Huit gouttes d'opium : $b contes pour dormir à la veillée
COMME UN RASOIR !
Mercredi, 30 mars. — Ce soir, le père Hoursault est venu chez moi.
— Nous tuons notre cochon vendredi, m’a-t-il dit ; j’ai pensé que vous seriez peut-être content d’en prendre la moitié…
Dans le hameau où, depuis huit mois, je suis maître d’école, il n’y a ni boucher, ni charcutier, ni épicier, ni rien. Il n’y a que des paysans, de braves paysans qui ne tiennent pas à vendre leurs produits sur place, mais préfèrent bien les porter à la ville, où ils sont plus à l’aise pour les surfaire.
Jamais aucun d’eux, jusqu’à ce jour, n’était rien venu m’offrir, et je suis reconnaissant, mais là ! tout à fait reconnaissant, au père Hoursault de son amabilité et de sa complaisance. Je suis vraiment touché !… En voilà un, enfin, qui ne me considère pas comme un étranger ici.
La moitié d’un cochon, c’est beaucoup, mais comme l’occasion ne se représentera pas…
— A quel prix vendez-vous votre viande ?
— Au cours.
— C’est parfait !
Je suis allé chercher une bonne bouteille. Par ces temps brumeux, le père Hoursault a un faible pour le vin chaud. Nous avons donc fait chauffer le vin et nous l’avons bu, bien sucré.
Le vieux, mis en train, m’a conté ses souvenirs de la guerre, de la guerre de 1870, bien entendu. Maréchal ferrant, dans un régiment de cuirassiers, il a failli avoir la médaille militaire.
— Il y avait un colonel qui voulait se sauver… son cheval était déferré !… Il a demandé un maréchal… J’ai couru, mais un camarade a couru plus vite que moi : c’est lui qui a eu la médaille.
La médaille militaire pour avoir ferré le cheval d’un colonel qui fichait le camp !
Noble candeur ! Touchante naïveté !
Le vieux cuirassier de 1870 a une grande et belle figure qu’on dirait sculptée dans du cœur de chêne. Il a les épaules saillantes et d’énormes poings noueux… Sous cette vieille et rude enveloppe, se cache une âme neuve d’enfant.
C’est le paysan de mes lectures, « l’homme du pays », d’une raide loyauté, d’une honnêteté sans détours.
J’ai une impression de sécurité en mettant ma main dans la sienne, bien qu’il me serre trop les doigts et qu’il me fasse un peu mal.
Brave père Hoursault !
Je vais envoyer un mot à mon bon collègue et ami Billon, qui habite à une petite lieue d’ici. Je vais le prier de venir, dimanche, déjeuner à la maison avec sa jeune femme et ses deux charmants enfants. Nous terminerons ces vacances de Pâques par une petite fête. Nous avons tous bon estomac : nous mangerons des côtelettes de porc, un rôti de porc, des boudins et, au dessert, nous ferons, à tour de rôle, sauter une crêpe. Mme Billon chantera.
Jeudi. — Comme nous finissions de déjeuner, ma vieille bonne et moi, la mère Hoursault est entrée. Une maigre figure de chèvre blanche. Sa coiffe est blanche, ses joues sont blanches, ses lèvres même sont blanches. Une petite vieille adorablement propre et nette.
— Il faudra, dit-elle d’une voix flûtée et douce et timide, il faudra peut-être que vous veniez donner un coup de main pour tuer le cochon : mon gendre est pris de douleurs.
Cela ne fait pas trop mon affaire. Outre que j’avais disposé de ma journée pour un voyage à la ville, il me convient modérément de m’exhiber en tenue de charcutier dans une cour de ferme avec tous mes gamins autour de moi. Un maître d’école ne doit jamais prêter à rire. C’est par de petites fautes de ce genre, par des riens, par des impondérables, que l’on perd son prestige et que la discipline s’en va.
Je ne peux pas expliquer ces raisons de convenance à la mère Hoursault. Je ne trouverai cependant personne ici pour envoyer à ma place. Bien ennuyeux !
— Où tuez-vous votre bête ?
— Dans la petite cour, derrière la maison.
Eh bien ! dans la petite cour, cela peut encore aller.
— A quelle heure ?
— A sept heures au plus tard, mon bon monsieur !
Fichtre ! à sept heures, il fait à peine jour. Enfin !
J’ai offert le café à Mme Hoursault qui n’a pas osé refuser.
— Vous prendrez bien une petite goutte ? a dit ma bonne.
