par le gouvernement français; la légitimité fondamentale des décrets de Berlin et de Milan est la base même du traité.
Bien loin donc qu'on ait fait aux États-Unis une concession excessive, étrange, bien loin qu'on ait abandonné les principes de notre droit public, c'est le gouvernement des États-Unis qui a été contraint de renoncer à son principe, de le faire céder devant le nôtre.
Une fois ce point admis, que l'application irrégulière des décrets de Berlin et de Milan pouvait seule donner lieu à réclamation, il y avait là matière à liquidation; il y avait lieu à rechercher dans quels cas ces décrets avaient été illégalement appliqués.
Ici la Chambre me permettra de négliger les questions de détail, et de ne prendre les faits que dans leur ensemble et dans leur résultat.
A diverses époques, des chiffres divers ont été proposés par les commissions françaises, ou indiqués par le gouvernement américain, comme éléments de la négociation. Je dis indiqués, car jamais, à aucune époque, le gouvernement américain n'a donné ni pensé à donner de véritables états de réclamations. Il est inexact de dire que le gouvernement, a présenté des états tantôt de 20, tantôt de 30, tantôt de 40, tantôt de 70, tantôt de 90 millions. Le gouvernement américain n'a jamais présenté d'états proprement dits. Dans la généralité de ses réclamations, dans la diversité des négociateurs qui en ont été chargés, différents chiffres ont été énoncés, soit dans des conversations particulières, soit dans des documents écrits; mais il n'y a jamais eu d'états réguliers produits. Ici encore, il y avait matière à transaction; on recherchait des renseignements; on formait des catégories de réclamations. Tous les gouvernements, tous les cabinets qui se sont succédé ont admis tantôt deux, tantôt trois catégories. En 1831, le gouvernement s'est arrêté à l'admission de quatre catégories; il a examiné, d'après les renseignements qu'il avait entre les mains, et non d'après les renseignements américains, les résultats de ces catégories, et les a évalués à 25 millions.
On vous a parlé de diverses évaluations inférieures, faites par différentes commissions; mais toutes ces commissions, messieurs, et notamment M. le duc de Vicence, ont établi qu'elles n'avaient entre les mains que des documents incomplets, et que, probablement, si elles avaient des documents complets elles porteraient plus haut leur évaluation. Or, quand une fois on s'est arrêté à un certain nombre de catégories, et après avoir réuni tous les documents qui s'y rapportaient, on est arrivé à une somme de 24 à 25 millions; et quand on compare ce résultat avec les états que les Américains ont dressés eux-mêmes pour opérer la répartition entre leurs sujets, on trouve que les mêmes catégories s'élèveraient, d'après les documents américains, à 29 millions.
Mais ne vous y trompez pas, messieurs; ne prenez pas cela pour une liquidation. Il n'y a point eu, il n'a pu ni dû y avoir aucune liquidation de ce genre avant le traité. Nous avons éprouvé quels sont les dangers des liquidations, les dangers de principes posés d'une manière générale, et établissant des droits sans qu'on ait pu en apprécier les limites; le négociateur de 1831 n'a eu garde d'entrer dans cette voie. Pour mon compte, je suis bien tenté de croire que, si on avait adopté certains principes généraux, établi certaines catégories, et ensuite admis a la liquidation toutes les réclamations particulières qui auraient pu se ranger dans ces catégories, on serait arrivé à une somme supérieure à celle de 25 millions. On n'a point voulu courir une telle chance; là aussi, messieurs, il y a eu forfait, il y a eu transaction; et la base en a été puisée dans les documents recueillis par l'administration française elle-même.
Ainsi, messieurs, sur la question de droit, et dans tous les temps, il y à eu transaction, et c'est d'après les principes français et les documents français que la transaction a eu lieu.
Je croîs que cela me dispense d'entrer dans l'examen particulier de telle ou telle catégorie. Aucune catégorie n'a été attaquée dans son principe par le noble duc lui-même; il a rappelé quelques-unes des objections qui leur ont été adressées; mais il n'a point soutenu que telle ou telle catégorie aurait dû être rejetée, que le principe des réclamations qui s'y rattachaient devait être repoussé. Les diverses catégories restent donc reconnues comme justes, et si on avait procédé par voie de liquidation, probablement le chiffre se serait élevé au-dessus des 25 millions admis à forfait et par transaction.
J'arrive à la deuxième question, à la question d'intérêt. L'intérêt national commandait-il une transaction pareille? Je soutiens l'affirmative, et je demande à parler d'abord de nôtre intérêt politique; il a bien fallu tenir grand compte.
Dé telles affaires, messieurs ne se règlent pas comme des affairés privées, et isolément. Les considérations politiques sont d'un poids immense; or, il est impossible de méconnaître que l'alliance des État-Unis est fort importante pour la France, dans toutes les hypothèses, et quel que soit le système de politique européenne dans lequel la France se trouve engagée.
Sans doute, messieurs, cette considération a influé sur la conclusion du traité; elle devait surtout agir sur un gouvernement nouveau qui, par sa nature et ses principes, avait plus d'un lien avec le gouvernement des États-Unis, et qui, au moment même où il s'établissait, voyait, sinon se briser, au moins se dissoudre ce grand lien de l'unité européenne, qui avait fait la loi de la politique pendant la Restauration.
Eh bien! dans une telle situation, il importait au gouvernement français de s'assurer des alliés, des amis; et de même qu'il mettait à l'alliance anglaise une importance prépondérante, de même il devait attacher une grande valeur à l'alliance américaine.
Il n'y a rien là, messieurs, qui ne puisse, qui ne doive être hautement avoué, rien qui n'ait pu très-légitimement influer sur la conclusion du traité, et rendre très-légitimement le gouvernement français plus facile, plus bienveillant dans une telle négociation.
Après l'intérêt de politique générale, un autre intérêt, celui de la neutralité maritime, a été pris en grande considération. En principe, messieurs, tout le monde reconnaît les droits des neutres; tout le monde désire leur maintien; mais quand on en vient à l'application, tout le monde en fait bon marché; je dis tout le monde, du moins tous les forts, car le droit des neutres, c'est le droit des faibles. Savez-vous ce qu'on leur demande alors, ce que demandait tout à l'heure le noble duc? On leur demande d'être forts, de faire la guerre pour faire respecter leur neutralité, c'est-à-dire de cesser d'être neutres.
Mais, messieurs, pensez-y; il est naturel, il est inévitable que les neutres se refusent très-longtemps à faire la guerre, même pour se faire respecter; il est inévitable qu'ils fassent toutes les concessions possibles pour rester en paix et conserver les avantages, les profits de leur neutralité. On s'indigne de ce mot profit; on s'élève contre ce qu'on appelle l'égoïsme du commerce. Mais, messieurs, n'est-ce pas de commerce et de profits qu'il s'agit dans la question qui vous occupe? n'est-ce pas pour faire des profits que les neutres gardent la neutralité? Il faut bien se résigner à appeler par leur nom les faits dont il s'agit; il faut bien aussi se résigner à ce que les neutres ne soient pas d'une énergie passionnée; c'est leur condition naturelle, leur impérieuse nécessité. Les Américains n'ont pas été autres, ne se sont pas conduits autrement que n'ont fait les Hollandais à d'autres époques.
Dans la situation actuelle de l'Europe, la Hollande ayant péri ou à peu près comme grande puissance commerciale, l'Amérique a été appelée à la remplacer, et il a toujours été, il est toujours de l'intérêt de la France de maintenir, de défendre la neutralité américaine.
Je demande pardon à la Chambre si j'interromps un moment la discussion; il me revient à la pensée une assertion du noble duc à laquelle je voudrais répondre sur-le-champ. Il a paru croire que, dans le cours de cette longue lutte de l'Empire contre l'Angleterre, les Américains s'étaient soumis à toutes les vexations, à toutes les avanies des Anglais. Le noble duc est dans l'erreur; la conduite des Anglais a été le sujet de réclamations, de discussions continuelles dans le congrès américain. Les États-Unis, avant d'en venir à déclarer la guerre à l'Angleterre, ont pris beaucoup de mesures, rendu beaucoup de décrets pour l'obliger à respecter leur neutralité; ils ont lutté autant qu'ils l'ont pu. Lorsque, par exemple, le congrès a rendu un décret pour donner aux marins américains le droit de tuer tout matelot anglais qui viendrait les saisir, et qu'une récompense a été promise à tous ceux qui auraient, dans ce cas, tué un Anglais, certes, ce n'étaient pas là des mesures pacifiques, ce n'était pas là une lâche complaisance envers l'Angleterre.
Les Américains ont employé tous les moyens en leur pouvoir pour faire respecter les droits des neutres, et je suis très-porté à penser que, sans les décrets de Berlin et de Milan, ils auraient déclaré la guerre beaucoup plus vite.
Tous ces faits, messieurs, sont loin aujourd'hui, bien loin de nous; mais il n'en est pas moins aujourd'hui d'un bon exemple, dans l'intérêt maritime du monde entier comme de la France, que le droit des neutres reçoive une nouvelle consécration; il est d'un bon exemple qu'on sache que la violation des droits des neutres a de graves inconvénients, et qu'on peut être obligé enfin de leur accorder quelque compensation. Et cet exemple, messieurs, la France le donnera dans son propre intérêt, car elle est fortement intéressée au respect du droit des neutres; elle le donnera dans les limites de sa propre législation, sans porter atteinte en principe à ces décrets de Berlin et de Milan dont la légitimité a été cependant si contestée.
Si de l'intérêt maritime je passe à l'intérêt commercial, je crois que les résultats de la discussion ne seront pas moins évidents. Le noble duc a attaché une grande importance à l'article 8 du traité de la cession de la Louisiane, et aux avantages qu'il pouvait offrir à la France. Il est difficile de contester des perspectives aussi indéfinies que celles qu'a ouvertes le noble duc, de les évaluer en chiffres, de prouver que telle ou telle réduction du droit sur nos vins équivaut ou n'équivaut pas aux avantages de l'art. 8. Mais je prierai le noble duc de remarquer une erreur fondamentale dans laquelle il est, je crois, tombé. Il a paru considérer l'art. 8 comme important pour la France, surtout en ce qu'il établissait la concurrence entre les commerces française et anglais dans les ports de la Louisiane. Une telle concurrence n'aurait pu avoir lieu, et il n'en pourrait être ici question. Il ne s'agissait point, en effet, dans l'art. 8, du commerce en général; il s'agissait uniquement du transport des denrées françaises sur bâtiments français, dans les ports de la Louisiane. Il n'y avait là occasion à aucune concurrence avec le commerce anglais.
Je ne me hasarderai pas à évaluer la portée de la réduction du droit sur nos vins; mais je n'hésite pas à affirmer que l'importance qu'on attache à l'art. 8 du traité de la Louisiane est exagérée, et provient surtout d'une fausse appréciation du sens même de cet article, qu'on croit applicable au commerce français en général, tandis qu'il ne s'applique qu'aux marchandises françaises transportées à la Louisiane par des vaisseaux français.
Sous le rapport donc de l'intérêt commercial, comme de l'intérêt politique, le traité est conçu dans les vrais intérêts de la France.
Reste une dernière question, la question politique, constitutionnelle, la question de conduite du gouvernement dans le cours de la négociation. Je n'abuserai pas longtemps, sous ce rapport, des moments de la Chambre.
