Huit gouttes d'opium : $b contes pour dormir à la veillée
EN SE DANDINANT
En se dandinant, ce ridicule bonhomme suivait avec une extrême application la dernière ligne de bave déposée par les flots. A chaque nouvelle vague, un bouledogue qu’il tenait en laisse sautait en arrière, mais il n’en avait cure.
Isidore Duribouc, dans le secret de sa conscience, ne souhaita pas la mort immédiate de ce vieil imbécile mais, simplement, qu’une vague énorme et discrète vînt le cueillir par les pieds pour le rouler à travers de vastes étendues.
Il faisait à peine jour et déjà Isidore sentait son cœur gonflé d’amertume et de misanthropie.
Il était cependant un garçon d’humeur égale et très douce, mais il avait une petite bonne amie qui répondait, quand il lui plaisait, au nom charmant de Séraphine ; et, précisément parce qu’Isidore était d’âme très douce, Séraphine abusait du droit qu’ont les bonnes amies de rendre la vie insupportable aux pauvres hommes.
Ainsi, ce matin même, après une nuit sans sommeil, dans cette villa Roméo si chèrement louée, mais où les insectes étaient rois, Isidore s’était entendu attribuer des crimes honteux et quelques vices des moins avouables. Il demeurait encore pétrifié de douloureuse surprise que Séraphine, de sa voix angélique, ajoutait :
— De plus, monsieur, j’ai à vous dire que vous sentez le vieux crabe d’étalage et que c’est répugnant.
Ayant ainsi parlé, forte du devoir accompli, elle s’était tournée vers la ruelle. Et, bientôt, entre ses lèvres pures, un souffle léger mille fois plus doux que le parfum de l’oranger… Car, cette petite guenon, on ne sait par quelle miracle du diable, les puces la respectaient…
Alors Isidore s’était vêtu à tâtons, avait ouvert la porte, puis, recherchant la solitude, il avait marché vers les sables de la mer.
Il n’aimait nullement les bains froids. Il s’y résignait parfois, mais ce n’était que contraint et forcé par les exigences de la mode ou de Séraphine. Dans tous les cas, il eût préféré jouer à autre chose, à la manille aux enchères par exemple, bien qu’il n’y fût pas de première force et que les consommations lui restassent le plus souvent.
Pourtant, ce matin-là, il s’était décidé librement au sacrifice. C’est qu’il éprouvait le besoin de calmer l’irritation de sa peau et aussi qu’il était un peu en colère et que la mer l’agaçait à lui cracher ses vagues à la figure comme autant de défis.
Sur la plage déserte, il avait donc commencé de se déshabiller en plein air lorsqu’il vit apparaître le vieux bonhomme avec son chien.
— Après tout, pensa Isidore, je serais bien simple de me cacher pour si peu.
Il s’assit au fond d’un trou, ôta prestement son pantalon et enfila son maillot. Puis, d’une allure décidée, il s’avança vers la plate-forme d’où les plongeurs, à marée haute, produisaient leurs effets. Prudent, il n’alla point cependant jusqu’à l’extrémité de cette plate-forme. Il fit seulement quelques pas ; puis, sans hésiter, d’un seul coup, brutalement, il s’enfonça au sein des flots comme un poignard.
Or la marée montait depuis un bon moment, mais sans s’emballer le moins du monde. Il y avait encore bien peu d’eau au pied de la plate-forme quand Isidore, avec tant d’autorité, plongea. Aussi laboura-t-il le sable, des mains d’abord, puis du front, puis du nez.
Dès que cela lui fut possible, il se redressa, aveugle et suffoqué. Il eût volontiers juré et proféré quelques gros mots, mais il lui fallait d’abord rejeter par la bouche et par les narines, l’eau qui lui était entrée jusqu’à l’âme. L’immense éclat de rire de la mer se prolongeait encore quand Isidore put ouvrir les yeux. Il vit, à quinze pas de lui, ce sapristi de bonhomme qui, les mains au dos, le regardait en rigolant aussi.
— Est-elle bonne, ce matin ?
— Sans pareille ! rugit Isidore.
Et, tournant le dos au ridicule vieillard, il affronta les vagues. Il crut de son devoir, puisqu’on le regardait, d’imiter de son mieux les gestes du parfait nageur. Accroupi, dans l’eau jusqu’au cou, il avançait par brasses puissantes ; de temps en temps, il faisait la planche sur l’eau mince, ses deux mains reposant sur le sable ; ou bien, agitant les bras à l’anglaise, il s’en allait vers la haute mer jusqu’au point où ses pieds commençaient à se détacher un peu trop facilement du fond.
De loin, dans la brume du matin, le bonhomme, dont il se souciait, parbleu, comme d’une vieille noix, devait être dupe.
Isidore lutta longtemps contre la fureur des flots. Il gardait la bouche strictement fermée ; il but encore deux ou trois coups, mais par le nez, ce qui est bien la plus détestable façon de boire.
Le bonhomme, cependant, s’était assis sur la plage. Il observait le manège d’Isidore et semblait prendre beaucoup de plaisir. Tant de plaisir qu’il ne s’occupait plus de son chien. Celui-ci, ayant ramené sous ses pattes les vêtements d’Isidore et son peignoir de bain, avait fait sur ce tapis trois petit tours, puis s’était couché.
Isidore sortit de l’eau et le vieillard lui dit d’un air aimable, mais pourtant un peu rossard :
— Monsieur, je vous prie d’agréer mes salutations les plus sincères et les plus cordiales… J’ose espérer que ce bain matinal vous aura été profitable… Mais, permettez-moi une remarque : autant que j’aie pu en juger de cet observatoire peu élevé, vous ne savez pas nager !… Vous ne savez pas du tout nager, jeune homme ! On ne me trompe pas, moi !
Isidore répondit :
— Je vous prie aussi d’agréer mes salutations ; mais, avec tout le respect que je vous dois, je vous ferai observer que vous surveillez mal votre chien. Voyez, monsieur ! cette délicieuse bête pourrait attraper des puces !
Entendant cela, le bonhomme se retourna avec vivacité et d’une voix basse mais terrible et qu’une haine formidable et longtemps contenue faisait trembler, il apostropha le bouledogue :
— Hindenbourg ! fit-il, attends un peu, répugnant fils de cochon ! bandit !
Puis, à Isidore avec l’accent de la plus ardente prière :
— Monsieur, soyez donc assez bon pour corriger cet atroce voyou ! Tuez-le, monsieur, tuez-le ! c’est votre droit. Vous n’auriez pas, par hasard, une matraque ?… ou bien un revolver ?… Hindenbourg ! ici !… Regardez-moi un petit peu cette figure de bagne !… Je vous en adjure, mon charmant jeune homme, mon ami, cassez-lui sa sale gueule ! L’occasion est belle ; puisque vous en avez le droit, cassez-la-lui !
— Permettez que je vous laisse ce soin, répondit Isidore, froidement. Pour l’instant, je veux avant tout me vêtir, car le vent du matin me fouette durement les reins… Je dois vous dire aussi que je réserve mon opinion, monsieur !
Isidore, très digne, s’enveloppa de son peignoir et passa derrière la carcasse d’un vieux bateau de pêche échoué là.
Lorsqu’il fut habillé et qu’il eut soigneusement roulé son peignoir, il se demanda comment il allait bien pouvoir employer son temps. Il ne lui fut pas autrement désagréable de voir venir vers lui le vieillard avec son chien.
— Monsieur, je vous prie d’agréer mes excuses les plus sincères. L’affreuse crapule que je traîne comme un remords…
Isidore, souriant, interrompit :
— N’en parlons plus ! fit-il rondement avec un geste magnanime.
Et il prit le pas du bonhomme qui suivait toujours, en se dandinant, la dernière ligne de bave et de varechs.
Le bonhomme reprit :
— Votre bonté, monsieur, ressemble à de la faiblesse… Mais je vous prie d’agréer mes excuses personnelles. Je me suis permis en effet de faire quelques remarques sur votre façon si originale de nager ; or ces remarques, vous en êtes encore à vous demander si elles venaient d’un honnête homme ou d’un de ces vulgaires fripons comme on en rencontre tant, hélas ! à notre époque. Il est bien tard pour me présenter à vous : souffrez que je le fasse cependant.
Le bonhomme s’arrêta et prononça les mots suivants, nettement scandés :
— Albert Pioutre, professeur en retraite, officier de l’Instruction publique et du Mérite agricole, lauréat de l’Académie des Belles-lettres de Fontenay-le-Comte.
Isidore, qui n’avait jamais eu que le prix de bonne conduite et de persévérance, s’inclina, fort impressionné.
— Charmé, monsieur !… très honoré !… Mon nom, à moi, est Duribouc… Isidore Duribouc… Je suis propriétaire.