Ma bonne est une très brave femme, mais elle manque parfois de tact. Comment ose-t-elle forcer cette pauvre vieille, qui est si anémique et dont la voix s’entend à peine, à boire de l’eau-de-vie ? Elle lui en a versé, ma foi, une bonne dose.
La mère Hoursault, debout, sirote à petits coups son café à l’eau-de-vie. Elle parle de son cochon qu’elle a nourri exclusivement au lait, aux pommes de terre et à la farine. Je comprends qu’elle l’a nourri ainsi tout exprès pour moi, un monsieur, à qui il faut de belle viande propre.
Puis elle se plaint de son mari qui n’est pas commode.
Son café avalé, elle reprend de l’eau-de-vie avec un morceau de sucre.
Brave mère Hoursault !
— C’est une vieille araignée ! dit ma bonne, en pliant la nappe.
Vendredi. — Une vilaine aube livide. Il pleut tout bas.
Dans la petite cour, derrière la maison, nous attendons, le buraliste du village et moi. Le buraliste est un jeune homme, mutilé de guerre, qui a laissé son bras gauche dans une ambulance de Champagne. Hier, le père Hoursault, qui était à la ville, a pris son sac de tabac dans sa voiture, et lui, ce matin, en échange, vient donner un coup de main. Un service en vaut un autre.
A pas lourds, « l’homme du pays » sort enfin de sa chaumine enfumée. Noble tête !
Premièrement, il faut peser le cochon. Nous allons le peser vif, puis nous le pèserons mort. Cela, pour qu’il n’y ait pas de contestations dans le partage. Le père Hoursault prend sa moitié ; moi, la mienne, le fils Hoursault aura sa part et le gendre également un petit morceau. Ces deux laboureurs ne sont pas ici ; cela se comprend, d’ailleurs : pour ce qui doit leur rester !
Pour peser le cochon, nous le ferons entrer dans une sorte de cage à claire-voie que nous porterons ensuite sur la bascule.
La porcherie est toute noire ; le cochon dort.
Hoursault tient la cage ouverte devant la porte. Le buraliste et moi, plus ingambes, nous entrons.
— Lève-toi, dit le buraliste ; lève-toi, pauvre vieux !
Le cochon ne bougeant pas, je lui flanque mon pied au derrière.
Le pauvre vieux se relève d’un seul coup, fonce comme un sanglier et nous voilà tous les deux à terre, le buraliste et moi. Que dis-je, à terre ! Plût à Dieu ! Nous sommes dans le fumier, et je me suis, en tombant, cruellement écorché le coude à une pierre de la muraille. Cette bête féroce va-t-elle maintenant nous éventrer ?
Hoursault jure ; il s’impatiente.
— Tenez pas debout, donc ?
Nous nous considérons, le cochon et nous, avec méfiance. Brusquement, nous nous précipitons : le buraliste saisit la queue, moi je m’accroche aux oreilles… mais le cochon nous emporte en une ronde infernale ; nous nous heurtons aux murs, nous nous déchirons. Le cochon grogne de colère ; à la porte, Hoursault jure plus fort.
A la fin, je tombe dans l’auge, vide heureusement ! Je saigne partout. Que le diable arrête ce cochon s’il en a le pouvoir ; moi j’y renonce !
Alors Hoursault fait simplement :
— P’tit ! P’tit !
Et la bête entre toute seule dans la cage.
Le cochon pèse deux cent vingt livres. J’inscris sur un calepin : 220. Hoursault met onze petits cailloux sur l’appui d’une fenêtre : onze vingts.
Hoursault a de grands couteaux comme un boucher. Mais il ne s’en servira pas. Il sort de sa poche un petit couteau à manche de corne. J’espère qu’il ne va pas saigner cette malheureuse bête avec ça !
— Vous n’y pensez pas, père Hoursault !
Il ne faut pas lui faire la leçon. Ce couteau, il l’a trouvé sur la route, complètement rouillé. Il s’est amusé à l’aiguiser et maintenant le couteau est sans pareil… Que personne ne vienne dire le contraire ! Hoursault, ancien maréchal, s’y connaît en aciers, peut-être !… Ce couteau coupe comme un rasoir.
— Mieux qu’un rasoir, vous entendez !
Mon coude écorché colle à ma chemise ; j’ai la main gauche en sang. Le vieux repasse lentement sa courte lame sur une pierre douce.
— As-tu la médaille militaire ? demande-t-il au buraliste.
— Oui ! fait l’autre.
Le vieux crache de côté.