J'ai, avant tout, une observation générale à lui soumettre. En fait de dignité, le gouvernement actuel n'a rien à réparer, rien à établir; il n'y a rien, ni dans son origine, ni dans sa situation, ni dans sa cause, qui compromette le moins du monde la dignité nationale; né, au contraire, de l'élan national, il est, dans tous ses sentiments, dans tous ses intérêts, conforme à l'intérêt, au sentiment national; il n'a point de preuves à faire: son existence seule est la prouve la plus forte, le gage le plus éclatant de l'indépendance et de la dignité de la France. Que le gouvernement de Juillet se montre et se nomme, cela suffit; son apparition sur la scène du monde, son attitude en Europe, sa durée en France, voilà de quoi satisfaire l'honneur et l'orgueil français. La France, en fondant librement ce gouvernement, lui a donné le droit d'être aussi modéré, aussi modeste qu'il lui conviendra. Si jamais gouvernement a été maître de se montrer en toute occasion équitable, prudent, de ne pas s'engager dans des entreprises insensées ou seulement douteuses, c'est le gouvernement de Juillet; il n'a, je le répète, point de preuves à faire; il les a faites dans son berceau; il est né par un acte glorieux d'indépendance nationale; il est parfaitement libre; il peut se confier dans sa dignité naturelle. (Marques d'adhésion.)
Qu'a-t-il été fait, messieurs, de contraire à cette noble origine, à cette noble situation de notre gouvernement? Des réclamations lui étaient adressées; elles ont paru justes dans une certaine mesure. On a transigé sur ces réclamations, dans les limites indiquées par les documents nationaux.
Mais le traité une fois conclu, on ne l'a pas présenté tout de suite à la sanction des Chambres.
Une circonstance, j'en conviens, a empêché que le traité ne fût soumis aux Chambres aussitôt après sa ratification; c'est le choléra que est venu, en avril 1832, mettre subitement fin à la session et à tous ses travaux.
Lorsque le cabinet auquel j'ai l'honneur d'appartenir se forma le 11 octobre 1832, le traité ne fut pas présenté immédiatement; mais ce fut à dessein, messieurs, et parce que nous désirions sincèrement qu'il fût adopté; nous ne voulions pas le soumettre à la discussion des Chambres pour lui faire courir des risques presque insurmontables alors, et l'événement n'a que trop justifié notre prévoyance. Nous avions trouvé, en entrant aux affaires, deux traités, l'emprunt grec et le traité américain. Nous avons présenté d'abord et fait adopter l'emprunt grec. Si le traité américain eût été présenté en même temps, il l'eût été à peu près sans chances de succès. Nous ne voulions pas, messieurs, remplir une simple formalité et pouvoir dire que nous avions présenté le traité promptement. Les hommes qui ont l'honneur de tenir entre leurs mains les affaires de leur pays sont obligés de se conduire plus sérieusement; il ne s'agit pas pour eux de satisfaire à telle ou telle apparence; il faut aller au fond des choses; il faut réussir; il faut faire effectivement prévaloir ce qu'on entreprend: c'est là le motif qui, dans le session de 1833, empêche la présentation immédiate du traité.
Dans la session suivante, il fut rejeté malgré nos efforts. Ce rejet entraîna le retraite du ministre des affaires étrangères. Certes, messieurs, il était impossible d'attacher plus d'importance à la question, de la traiter avec plus de dignité. Le cabinet prit immédiatement, avec le cabinet des États-Unis, l'engagement de représenter ce traité à la session suivante. A l'ouverture de cette session, est arrivé le message du président Jackson; je serai peut-être, en parlant des formes de ce message, moins âpre qu'on ne l'a été quelquefois; je crois, messieurs, que c'est un devoir, quand on parle d'un gouvernement étranger, de ne pas suivre soi-même l'exemple dont on se plaint.
Le message du président choqua, et avec raison, le sentiment national. Qu'avions-nous à faire? A Paris, le message trouvait le gouvernement convaincu que le traité était dans l'intérêt de la France, et engagé, par sa parole, à insister pour son adoption. A Washington, le message avait laissé les esprits divisés; c'était l'acte du président Jackson seul. Une forte opposition, non-seulement dans le public, mais dans les Chambres américaines, s'était manifestée; le Sénat en particulier désapprouvait hautement le président.
Nous n'avions que deux partis à prendre: on pouvait ajourner l'affaire, en disant: «Le message nous a placés dans une situation nouvelle; nous ne devons plus d'égards au gouvernement américain; nous attendrons des réparations.» Mais cette mesure avait un triple inconvénient; d'une part elle devait inspirer des doutes, je ne veux pas dire légitimes, sur notre sincérité dans les engagements que nous avions pris; elle donnait une apparence de raison à quelques paroles du président Jackson; elle affaiblissait donc inévitablement, aux États-Unis, l'opinion qui s'était élevée contre le message, et ralliait au président la partie du congrès et du public qui l'avait blâmé. Enfin, elle avait en France l'inconvénient de prolonger indéfiniment cette affaire, et de tenir en suspens tous les intérêts commerciaux et politiques qui s'y rattachent.
Ces trois inconvénients étaient assez graves pour que, convaincus comme nous l'étions que le traité devait être adopté, nous n'hésitassions pas à tenir, malgré notre ressentiment de l'offense, les engagements que nous avions pris: la preuve la plus éclatante que nous avions ressenti l'offense, le rappel du ministre du roi à Washington, cet acte qui, dans les relations diplomatiques, précède souvent de bien peu une déclaration de guerre, a été ordonné; et en même temps le traité a été présenté, discuté et adopté, avec cet amendement qui couvre pleinement la dignité de la France. Qu'est-il résulté de cette conduite, messieurs? La division qui s'était manifestée aux États-Unis s'est maintenue. La même modération qui a présidé à notre conduite a éclaté dans le congrès américain. Le langage tenu à notre égard dans les deux Chambres a été très-différent de celui du président. Malgré les embarras qui s'attachent à l'amendement inséré dans la loi, les deux nations restent dans des termes où rien ne les empêche de se rapprocher. Nous avons porté remède au mal, en sauvant pleinement l'honneur de la France et de son gouvernement.
Je crois que la question de dignité ainsi réduite à ses véritables termes, on peut dire que jamais affaire n'a été conduite avec plus de probité politique, plus de persévérance, d'esprit de suite, et avec plus de soin de la dignité du pays.
Reste à savoir si les prérogatives constitutionnelles des Chambres ont été méconnues; c'est le dernier point sur lequel j'aie à vous présenter quelques observations.
Je pourrais m'en référer sur ce point aux paroles de votre honorable rapporteur. La question m'y paraît traitée avec une lucidité et une vérité rigoureuses. Sans nul doute, le droit de conclure des traités appartient à la couronne; il lui appartient, non-seulement aux termes de la Charte, mais aux termes de la raison, car il est impossible de conduire des négociations et d'arriver à la conclusion d'un traité sans cette liberté de mouvement qui n'appartient qu'à l'unité du pouvoir.
Mais tout traité qui contient une clause quelconque pour laquelle le concours des Chambres est nécessaire est soumis de droit, non pas à la sanction, ce n'est pas là le mot propre, mais à la discussion et au vote des Chambres.
La question ainsi posée, le seul reproche qu'on puisse adresser au traité de 1831, c'est que cette condition n'y a pas été textuellement énoncée. Le noble due m'a paru ignorer qu'il en était ainsi dans la plupart des États constitutionnels, et qu'en Angleterre, par exemple, dans tous les traités de la nature de celui dont nous nous occupons, et dans lesquels il n'y a point d'emprunt contracté, il n'est nullement d'usage d'insérer la clause du vote des Chambres, qui est de droit. Dans le traité relatif à l'emprunt grec, cette insertion a eu lieu; on a dit positivement qu'il serait soumis à l'acceptation des Chambres. Pour le traité américain, on a suivi la forme usitée en Angleterre; mais on a été si loin de compromettre en quoi que ce soit les droits des Chambres que M. le ministre des affaires étrangères leur a non-seulement présenté le traité, mais que, dans sa correspondance avec le gouvernement des États-Unis, il a constamment maintenu en principe le droit des Chambres, la nécessité de leur soumettre le traité, et l'impossibilité pour le gouvernement de l'exécuter avant qu'il eût été adopté par elles.
En fait donc, le principe a été hautement avoué et rigoureusement respecté dans les rapports du gouvernement avec les Chambres. Le reproche se réduit donc à ce que la clause n'est pas textuellement insérée dans les termes mêmes du traité, et la réponse se réduit à dire que telle est la pratique usitée dans la plupart des États constitutionnels, notamment en Angleterre. Peut-être vaudrait-il mieux faire autrement; peut-être vaudrait-il mieux que, lorsqu'il y a une clause qui exige le concours des Chambres, la nécessité de ce concours fût toujours exprimée. Je n'y vois, pour mon compte, aucune objection.
Vous le voyez, messieurs, sous quelque point de vue que l'on considère la question, le gouvernement n'a rien à se reprocher. Nous avons soigneusement respecté les droits américains, ménagé les intérêts français, soigné les prérogatives constitutionnelles des Chambres, la dignité du pays, et nous l'avons fait dans un traité dont nous n'étions pas les premiers auteurs, dont, par conséquent, nous n'avions pas la responsabilité directe et immédiate. C'est que nous avions la conviction profonde que le traité était juste en soi, utile à la France, et qu'il importait à l'honneur comme à l'intérêt du pays qu'il fût adopté pur les Chambres et reçût sa complète exécution. Tels ont été, messieurs, les motifs de notre conduite; nous espérons qu'ils recevront votre approbation. (Très-bien! très-bien!)
LXXIII
--Chambre des députés.--Séance du 17 août 1835.--
L'un des projets de loi présentés par le gouvernement à la Chambre des députés, le 4 août 1835, après l'attentat de Fieschi, était relatif au mode de procéder du jury en matière criminelle. Le rapport en fut fait, le 11 août, par M. Parant, député de la Moselle. La discussion dura du 14 au 20 août, et le projet de loi fut adopté par 224 voix contre 149. Je pris la parole les 17 et 20 août, en réponse à MM. Arago, Roger du Loiret et Gauguier.
M. Guizot, ministre de l'instruction publique.--Messieurs, c'est sur la position de la question et l'ordre de la délibération que j'ai quelques mots à dire à la Chambre. Tout le monde ici a l'intention de voter en parfaite connaissance de cause. Il est donc indispensable de bien établir où nous en sommes.
Il y a trois systèmes en présence, comme le disait tout à l'heure votre honorable président: le système de la majorité de huit contre quatre, le système de la majorité de sept contre cinq, et le système de cette même majorité de sept contre cinq avec l'adjonction de la cour. Quand nous avons proposé le système de la majorité de sept contre cinq, nous avons pensé que, dans l'état actuel des esprits et des faits, ce système offrait à l'ordre social d'une part, à l'accusé de l'autre, des garanties suffisantes, et qu'en même temps il conservait à l'institution du jury toute son énergie. C'est encore, je dois le dire, l'opinion du gouvernement. Un assez grand nombre de personnes paraissent croire que l'adjonction de la cour à la majorité de sept contre cinq donne une garantie de plus à l'accusé. Nous ne croyons pas, pour notre compte, que cette garantie soit nécessaire..... Si la Chambre me permettait de rentrer dans la discussion..... (Oui! oui! Parlez! parlez!) j'essayerais de le montrer en posant la question fondamentale de la manière la plus simple. Je n'ai pas l'intention de combattre les divers arguments présentés contre tel ou tel système.
M. Thil.--Combattez-les, au contraire, cela nous éclairera.
M. le ministre de l'instruction publique.--Je répète que je n'ai pas l'intention de les combattre; je ne veux toucher qu'au noeud de la question.
Messieurs, je trouve quelque chose d'étrange à nous entendre reprocher ici l'instabilité de nos lois. Mais, en vérité, à qui ce reproche s'adresse-t-il? Est-ce à nous, gouvernement? Mais nous ne sommes pour rien dans l'instabilité dont on nous accuse. Est-ce nous, est-ce le gouvernement, sont-ce ses amis, ses partisans qui ont amené les faits, les désordres desquels cette instabilité provient? Permettez-moi de vous le dire: s'il n'y avait que nous, que nos amis, ou plutôt s'il n'y avait que des hommes animés des mêmes sentiments que nous, la France pourrait jouir sans trouble, sans instabilité, de toutes les libertés qu'elle peut posséder..... (Vive interruption à gauche.)