— Qu’il me soit permis, monsieur, de vous en féliciter… Hindenbourg ! suivras-tu, macaque ?
Isidore pensa qu’il était en reste. Il en rougit.
— Je vous félicite aussi, dit-il, pour vos succès mérités auprès de l’Académie de Fontenay-le-Comte. Fontenay-le-Comte est une ville que je connais et que j’estime. J’ai chassé plusieurs fois chez un ami, du côté de Fontenay-le-Comte. Il y a du lièvre par là, et de la perdrix rouge.
— Oui, dit M. Pioutre, mais il n’y a pas la mer.
— Ma foi, répondit Isidore, moi, je me passe très bien de la mer… A vous parler franchement, la mer ne me dit rien ; je n’aime pas la mer.
A ces mots, le bonhomme s’arrêta.
— Monsieur, dit-il, si vous pouviez supporter le voisinage du hideux mouchard que je tiens enchaîné, nous irions nous asseoir sur cette petite dune artificielle que les mains innocentes des enfants ont élevée.
Ils s’assirent et M. le professeur Pioutre, sévèrement :
— Vous n’aimez pas la mer… dites-moi donc ce que vous lui reprochez.
L’élève Isidore se trouva bel et bien collé. Certes il n’aimait pas la mer mais il lui semblait très difficile d’exposer congrûment ses griefs et de les classer par paquets distincts et par ordre d’importance comme il eût été convenable de le faire : primo, secundo…
Le professeur lui tendit la perche.
— Le séjour au bord de la mer serait-il préjudiciable à votre santé ?
— Non ! pas précisément !… mais je vous le dis, la mer m’embête.
Voyant qu’il n’obtiendrait rien de satisfaisant, M. le professeur Pioutre marqua mentalement le zéro et, à grands traits, développa le sujet.
— La mer vous embête parce que le logement provisoire que vous occupez est exigu, peu confortable et visité par de nombreux insectes… Cette ville, monsieur, est en proie aux puces… D’autre part, les paroles que vous prononçâtes tout à l’heure à propos de Fontenay-le-Comte me permettent d’affirmer que vous songez avec mélancolie aux lièvres et aux perdrix rouges : la chasse est ouverte depuis deux jours… Vous demeurez ici mais contre votre gré. C’est donc que votre épouse vous tient… J’imagine cette épouse parée de toutes les grâces et de toutes les vertus ; cependant, je gage qu’elle ne vous laisse pas volontiers flâner seul sur la plage à l’heure du bain avec, en main, une paire de bonnes jumelles. Vous êtes tenu de l’accompagner ; vous devez garder son peignoir bien au chaud et peut-être organisez-vous de pénibles excursions… Vous n’êtes pas libre à l’heure de l’apéritif et il vous est impossible de jouer au bridge avec vos amis… si toutefois vous avez des amis dans cette ville…
— C’est à peu près cela, dit Isidore… mais je ne connais pas le jeu de bridge. C’est à la manille aux enchères que je voudrais jouer, si j’avais des partenaires et si mon amie pouvait se passer de moi.
— Enfin, poursuivit M. Pioutre, par-dessus tout, il y a ceci : vous n’aimez pas la mer parce que vous ne savez pas nager… Moi qui vous parle, monsieur, j’ai contre la mer les griefs ordinaires et d’autres encore. Je l’aime cependant avec passion parce que je fus et j’ose le dire, je suis toujours, un nageur de première force… Ah ! monsieur ! la mer furieuse ! la mer calme ! la mer verte ! la mer bleue ! la mer, la mer… Je voudrais être poète comme l’était mon regretté collègue Bordier, Émile Bordier, agrégé de grammaire, pour pouvoir confier au zéphir des milliers de strophes ailées… Hindenbourg ! veux-tu fermer ta sinistre gueule ?
M. Pioutre tira violemment sur la laisse du bouledogue qui grondait ; puis il continua en ces termes :
— Cette saloperie de chien est, avec quelques-uns de ses congénères, une des causes profondes de mon malheur. Autrefois, monsieur, je venais à la mer chaque année, pendant les vacances, avec mon épouse, mes deux enfants et une tortue, une seule tortue… Gardez-vous, monsieur, de parler ou d’écrire contre les tortues : ce sont des animaux sympathiques… Mes enfants cherchaient des coquillages et travaillaient le sable ; mon épouse faisait la conversation avec quelques-uns de mes meilleurs amis ; moi, tranquille, pendant ce temps, je nageais… Quand, de l’extrémité de cette plate-forme, je plongeais dans la mer écumante, il y avait foule sur la plage pour me regarder, pour m’admirer. Je nageais sur le dos, sur le ventre, sur le flanc, en grenouille, en chien, les mains à la nuque, les mains aux hanches, d’un bras, d’une jambe… Je nageais comme je voulais !… Quand il me plaisait, je faisais le mort, oui, monsieur, le mort ! sans remuer seulement le petit bout du petit doigt… J’étais heureux ; je savourais les rapides délices des plus belles vacances. O temps si vite enfui !… Cela se gâta peu à peu, vous le pensez bien. D’abord, mon épouse se brouilla à mort avec un de mes amis qui venait le plus volontiers lui tenir compagnie. Elle prit de l’humeur et, au premier cheveu blanc, elle se déclara jalouse — sans aucun motif, hélas ! vous pouvez en croire la parole d’un ancien universitaire. Enfin, à mesure qu’elle détestait davantage l’humanité, elle se prenait à aimer les bêtes d’un amour chaque jour grandissant, d’un amour exclusif, irrésistible, furieux. Nous avions déjà une tortue comme j’ai eu l’honneur de vous le dire ; nous en eûmes dix, puis des chats, des souris blanches, des perroquets, un écureuil. A présent, nous en sommes aux chiens, aux très vieux chiens, aux chiens malades, grognons, affreux. Ces bêtes-là, à la fin du compte, c’est moi qui les ai presque toujours soignées. J’eus cependant quelques mois de répit ; ce fut grâce à mon regretté gendre. Car, j’ai oublié de vous le dire, ma fille Isabelle, à la fleur de son âge, parée de toutes les grâces et de toutes les vertus, épousa un charmant jeune homme qui, lui, ne savait pas nager et adorait les animaux. Je le vois encore préparant avec application les pâtées, posant les vésicatoires, lavant, brossant, épouillant ! Le pauvre cher garçon ! Il était marqué par le destin et, quand j’y songe à présent, je crois qu’il en avait obscurément conscience. Souvent, en effet, je l’entendis murmurer entre ses dents : « Vivement la guerre ! vivement !… » Ces propos ne laissaient pas de m’étonner alors, venant d’un jeune homme si doux et qu’une boiterie légère avait d’ailleurs éloigné de la noble carrière des armes… Hélas ! elle éclata, la guerre ! Mon gendre, aussitôt, prit volontairement du service et partit gaiement ; il ne devait pas revenir !… Ah ! monsieur ! pardonnez à ma faiblesse, mais je ne puis m’empêcher de verser quelques larmes…
M. Pioutre tira son mouchoir et s’en tamponna les yeux.
— Depuis le jour mille fois maudit où mon malheureux gendre quitta ma maison, c’est moi, naturellement, qui dus m’occuper des bêtes. Mon épouse les chérissait de plus en plus. Ma fille, de son côté, penchant vers ces frères inférieurs ses voiles de veuve, trouvait ainsi l’apaisement de son chagrin et le placement de ces trésors de tendresse et de bonté qui emplissent jusqu’à déborder le cœur de toute femme vraiment digne de ce nom. A vous parler franchement, j’eusse préféré qu’elle fît de la dentelle en bavardant avec les amis de son regretté mari… Mais je n’allais pas, vous le pensez bien, imposer ma rude volonté d’homme à mon enfant tant aimée et si éprouvée par le malheur.
Le bonhomme soupira profondément.