— Moi aussi, j’aurais dû l’avoir. Il y avait un colonel…
— Hoursault, nous sommes ici pour tuer le cochon.
Je fais un nœud coulant et, à travers les barreaux de la cage, j’attache les pattes de la bête.
— Cré nom ! jure le vieux ; pas comme ça !
Son couteau en main, il a l’air d’un redoutable primitif.
Il attache la corde à sa manière ; nous faisons sortir la bête et nous la conduisons sur un petit lit de paille.
Brutalement, — car je commence à m’impatienter, — je tire sur la corde et le cochon s’abat. Le vieux lui met son genou sur la tête. Enfin ! nous le tenons. Le plus difficile est fait. Le buraliste, qui ne peut plus nous aider beaucoup, obtient la permission de s’en aller.
La mère Hoursault arrive avec une terrine. Le cochon pousse des cris aigus qui réveilleront tous les gamins du village ; mes élèves vont accourir et ils verront leur maître en bel état et bien propre !
Allons ! vite ! vite !
Posément, lentement, le vieux rase la gorge, puis il me montre son couteau et, comme le cochon hurle, il crie pour se faire entendre :
— Comme un rasoir !
Je réponds : « Oui ! oui ! » à tue-tête, et je tire de toutes mes forces sur la corde qui lie les pattes, comme si cela devait avancer les choses.
Le petit couteau pique enfin et le sang jaillit. La terrine n’est pas là !
Hoursault retire son couteau, bouche le trou avec son pouce et tourne vers moi la plus féroce tête de barbare qui se puisse rêver. Il crie d’abominables injures, brandit son couteau, grince des dents ; ses yeux lancent des flammes.
Ce n’est pas à moi qu’il en a, c’est à sa femme ; il me prend seulement à témoin.
La vieille, qui est si blanche, si frêle, ne s’évanouit pas comme on pourrait s’y attendre. Elle s’approche de moi et, de son adorable petite voix flûtée :
— Guettez-le, mon bon monsieur ! Guettez-le ! Qué rosse !
Admirable franchise d’allures !
Je sourirais, je sourirais niaisement, si je le pouvais. Mais le cochon se démène comme on doit se démener quand on a un petit trou à la gorge. Cramponné à la corde, je tire des deux mains, de toutes mes forces ; si je faiblis, le cochon va se relever. Je ne peux pas rire ; non, je ne peux pas rire. Je sens d’ailleurs que mon lorgnon glisse sur mon nez humide de pluie, humide de sueur.
Le barbare, enfin, enlève son pouce, et, furieusement, d’un seul coup, plonge son petit couteau. Malheur ! il l’a plongé à faux, à côté du trou ; il a piqué dans les os de l’épaule.
La pauvre bête hurle, tire désespérément, et je danse au bout de la corde. Derrière moi, j’entends rire des gamins : cela devait arriver ! Mon Dieu ! cela va-t-il durer longtemps ? Mon lorgnon glisse, glisse…
Il tient à la vie, ce cochon ! N’en finira-t-il pas de mourir ? S’il se taisait, seulement !
Mon lorgnon tombe et ne se fêle pas. Un brouillard subit emplit le monde…
Le barbare plonge toujours son petit couteau. Les trous ont dû se réunir. Il me semble que je distingue une énorme plaie rouge où la lame pénètre, où le manche pénètre, où les doigts pénètrent.
Cela dure depuis combien de temps ? Une heure ? huit jours ? Cent ans ? Le barbare, d’une voix terrible :
— Il ne saigne point ! Levez-lui les pattes ! Cré nom !
Je ne peux plus ; je suis exténué. Le corps de la bête, cependant, se couvre de plaques rouges ; sa voix s’affaiblit, devient une lamentable plainte.
Hoursault retire son couteau et regarde le sang couler.
— N’ai point core touché le cœur ! observe-t-il.
Il tapote l’épaule de la bête ; il a bien le temps…
— Le buraliste a la médaille militaire… Et vous, ne l’avez point ?
— Ah non ! cela non, par exemple !… Vous savez, père Hoursault, achevez-le ou je lâche tout.
— N’en ai point pour longtemps ! Levez-lui les pattes !
D’un dernier effort, je soulève la pauvre bête ; soudain, elle se détend et rue ; je reçois le coup en plein sur les tibias.
Le barbare rugit :
— Sale bête ! je m’en vais te faire voir !…
Il plonge son couteau, le retourne dans l’affreuse blessure et soudain : couic !