M. Laffitte.--Votre France n'est pas la nôtre; c'est celle de 1815.
M. le ministre de l'instruction publique.--Je prie les honorables membres qui m'interrompent de me laisser continuer; je n'accepte pas une discussion qui se passe en colloques et en conversations continuelles.....
M. Arago.--Je suis bien aise que vous le reconnaissiez.....
M. le ministre de l'instruction publique.--Je n'interromps jamais.
M. Arago.--Je ne vous accuse pas d'interrompre, mais je suis bien aise que vous reconnaissiez cela.
M. le ministre de l' instruction publique.--Je n'ai jamais fait à cette tribune l'apologie des interruptions. Il est dans mes habitudes de respecter complétement la liberté de ceux qui parlent, et d'user complétement de la mienne..... (C'est vrai! c'est vrai!)
M. le président.--Tout le monde a eu des torts.
M. le ministre de l'instruction publique.--Je prie M. le président de ne pas me comprendre dans ces mots: tout le monde. (On rit.)
Je reprends, messieurs, et je dis que si, hors de cette enceinte, il n'y avait, pour se mêler des affaires de la France, que des hommes animés des mêmes sentiments que nous, les libertés de la France, quelque étendues qu'elles soient, ne seraient jamais en question. Ce n'est pas nous, messieurs, ce sont les hommes qui font de ces libertés des instruments de désordre, des causes d'affaiblissement pour la sécurité des citoyens, ce sont ceux-là qu'il faut venir accuser de l'instabilité des lois, et non pas nous qui sommes chargés de porter remède aux maux qui éclatent, non pas nous qui sommes chargés de réprimer les désordres, et qui ne pouvons pas, sous notre responsabilité, accepter l'insuffisance des lois quand elle est évidente.
La question, la vraie question se réduit donc à ceci: dans l'état actuel des faits, dans l'état actuel des esprits, avec les tentatives chaque jour renouvelées qui menacent l'ordre social, qui attaquent publiquement, ouvertement, patemment, en s'en faisant gloire, l'ordre établi, dans un pareil état des esprits et des faits, les garanties judiciaires de l'ordre social, les garanties de la stabilité, les garanties de la sécurité de tous sont-elles suffisantes, particulièrement en ce qui concerne le jury?
C'est là l'unique question. Eh bien! il est vrai qu'en 1831, quand on a fait la loi du 4 mars, tout le monde a pensé, et moi comme les autres, tout le monde a pensé que le pays était assez tranquille, l'ordre assez fort pour qu'on pût donner à l'accusé, dans les procès criminels, la garantie d'une voix de plus. Cela est vrai, nous l'avons pensé; les Chambres et le roi l'ont ainsi décidé le 4 mars 1831; mais aujourd'hui, après tout ce qui est survenu... Messieurs, je ne veux accuser personne, je ne veux rappeler aucun fait particulier; mais, en vérité, je pourrais me borner, comme le faisait tout à l'heure l'honorable M. Hébert, à faire un appel à l'expérience et à la conscience de tout le monde. N'est-il pas vrai qu'il s'est élevé en France un cri, je ne veux pas dire, je ne dis pas universel, mais un cri très-répandu, un cri mille fois répété, sur la faiblesse d'un grand nombre de décisions en matière criminelle. (Interruption à gauche.)
Messieurs, vous êtes parfaitement les maîtres de penser que l'on a eu tort, que cette plainte est mal fondée; mais je dis qu'en effet la plainte s'est élevée, et il y a sur les bancs de cette Chambre assez d'hommes qui l'ont entendue pour que je ne craigne pas d'être démenti dans mon assertion.
Nous sommes donc aujourd'hui en présence de faits différents, et sous l'empire d'impressions différentes de ce qui était en 1831.
On nous reproche de faire des lois sous l'empire de ces impressions; on dit que nous voulons exploiter les circonstances, que nous profitons d'événements déplorables pour enlever au pays, lambeaux par lambeaux, toutes ses libertés. (A gauche. Oui! Oui!) Messieurs, je vous dirai toute ma pensée: ce n'est pas hier pour la première fois que nous avons pensé que des mesures analogues à celles que nous vous avons présentées pourraient devenir nécessaires; ce n'est pas d'aujourd'hui que j'en ai, pour mon compte, entrevu la convenance et l'utilité. Mais c'est le droit et l'honneur des pays libres de ne recevoir des lois que lorsque tout le monde, la majorité s'entend, est convaincu de leur nécessité; il y a là un mal sans doute, mais un mal inévitable, et qui est infiniment surpassé par le bien de la liberté. Oui, c'est le droit des pays libres que la nécessité ne soit pas prévenue par la sagesse même des gouvernements; c'est le droit des pays libres que la sagesse du pays ait parlé.
Eh bien! c'est vrai, nous avons attendu; il nous est souvent arrivé, et il nous arrivera souvent d'attendre que la nécessité soit venue, évidemment venue. Il y aura, sachez-le bien, dans le cours de votre vie politique, dans le cours de la vie politique du pays, il y aura souvent des lois qui viendront trop tard, des lois dont l'absence aura quelque temps laissé souffrir la société. Résignez-vous à cela; soyez-en fiers. C'est, je le répète, votre droit, votre privilége, le privilége attaché à notre qualité de pays libre. Mais quand les événements ont éclaté, quand la nécessité a parlé, quand du moins elle a apparu à un grand nombre d'esprits, et qu'elle est devenue matière de discussion publique, quand tout le monde en parle, au spectacle, dans les rues, dans l'intérieur du foyer domestique, quand tout le monde élève les questions que nous traitons ici nous-mêmes, quand tout le monde parle du jury, du mode de procédure, de la presse, vous voudriez que le gouvernement restât inactif? que quand la France crie, les pouvoirs publics gardassent le silence? Vous appelez cela exploiter les circonstances, profiter des événements? Messieurs, c'est notre premier devoir, comme gouvernement, d'agir ainsi; nous serions impardonnables si, quand tout le monde élève la voix, nous nous taisions; si nous ne faisions rien quand tout le monde attend notre action, si nous ne profitions pas, oui, si nous ne profitions pas, dans l'intérêt du pays, de l'évidence de la nécessité; faibles et inertes à ce point, nous serions indignes de paraître devant vous, indignes de prendre part aux affaires du pays..... (Marques d'assentiment.)
Eh bien! il nous a paru qu'en de telles circonstances, après tout ce qui s'était passé, la loi du 4 mars 1831 n'avait pas tous les avantages que nous en avions attendus, et qu'elle avait, dans l'état actuel des faits, des inconvénients graves. Elle a fait deux choses: elle a supprimé l'intervention des cours, elle a restitué le jugement des causes criminelles, dans sa plénitude, au jury seul. C'était déjà un grand pas vers la complète indépendance, vers le développement entier de l'institution du jury. La loi en a fait un second; elle a donné à l'accusé, aux garanties individuelles, une voix de plus.
Nous ne pensons pas, messieurs qu'il y ait..... Pardon, si je m'arrête; j'ai besoin d'exprimer avec précision mon idée. Non, messieurs, il n'y a, quant à ce point, quant au nombre de voix nécessaires pour la condamnation, rien d'absolu, aucun principe impérieux, et que la raison soit obligée d'adopter. S'il y avait une règle simple, évidente, ce serait celle de la majorité, car c'est la règle générale qui s'applique à la décision de toutes choses dans la société. Pour le cas dont il s'agit, on ne s'en est pas tenu à la majorité; on a cherché un autre chiffre, dix contre deux, neuf contre trois, huit contre quatre; en un mot, on est entré dans la carrière des solutions arbitraires. Je ne nie pas qu'on n'y soit entré à bonne intention, je dis seulement qu'il n'y a là aucun principe absolu, que, quand on a pris le chiffre de huit contre quatre, il n'a pas été dit, par cela même, que c'était un chiffre irrévocablement vrai, irrévocablement juste, irrévocablement nécessaire, le seul auquel les lois pussent s'arrêter. Cela est si vrai qu'on en avait proposé plusieurs autres; le premier chiffre adopté dans cette Chambre était de neuf contre trois, la Chambre des pairs en a jugé autrement, elle a adopté le chiffre de huit contre quatre; la Chambre des députés l'a adopté, à son tour, quoiqu'elle en eût d'abord jugé autrement. Est-ce à dire qu'elle ait cru que les jugements allaient être entachés d'iniquité, que beaucoup d'accusés allaient être injustement condamnés? Non, messieurs, la Chambre a pensé qu'il avait là matière à incertitude, à discussion, et elle a adopté le chiffre de huit contre quatre comme un élément de décision juste, de même qu'elle avait primitivement adopté celui de neuf contre trois.
Vous voyez donc bien qu'il n'y là rien d'absolu; on peut discuter; le chiffre peut varier selon les divers états de la société, les diverses circonstances; il y a tel moment où l'ordre public n'exige pas des garanties tellement fortes qu'on doive surtout s'en préoccuper. On peut dire alors, comme en 1831: il n'a pas d'inconvénient, il y a même de l'avantage, à donner aux accusés des garanties de plus; nous verrons bien si elles sont d'accord avec les nécessités de l'état social, si l'ordre public, si la bonne administration de la justice n'ont pas à en souffrir.
Eh bien! messieurs, après tout ce qui s'est passé depuis 1831, il nous paraît que l'ordre social n'a pas toutes les garanties dont il a besoin; il nous paraît que la bonne administration de la justice est en souffrance. Ne vous en étonnez pas; il ne suffit pas que l'ordre ait des garanties, il faut qu'on y croie; il ne suffit pas que la justice soit forte, il faut qu'on croie qu'elle est forte; en pareille matière, l'opinion que l'on se forme de la force de la justice fait sa force réelle. Or, je n'hésite pas à dire qu'il y a dans les esprits un sentiment général que la justice est faible, que les garanties ne sont pas suffisantes. Et permettez-moi de le dire, les discussions que nous soutenons à cette tribune sont un peu puériles. Quand il serait vrai, absolument parlant, que le chiffre de huit contre quatre ne fût pas essentiellement contraire à la bonne administration de la justice, si le pays en pensait autrement, si son opinion était telle que ce chiffre amenât un réel et grand affaiblissement de la justice, si le public ne se croyait pas protégé, si la majorité nationale, cette majorité qui a nommé la Chambre, qui pense comme la Chambre, dont nous vous regardons comme les véritables organes, les interprètes fidèles, si cette majorité était convaincue que la justice est énervée, que l'ordre public est chancelant, tous vos raisonnements, toutes vos distinctions, toutes vos théories, passez-moi l'expression, seraient vaines; car elles ne rendrait pas à la justice la force, ni au pays la sécurité dont ils ont besoin. Vous auriez beau décider que huit contre quatre sont suffisants; vous ne changeriez pas l'état des faits, vous ne feriez pas que la France crût à la force de la justice, ni que la masse des citoyens, la majorité nationale, se crût suffisamment garantie. Ce n'est pas par des paroles qu'on change de pareils faits, il y faut des réalités; il faut une justice plus forte, une protection plus efficace.
Sans doutes, s'il était vrai que la majorité de sept contre cinq fût un vrai péril pour les innocents qu'elle eût pour résultat certain un grand nombre de condamnations d'innocents, nous serions les premiers à repousser avec aversion un pareil résultat, mais cela n'est pas..... (Bruit à gauche.) Cela n'est pas, je répète que cela n'est pas. Ce qui est certain, c'est qu'avec une majorité de huit contre quatre, un plus grand nombre de coupables seront acquittés; mais il n'en résulte pas nécessairement qu'avec celle de sept contre cinq, un plus grand nombre d'innocents seront condamnés. Il n'en résulte pas nécessairement........ (Nouvelle interruption) il n'en résulte pas nécessairement, je le répète, qu'un plus grand nombre d'innocents seront condamnés. (Bruit.)