— Je suis donc à la mer depuis un mois avec mon épouse, ma fille et différents animaux dont trois chiens ; trois chiens malades et qui ne crèvent pas. Ces bêtes répondent aux noms glorieux de Bayard, Lucrèce et Prince-Royal ; mais, moi, je les nomme Hindenbourg, Messaline, Ravachol et je suis encore au-dessous de la vérité. Grâce à cet ingénieux stratagème, je puis les injurier autant qu’il me plaît lorsque je les promène, sans encourir la juste réprobation des foules… Hindenbourg, c’est le matin, au point du jour que, sur l’ordre du vétérinaire, je dois lui faire parcourir une assez longue distance ! Sans quoi, il aurait des maux d’entrailles !… Hein ! que dites-vous de ça ?… J’ai essayé quelquefois de l’attacher afin de me promener librement ou de me rafraîchir avec de vieux amis… J’ai essayé de le battre, de le faire écraser… Toujours je m’en suis repenti ! Il trouve le moyen de me dénoncer, monsieur ! C’est un affreux mouchard, je crois avoir eu déjà l’avantage de vous le dire… L’après-midi, mon épouse et ma fille vont à la plage ; moi, non ! Je sors avec Messaline ; je la promène à petits pas par les chemins ombreux, derrière la gare aux marchandises. Et, à la tombée du jour, c’est le tour de Ravachol… Telle est, cher monsieur, la vie d’un honnête homme quatre fois décoré et auteur de plusieurs mémoires remarqués. Mon épouse prétend qu’il n’est plus de mon âge de nager ; en maillot, je serais, paraît-il, ridicule et quelque peu indécent. Il y aurait beaucoup à dire contre de semblables propositions, mais à quoi bon ? Puisque, de toutes façons, je n’aurais pas le temps de me baigner… Je vous prie d’agréer mes excuses les plus sincères, monsieur ! Je vous raconte mon histoire et mon histoire ne vous intéresse sans doute point… mais je suis un homme assez malheureux et parler soulage.
Isidore dit :
— J’ai plaisir à vous écouter. Bien que nous n’ayons pas les mêmes goûts, je vous comprends et je compatis à vos peines. Mais, que voulez-vous, monsieur, il faut être raisonnable : chacun, ici-bas, porte sa croix.
Le bonhomme montra quelque curiosité.
— Eh ! quoi ! monsieur !… auriez-vous comme moi, dans votre vie, des tortues, des chats, des écureuils et les chiens les plus sordides ?
— Non ! répondit Isidore ; Séraphine, ma jeune amie, ne s’attache qu’aux porte-bonheur en émail bleu, aux échantillons de soierie et aux poissons rouges.
M. Pioutre leva une main vers le ciel.
— Les poissons rouges ! Que ne suis-je poète pour célébrer comme il convient ces gracieuses et sympathiques bestioles ! Monsieur, vous n’avez pas le droit de vous plaindre ! Vous n’en avez pas le droit !
Isidore ne se plaignait point ; il trouva cependant plaisant que ce bonhomme prétendît toujours l’emporter sur lui, même sur cette question du malheur.
— Parbleu, monsieur ! dit-il, tout cela dépend des idées et des goûts de chacun. Après tout je ne vous trouve point tant à plaindre avec vos chiens… j’aime les chiens, moi, monsieur ; j’ai chez moi, à la campagne, deux griffons à poil dur.
A ces paroles, le bonhomme se leva et dit :
— Béni soit donc le hasard qui me fit diriger en ces lieux mes pas incertains ! Je vous prie, cher monsieur, d’agréer mes remerciements anticipés… J’aperçois, sur la plage, un vieil ami qui cherche des coquillages : pour me permettre d’aller librement le saluer, voulez-vous avoir l’obligeance de tenir un instant la laisse de ce brave chien ?
— Bien volontiers ! répondit Isidore qui ne savait pas refuser.
M. Pioutre lui mit la corde entre les doigts et s’éloigna allégrement en fredonnant un joyeux petit air.
— C’est très joli, tout ça ! pensa Isidore au bout d’un moment, mais voici le soleil qui monte ; Séraphine, qui est matinale, ne va pas tarder à se réveiller… Si je m’attarde trop, elle me chantera quelque chose !
Il attendit longtemps, non sans impatience, le retour de M. Pioutre. M. Pioutre ne semblait nullement pressé de revenir. Près du chercheur de coquillages, il gesticulait, levant les bras, montrant la mer, montrant Isidore, se tournant enfin vers la ville.
— Ah çà ! mais !… Je crois bien qu’ils vont prendre un verre !
M. Pioutre entraînait en effet son compagnon vers une petite guinguette dont la devanture venait de s’ouvrir. Voyant cela, Isidore marcha vivement afin de couper la route aux deux amis.
— Monsieur Pioutre, je vous ramène Hindenbourg, car j’ai par là quelque affaire…
Avant de prendre la corde, M. Pioutre fit les présentations.
— M. Duribouc, propriétaire, chasseur et joueur de manille aux enchères… Mon ami, M. Arrivé, amateur de coquillages.
Alors, l’ami Arrivé, sans plus tarder :
— J’aime moi aussi la manille aux enchères… mais le matin, généralement, je cherche des coquillages… Il y a vingt ans que je cherche des coquillages pendant les vacances… C’est pour ma femme : à la maison, elle en met partout… Elle est très douce ; nous n’avons pas d’enfants.
Il ajouta en riant, sans ombre de méchanceté :
— Ainsi, votre nom est Duribouc ? c’est drôle !… moi je m’appelle Arrivé… ça vous étonne ?… Je ne suis pas pupille de l’Assistance… Ah ! pardon !… Je suis un blond aux yeux bleus. Du côté paternel, j’ai pour ancêtre un charpentier hollandais… Je ne vous dirai pas son nom, vous ne le retiendriez pas… Les Hollandais ont des noms à coucher dehors, des noms qu’un Français ne peut pas prononcer… Alors, quand mon ancêtre est arrivé au pays, quand il y est ar-ri-vé… Vous saisissez ? C’est rigolo, hein ?
— Oui, dit Isidore, c’est assez amusant… mais j’ai un rendez-vous important. Messieurs, veuillez m’excuser…
Il mit la corde entre les doigts de M. Pioutre et s’en alla bien vite. Il pensait :
— Je serai en retard pour le café au lait… Bon Dieu de bois ! Séraphine va m’en conter pour deux sous !
Et il n’en menait pas large.
Isidore se trompait. Séraphine ne lui conta rien du tout ce matin-là, du moins dans les formes ordinaires, pour la bonne raison qu’elle était partie. Cependant, elle avait eu la politesse d’expliquer sa conduite. Une lettre était posée sur la table de la salle à manger à côté du déjeuner refroidi. Isidore ouvrit cette lettre et lut :
« Monsieur,
« Ayant acquis de mes propres yeux la preuve de ce que je soupçonnais depuis longtemps, je pars ! Je me joins, à l’instant même, aux jeunes touristes qui vont aux Iles pour une excursion de deux jours. A l’heure où vous lirez ces lignes, je serai loin. J’espère que vous me saurez gré de vous laisser votre liberté, cette liberté que vous employez à des fins honteuses, mais sans doute profitables.
« Signé : Une malheureuse dont le cœur est brisé. »
La malheureuse avait ajouté en post-scriptum :
« Ne pouvant accepter un argent dont je ne connais point l’origine, je n’emporte pour ce voyage que les quarante francs qui m’appartiennent en propre. »
Quarante francs ! mais le seul voyage coûtait trente-cinq francs !… Comment ferait-elle pour manger, boire et dormir pendant ces deux jours ? Isidore pâlit et s’abîma en de tristes réflexions.
— Monsieur ne mange pas ? observa innocemment Monique, la vieille bonne.
Isidore avala son café au lait, mais ce café au lait lui resta en bouillie sur le cœur.
— Mais enfin, pourquoi diable est-elle partie ? Qu’a-t-elle à me reprocher ? Je veux être pendu si je devine !… Le savez-vous, Monique ?
La vieille ferma un œil et l’autre parut vraiment canaille.
— Madame s’est levée de bonne heure et elle est allée derrière vous, vers la plage…
— Eh bien ! après ?… Je veux être crucifié…
— Alors madame aura sans doute vu monsieur qui promenait le chien de l’aut’ dame…
— Quoi ? quelle dame ?
— Une vieille dame millionnaire qu’est inconséquente avec les jeunes gens… C’est ce que disait Madame !
Certes, Isidore commençait à s’habituer aux injures. Il était entraîné et s’attendait au pire. Pourtant cette fois, il demeura béant…
— Tout cela, dit Monique, avec une hypocrite pitié, tout cela est bien ennuyant !
— Vous, fichez-moi la paix ! hurla Isidore.
Aussitôt, il fut étonné de son audace et la regretta. Car, s’il lui arrivait à présent de penser brutalement et par gros mots, il n’en croyait pas moins toujours de son devoir de suivre les règles de la civilité puérile et honnête, surtout à l’égard des femmes.
Mais aussi, Séraphine exagérait, voyons ! Depuis certaine heure de folle ivresse où Isidore lui avait donné en toute propriété et irrévocablement sa ferme du Noyer-Rouge — trente hectares de bonnes terres avec les bâtiments d’exploitation et un pavillon de chasse — cette ingénieuse enfant avait trouvé mille façons inédites de montrer sa reconnaissance. Isidore en avait vu véritablement de toutes les couleurs. Son malheur lui coûtait si cher que, longtemps, il avait refusé d’y croire. Maintenant, il n’en pouvait plus guère douter. A trente-cinq ans, pourvu de rentes solides et d’une âme douce, il avait, certes, rencontré plus d’une fois l’ingratitude humaine. Il avait fait la guerre en qualité de simple soldat ; emmené prisonnier chez les ennemis, il s’était trouvé, en certain camp de représailles, sous la coupe d’assez remarquables saligauds. Cependant il avait beau chercher dans sa mémoire, jamais il n’avait été manœuvré de la sorte, jamais personne ne l’avait mis si bas ; non, jamais !