Le cochon, brusquement, s’est tu ; il n’est pas mort, cependant…
La vieille recule et, furieuse, agitant les bras :
— Maudit chien gâté ! T’y as coupé le chalumeau !
Hoursault, un instant penaud, se relève, le couteau en main, tout éclaboussé de sang. Va-t-il battre sa vieille ? Va-t-il la tuer ?
Mon Dieu ! je n’y verrais pas d’inconvénient.
Je suis sale, je suis blessé partout, je suis hors d’haleine, et mes yeux distinguent si mal les choses autour de moi que je ne peux même pas retrouver la monture de mon lorgnon. Je vais m’asseoir : il arrivera ce qui arrivera.
Le fils Hoursault, qui s’en allait labourer, vient voir ce que nous faisons. Il jure laidement comme son père ; il ronchonne, donne à chacun son paquet. Qu’avons-nous fait depuis deux heures que nous sommes ici ?
Il couvre le cochon d’une brassée de paille à laquelle il met le feu ; on ne pourra pas prétendre qu’il ne nous a pas aidés.
Puis il s’en va, disant à sa mère :
— Celle de chez nous veut le quartier de devant.
Je passe la matinée accroupi près du cochon, entre les deux vieux. Nous lavons, frottons, raclons. Le petit couteau coupe comme un rasoir. J’ai le droit de le voir, non de le toucher.
— Un maladroit se blesserait à mort ! dit le vieux.
Lorsque je suis revenu, après déjeuner, la fille Hoursault sortait de chez ses parents. Elle était venue dire ce qu’elle désirait : on lui réservera un quartier de derrière.
Ces pauvres gens ont une singulière arithmétique : les vieux prennent la moitié, moi la moitié, le fils et le gendre un quart chacun… et il restera encore la tête, les pattes et la queue…
Nous avons installé le cochon sur une échelle, puis il a fallu dresser cette échelle contre un mur.
Nous avons donc levé le bout de l’échelle et je me suis placé dessous. J’ai, plus d’une fois, porté cent kilos sur mon dos, mais je n’avais jamais porté de cochon. Comme je dressais l’échelle, cette brute d’Hoursault, qui devait maintenir le pied, a tout lâché et j’ai reçu le poids sur les reins.
J’ai ressenti une douleur très vive, qui s’est apaisée cependant peu à peu. A l’heure où j’écris, elle semble se réveiller fâcheusement. Un muscle doit être déchiré, je ne peux pas remuer sans recevoir un coup de poignard dans les lombes.
Hoursault a fendu le cochon ; son petit couteau-rasoir coupe tout ce qu’il approche ; il a coupé les boyaux et j’ai assisté à une nouvelle scène entre les deux suaves vieillards. J’ai dû envoyer un gamin chercher ma bonne, pour je ne sais quelle obscure et sordide besogne de lavage sur laquelle je n’arrête pas ma pensée.
Ma bonne, qui n’est pas timide, a remis à sa place la vieille araignée.
Moi, pendant le reste de la soirée, j’ai pesé, pesé, pesé. J’ai pesé, à mesure que le petit rasoir coupait ; j’ai pesé la tête, les oreilles, les pattes, le foie, les intestins, toutes sortes de saletés. J’ai pesé par lots entiers, puis par moitiés, par quarts, par demi-quarts. Chaque fois que je marquais un chiffre, la vieille, ses lunettes sur le nez, se penchait sur mon épaule et vérifiait. Quand le travail a été fini, elle m’a demandé :
— En prendrez-vous dix livres, mon bon monsieur ?
— Comment ! mais j’en prends la moitié !
— La moitié !
Elle m’a regardé comme on regarde un fou. Puisque son fils prend le quart de devant et son gendre celui de derrière !… Je l’ai bien fait rire avec mon histoire de moitié !
— Que me resterait-il, à moi, mon bon monsieur ? Je ne tiens pas du tout à vendre ma viande ! Si je vous en cède, c’est pour vous rendre service.
Que dire ? Que faire ?
Me fâcher ! Jeter les hauts cris ! Presque tous mes élèves étaient là ! Ma dignité de magister avait déjà subi une assez rude épreuve ; je n’allais pas l’abaisser encore en disputant contre ces sauvages. Je reconnus donc, avec une amère hypocrisie, qu’une moitié serait beaucoup pour moi.
— Je ne prendrai qu’un quart, si vous voulez bien.
— Un quart !
— Je me contenterai même d’un jambon.
— Avec votre part de faux morceaux !