M. le président.--J'invite la Chambre au silence.
M. le ministre de l'instruction publique.--Non, messieurs, la majorité de sept contre cinq n'est pas une garantie essentiellement insuffisante. Dans tous les pays, et je crois que la discussion l'a mis en évidence, dans tous les pays, la majorité de deux voix a suffi pour la condamnation. On a déjà dit, et je répète qu'en Angleterre l'unanimité n'est au fond que la majorité; car, dans le plus grand nombre des cas la minorité se soumet purement et simplement à l'avis de la majorité.
Vous n'avez donc jamais vu comment un jury se décide en Angleterre? Il se décide avec une rapidité extrême, infiniment plus grande que celle de nos juges à nous. Très-souvent, les jurés anglais ne se retirent même pas dans la salle des délibérations; le plus souvent on recueille immédiatement les voix, et la décision est presque aussitôt formée; car l'opinion de la majorité évidente entraîne, dans une foule de cas, l'unanimité.
Messieurs, en votre qualité de législateurs et d'hommes qui se mêlent des affaires du pays, vous êtes obligés de peser les circonstances, de comprendre les nécessités diverses de la situation; vous êtes obligés de tenir compte de tout, de fortifier aujourd'hui les garanties de l'ordre social; vous serez obligés de fortifier peut-être un jour les garanties des libertés individuelles; le gouvernement n'est pas autre chose que cette alternative perpétuelle qui fait que la raison publique, que la force publique se portent vers le côté menacé. Et nous sommes nous-mêmes, messieurs, la preuve vivante de ce grand fait.
Tout à l'heure l'un des préopinants nous parlait de ce que nous avons dit, de ce que nous avons pensé, de ce que nous avons fait, il y a quelques années, sous un autre gouvernement.
Oui, messieurs, et, pour mon compte, je m'en honore, et mes amis certainement pensent comme-moi; oui, toutes les fois que nous avons vu les libertés publiques menacées, toutes les fois que nous avons vu un gouvernement à arrière-pensées, enclin à porter atteinte à nos institutions, nous avons travaillé à fortifier les garanties individuelles. Mais quand les choses ont changé, quand la France a obtenu, je ne dis seulement pas tout ce qu'elle avait demandé, mais fort au delà de ce qu'elle avait demandé... (Murmures à gauche) oui, messieurs, fort au delà de ce que vous demandiez vous-mêmes, lorsque la France a obtenu tout cela, et qu'au même moment nous avons vu l'ordre attaqué, le renversement du gouvernement posé en principe, poursuivi tous les matins, tous les jours, quand nous avons vu tout cela, alors, messieurs, avec franchise, avec fermeté, nous nous sommes portés à la défense de l'ordre, à la défense des garanties publiques, des garanties de la sécurité et de la paix de tous, et c'est là, je crois, la conduite obligée de tout gouvernement sensé et de tout bon citoyen. (Vive approbation aux centres.)
Je demande à la Chambre la permission d'ajouter un seul mot sur l'amendement de M. Hébert. Pour mon compte, je ne le regarde pas comme nécessaire; je crois que le projet de loi du gouvernement contient des garanties suffisantes de liberté individuelle. Cependant (On rit)....., messieurs, il n'y a pas d'arrière-pensée dans ce que je dis; je n'ai pas coutume d'atténuer ce que je pense, ni de masquer ce que je fais, et vous le voyez bien. (Interruption.)
Cependant si la Chambre voyait, si la majorité de la Chambre voyait, dans cet amendement, une garantie pour la sécurité de l'accusé, comme nous sommes certains qu'il n'affaiblit en rien les garanties de l'ordre public, comme nous sommes certains que l'intervention de la magistrature, qui peut-être, dans quelques cas, pourra être favorable à l'accusé, viendra, dans le plus grand nombre des cas, au secours de l'ordre public attaqué, nous ne faisons à cet amendement aucune objection pratique, politique; nous ne le regardons pas comme entraînant aucun danger pour la société. Nous ne le jugeons pas nécessaire, je le répète; mais si la Chambre croyait devoir l'adopter, le gouvernement y donnerait son adhésion. (Mouvements divers.)
M. BRICQUEVILLE, de sa place.--Je demande à M. le ministre s'il regardait la rédaction des lois qui établissaient les cours prévôtales comme utile à la liberté. (Rumeur au centre.)
M. le président.--La parole est à M. Mauguin.
M. le ministre de l'instruction publique.--Je demande à répondre un mot.
Je ne crois pas devoir de réponse a l'interpellation de l'honorable membre, qui n'a aucun droit de me l'adresser; cependant je lui dirai que je n'étais membre d'aucune Chambre à l'époque de la loi sur les cours prévôtales, et que j'ai été complétement étranger à cette loi, comme a beaucoup d'autres au sujet desquelles on s'est plu à prononcer mon nom.--Mais, encore une fois, dans l'interêt de la liberté et du respect du lois du pays, je ne crois pas devoir de plus ample réponse. (Approbation aux centres.)
LXXIV
--Chambre des députés.--Séance du 20 août 1835.--
En attaquant le projet de loi qui prononçait, contre certains crimes, la peine de la détention dans la déportation, M. Roger du Loiret s'éleva contre l'odieuse nature de cette peine, et il termina en s'écriant: «Grâce, messieurs, pour la civilisation et pour l'honneur de notre pays!» Je lui répondis:
M. Guizot, ministre de l'instruction publique.--Permettez, messieurs, qu'avant d'entrer dans la discussion, je commence par écarter les prétextes, ou, si vous voulez, les motifs des paroles que vous venez d'entendre.
On a toujours supposé, en attaquant le projet de loi, qu'il s'agissait d'envoyer les condamnés sous un climat dévorant, de renouveler les hontes de Sinamary. Je voudrais bien savoir ou l'on a trouvé cette disposition. Je voudrais bien savoir ce qui, dans le projet de loi, pourrait donner lieu à cette supposition. Est-ce qu'il n'y a, hors de France, point d'autres climats que des climats dévorants? Est-ce que nous n'avons, est-ce que nous ne pouvons avoir des possessions que sous les tropiques? Est-ce qu'il n'y a point de prisons aux États-Unis? Est-ce qu'il n'est pas possible de trouver un lieu de déportation dans un climat sain, analogue au nôtre? Est-ce qu'il n'est pas écrit dans votre code que le lieu de la déportation sera déterminé par une loi? Est-ce que nous vous avons proposé de déroger à cette disposition? Non, messieurs, nous ne vous avons proposé rien de semblable. Oui, le lieu de la déportation, le lieu de la détention en attendant la déportation, doit être déterminé par une loi: le code l'ordonne; nous ne vous avons pas demandé d'abroger cette disposition. Non-seulement nous ne vous l'avons pas demandé; mais, dans nos prévisions à cet égard, nous n'avons jamais pensé à envoyer les détenus dans les lieux dont on vous a parlé. Nous savons qu'il y a des climats où la liberté est la condition nécessaire de la vie; nous n'avons pas besoin qu'on nous le rappelle à cette tribune. Mais nous savons aussi qu'il est très-possible d'organiser la détention sous un climat sain, avec un régime analogue à celui de notre pays, et qu'alors elle n'a aucune des conséquences dont on vous a parlé tout à l'heure et dont on voulait vous faire horreur. Nous repoussons, comme vous, ces conséquences; et lorsque le lieu de déportation ou de détention, qui doit être déterminé par les lois, vous sera soumis, vous examinerez s'il réunit toutes les conditions de salubrité. Jusque-là, personne n'a le droit de nous dire que nous avons oublié, dans cette circonstance, les droits de la justice et de l'humanité.
M. Gauguier.--Si M. le ministre y a pensé, il pourrait nous indiquer le lieu de la déportation.
M. Guizot.--Je répondrai à l'honorable M. Gauguier que, relativement aux moyens d'exécution, nous y pensons, et qu'il faut y penser mûrement. Nos paroles, messieurs, ne sont pas si légères, soit lorsqu'il s'agit de proposer, soit lorsqu'il s'agit de prendre les mesures d'exécution.
J'aborde le fond de la question, tout à fait indépendant de la question préliminaire dont je viens de parler.
Messieurs, on oublie continuellement dans ce débat le but fondamental de toute peine, de toute législation pénale. Quel est-il? Ce n'est pas seulement de punir et de réprimer le condamné; il s'agit surtout de prévenir des crimes pareils. Il s'agit, non-seulement de mettre celui qui a commis le crime hors d'état de nuire de nouveau, mais d'empêcher que ceux qui seraient tentés de commettre des crimes semblables et de devenir coupables à leur tour ne se laissent aller à cette tentation.
L'intimidation préventive et générale, tel est le but principal, le but dominant des lois pénales; il faut, pour qu'il y ait utilité sociale dans les peines, qu'elles effrayent et contiennent le grand nombre; c'est là l'utilité générale, l'utilité permanente.
Et il faut bien, messieurs, que les peines aient cet effet, car il faut choisir dans ce monde entre l'intimidation des honnêtes gens et l'intimidation des malhonnêtes gens. (Voix nombreuses: C'est vrai!)
Il faut choisir entre la sécurité des brouillons et la sécurité des pères de famille. Il faut que les uns ou les autres aient peur dans ce monde; il faut que les uns ou les autres redoutent la société. Eh bien! je vous le demande, messieurs, regardez, je vous prie, regardez à l'état actuel des faits, regardez à ce qui se passe en matière de crimes contre la société, contre l'ordre public. Est-il vrai qu'elle existe, cette intimidation préventive et générale qui est le but fondamental de toute législation? Est-il vrai que les brouillons, les destructeurs de l'ordre, les ennemis de la sécurité des honnêtes gens aient peur en France? (Voix nombreuses: Non! non!)
Ils n'ont pas peur, messieurs, ils ne sont pas intimidés: le but de la législation pénale est manqué; votre loi pénale, en ceci du moins, est un mensonge. Et qu'on ne nous dise pas que nous invoquons ici la force matérielle d'une législation brutale; non, messieurs, c'est la force morale que nous invoquons, laissez-moi vous le rappeler; il n'y a point de moralité, point de vraie moralité sans la crainte.
Voix de la gauche.--- Vous voulez de la terreur, de la violence.
M. le ministre de l'instruction publique.--Non, messieurs, je ne veux point de violence; mais, je le répète, dans la moralité, il y a de la crainte, (Rumeurs à gauche.) Vous me répondrez, messieurs, faites-moi l'honneur de commencer par m'écouter.
Il faut le sentiment profond, permanent, énergique.....
Voix à gauche.--La terreur!
M. le ministre de l'instruction publique.--Il faut le sentiment profond, permanent, énergique, d'un pouvoir supérieur, d'un pouvoir toujours capable d'atteindre et de punir. Pensez-y, messieurs; dans l'intérieur de la famille, dans l'intérieur de la société, dans les rapports de l'homme avec son Dieu, il y a de la crainte; il y en a nécessairement, sans quoi il n'y a pas de véritable moralité. Qui ne craint rien bientôt ne respecte plus rien. La nature morale de l'homme a besoin d'être contenue par une puissance extérieure, de même que dans sa nature physique, son sang, toute son organisation ont besoin d'être contenus par l'air extérieur, par la pression atmosphérique qui pèse sur lui. Opérez le vide autour du corps de l'homme, à l'instant vous verrez son organisation se détruire; elle ne sera plus contenue. Il en est de même de sa nature morale. (Voix nombreuses: Très-bien! très-bien!) Il faut, messieurs, qu'un pouvoir constant, énergique, redoutable, veille sur l'homme et le contienne; sans quoi vous livrez l'homme à toute l'intempérance, à toute la démence de l'égoïsme individuel. (Sensation.)