— M’accuser d’un tel crime ! oser prétendre que je mangerais de ce pain-là, moi !… malgré mes rentes et mes convictions religieuses !… Et, par-dessus le marché, elle est partie avec quarante francs ! Quarante francs ! par les temps où nous vivons !… Sacré tonnerre du bon Dieu de bois ! qu’ai-je fait pour mériter ça ?
Ce qu’il avait fait ? Parbleu, il le savait bien ! Séraphine le lui reprochait assez souvent ! et aussi sa conscience depuis que l’affaire allait mal… Pourquoi avait-il abusé de ses avantages physiques pour détourner de ses devoirs cette enfant innocente, élevée dans la crainte de Dieu et des hommes au sein d’une famille qui vivait selon les principes les plus rigoureux ?…
Isidore, il est vrai, avait perpétré son crime sans préméditation et le plus aisément du monde.
Il se revoyait entrant, sans penser à mal, dans une banque pour y toucher quelque argent. Au guichet « Coupons », une jeune fille qu’il ne regarde même pas. On lui remet un bordereau… ça va bien !… Il prend le bordereau et passe à la caisse… Mais l’étourdi a oublié son portefeuille : la jeune fille le rappelle. Il la voit alors, il voit ses yeux candides, si brillants, si beaux !…
Le soir même, la rencontrant par le plus grand hasard dans la rue, au coup d’œil qu’elle lui lança, il comprit qu’elle l’aimait. D’ailleurs, avec l’ingénuité de son âge, elle lui avoua en pleurant qu’elle l’avait remarqué depuis longtemps. Alors, lui, sans vergogne, abusa de la situation.
Depuis… Ah ! depuis !… S’il avait déshonoré la petite comptable, elle le lui avait rendu ! avec tous les intérêts capitalisés !… D’abord, elle avait carrément refusé le mariage ; pourquoi ? le diable peut-être le savait. Malgré cela, elle était venue s’installer chez Isidore, dans la chambre même où ses vénérés parents avaient fermé les yeux. En pleine campagne, parmi une population réputée pour la pureté de ses mœurs, elle avait apporté ses parfums violents et ses robes décolletées jusqu’au délire. Mieux ! ne s’était-elle point imaginé d’amener avec elle joyeuse compagnie ! Plus d’une fois, Isidore avait dû héberger de petites camarades de la comptable et quelques jeunes lascars, aimables certes, mais sans foi ni vertu et, d’ailleurs, communistes au dernier point.
Les résultats ne s’étaient pas fait attendre. Isidore avait vu se fermer toutes les portes des maisons amies. Sa famille ne le recevait plus ; ses voisins lui refusaient le droit de chasse. Quant à jouer à la manille avec ses pairs en fumant une bonne pipe, il n’y fallait plus guère compter ; car il n’avait plus de pipe, premièrement ; et, ensuite, ses pairs l’évitaient. Si l’envie de perdre une partie le tenaillait par trop fort, il lui fallait, pour trouver des partenaires, s’adresser à des étrangers ou bien à quelques-uns de ces personnages déconsidérés que l’on trouve par tous pays et qui s’en fichent un peu.
Le séjour à la mer, exigé par Séraphine au moment de l’ouverture de la chasse, naturellement, évitait à Isidore la honte d’être montré du doigt, mais présentait d’autres inconvénients non moins graves. L’exiguïté de cette villa Roméo multipliait les points de contact. Nuit et jour, à toute heure, Séraphine tenait Isidore à portée de ses griffes. Avec cela, gentille quelquefois, s’amusant à faire camarade. A ces moments-là, Isidore s’épanouissait, buvant du lait… jusqu’au rapide et traîtreux coup de patte qui le ramenait à la réalité. Guerre d’usure, la plus déprimante de toutes les guerres. « Je le grignote, » disait cet ange aux amis de son ami.
— Mille tonnerres du bon Dieu de bois ! je veux finir au bagne si quelqu’un devine la raison de tout cela ! De deux choses l’une : ou bien elle devient folle, ou bien c’est moi… Enfin ! ça changera peut-être un jour…
Isidore ouvrit le catalogue d’une fabrique d’armes que le facteur venait d’apporter. Il lut les « conseils aux débutants », compara la valeur des différentes poudres d’après les résultats constatés au banc d’épreuves. Et ses pensées, comme une volée d’oiseaux nostalgiques, partirent pour la belle aventure… Il revécut les heures incomparables de certains matins de septembre ! d’un brodequin bien suiffé il foula l’herbe mouillée de rosée ! la pipe au bec et bourrée de vrai tabac, il respira ton frais arome, ô lande ! Dans une petite auberge, il but un fort coup et mangea effroyablement !… Pan ! Pan !… Ayant touché du second, il cria : Taïaut !… Vainqueur ! Cyrano !… Taïaut ! là-là-là-là !… et, aussitôt, avec des abois forcenés, les oreilles retroussées par le vent de la course, passèrent comme la foudre deux grandes bêtes fauves, les griffons à poil dur…
Vainqueur ! Cyrano !… Que devaient-ils penser de leur maître, à présent, les deux chers vieux compagnons ? A cause de l’odeur que répandait leur niche, il avait fallu les expulser, les confier à un fermier…
Un attendrissement subit mouilla les yeux d’Isidore. Alors Monique dit :
— Monsieur a bien tort de se faire tourner le sang parce que Madame est partie sans argent ! les dames comme Madame trouvent toujours le moyen de se débrouiller.
— Merci ! répondit Isidore en souriant tristement ; vous êtes une mère pour moi, Monique !
Dans l’après-midi, après qu’il eut mal déjeuné, Isidore alla vers la plage ; puis il erra par la ville, acheta résolument une pipe et un paquet de fort tabac. Solitaire et désemparé, il but quelques bocks à la terrasse d’un café. Près de lui, des messieurs graves, mais mal embouchés, jouaient au bridge ; cela le fit suer. Une glace lui renvoya son image : malgré sa pipe, il n’avait pas grand air ! Alors, pour se faire rafraîchir, il entra chez un coiffeur ; il s’assit en attendant son tour.
Un bonhomme dont on frictionnait le crâne continua de parler.
— Il y a des choses curieuses… Pas si fort, mon ami ! très curieuses… les noms, par exemple… Ainsi, moi, pour ne pas chercher plus loin, je m’appelle Arrivé… ça vous étonne ?… Du côté paternel, j’ai pour ancêtre un charpentier hollandais. Voyez plutôt : je suis un blond aux yeux bleus… Mais vous n’y êtes pas encore : écoutez-moi un petit peu… Mon ancêtre s’appelait… au fond ça n’a pas d’intérêt pour vous, de savoir comment il s’appelait, car vous ne seriez pas fichu de prononcer son nom… un nom à coucher dehors… Pas si fort, mon ami !… Quand il est arrivé au pays, personne ne pouvait prononcer ce nom ; c’était gênant… alors on a dit : le charpentier Arrivé… Et moi aussi, par conséquent, je suis Arrivé… Ce n’est pas une blague, mais n’est-ce pas que ça vous fait cependant rigoler ?
— Oui, répondit le coiffeur ; il n’y a pas à dire, elle est bonne !… Voici, monsieur !
Le bonhomme se leva ; reconnaissant Isidore, il se montra fort étonné de la rencontre, puis bien content. Ils sortirent ensemble.
— Ma femme fait la sieste ; elle dort beaucoup… Moi, je ne vais pas aux coquillages pendant la soirée. Voulez-vous que nous allions vers la gare aux marchandises, chez la belle Auvergnate ?… C’est une petite auberge qui s’appelle ainsi ; on y est tranquille pour jouer aux enchères… Nous trouverons M. Pioutre, probable ! Il nous fera des discours ; il en a dans le bidon, mais il est honorable… D’ailleurs, si nous ne le trouvons pas, Poisramé, l’aubergiste, sera toujours là pour un coup.
Isidore dit en se redressant soudain :
— Allons sans tarder chez la belle Auvergnate.
Vers la gare aux marchandises, ils rencontrèrent bien M. le professeur Pioutre qui marchait à petits pas et se répandait en imprécations contre Messaline. Ils trouvèrent également Poisramé à son poste. Isidore fit monter de la bière ; puis, sans l’ombre d’une hésitation, ils en commencèrent une à quatre.