Et la vieille araignée compte sur ses pattes :
— Premièrement, un bout d’oreilles… et pis le foie… et pis…
Voilà !
Je suis le dindon de cette farce, mais je n’accuserai pas le coup. Demain je vais chercher le jambon, l’oreille, la patte et le reste ; je paye — fort cher probablement — puis, adieu la compagnie ! On ne m’y reprendra plus.
Ce soir, j’ai mal aux reins et je suis encore écœuré par cette odeur chaude de graisse, de sang et de tripaille. Il me semble que jamais je ne pourrai voir une côtelette de porc sans avoir le cœur soulevé.
Samedi. — C’est infiniment plus beau que je ne pensais.
Ce matin, je n’ai pas pu me lever seul ; je souffre atrocement des reins ; je dois avoir par là une vaste déchirure musculaire. J’ai donc envoyé ma bonne avec une brouette, chercher le jambon. Elle est revenue tellement furieuse — contre les Hoursault et contre moi-même — que j’aime mieux n’y pas songer.
Elle n’a rien rapporté du tout et, même si elle avait été moins en colère, je n’aurais pas osé la blâmer. On lui a offert en effet, en guise de jambon, le moignon de l’épaule, un gros os supportant quelques grammes de couenne et de tendons ; encore voulait-on lui faire payer ça cinq francs la livre, le prix du filet à Paris !
La vérité m’aveugle enfin ! Le père Hoursault ne pouvait pas tuer son cochon sans l’aide de quelqu’un ; son fils et son gendre, ne voulant pas perdre une matinée de labour, il est venu me chercher, tout simplement. Et voilà pourquoi j’ai l’échine rompue.
Si ce n’était pas humiliant pour mon amour-propre, je reconnaîtrais que j’ai été gentiment embarqué par ce couple de paysans, gens du pays, honnêtes et sans détours…
Je m’imaginais qu’on voulait me rendre service !
Noble candeur ! Touchante naïveté !
Demain, Billon, sa femme et ses enfants vont faire dix kilomètres pour déjeuner d’une boîte de sardines et d’une omelette.
Cela va être drôle !
Dimanche. — Mes amis sont arrivés. Ma bonne a couru au-devant d’eux pour leur conter ma mésaventure. Moi, je suis cloué sur un fauteuil, avec des oreillers dans le dos. Sans se soucier de mon mal, sans pitié, sans vergogne, mes invités rient comme des fous.
— Mon pauvre vieux ! dit Billon, tu aurais bien dû te méfier ! Ils t’ont joué sans peine !
Je proteste.
— Mais non ! mais non ! ils ne m’ont pas joué ! Vous verrez que la mère Hoursault m’apportera un beau rôti ou bien une terrine de pâté.
Juste à ce moment, on frappe à la porte. La mère Hoursault paraît, un panier au bras.
— Victoire ! Vous voyez ! Hein ! vous voyez !
Devant ce monsieur inconnu et cette jeune dame en chapeau, la bonne vieille fait révérence. Puis elle ouvre son panier, demande une assiette, soulève un torchon douteux et dépose sur la table… une oreille de cochon ! Elle la pince entre ses doigts, la retourne.
— Elle est bien propre, bien raclée, dit-elle, le couteau coupait…
J’achève, malgré moi :
— Comme un rasoir !
— J’ai pensé que cela vous ferait plaisir, mon bon monsieur !
Brave mère Hoursault !
— Cela me fait plaisir, en effet ! Je suis touché, bien touché !
La vieille ne bouge pas. Attend-elle une tasse de café ? Attend-elle une goutte de marc ? Je ne veux cependant pas l’inviter à déjeuner.
Elle se mouche et dit :
— C’est cinq francs !
Ah ! bien ! Je n’ai pas d’argent sous la main et je ne peux pas bouger.
— Paye donc, Billon !
Billon paye et la vieille araignée s’en va.
Mes invités battent des mains. Billon saisit l’assiette et fait sauter l’oreille comme une crêpe.
— Tu la mangeras, au moins ?
— Eh bien, oui ! je la mangerai ! J’aime beaucoup ça, moi ! Ce n’est pas si cher que tu crois. Je la mangerai ! et je la mangerai seul.
Midi. Mes invités déjeunent. Moi, dans mon fauteuil, je mange l’oreille. Je mange l’oreille, bien que j’aie en horreur, depuis avant-hier, tout ce qui rappelle l’animal immonde.
Martyr jusqu’au bout, je croque de petits morceaux de caoutchouc, j’avale les débris d’une vieille chambre à air de bicyclette.