Regardez, messieurs, regardez ce qui se passe autour de vous, les faits dont vous êtes chaque jour témoins, et demandez-vous si cette crainte salutaire contient aujourd'hui les hommes qui pourraient être tentés par l'esprit de désordre. D'ordinaire, l'ordre, la puissance publique, n'ont affaire qu'à un genre d'ennemis, tantôt au fanatisme ardent et sombre, tantôt à la licence, au dérèglement des idées et des moeurs; aujourd'hui, vous avez affaire à ces deux maux, à ces deux ennemis à la fois; nous assistons a l'étrange alliance du fanatisme et du cynisme, delà licence des esprits, du dérèglement des moeurs et des passions sombres, farouches, haineuses. Celle alliance s'accomplit dans les mêmes personnes, dans les mêmes factions. Et en présence de ces dangers, vous ne sentiriez pas le besoin d'opposer, pour la société, pour vos familles, pour l'honneur de la dignité humaine, d'opposer une crainte juste et salutaire? vous ne sentiriez pas la nécessité de lutter avec les forces légales et morales; car je le répète, ce n'est pas une force matérielle, ce n'est pas une législation brutale, c'est la crainte légitime, c'est la crainte morale que doit inspirer la loi; c'est celle-là et celle-là seule que nous réclamons. (Très-bien! très-bien!)
M. Briqueville.--Je demande la parole.
M. le ministre de l'instruction publique.--Je me résume, messieurs, et je dis que, dans le projet qui vous est soumis dans la pensée qui y est écrite, il n'y a rien, absolument rien, qui ne soit parfaitement conforme aux principes que j'ai eu l'honneur de développer ici.
Je répète qu'on ne peut parler de climat dévorant, de lieu insalubre. Vous ne savez pas quel sera le lieu, quel sera le climat; vous le saurez; vous en délibérerez. Vous avez raison sur ce point; il faut que le lieu soit sain, il faut que le régime soit sain. (Interruption à gauche.)
M. le ministre de l'intérieur.--- La discussion est-elle libre ou ne l'est-elle pas?
M. le président.--J'invite la Chambre à garder le silence.
M. le ministre de l'instruction publique.--Il faut qu'aucun danger physique ne vienne déshonorer la peine; mais il faut que, comme peine morale, elle soit forte, efficace; il faut qu'une forte privation morale agisse sur les imaginations. Vous avez besoin, comme je l'ai dit, d'intimider les factieux; vous avez besoin d'une peine redoutée et redoutable. C'est cette peine que nous avons voulu écrire dans nos lois. Nous repoussons absolument les reproches qu'on lui a adressés. Non, ce n'est pas un danger physique, ce n'est pas une souffrance physique que nous recherchons; c'est une peine puissante, mais essentiellement morale, qui inflige aux hommes condamnés à la subir une véritable douleur morale; c'est celle-là qu'il importe d'éveiller dans les âmes, de faire agir sur les imaginations. Si vous ne savez pas employer ces légitimes et uniques moyens de gouvernement, si vous voulez que vos lois soient vaines, faites des lois vaines; mais sachez que, le jour où les lois seront vaines, la société sera en grand danger. (Mouvement prolongé d'assentiment.)
LXXV
--Chambre des députés.--Séance du 28 août 1835.--
Le projet de loi sur la presse, suscité par l'attentat de Fieschi, avait été présenté le 4 août 1835. M. Sauzet en fit le rapport, le 18 août, au nom de la commission chargée de l'examiner. La discussion dura du 21 au 29 août et fut aussi violente que longue. Je pris la parole, le 28 août, pour répondre, en les résumant, aux diverses attaques dont le projet de loi et la politique du cabinet avaient été l'objet. Le projet de loi fut adopté, le 29 août, par 226 voix contre 153. Les trois lois furent promulguées le 9 septembre. J'en ai déterminé dans mes Mémoires le vrai caractère 5.
M. Guizot, ministre de l'instruction publique.--Messieurs, je ne veux pas rentrer dans les discussions qui ont occupé la Chambre ces jours derniers. Je ne veux pas traiter la question particulière qui l'occupe en ce moment, mais je ne puis laisser passer sans réponse les paroles que vous venez d'entendre. Personne ne rend plus de justice que moi à la bonne foi, à la conviction consciencieuse de l'honorable préopinant. Mais je réclame pour moi, comme pour tous mes collègues, la même justice. Comment, messieurs, c'est l'intérêt de la Charte, c'est la défense de la Charte qui nous a appelés à cette tribune, qui nous a fait porter dans cette Chambre les lois que nous avons eu l'honneur de lui présenter; c'est la Charte, de tous côtés attaquée par les factions; la Charte, insultée comme vaine, comme bâclée dans un moment, sans réflexion, comme ne liant personne; la Charte mise en péril, je le répète, tous les jours; c'est la nécessité de la défendre qui commande notre conduite, nos paroles: et on nous accuse de détruire la Charte, que nous travaillons à sauver!
Messieurs, nous vous l'avons dit dès le premier moment; nous n'avons présenté ces lois que pour faire rentrer tout le monde, toutes les factions, dans la Charte, pour faire de la Charte la loi de la France, une loi réelle et puissante, au lieu d'une loi méconnue, violée depuis trois ans. (Très-bien! très-bien!) C'est par ce motif seul que nous avons présenté ces lois, et l'on vient nous dire que nous violons la Charte, que nous détruisons la Charte, nous qui, je le répète...... (Interruptions...... Interpellations diverses......)
M. Odilon Barrot.--Vous la violez dans ses dispositions les plus vitales! (Violente agitation.)
Voix aux centrés.--A l'ordre! à l'ordre!
M. Arago.--Rentrez dans la Charte.
M. le ministre de l'instruction publique.--Nous sommes dans la Charte, messieurs, nous y sommes les premiers.
M. Odilon Barrot.--Oui, comme les jésuites sont dans l'Évangile...... (Nouvelle agitation.)
M. le ministre de l'instruction publique.--Nous soutenons...... (Bruit.) Messieurs, vous avez parfaitement le droit de soutenir le contraire; je vous ai écoutés attentivement, je vous demande la même justice.
Nous soutenons que c'est nous qui sommes dans la Charte. (Oui! oui!)
À gauche.--Non! non! (Nouvelles rumeurs)
M. Bugeaud.--Je demande la parole.
M. le ministre de l'instruction publique.--Nous soutenons que c'est nous qui sommes dans la Charte, nous soutenons.... (Bruits à gauche.) Mais, messieurs, je vous répète que j'ai eu l'honneur de vous écouter avec attention, je vous demande d'en faire autant.
M. Havin.--Adressez-vous aux centres!
M. le président.--Il y a eu réclamation de toutes parts..... (Non, non! oui, oui!)
M. le président.--Permettez. Je suis équitable et sévère envers tout le monde; la première interruption (Mouvement à la gauche.) est partie de là; je m'y suis opposé, et j'ai invité les interrupteurs à se calmer.
Voix des centres.--Ils ne l'ont pas fait.
M. le président.--S'ils ne l'ont pas fait, je n'y puis rien faire; je ne puis que rappeler à l'exécution du règlement.
Ensuite, quand M. le ministre de l'instruction publique a dit: C'est nous qui sommes dans la Charte, les trois quarts de la Chambre ont répondu oui, un quart a répondu non, et tout le monde a parlé.
Plusieurs voix.--C'est vrai!
M. le ministre de l'instruction publique.--Je reprends les paroles que vient de répéter votre honorable président, et je dis que c'est nous qui sommes dans la Charte, que c'est nous qui venons ici la défendre, et que, dans l'état auquel on travaille à la réduire depuis trois ans, si nous n'apportions pas, si vous n'apportiez pas à l'appui de cette Charte, une défense efficace, elle serait bientôt perdue. (Marques d'assentiment.)
On a adressé à nos lois, messieurs, de singulières accusations, des accusations étrangement contradictoires.
J'ai entendu les mots de ruse et de subterfuge. On nous a dit: «Votre loi n'est pas franche; ce qu'elle ose faire, elle n'ose pas le dire.»
Messieurs, c'est là un reproche nouveau pour nous, et auquel nous ne sommes guère accoutumes. On ne nous reproche pas en général de ne pas oser dire ce que nous faisons; ce n'est pas de ruse, c'est de violence, c'est d'emportement, en général, qu'on nous accuse. Mais dans quelle occasion, je vous le demande, a-t-on parlé plus sincèrement que nous ne l'avons fait en présentant cette loi? Dans quelle occasion a-t-on plus formellement exprimé l'intention qui avait présidé à la loi?
Quoi! nous sommes venus vous dire expressément: oui, il y a une presse que nous regardons comme inconstitutionnelle, comme radicalement illégitime, comme infailliblement fatale au pays et au gouvernement de Juillet; nous voulons la supprimer: c'est la presse carliste, la presse républicaine; voilà le but de la loi.
Nous sommes venus vous dire: les représentations théâtrales livrées à elles-même, à toute leur licence, sont la honte et la mort morale du pays; nous voulons arrêter ce mal; nous vous proposons de les soumettre à l'autorisation préalable.
Je vous le demande, messieurs, est-il possible de parler plus sincèrement, d'appeler plus crûment les choses par leur nom? Peut-on trouver là quelque ruse, quelque subterfuge? Jamais, messieurs, jamais loi ne s'est avouée plus franchement, jamais intention n'a été plus hautement déclarée.
Je sais bien qu'on a employé les mots de ruse et de subterfuge, parce qu'on n'a pas trouvé dans notre projet de loi, à côté de la conversion de certains délits en attentats, l'énonciation formelle de la juridiction devant laquelle nous avions dessein de les porter. Mais, en vérité, on n'a pas pu croire, on n'a pas pu supposer que nous eussions la pensée d'éluder cette question, d'éviter cette discussion.
Le subterfuge aurait été trop puéril, trop vain; on ne peut raisonnablement l'attribuer un instant à des hommes sérieux; et je puis le dire, il est peu digne d'hommes sérieux de le supposer. A l'instant même où votre commission a jugé nécessaire ou seulement convenable d'énoncer formellement dans la loi quelle était la juridiction devant laquelle nous croyions que de telles accusations devaient être portées, nous y avons adhéré; nous avons déclaré que c'était là notre pensée, et que nous ne faisions pas le moindre obstacle à ce qu'elle fût écrite dans la loi. Certes, il n'y a eu là ni ruse, ni subterfuge; nous n'avions pas cru l'énonciation nécessaire, mais nous n'avons jamais songé ni à éluder la question, ni à dissimuler sur ce point notre véritable pensée.
On a dit encore... Je demande pardon à la Chambre, j'ai été appelé à la tribune par cette accusation d'attenter à la Charte, qui est de toutes, je le répète, celle qui nous tient le plus fortement à coeur.
M. Odilon Barrot.--Vous avez raison!
M. le ministre de l'instruction publique.--....Car il n'est personne qui ait, plus que le gouvernement, plus que nous en particulier, le ferme dessein d'adhérer fortement à la Charte, le parti pris de la défendre, le parti pris d'en faire la loi réelle, la loi puissante, et non pas la loi vaine de la France. (Aux centres: Très-bien! très-bien!)
On nous dit encore, puisque la Chambre me permet de passer en revue les reproches qui nous ont été ainsi adressés, on nous dit encore que nous nous méfions du pays. Certes, messieurs, ce n'est pas là notre pratique depuis cinq ans: quel a été, depuis cinq ans, le principe de notre politique? D'avoir foi dans le pays, foi dans sa sagesse, foi dans sa fermeté.