Isidore, plein d’enthousiasme, prit à 47. Premier à jouer, il abattit une seule fois atout, puis, comme un grand garçon, risqua sa manille.
Ainsi, du premier coup, les trois autres virent bien à qui ils avaient affaire.
— Je vous prie, dit M. Pioutre, je vous prie, cher monsieur, d’agréer mes excuses les plus sincères… Je me vois dans la cruelle obligation d’opposer à la candeur de cette vierge la brutalité d’un atout.
— Ça ! nom de d’là, c’est envoyé ! remarqua Arrivé ; elle est bonne !
Et cette pratique de Poisramé :
— Messieurs, puisque nous sommes entre amis, si nous prenions quelque chose d’un peu distingué… Mélanie, monte du vouvray supérieur !
— Tout de chuite ! dit la belle Auvergnate.
Isidore, à la fin du compte, paya le vouvray ; tout de même, bien entendu, que les autres consommations. Mais il ne le regretta fichtre point, car il s’était bien amusé.
A l’heure exquise du soir, il dîna seul, paisiblement, confortablement. Puis il bourra sa pipe et il lui apparut que Dieu était bon.
Mais lui, Isidore, était-il si bon que cela ? Il fit son examen de conscience…
Séraphine lui avait reproché de sentir comme « un vieux crabe d’étalage » ; mais, au moment où elle parlait ainsi, elle était encore dans la demi-inconscience du réveil… Et puis, après tout, il n’y avait rien là de particulièrement déshonorant ; cela ne tachait pas… Cette expression « vieux crabe d’étalage » ne signifiait rien du tout, absolument rien ; cela ne constituait pas une injure… N’importe quel tribunal eût acquitté la coupable. Et cependant, lui, Isidore, avait soudain pris la mouche. Au lieu de calmer Séraphine par de douces paroles, il était parti vers les sables de la mer, profondément vexé. Certes, la petite avait eu ensuite des torts graves ! mais quand la guerre est déclarée, il faut s’attendre à des excès. Le plus coupable, le seul coupable au fond, est celui qui a commencé.
Isidore secoua tristement sa pipe éteinte et la mit en sa poche. Ah ! si par quelque miracle de Dieu Séraphine eût pu revenir tout à coup, comme la réconciliation eût été agréable et facile !
— Coucou !
Isidore se dressa ! De son pas léger, Séraphine entrait… Une Séraphine telle qu’Isidore n’en voyait plus jamais qu’en rêve, une Séraphine aux yeux tendres, à la bouche rieuse, aux gestes gracieux et mutins ; un ange !
Elle vint à Isidore et lui tendit son front pur ; puis, le menaçant du doigt :
— Vilain méchant ! tu as de grands torts et je ne devrais pas te pardonner !… Pour cette fois, cependant, n’en parlons plus !
— C’est cela ! n’en parlons plus ! balbutia Isidore, éperdu.
Elle le fit asseoir, prit place tout contre lui ; puis elle picora une grappe de raisin, si gentiment !
— Tu n’es donc pas allée aux Iles ?
Non, elle n’était pas allée aux Iles… Une plaisanterie, ce voyage aux Iles ! Il aurait bien dû s’en douter, voyons ! Elle avait tout bonnement passé la journée chez une amie : on avait papoté, bavardé, fait la dînette, chanté… Mais on s’était bien ennuyé malgré tout, loin de son gros chéri !
— Mon pauvre loup ! murmura Isidore.
Il attirait à lui le tendre visage ; ses lèvres s’approchèrent des lèvres si pures. Elles s’en approchèrent mais ne les touchèrent point… Séraphine s’était soudain raidie !
— Qu’est-ce donc qui sent comme ça ?
Ses narines palpitèrent ; le doute, horrible, noircit ses prunelles. D’une main repoussant Isidore, de l’autre elle le fouillait. Elle trouva la pipe. Alors, ce fut simple, rapide et beau.
— Brute ! sale brute ! répugnant ivrogne !… Vous croyez donc que je suis née pour respirer vos odeurs de vinasse et de tabac immonde !
Elle lança la pipe par la fenêtre.
— Voilà donc pourquoi vous m’avez, ce matin, chassée de ma maison !… C’était pour vous saouler ! oui, pour vous saouler ! dans quelque bouge infâme, parmi la fumée des brûle-gueules et les crachats de jus de chique !… Bonne nuit, monsieur ! Croyez que je regrette de vous faire de la peine, mais, malgré ma bonne volonté, je ne saurais recevoir dans mon lit une bête puante.
Ayant prononcé ces paroles hautaines, elle entra dans sa chambre et poussa le verrou.
Isidore, confus, n’insista pas…
— Ça doit être le vouvray, pensait-il ; il n’était cependant pas mauvais !… Et puis, surtout, la pipe !… Aussi pourquoi ai-je acheté une pipe ? Stupide ! Stupide !… Mille tonnerres du tonnerre de bois !
Le lendemain matin, à une heure convenable, le coupable se présenta pour obtenir son pardon. Il ouvrit sans peine la porte, mais la chambre était vide. De nouveau, l’oiseau s’était envolé.
Isidore avait pris l’habitude, dont il se trouvait bien, de consacrer chaque jour quelques minutes à la spéculation pure : il plaçait des mots en carré et prenait part aux concours organisés par la grande presse.
Il accordait un peu plus de temps à l’exercice de sa sensibilité et aux cabrioles de son imagination ; il lisait en effet deux feuilletons. Pour ne pas s’embrouiller, il notait sur un petit carnet, le nom, l’âge, la position sociale et sentimentale des personnages ; et il y avait dans le nombre des anges purs et radieux, mais aussi de bien ténébreux voyous ! Certaines intrigues où les policiers jouaient un rôle, — ce n’étaient pas les moins passionnantes — exigeaient un effort plus grand. Isidore, parfois, se voyait obligé de joindre des croquis à ses notes. Tout cela ne se faisait pas en un clin d’œil. Mais quand Isidore avait bien compris, il était content ; souvent aussi, il était ému et il rêvait.
C’est à ce moment-là, que, le plus souvent, Séraphine filait, sans bruit. Cet incident se répétait, à présent, chaque matin. Elle était là, près d’Isidore ; il aurait pu la voir en levant les yeux ; il aurait pu la toucher en étendant la main… Et puis, tout à coup, frrt ! elle n’y était plus !… Disparue, envolée, évanouie… Il ne restait plus d’elle que son parfum. Où était-elle partie ? à droite ? à gauche ? vers la mer ? vers la ville ?… Monique, elle-même, n’avait là-dessus aucune idée.
A présent, Séraphine ne se donnait plus la peine d’indiquer par écrit une fausse piste. Elle s’en allait, voilà tout !… Le plus souvent, elle s’absentait ainsi pour la journée entière ; quelquefois pour deux ou trois heures seulement.
Quand elle revenait, c’étaient des histoires impayables. Elle était montée au ciel, oui, monsieur ! parfaitement ! en dirigeable, avec des militaires… Elle avait perdu sa bourse, assisté à un accouchement… Elle arrivait comme un coup de vent, hors d’haleine, les yeux fous, prête à défaillir :
— C’est un… c’est un nègre !… dans une ruelle… une ruelle déserte… C’est un nègre qui m’a attaquée !… je n’ai dû… mon salut… qu’à la fuite !… Tiens ! mets ta main sur mon cœur : il est prêt à éclater…
Isidore mettait sa main sur le cœur de Séraphine et tout allait à merveille.
Pour bien peu de temps, hélas !
Un observateur malveillant et superficiel eût pu supposer chez Séraphine le dessein secret, longuement mûri et bien arrêté, de pousser Isidore au suicide. Il n’en était rien cependant. Séraphine ne faisait que s’abandonner à son instinct ; elle écoutait simplement ses voix.
Malgré tout cela, Isidore ne la privait pas d’argent. Il ne la battait pas non plus : il avait, sur ce point, des principes solides.
D’ailleurs, il faut bien le dire, l’idée d’accueillir Séraphine par des gifles, quand elle revenait d’escapade, ne se présentait plus à son esprit. Il protestait assez fort parfois, risquait même de cinglants reproches, mais ce n’était que pour le principe. Dans le fond de son cœur, il y avait une joie sournoise, ténébreuse, compliquée. Chaque matin, il lisait ses feuilletons avec toute l’attention désirable et, de préférence, au jardin. Quand il était bien sûr de trouver la maison vide, il pliait son journal, allumait une pipe ; et roulez !…
Fiez-vous à ces gaillards d’apparence tranquille !
En se dandinant, Isidore s’en allait à la plage, jumelles en main, sans se gêner. Certes ! il ne parlait à personne ; il ne regardait personne avec une insistance déplacée ; il était bien trop honnête pour cela ! mais enfin, il faisait, à l’heure du bain, quelques petites constations qui ne laissaient pas de l’émouvoir et de le réconcilier avec la mer.
Séraphine, le plus souvent, déjeunait avec son amie ; cela coûtait beaucoup d’argent, mais Isidore n’y prenait point garde. Lui, déjeunait seul et faisait une courte sieste. A trois heures, exactement, il saluait Mme Poisramé, belle Auvergnate, et commandait de la bière pour commencer. On portait cette bière au jardin sous une tonnelle. Bientôt, M. Pioutre, arrivant des champs avec Messaline, poussait un petit portillon. M. Arrivé ne tardait guère et Poisramé se trouvait toujours là pour un coup. Alors, on commençait…
Pendant trois heures d’horloge, atout, ratatout, je passe ma fausse… et zut pour le reste ! Pas de discussions politiques ou religieuses, pas de prévisions météorologiques, pas de stratégie, pas d’économique, pas de coquillages, pas de chiens, pas de Séraphine… Rien ! Le bonheur !…
Isidore payait gentiment les consommations. Convention tacite. Si, par miracle, il gagnait une bouteille, on la lui repassait à l’écarté.
Après la partie chacun parlait à sa manière ; surtout des femmes ; des femmes des autres.
— Personnellement, disait Arrivé, j’aurais tort de me plaindre… Ma femme est douce et dort longtemps ; je vais aux coquillages le matin et le soir je suis libre… Mais je connais de vieilles palourdes !… Vous me voyez : j’ai le sang hollandais, bien tranquille… je crains Dieu et je suis honorable… Eh bien ! malgré cela, si j’avais chez moi une de ces vieilles méduses, je courrais tout de suite me noyer.
Il était seul à incliner ainsi aux solutions désespérées. Les trois autres, sans hésiter, préconisaient la force. Frappant sur la table, Poisramé résumait l’opinion de la majorité :
— Celui qui n’a jamais battu sa femme n’est qu’un lâche !
— Toi, cauje ! cauje toujours ! disait Mme Poisramé en rendant la monnaie.
Isidore sortait de préférence avec M. Pioutre. Bien qu’il ne fût pas ce qu’on appelle un garçon fier, il faisait la différence entre la compagnie d’un professeur retraité et celle d’un chercheur de coquillages ou d’un aubergiste.
M. Pioutre parlait abondamment en faisant toutes les liaisons. De plus, il savait interroger. Bribes par bribes, Isidore lui contait son histoire, presque sans mentir.
Pour ne pas être en reste, le professeur, à son tour, parlait de sa famille ; de son fils Rufin, sujet de premier ordre — caractère un peu jeunet, mais fallait-il s’en plaindre ? — de Mme Pioutre qui avait de petits travers comme tout le monde, mais qui n’en était pas moins une mère admirable et la tendre compagne de sa vie ; de sa fille enfin ! de sa fille Isabelle, parée de toutes les grâces et de toutes les vertus, sérieuse, aimable, distinguée, musicienne jusqu’au bout des doigts, de goûts modestes, adorant la campagne, l’odeur des landes, la voix des chiens, le son du cor, le soir, dans les forêts profondes… bonne ménagère par surcroît, bien qu’elle eût des clartés de tout.
Isidore, écoutant tout cela, pensait :
— Bon Dieu de bois !
Il devint l’ami de M. Pioutre. Ils firent ensemble de longues promenades. Plusieurs fois, ils allèrent le long de la côte avec Hindenbourg. M. Pioutre se baigna avec délices pendant qu’Isidore promenait le chien. Cela, bien entendu, loin des yeux de tous et dans le plus grand secret.
Enfin M. Pioutre eut l’aimable idée de présenter Isidore à sa famille ; il exprima cette idée en termes choisis. Isidore désirait vivement connaître Mme Pioutre, le garçon au caractère jeunet et surtout Mme Isabelle. Il éprouva donc une joie certaine ; mais, pris au dépourvu, il fut également un peu effrayé. Il balbutia, confus et rougissant :
— Je vous remercie du fond du cœur, monsieur Pioutre ; mais voyez : ma tenue est négligée… De plus, aujourd’hui mes instants sont comptés.
Voilà ce qu’il eut le front de dire ! M. Pioutre n’insista pas.
Isidore s’en retourna vers la villa Roméo, le cœur bien triste.
— Qu’ai-je fait ! murmurait-il ; que vont penser de moi ces personnes distinguées ? Imbécile ! sauvage ! brute !…
Quand il arriva chez lui, Séraphine était encore absente. Attends un peu ! Isidore attrapa Monique et lui dit vertement ce qu’il pensait de tout ça et qu’il commençait, oui ! à en avoir assez ! Il fallut l’arrivée de Séraphine pour le calmer ; rien de moins.
Le lendemain M. Pioutre ne laissa voir aucun ressentiment. C’était un homme de bonne éducation. Comme de coutume, il joua avec Isidore et, après la partie, sortit en sa compagnie. Il lui tendit même la laisse de Messaline. Il faisait un peu chaud. Tout à coup, M. Pioutre mit sa main sur le bras d’Isidore.
— Soyez assez bon pour agréer mes excuses, dit-il ; si vous n’y voyez pas d’inconvénients, nous n’irons pas plus avant…
Il s’épongea le front, soupira deux ou trois coups, profondément.
— Par cette chaleur, je crains un étourdissement… un transport au cerveau… Cher monsieur, je vous demande la permission de vous laisser poursuivre seul… je rentre à la maison.
Isidore dit aussitôt :
— Si vous ne vous sentez pas bien, je ne puis vous abandonner. Je vais vous reconduire, comme mon devoir l’exige.
Il prit sous son bras le bras de M. Pioutre et il ajouta :
— Appuyez-vous sur moi ; je suis solide !
C’est ainsi qu’Isidore pénétra pour la première fois chez M. Pioutre.
Il fut accueilli comme le Sauveur ; surtout par Mme Pioutre. Il déclara qu’il n’avait fait que son devoir, tout uniment… Il n’avait droit, par conséquent, qu’aux remerciements de sa conscience.
— Tout homme, à ma place, en eût fait autant, je vous l’assure, madame !
— Non ! dit fortement Mme Pioutre ; tout homme n’en eût pas fait autant… Vous êtes trop modeste, monsieur… A l’époque où nous vivons, l’accomplissement du devoir n’est pas la règle, mais l’exception…
Mme Isabelle, près de son père, donnait l’exemple de la piété filiale. Elle montrait d’agréables bras nus et de réelles qualités d’infirmière. S’approchant à son tour d’Isidore, elle lui tendit sa main fine.
— Merci, monsieur ! dit-elle simplement.
Mais ses yeux trahissaient une profonde émotion.
A ce moment, le fils au cœur jeunet entra en chantonnant et aussitôt :
— Tiens ! M. Duribouc ! Ah ! par exemple…
— Bonjour, Broc ! dit Isidore qui retombait lourdement sur la terre.
Puis il rougit.
Il fallut expliquer… M. Duribouc et Rufin, dit Broc, avaient des amis communs. Avec ces amis communs, Rufin était allé faire visite à M. Duribouc au commencement de l’été… Et l’on avait devisé ensemble sous les ombrages du parc, devant le château…
— Oh ! ne parlez pas d’un parc, dit Isidore modestement ; ne parlez pas d’un château !
— Mettons, si vous voulez, votre gentilhommière.
Toute glace fut rompue ; et pour longtemps.
Rufin, dit Broc, reconduisit Isidore.
— Qu’avez-vous donc fait, cher monsieur, de cette aimable Séraphine ?
— Elle est ici, avec moi, à la villa Roméo.
— Encore ! dit Broc ; vous êtes bon !
— Oui ! concéda Isidore, je suis bon… Cependant je dois vous dire que, depuis une quinzaine, je jouis d’une grande liberté : Séraphine sort beaucoup.
Broc demanda innocemment :
— Comment se fait-il donc que je ne l’aie point encore rencontrée ? je suis ici, moi-même, depuis quinze jours.
— C’est qu’elle passe toutes ses journées chez une amie à faire de la dentelle et à tricoter pour les aveugles… Cela me coûte assez cher, d’ailleurs.
— Je suis dans la bonneterie, dit Broc, vous ne m’apprendrez pas le prix de la laine.
Et il s’en retourna chez lui en gardant son sérieux.
Le lendemain, à deux heures de l’après-midi, Isidore revint aux nouvelles. M. Pioutre allait mieux ; même beaucoup mieux, puisqu’il prétendait sortir avec Isidore. Il appelait la chienne :
— Où es-tu, Lucrèce ? Viens, mignonne ! Viens !
Mais son épouse et sa fille lui opposèrent, avec une tendre énergie, les conseils de la prudence.