Quand nous avons entrepris l'oeuvre difficile à laquelle nous nous sommes voués, l'oeuvre de consommer une révolution en l'arrêtant, en la contenant, sur quoi avons-nous compté? Quand nous n'avons eu recours ni aux mesures violentes, ni aux lois d'exception, ni à la suspension des libertés publiques, sur quoi avons-nous compté? Sur la sagesse du pays, sur sa fermeté. Nous en avons appelé constamment au pays, aux électeurs, aux gardes nationaux, et je ne doute pas que le pays, que les bons citoyens, que tous les amis de l'ordre ne trouvent que, depuis cinq ans, nous les avons appelés à un métier difficile, à une tâche laborieuse, que nous leur avons demandé beaucoup d'efforts, beaucoup de sacrifices. Il est vrai, nous leur en avons demandé beaucoup, et nous leur en demanderons encore, parce que nous avons foi dans la bonté de notre cause (Très-bien! très-bien!) Mais notre foi, messieurs, n'est pas une foi inerte, une foi de spectateur et d'amateur; nous pensons, nous, que la foi qui n'agit point n'est pas une foi efficace, car c'est celle dont le pays a besoin, c'est la nôtre; c'est aussi celle que nous demandons au pays; et le jour où, comme on l'a vu souvent en France depuis quarante ans, le jour où les amis de l'ordre, où les bons citoyens se contenteraient de la foi qui attend et regarde passer le mal, dans l'espérance qu'il passera en effet, le jour où cette foi impuissante serait celle du pays, ce ne serait pas nous qui en accepterions la responsabilité. (Très-bien! très-bien!)
M. Dufaure.--Je demande la parole.
M. le ministre de l'instruction publique.--Messieurs, je demande encore pardon à la Chambre de prolonger cette discussion...
M. Odilon Barrot et une foule de voix.--Parlez, parlez!
M. le ministre de l'instruction publique.--Les sentiments que j'exprime devant la Chambre me préoccupent depuis trois jours; depuis trois jours, j'éprouve le besoin de les exprimer devant la Chambre et devant le pays; je saisis la première occasion. (Très-bien! très-bien!)
D'autres mots encore ont été prononcés. Il en est un qui m'a blessé. On a parlé d'irritation, on a parlé de désillusions, d'hommes de bien irrités. Ceci, messieurs, est un fait personnel, un fait intérieur, dont chaque homme sincère et consciencieux est juge. Eh bien! pour mon compte et celui de mes amis, je désavoue formellement cette inculpation. Non, messieurs, nous ne sommes pas irrités; ce qui se passe ne nous étonne point; nous le trouvons tout simple; la lutte que nous soutenons, nous nous y sommes toujours attendus. Nous la soutenons en hommes calmes, décidés à la soutenir complétement, à ne jamais lâcher pied un instant (Très-bien!) et à accepter jusqu'au bout toutes les chances qui y sont attachées. J'ignore, messieurs, si Dieu me destine à parvenir jusqu'à la vieillesse; mais, si telle est sur moi sa volonté et s'il m'est permis alors d'élever encore la voix sur les affaires de mon pays, je demande à Dieu, pour unique et dernière grâce, de n'y pas porter alors plus d'irritation ni plus d'amertume que je n'en ressens aujourd'hui. (Très-bien! très-bien!)
On a parlé de moralité, de la moralité du gouvernement. Messieurs, la première condition de la moralité des gouvernements, la vraie base de cette moralité, c'est la sincérité. On nous dit: «Vous tentez une oeuvre impossible, vous voulez réprimer la licence de la presse, les dérèglements de la presse; vous n'y réussirez pas: aucun gouvernement n'y a jamais réussi. Ou bien la presse vous tuera, ou vous serez contraints de tuer la presse; ou bien vous resterez dans la licence, ou vous irez jusqu'à la tyrannie.»
Messieurs, on se trompe. (Une voix: Nous verrons!) Nous avons entrepris depuis cinq ans bien des choses qu'on disait impossibles, bien des choses qui ont perdu d'autres gouvernements. Nous avons vaincu l'insurrection, tiré le canon dans les rues de Lyon et de paris; nous avons dissous les associations, nous avons fait, je le répète, bien des choses qu'on réputait impossibles, et dont la tentative, la simple tentation, a perdu d'autres gouvernements. Et pourtant, messieurs, nous avons réussi; et non-seulement nous avons réussi, mais nous nous sommes fortifiés, nous nous sommes enracinés dans les mêmes épreuves auxquelles d'autres gouvernements avaient succombé.
Pourquoi, messieurs? par deux raisons:
La première, c'est que la France a obtenu et possède aujourd'hui, en fait de garanties et de libertés politiques, tout ce qu'elle désire depuis 1789, tout ce dont elle a besoin d'ici à longtemps; elle ne demande plus, pour le moment, à rien conquérir: elle ne demande qu'à jouir en paix de ce qu'elle possède. Nous secondons la France dans ce voeu, qui est son voeu véritable; voilà pourquoi elle nous soutient.
De plus, messieurs, la France a besoin d'un gouvernement sans arrière-pensée; et c'est la situation du gouvernement de Juillet. Tous les gouvernements qui l'ont précédé ont eu, à l'égard des libertés du pays, à l'égard de ses institutions, des arrière-pensées. Ils ont tous été plongés, plus ou moins, dans la réticence et le mensonge. L'Empire voulait le pouvoir absolu; la Restauration voulait l'ancien régime. Le gouvernement actuel ne veut que ce qui est; tout ce qu'il dit, il le pense; tout ce qu'il veut, il le veut sincèrement; rien de moins, rien de plus: il veut la Charte, rien que la Charte. Il est sincère, pleinement sincère dans ses relations avec le pays; il a le coeur sur les lèvres avec la France. Voilà ce qui fait sa force; voilà ce qui fait non-seulement sa force, mais sa moralité; voilà pourquoi ses rapports avec le pays sont essentiellement honnêtes, moraux. Il n'y a, dans le gouvernement de Juillet, ni corruption, ni mensonge. Quand il s'est formé une idée sur les besoins du pays, il vient la dire, il vient la dire sincèrement, complétement, à vous et au pays; il ne craint pas d'être accusé d'arrière-pensée; il ne craint pas qu'on lui dise que, derrière ce qu'il demande, il y a quelque chose qu'il cache. Les gouvernements précédents cachaient leurs intentions derrière leurs actes; nous, nous n'avons pas d'autres intentions que nos actes. Notre conduite, notre pensée, nos intentions, notre langage, tout cela se confond, tout cela est identique avec les voeux, les sentiments, les intérêts de la France. Voilà la première, la vraie moralité des gouvernements; c'est la nôtre, et nous n'y manquerons jamais. (Vive approbation au centre.) Voilà pourquoi, messieurs, nous avons réussi; voilà pourquoi nous espérons encore réussir.
Mais on nous dit: «Vous serez obligés d'aller plus loin; vous serez poussés jusqu'à la tyrannie; vous ne vous arrêterez pas à supprimer la presse illégale, inconstitutionnelle, anticonstitutionnelle; vous irez jusqu'à la presse légitime, jusqu'à la presse opposante dans tous les partis, mais opposante dans les bornes constitutionnelles,»
Non, messieurs; de même que notre pensée et nos intentions ne vont pas jusque-là, nos actes n'iront pas davantage. C'est encore ici, permettez-moi de vous le dire, une méprise, un anachronisme, une routine déplorable. Ces choses-là sont bonnes à dire aux partis qui obéissent à des principes absolus dont ils sont forcés de subir toutes les conséquences; ces choses-là sont bonnes à dire à nos adversaires, aux factions absolutistes et révolutionnaires qui, en effet, poursuivent chacune le triomphe d'un principe absolu, incapable de transaction et de mesure. Mais noire politique à nous, messieurs, la politique du juste-milieu est essentiellement ennemie des principes absolus, des conséquences trop loin poussées. Nous en sommes nous-mêmes la preuve vivante; car, permettez-moi de vous le rappeler, nous avons combattu pour la liberté comme pour l'ordre; nous avons tous fait nos preuves dans l'une et l'autre cause. Et non-seulement nous ne nous en défendons pas, messieurs, mais nous nous en faisons gloire. C'est la nature de notre politique d'être ennemie de tous les excès, de faire sans le moindre embarras, sans la moindre inconséquence, volte-face pour combattre tantôt les uns, tantôt les autres. Oui, messieurs, la politique du juste-milieu doit se défendre de tous les excès; oui, elle repousse les principes absolus, les conséquences extrêmes; elle s'adapte aux besoins divers de la société; elle sait prendre en considération ses états successifs et livrer tour à tour des combats différents. C'est là ce qui fait notre force; voilà pourquoi nous ne craignons pas d'être poussés à des excès qui répugnent, et qui ont constamment répugné au système que nous pratiquons. (Au centre: Très-bien! très-bien!)
Je ne pousserai pas plus loin cette discussion. Je tenais vivement à rendre aux projets de lois leur véritable caractère, à ces projets qui ne sont pas dirigés contre la Charte, mais qui, au contraire, ont pour unique objet de sauver la Charte, de mettre notre constitution, notre pays, à l'abri des factions. Nous n'avons point d'arrière-pensées; nous sommes parfaitement sincères. Tout ce que disent les projets de lois, nous le voulons; nous ne voulons rien que ce qu'ils disent.
Et ce que les Chambres auront volé, messieurs, nous le ferons, mais nous ne ferons rien de plus; pas un seul pas hors de l'enceinte légale, de même que nous voulons que personne en France ne puisse faire un pas hors de la constitution. (Très-bien! très-bien!)
LXXVI
--Chambre des députés,--Séance du 24 mars 1836.--
Après la dissolution du cabinet du 11 octobre 1835, et la formation d'un cabinet par M. Thiers, (22 février 1836), la demande des fonds secrets par le nouveau ministère amena, sur la dernière crise ministérielle et la politique future, des explications auxquelles je pris part en ces termes:
M. Guizot.--Je n'avais nul dessein de prendre la parole dans ce débat; j'avais même le dessein de me taire. Mais au milieu de ce mouvement subit d'explication et de sincérité qui s'est emparé de toutes les parties de la Chambre, j'éprouve le besoin de dire aussi très-brièvement ce que je pense de notre situation, et quelle est celle que, pour mon compte et, j'ose le dire, pour celui de mes amis, je me propose de tenir devant la Chambre.
Je demande à la Chambre la permission d'écarter sur-le-champ toute considération, toute question personnelle; je n'ai pas coutume, la Chambre me fera, j'en suis sûr, l'honneur de me croire, de m'établir sur ce terrain. J'ai défendu la politique qui a prévalu depuis six ans; je l'ai défendue comme simple député, sans y avoir aucun intérêt. Comme ministre, j'ai aidé, il m'est permis de le dire, j'ai aidé M. Casimir Périer à faire prévaloir cette politique; j'aiderai mes successeurs comme j'ai aidé mes prédécesseurs, avec le même zèle, là même franchise. (Très-bien! très-bien!)
J'écarterai également tout le passé. Je n'ai pas plus qu'un autre la manie d'en faire un continuel sujet de récriminations, un obstacle au rapprochement des esprits, à l'extension de notre ancienne majorité, un obstacle aux victoires de notre politique, de cette politique que nous avons soutenue dans les mauvais jours, et à laquelle on se rallie aujourd'hui dans les jours de prospérité. On nous l'a contestée pendant cinq ans, quand l'émeute grondait aux portes de cette Chambre, quand les difficultés les plus graves pesaient sur la tête du gouvernement. On cesse de la contester aujourd'hui.
M. Odilon Barrot.--Je demande la parole.
M. Guizot.--On nous l'accorde, je dis nous, car c'est de nous qu'il s'agit ici, aussi bien que des ministres qui siégent sur ces bancs; on nous l'accorde maintenant au milieu de la paix publique, au milieu de la prospérité publique. Certes, messieurs, je ne ferai aucune objection à cette victoire nouvelle de notre ancienne majorité et de sa politique. Je m'en applaudis, je m'en félicite; je n'aurai garde de réveiller des souvenirs qui pourraient y apporter obstacle; mais je ne souffrirai pas non plus les méprises ou les fautes qui mettraient de nouveau cette politique en péril. Je ne prends la parole que pour les repousser.
Je ne dirai qu'un mot de deux reproches qui ont souvent retenti à cette tribune, et que l'honorable préopinant vient y renouveler.
On a parlé de progrès; on a accusé notre politique d'être une politique rétrograde et une politique de rigueur. Je ne répondrai que deux mots à ces deux accusations.
Je ne pense pas, messieurs, et aucun homme de sens ne peut penser que le progrès d'une société consiste à avancer aveuglément et toujours dans le même sens, dans la même voie, sans se demander si c'est la voie qui mène la société à son but, si c'est le véritable progrès qu'elle aurait à faire. Le progrès pour la société, messieurs, c'est d'avancer vers ce dont elle a besoin; ce dont elle a besoin, c'est de ce qui lui manque. Ainsi, quand la société est tombée dans la licence, le progrès, c'est de retourner vers l'ordre. (Très-bien! très-bien!) Quand la société a abusé de certaines idées, le progrès, c'est de revenir de l'abus qu'on en a fait; le progrès, messieurs, c'est toujours de rentrer dans la vérité, dans les conditions éternelles de la société, de satisfaire à ses vrais besoins réels et actuels. Si la société aujourd'hui avait besoin, comme on le lui répète, d'une extension indéfinie, je dirai seulement d'une extension nouvelle des libertés politiques, si c'était là son voeu, son sentiment, son besoin réel, il y aurait progrès à marcher dans cette voie. Mais ce n'est pas là le besoin actuel de notre France. Elle a besoin, messieurs, de s'établir, de s'affermir sur le terrain qu'elle a conquis, de s'éclairer, car les lumières lui manquent; elle a besoin de s'organiser, de retrouver les principes d'ordre et de conservation qu'elle a longtemps perdus et vers lesquels elle cherche à retourner. Voilà le progrès véritable auquel elle aspire et pour lequel il faut l'aider. (Très-bien!)
Soyez-en bien sûrs, messieurs, il n'y a pas de progrès pour la Chambre, pas de progrès pour la France à se passionner pour les idées et les pratiques de 1791; ce qui fut progrès alors serait aujourd'hui une marche rétrograde; les besoins qu'on avait alors sont satisfaits aujourd'hui; les besoins qu'on a aujourd'hui, on ne les avait pas alors. Le véritable progrès pour nous, c'est de donner à la société ce dont elle a besoin aujourd'hui, c'est de la faire marcher dans la voie dans laquelle elle est en arrière, et non de la pousser encore une fois indéfiniment en aveugle, par routine, par préjugé, dans des voies où notre société s'est peut-être déjà trop avancée, et qui la mèneraient à sa ruine, non à sa grandeur. (Très-bien! très-bien!)
Je repousse donc, je repousse absolument cette accusation de rétrograde intentée contre notre politique. C'est là un anachronisme, une vieille routine; c'est vous, messieurs nos adversaires, qui vous traînez dans une ornière; c'est vous qui répétez ce qu'on disait dans d'autres temps, sans vous apercevoir que tout est changé autour de vous, que la société est changée, que ses besoins sont changés. C'est nous qui avons l'intelligence des temps nouveaux. (Très-bien! oui! oui!) Oui, messieurs, c'est nous. Je comprends très-bien que vous pensiez autrement, et c'est de quoi je vous accuse. Je vous accuse de n'avoir pas compris ce qui s'est passé en France depuis quarante ans, je vous accuse d'être en arrière. (Très-bien! très-bien! Mouvement prolongé.)
Un seul mot maintenant sur un autre reproche. On a taxé notre politique de rigueur, et je puis croire que c'est à moi particulièrement que ce reproche s'adresse. Si je ne me trompe, c'est moi qui ai prononcé le premier à cette tribune, à propos des lois de septembre, le mot d'intimidation. Je l'avoue, messieurs, quand j'ai prononcé ce mot, je croyais exprimer le lieu commun le plus vulgaire. Je croyais dire ce que nous avons tous lu dans nos catéchismes et dans la préface de tous les codes pénaux du monde. Il a toujours été convenu, toujours entendu, que les lois pénales avaient essentiellement pour objet d'intimider.,...
Plusieurs voix.--C'est clair!
M. Guizot.--D'intimider, de réprimer par la crainte, les mauvais penchants de la nature humaine. Il a toujours été entendu dans les plus simples traités de morale, dans les livres écrits pour l'éducation du peuple, que la crainte était un frein nécessaire, salutaire à l'homme dans l'imperfection de sa nature et de sa condition.
Je n'avais donc exprimé que la vérité la plus commune, la plus simple, et il faut que certains esprits soient étrangement pervertis (passez-moi l'expression), qu'ils aient étrangement dévié du vrai, pour qu'un tel mot, une telle idée aient causé une seconde d'étonnement.
Si, au lieu des idées, je consulte les faits, si je me rappelle ce qui s'est passé en France depuis six ans, et les actes auxquels j'ai eu l'honneur de concourir, en est-il un seul, je vous le demande, auquel le mot rigueur puisse s'appliquer? Je défie qui que ce soit, dans quelques années d'ici, quand les passions seront amorties, ces passions prétendues, qui ne sont, je le sais, que de pâles copies des vraies passions d'autrefois (Très-bien! très-bien!); quand, dis-je, ces prétendues passions se seront amorties, quand les souvenirs de nos débats se seront calmés, je défie un homme sensé de venir dire à cette tribune qu'il y a eu des rigueurs en France depuis six ans.
Des rigueurs, messieurs? Mais nous avons à peine suffi aux nécessités sociales; mais il a fallu cinq ans pour nous amener à les reconnaître, à les proclamer, nous, nous-mêmes dépositaires du pouvoir, sur ces bancs où nous étions assis. Il a fallu des désordres effroyables, des dangers extrêmes pour nous faire recourir, à quoi? aux moyens de répressions les plus simples, les plus modérés, les plus légaux, à des moyens de répression qui sont le code commun, l'état habituel de toute société policée, de tout gouvernement civilisé.
Je suis donc frappé, étrangement frappé de cette aberration de certains esprits qui leur fait donner le nom de rigueur aux idées les plus élémentaires de la loi et de la morale, qui leur fait qualifier de rigoureux les actes les plus modérés, le gouvernement le moins oppressif, le plus patient qui ait jamais existé depuis qu'il existe des gouvernements.
Non, messieurs, il n'y a point de rigueurs, il n'y a point eu d'intimidation brutale; il y a eu l'emploi le plus réservé du pouvoir armé de ses droits dans l'intérêt de la société, et non dans un intérêt de personnes et de ministère. (Très-bien!)
J'en resterai là avec le passé; je ne dirai rien de plus. On ne m'accusera pas de vouloir réveiller les passions, empêcher les réconciliations: je viens droit au présent. Qu'est-il arrivé depuis que l'ancien cabinet s'est retiré? Je ne veux pas dire un mot de sa retraite, je la prends comme un fait accompli; qu'est-il arrivé? A l'instant, il a été évident pour tout le monde que la Chambre ne voulait pas changer sa politique, que le gouvernement du roi ne voulait pas changer sa politique; malgré les accidents qui avaient amené la chute de l'ancien cabinet, le lendemain la majorité et le cabinet nouveau ont senti la nécessité de persévérer; leur première pensée a été de le dire et de le prouver par leurs actes et par leurs paroles.
C'est qu'en effet il y avait quelque inquiétude, quelque doute dans les esprits. C'est cette inquiétude, c'est ce doute qui ont poussé le nouveau cabinet d'une part, la majorité de l'autre, à se hâter de rassurer les esprits et le pays; car, entendez-le bien, messieurs, on s'est hâté de rassurer le pays. On a compris que l'ébranlement de la politique qui avait prévalu depuis cinq ans, c'était l'ébranlement du pays même, du gouvernement fondé par la révolution de Juillet; on a compris que le plus pressant besoin, c'était que cette politique reparût ouvertement, prévalût toujours. On s'est donc hâté de rassurer le pays, et on a eu raison, c'était nécessaire. D'une part, l'ancienne opposition continuait à pousser au changement de système; c'était son droit: elle a considéré constamment le système comme mauvais. Aujourd'hui, il est vrai, une partie de ses membres paraissent ne pas garder la même conviction; peu importe: ceux qui la gardent ont le droit de continuer à provoquer un changement de système; et, en effet, ils ont agi en ce sens depuis un mois plus activement et avec plus d'espérances qu'auparavant; d'autre part, on a dit que les circonstances étant changées, la politique devait changer aussi, qu'il y avait, après la répression des désordres, possibilité, utilité de modifier le système suivi pour les réprimer.
D'autres personnes enfin, le défilé passé, le grand péril surmonté, la société sauvée, ont pu être moins frappées des moyens nécessaires pour conserver les biens une fois conquis. Il est arrivé plus d'une fois que le danger passé, le remède a eu moins de prix aux yeux de ceux qu'il avait rendus à la vie. Toutes ces causes, toutes ces dispositions ont pu, ont dû faire craindre l'altération de la politique suivie depuis cinq ans.
Eh bien! messieurs, je n'hésite pas à l'affirmer, malgré les changements survenus dans l'état des affaires, et qui sont le fruit de la politique suivie depuis cinq ans, malgré l'apaisement des esprits qu'a amené cette politique qui devait, disait-on, les irriter, les diviser chaque jour davantage, je persiste à penser qu'il est aujourd'hui plus nécessaire que jamais, pour les Chambres, pour le gouvernement de Juillet, pour notre glorieuse révolution, de persévérer dans cette politique; et c'est là le motif qui m'a décidé à monter à la tribune, j'ai besoin d'exprimer à cet égard ma conviction; je demande encore à la Chambre, à ce sujet, quelques minutes d'attention. (Mouvements divers.)
Messieurs, on nous a dit plus d'une fois, à mes amis et à moi, que nous ne nous souvenions pas de la révolution de Juillet, que nous n'avions pas une juste idée de son importance et de sa grandeur. Je serais bien tenté de renvoyer ce reproche à ceux qui nous l'adressent; bien souvent, en les voyant tenir la même conduite, en les entendant tenir le même langage, qu'ils auraient tenu, il y a douze ans, il y a quinze ans, sous la Restauration, en les voyant constamment occupés à contrôler, à affaiblir le pouvoir, à envahir, à conquérir au profit de ce qu'on appelle les libertés publiques, j'ai été tenté de leur dire à mon tour: Mais vous ne savez donc pas qu'il y a eu une révolution? (On rit.) Vous n'avez donc aucune idée de ce qu'est un pareil fait, de tout ce qu'il a de puissant, de redoutable, du long tremblement qu'il imprime à la société tout entière et de la difficulté de la rasseoir? Eh bien! oui, nous avons fait une révolution, et je la crois plus grande, je la sens plus profonde que vous ne l'avez jamais senti. Oui, la France, par un acte de sa volonté, a changé son gouvernement. Vous figurez-vous dans quel état un tel fait laisse pendant longtemps le peuple qui l'a accompli? C'est un grand acte, un acte glorieux, un de ces actes qui grandissent les nations, qui en font des personnages historiques admirables. Mais un tel acte, messieurs, est pendant longtemps, pour le peuple qui l'a accompli, une source féconde d'aveuglement et d'orgueil. La pensée de l'homme ne résiste pas à un tel entraînement; elle en reste longtemps troublée et enivrée. Elle se persuade qu'elle peut chaque jour, à son plaisir et par cela seul qu'elle le veut, renouveler ce fait terrible, et faire ainsi à tout venant, devant le monde, acte de sa puissance.