— C’est moi, dit Mme Pioutre, c’est moi qui sortirai avec la chienne aujourd’hui ; c’est un plaisir que tu ne me laisses pas souvent, vilain égoïste !
Elle ajouta, parlant à Isidore :
— Mon mari a dû vous dire qu’il détestait les chiens… n’est-ce pas ? je parie qu’il vous l’a dit… C’est un gros mensonge, il les adore, au contraire !
M. Pioutre eut l’air confus.
— Il les adore… mais il éprouve le besoin de se faire plaindre et surtout le besoin de gronder… Vieille manie d’universitaire… Depuis qu’il n’a plus d’élèves, ce sont ses chiens qu’il gronde… oh ! gentiment !… Nous avons trois chiens, monsieur, et nous les aimons beaucoup. Peut-être trouverez-vous cela un peu ridicule ?
— Moi, répondit résolument Isidore, moi, madame, j’ai deux griffons à poil dur et je veux me faire inscrire à la Société protectrice des animaux.
Entendant cela, Mme Pioutre marcha vers Isidore.
— Monsieur, dit-elle, permettez-moi, sans autre préambule, de vous féliciter.
Et d’une main loyale, elle secoua la main d’Isidore, deux fois.
Alors la bonne voix de M. Pioutre s’éleva :
— Je me permets, dit-il de solliciter toute votre indulgence, car je ne me dissimule pas que la proposition que je vais émettre pourrait, à certains, sembler saugrenue. Mais enfin, voici notre ami dévoué qui vient perdre auprès d’un convalescent l’heure la plus belle du jour. Si j’en crois ses confidences réitérées, il a coutume de consacrer cette heure et les suivantes aux joies de la manille aux enchères. Pourquoi le priverions-nous de cette honnête et agréable distraction ? Nous avons ici des cartes, une tonnelle ombreuse, des liquides frais. Rufin, qui est sorti ce matin, ne saurait tarder à revenir et il connaît tous les jeux de hasard ; moi-même, il m’est arrivé autrefois de faire un coin de table, pour obliger certains collègues un peu libertins…
Isidore, enchanté, fit pourtant des manières. Il aimait jouer, certes, mais ce n’était pas chez lui une telle passion !
Mme Pioutre emporta ses dernières hésitations.
— Voyons, monsieur ! dit-elle, sans cérémonies ! Cela rajeunira mon mari.
— Oui, dit M. Pioutre, j’ose affirmer que cela me rajeunira singulièrement.
Isidore eut un sourire silencieux.
— Ces dames, pensa-t-il, sont charmantes, mais un peu naïves ; le bonhomme les embarque comme il veut… Moi-même, il me faisait voyager avec son Hindenbourg et son Ravachol !
Mme Isabelle avait installé une table de jeu ; Isidore, sans perdre de temps, donna les cartes pour jouer à trois. Mais Rufin ne paraissait point ; toujours ce caractère jeunet !… Absent depuis le matin, que pouvait-il bien faire ? Où diable était-il passé, ce Rufin, dit Broc ? Mme Pioutre sortit avec Messaline dans l’espoir de le rencontrer.
— Ma fille, dit M. Pioutre, si j’osais, je te proposerais de prendre cette place en attendant le retour de ton frère…
Mme Isabelle rougit de surprise.
— Oh ! père ! Y pensez-vous ?
Mais Isidore dit à son tour, en ouvrant largement les deux mains :
— Voyons, madame ! à la bonne franquette ! Sans cérémonies !
Il avait parlé avec tant d’élan qu’il fut impossible à Mme Isabelle de refuser. Elle abandonna donc sa broderie et, avec une exquise bonne grâce, vint au jeu.
Il fallut tout lui expliquer, depuis A jusqu’à Z. Elle confondait manille et manillon et n’avait point pour les atouts la considération qui s’impose. Elle coupait à faux avec une candeur désarmante.
Isidore la reprenait avec bonhomie.
— Sapristi, madame, il ne faut pas mêler les torchons aux serviettes… Vous avez des atouts : placez-les donc à part, nom d’un petit bonhomme !… Et puis, vous tenez mal votre jeu : voulez-vous me permettre ?…
Elle voulait bien tout lui permettre.
M. Pioutre paraissait content ; tout le monde paraissait content.
— Cher ami, dit M. Pioutre, je sais que vous avez l’habitude de fumer. Or, grâce à mon fils Rufin, nous avons ici une bonne provision de tabac. J’oserai donc vous prier de bourrer votre pipe autant de fois qu’il vous plaira.
Pestant tout bas contre le bonhomme, Isidore se récria. Certes, il lui arrivait de fumer comme tout le monde, une cigarette douce, par-ci, par-là, aux heures de rêve… Mais ce n’était ni le lieu ni le moment.
Alors Mme Isabelle :
— Je vous en prie, monsieur… J’adore la fumée de tabac, surtout lorsqu’elle sort d’une pipe… Si j’étais un homme, je fumerais… Pour dire tout net mon sentiment, un homme qui ne fume pas…
Elle ne dit point son sentiment, mais fit une moue adorable. Isidore comprit qu’aux yeux de Mme Isabelle, un homme qui ne fumait pas la pipe était un individu ridicule et un peu méprisable. Néanmoins, il tint bon encore un petit moment afin de ne pas se donner tort à lui-même trop vite. Mais lorsque la partie fut terminée, on se leva pour faire un tour de jardin et visiter les chiens, les chats, les tortues et les poissons rouges. Alors, il sortit sa pipe d’un air malin et il la fuma, la refuma inexorablement, jusqu’à la nausée, si bien qu’il ne sentit point l’odeur des bêtes.
Ayant promis de revenir, il prit congé et traversa la ville avec des ailes. Séraphine et lui arrivèrent tout juste ensemble à la villa. Séraphine fit entendre des paroles amères auxquelles il ne répondit point tout haut ; avec une sorte de rire intérieur, il écoutait en lui la réplique de la belle Auvergnate.
— Toi, cauje ! cauje toujours !
Rufin, dit Broc, arriva chez ses parents dix minutes plus tard, car, après avoir quitté Séraphine, il s’était attardé à la terrasse d’un café pour prendre l’apéritif, selon sa détestable habitude.
C’était, cela, un mercredi. Les trois jours suivants, Isidore se rendit chez M. Pioutre. Et il joua à la manille aux enchères en fumant sa pipe sous la tonnelle. Il joua avec M. Pioutre et Mme Isabelle, car Rufin ne se trouva jamais là.
Mme Isabelle faisait de remarquables progrès. Cependant elle ne tenait pas encore bien ses cartes. Isidore lui prenait le poignet et lui faisait poser les doigts où il fallait.
— Sapristi, madame ! je vois tout ! je lis dans votre jeu comme dans un livre !
Elle remerciait avec un petit sourire enchanteur. De visage, elle n’était pas jolie, jolie, mais elle avait l’air si distinguée ! elle était si douce, si prévenante à l’égard de son père, si bonne enfin ! De plus, elle avait des bras fort honorables et ses yeux noirs semblaient, à de certaines minutes, profonds comme des puits. Quand il se trouvait seul avec elle, Isidore lui en eût fait compliment s’il eût osé.
Le samedi, on prit le thé en famille. La causerie fut longue et très amicale. Cependant, ce jour-là, Isabelle parut profondément mélancolique. Offrant le sucre avec un sourire courageux, elle semblait atteinte d’un de ces maux secrets qui ne pardonnent pas.
— Qu’est-ce que cette malheureuse peut bien avoir comme ça ? se demandait Isidore en revenant chez lui.
Il se grattait les cheveux et remuait en sa tête ses souvenirs de lectures.
Le lendemain, il eut le mot de l’énigme. Le lendemain dimanche fut un grand jour…
Ils avaient fait une partie à l’ombre de la tonnelle. L’heure était douce, de subtils parfums flottaient. Les cartes tombées, Isidore parlait… Il parlait de son parc, de ses bois, de sa maison de campagne… et des bonnes veillées devant l’âtre monumental où flambe une bûche centenaire… et de la chasse et des chers vieux compagnons, les deux griffons à poil dur… Quand il s’arrêtait, le professeur Pioutre lui tendait amicalement la perche ; aussitôt, il repartait.
Mme Isabelle ne se tenait pas près de lui comme d’habitude, mais de l’autre côté de la table. Elle le regardait en face sans rien dire. Et dans son regard il y avait… Isidore ne savait trop quoi… admiration passionnée ou rancune mortelle ? En tous les cas, il y avait quelque chose.
Il advint, pendant qu’Isidore parlait, qu’un fâcheux se présenta. M. Pioutre se leva pour le recevoir ; Mme Isabelle et Isidore restèrent seuls sous la tonnelle.