Regardez autour de vous, regardez l'état générai des esprits, indépendamment des opinions politiques; écoutez ce que disent les dévots comme les impies; écoutez les gens qui parlent au nom du Christ comme ceux qui parlent dans l'intérêt du monde; vous les verrez, et en grand nombre, atteints comme de folie, par ce seul fait qu'ils ont vu une grande révolution s'accomplir sous leurs yeux, et qu'il leur plairait qu'on en recommençât une autre dans leur sens. (Sensation.) Descendez en vous-mêmes, dans votre pensée, vous tous qui êtes des hommes sages, des hommes sensés. N'avons-nous pas entendu dire par des hommes sages, à cette tribune, que les citoyens étaient libres de choisir dans les lois les articles qui leur plaisaient pour leur obéir, et ceux qui ne leur plaisaient pas pour leur désobéir? N'avons-nous pas entendu dire à cette tribune: «Vous ferez des lois, mais je n'y obéirai pas.» Est-ce que vous n'êtes pas frappés du degré d'égarement, et je ne puis m'empêcher de le dire, d'abaissement auquel il faut que les esprits soient arrivés pour tenir un pareil langage? Est-ce que vous ne reconnaissez pas, dans de tels faits, cette puissance d'une révolution de la veille qui pèse encore sur toutes les têtes, qui trouble et égare la raison de l'homme? Messieurs, voilà, au vrai, l'état où nous sommes; nous en sortons peu à peu, laborieusement, comme on échappe à la tempête; nous en sortons, nous en sortirons victorieusement. Mais nous sommes encore à la porte, et encore bien atteints du mal que je viens de vous décrire.
Et songez au milieu, de quel pays un tel fait est tombé, au milieu de quel pays une telle révolution s'est accomplie! Au milieu d'un pays qui venait de traverser quarante ans de révolutions, d'un pays profondément imbu des principes, des habitudes, des pratiques révolutionnaires. Ne croyez pas que je médise de notre passé, que je m'élève contre la révolution de 1789, pas plus que contre la révolution de 1830. La première aussi a fait son oeuvre. Elle a été immensément utile, salutaire à la France. Mais enfin, nous savons bien aujourd'hui que les idées, les habitudes, les passions de ce temps étaient anarchiques, vouées à une oeuvre de destruction: oeuvre nécessaire, inévitable, mais qui ne convient ni à d'autres temps, ni à d'autres besoins.
Pour mon compte, je crois que ce n'est pas faire injure à nos illustres devanciers, à nos pères de 1789 et de 1791, que de ne pas suivre la même route qu'eux. Je vais plus loin; je ne doute pas que, dans leur séjour inconnu, ces nobles âmes, qui ont voulu tant de bien à l'humanité, ne ressentent une joie profonde en nous voyant éviter aujourd'hui les écueils contre lesquels sont venues se briser tant de leurs belles espérances...... (Vif mouvement d'adhésion.)
Je les honore assez pour être sûr qu'aujourd'hui, toutes les fois que nous signalons des tendances anarchiques, que nous les combattons, ils se réjouissent, ils nous applaudissent; ils ont le sentiment que nous continuons leur oeuvre, que nous faisons les véritables progrès qu'ils n'ont pu faire de leur temps, mais auxquels nous sommes appelés aujourd'hui.
Voulez-vous, messieurs, que nous y regardions encore de plus près? Voulez-vous qu'après avoir considéré l'état général de notre société et les faits dont elle sort à peine, nous regardions les partis proprement dits qui s'agitent encore au milieu de nous? Vous verrez si ce sont là encore des maux et des dangers qu'on puisse espérer de guérir en cinq ou six ans, avec les moyens que nous avons employés jusqu'à ce jour.
Prenez le parti carliste. (Sensation prolongée.) Il y a quarante ans qu'on dit qu'il est vaincu. Il a subi des défaites effroyables: la Convention, l'Empire, ont passé sur lui et l'ont broyé. Eh bien! de notre temps, tout à l'heure, il s'est retrouvé vivace; il n'est pas vaincu, ne le croyez pas, vous aurez affaire à lui longtemps (On rit); c'est un parti qui a des racines profondes dans le passé; c'est le parti de l'ancien régime, de l'ancienne France, avec ce qu'elle avait de bon et de mauvais, de vices et de mérites. Un parti qui vient de si loin, qui est toujours resté semblable à lui-même, qui a survécu à de telles défaites, un tel parti ne meurt pas si vite, bien qu'on dise qu'il est mort, qu'on n'a plus rien à redouter de lui. C'est le parti du passé, et avant qu'il se soit transformé, avant qu'il ait reconnu ses vices, les vices de son système et de sa nature, avant qu'il les ait reconnus assez pour accepter notre société actuelle et s'y incorporer pleinement, il se passera bien des années et bien des luttes encore.
Voulez-vous que je parle du parti révolutionnaire? Je ne le traiterai pas avec plus de dédain. Il a reçu aussi, depuis quarante ans, bien des démentis, il a aussi éprouvé bien des défaites. Ses idées, ses pratiques ont été mises à l'épreuve; et, toutes les fois qu'il s'est agi de fonder un gouvernement, elles ont été trouvées vides et vaines; ce sont de pures machines de guerre, incapables de fonder un gouvernement: on ne bâtit pas des villes à coups de canon. (Sensation prolongée.)
Mais, enfin, malgré cela, ne traitez pas ce parti légèrement; ne lui croyez pas l'haleine si courte; non-seulement à cause de sa force, non-seulement parce qu'il a été accoutumé à se voir puissant dans le pays, et qu'il croira l'être encore longtemps, mais aussi parce qu'il a des idées profondes, puissantes; c'est un parti qui a rêvé toute une organisation de la société; c'est un parti qui croit avoir résolu tous les grands problèmes qui tourmentent l'homme et la société depuis le commencement du monde. Prenez-le toujours, messieurs, en grande considération; pensez-y toujours car vous ne le vaincrez pas dans quelques années; vous le trouverez encore longtemps, dans le pays et sur ces bancs, au sein de la Chambre, parmi les vieillards et parmi les jeunes gens; vous le trouverez longtemps redoutable, toujours dangereux, toujours faux, car il l'est essentiellement, mais longtemps actif et puissant.
Eh bien! messieurs, ces maux que je viens de signaler, ces dangers que je viens de rappeler, ce ne sont pas des maux et des dangers dont on se débarrasse en quelques années, comme on se complaît aujourd'hui à le croire. Croyez-moi, messieurs, tout n'est pas fini; il s'en faut beaucoup que tout soit fini, vous aurez encore très-longtemps besoin de lutter.
Et avec quoi lutterez-vous? Avec quoi avez-vous lutté? Vous avez un gouvernement libre, un gouvernement hérissé de libertés publiques, c'est-à-dire qui entretient, qui excite, qui provoque chaque matin les partis; je ne m'en plains pas, je n'en accuse pas la nature du gouvernement; je désire cette lutte; j'aime mieux qu'elle soit longue, qu'elle soit redoutable, et qu'elle aboutisse enfin à l'honneur de la raison et de la liberté humaine; mais je ne veux pas non plus qu'on la méconnaisse. Sachez que la nature de votre gouvernement entretient les partis et les fait vivre infiniment plus longtemps qu'ils ne vivraient si vous pouviez les combattre avec le pouvoir absolu que vous n'avez pas, et que, grâce à Dieu, personne dans mon pays n'aura plus jamais. (Très-bien! très-bien!)
Soyez-en sûrs, messieurs, ce n'est pas avec quelques victoires dans la rue, avec quelques lois comme celles que vous appelez lois d'intimidation, que vous en finirez véritablement avec les longs et durables dangers auxquels cette société est en proie.
Tout cela a été très-bon, très-nécessaire: il faut vaincre les partis dans la rue quand ils y descendent; il faut les enchaîner dans les lois quand ils repoussent les lois; mais savez-vous ce qui a fait notre véritable force depuis cinq ans? Savez-vous avec quoi nous ayons dompté ou plutôt commencé à dompter les partis? Savez-vous ce qu'il vous importe par-dessus tout, ce qu'il importe par-dessus tout au pays de maintenir? Ce sont ces deux choses-ci: l'harmonie, la forte harmonie des grands pouvoirs de l'État, et, dans le sein de chacun de ces pouvoirs, une conduite prudente, habile, indépendante, suivie.
Ce qui nous a fait triompher depuis cinq ans, c'est qu'il s'est formé dans le sein des Chambres une majorité qui n'a consulté que sa propre raison, qui ne s'est pas laissé étourdir par le bruit qu'on faisait à sa porte pour l'asservir, qui ne s'est pas laissé éblouir par les promesses qu'on lui jetait à la tête pour l'égarer; une majorité qui a agi avec une ferme indépendance, qui a constitué dans les Chambres un véritable pouvoir public, un pouvoir qui a persévéré dans la politique qu'il avait adoptée, qui a compris qu'à travers la diversité des années et des situations, il fallait marcher dans la même voie, imposer aux factieux les mêmes lois; un pouvoir qui s'est offert sagement et noblement à la couronne et à l'autre Chambre; qui a marché constamment de concert avec eux, qui a respecté les attributions et les limites de tous les autres pouvoirs. C'est à cette politique indépendante, suivie, mesurée, c'est à la majorité qui l'a faite, adoptée, qui l'a constamment pratiquée, qu'est dû véritablement notre succès depuis cinq ans. Voilà ce qu'il nous importe de maintenir; voilà ce qui a introduit dans notre gouvernement quelque chose des mérites qui manquent si souvent dans les gouvernements libres, un peu de fixité et un peu de dignité.
Ne vous y trompez pas, messieurs, quelles que soient leur nécessité et leur légitimité, quels que soient le bien et la gloire qu'elles procurent à une nation, les révolutions ont toujours ce grave inconvénient qu'elles ébranlent le pouvoir et qu'elles l'abaissent; et quand le pouvoir a été ébranlé et abaissé, ce qui importe par-dessus tout à la société, à ses libertés comme à son repos, à son avenir comme à son présent, c'est de raffermir et de relever le pouvoir, de lui rendre de la stabilité et de la dignité, de la tenue et de la considération. Voilà ce qu'a fait la Chambre depuis 1830, voilà ce qu'elle a commencé; car Dieu me garde de dire que tout soit fait! Non, tout est commencé parmi nous, rien n'est fait, tout est à continuer. Si vous ne persévériez pas dans la politique que vous avez adoptée, si cette majorité, qui s'est glorieusement formée et maintenue, ne se maintenait pas encore, si elle ne se maintenait pas intimement, énergiquement, en accueillant toutes les conquêtes, en s'ouvrant à toutes les réconciliations; mais en ne laissant jamais enfoncer ses rangs, en ne se laissant jamais diviser, si vous ne faisiez pas cela, si vous ne saviez pas le faire, vous verriez en quelques mois, peut-être en quelques jours, s'évanouir toute votre oeuvre, cette oeuvre salutaire que vous avez si laborieusement accomplie.
Messieurs, gouvernement ou Chambres, ministres, députés, citoyens, nous n'ayons qu'une chose à faire, c'est d'être fidèles à nous-mêmes, de faire ce que nous avons fait, d'avancer au lieu de reculer dans la voie dans laquelle nous nous sommes engagés. Non, nous n'avons point à rétrograder, nous n'avons rien à rétracter; il faut, au contraire, que nous poursuivions, que nous avancions; et ce seront là les progrès véritables, les véritables services rendus à la révolution de Juillet, que j'aime et que j'honore autant que qui que ce soit dans cette Chambre, mais que je veux voir ferme, digne, sage, pour son salut et pour notre honneur à nous, à nous tous. (Vives acclamations.)