Alors Mme Isabelle détourna les yeux et lutta un moment avec courage contre son émotion. Mais l’émotion fut la plus forte et la pauvre jeune femme s’affaissa sur la table en sanglotant. Un trouble s’éleva dans l’âme éperdue d’Isidore. Il dit d’abord à voix haute :
— Bon Dieu de bois !
Puis il prit en ses mains les bras grassouillets et il murmura avec une infinie douceur :
— Sapristi, madame ! Sapristi, madame Isabelle ! qu’avez-vous donc comme ça ?
Ce qu’elle avait ! Pouvait-elle le dire devant lui ? Pour qui la prendrait-elle si elle laissait déborder son cœur ?… Non ! jamais ! Plutôt mourir ! Plutôt souffrir en silence, toute sa vie !…
En ce lieu, à cette heure, commença une phase nouvelle de l’histoire d’Isidore.
— Mon cher ami, disait Isidore, en un mot comme en cent, j’aime votre sœur et je désire l’épouser.
— Ça, répondit Broc, c’est une autre affaire ! allons au café !
Ils allèrent au café. Broc fit servir ce qui lui plut, but un coup et attendit.
— Je vous disais que j’aime votre sœur et que je désire l’épouser.
Rufin, dit Broc, eut vers Isidore un élan fraternel. Au-dessus des verres, leurs mains s’étreignirent.
Ému jusqu’aux larmes, Isidore poursuivit :
— J’ai trente-cinq ans ; je jouis d’une excellente santé et ma fortune est honnête. Votre sœur sera heureuse auprès de moi, je puis vous donner cette assurance.
Broc dit :
— Vous serez heureux aussi. Ce n’est pas parce qu’il s’agit de ma sœur, mais j’affirme sans hésiter que vous ne sauriez faire un meilleur choix. C’est là ma conviction profonde. Je ne vous parlerai pas de l’éducation d’Isabelle ni de sa naturelle distinction ; je ne vous dirai pas ses qualités d’ordre, d’économie, de patience ; je ne vous vanterai même pas la pureté de ses mœurs ni la force de ses convictions religieuses… Non ! Je vous dirai tout en un seul mot : ma sœur Isabelle, c’est une perle !
— Je m’en suis déjà aperçu, dit Isidore.
Broc commanda du même, puis il reprit :
— Tout cela est donc bel et bon, mon cher monsieur… Malheureusement, il y a un cheveu !
— Je vous attends là ! répondit Isidore ; quel cheveu, s’il vous plaît ?
— Il y a Séraphine ! dit Broc.
Et il hocha la tête plusieurs fois.
Mais Isidore cogna sur la table avec autorité.
— Eh bien, quoi ! Qu’est-ce que vous me chantez avec votre Séraphine ? Nous ne sommes pas mariés, je suppose ! Elle n’aura pas à se plaindre, Séraphine ! Vous ne savez pas, vous, que je lui ai donné ma ferme du Noyer-Rouge, qui vaut cent cinquante mille francs et que je regretterai toute ma vie !…
Il continua, plus bas :
— D’ailleurs, cher ami, je puis bien vous l’avouer : Séraphine se consolera facilement, car j’ai l’impression, depuis quelque temps, qu’elle se fiche de moi.
— Cela est possible ! dit Broc ; mais elle fera quand même des histoires ; c’est un sacré petit crampon !
— Eh bien ! qu’elle fasse des histoires, si ça lui chante ! Après tout, j’aurai ma conscience pour moi !
Rufin, dit Broc, se renversa sur sa chaise et passa le pouce dans l’entournure de son gilet.
— Vous n’avez pas froid aux yeux ! dit-il. Moi, à votre place, je me méfierais… Vous dites à Séraphine : « Mon bel ange, je t’ai assez vu… Nous sommes quittes… Je te quitte ! » Et vous la quittez en effet. Ça va bien ! Mais imaginez que Séraphine, là-dessus, aille trouver ma sœur et lui chante un petit air de sa façon… Elle en est capable, vous le savez !… Eh bien, mon cher, en cette occurrence, voici ce qui se passerait : ma sœur pleurerait toute sa vie son bonheur perdu, mais jamais, vous m’entendez, jamais plus elle ne consentirait à vous écouter !
— Que me racontez-vous là ? s’écria Isidore… Pour une bagatelle, vous croyez donc ?…
— Non seulement je le crois, mais j’en suis parfaitement sûr ! Ma sœur est toute bonté, je ne crains pas de l’affirmer, mais sur le chapitre des mœurs, fichtre ! elle ne plaisante pas ! Qu’elle vienne seulement à se douter de quelque chose et tout est rompu !… Donc, pas de bruit ! Pas d’imprudences ! Manœuvrez, cher ami, manœuvrez !
— Manœuvrer ! C’est facile à dire !… Si j’ouvre seulement la bouche, Séraphine me sautera à la figure ! Ce n’est pas que je la craigne, entendez-moi bien !… Mais je comptais filer tout simplement… quitte à laisser un petit mot d’explication.
La figure de Broc devint sévère.
— Vous ne ferez pas cela ! dit-il ; d’abord, ce serait imprudent ; de plus, ce ne serait pas d’un gentleman… Quittant Séraphine, vous lui causez un dommage certain : donc, vous lui devez réparation. La justice avant tout, n’est-ce pas ?
— Mais, bon Dieu de bois ! je vous répète que je lui ai donné le Noyer-Rouge ! Elle me revient à quinze cents francs la livre, frais non compris…
— Et il y a des faux morceaux, acheva Broc ironiquement. Mon cher, vous m’étonnez un peu… Ce qui est donné est donné ; n’en parlez plus, ce ne serait pas d’un gentleman. Il y a un fait nouveau qui entraîne votre condamnation. Vous avez de la fortune : payez et vous ne serez pas déconsidéré.
Isidore suait à grosses gouttes. Broc ajouta négligemment :
— Sans cela, je crains beaucoup que vous n’épousiez pas ma sœur.
— Même si je paye, gémit Isidore, qui me garantira le silence de ce petit chameau ? Qui me prouve que Séraphine n’essaiera point quand même d’anéantir mon bonheur ?
Broc étendit la main.
— Je connais l’enfant, dit-il ; si vous la dédommagez, si vous agissez en galant homme, je crois pouvoir lui faire entendre raison. Je prends l’affaire à mon compte.
— Tout cela, fit Isidore, demande réflexion ; si vous le voulez bien, nous en reparlerons demain soir, ici même, en prenant l’apéritif.
Isidore, le lendemain soir :
— Je n’ai pas une grosse fortune ; je vais fonder une famille et Dieu peut me donner des enfants… Ne pensez-vous pas qu’une somme de dix mille francs, versée immédiatement en bon argent liquide ?…
— A ce prix, dit Broc, je n’entreprends pas la négociation, car je courrais à un échec… et il ne faut pas, comprenez-vous bien ? il ne faut pas échouer ! Essayez vous-même : vous serez peut-être suffisamment persuasif… Mais si vous manquez l’affaire, tout est perdu !
— A votre avis, combien faut-il donc ? demanda Isidore.
— J’avais songé à trente mille.
Ils coupèrent en deux la différence.
— C’est égal, observa Broc, vous êtes un peu rude avec les femmes ! Ce n’est pas vous qui vous laisseriez tondre !
— Ça non ! dit Isidore en se redressant. Bon garçon, tant qu’on voudra ! mais poire, jamais de la vie ! halte-là !
Isidore quitta la villa Roméo un dimanche matin pendant que Séraphine était aux Iles avec Broc et quelques autres jeunes gens.
A la gare, il rejoignit sa fiancée ainsi que Mme et M. Pioutre. Celui-ci avait déjà conduit les bêtes quelques jours plus tôt ; il ne restait qu’un écureuil dont Mme Isabelle ne pouvait se passer.
Ils montèrent ensemble dans un compartiment vide. M. Pioutre rayonnait ; Mme Pioutre se tenait bien.
Le train manœuvra, vint s’arrêter près de la gare aux marchandises, devant le café Poisramé.
— Je vous prie d’accepter mes excuses, si je me trompe, dit M. Pioutre, mais il me semble entendre un chant qui me rappelle de bons souvenirs.
Tous écoutèrent. Dans l’air tranquille, la voix charmante de Mme Poisramé montait :
Isidore et M. Pioutre échangèrent un sourire complice. C’était chez la belle Auvergnate qu’ils s’étaient véritablement connus ; c’était au son de cette voix qu’ils avaient appris à s’estimer…
Isidore se prit à songer. Hier, il n’était qu’un pauvre garçon égaré dans les chemins de la vie irrégulière ; chemins plus malaisés qu’on ne croit ! Il était grugé, tyrannisé et, par-dessus le marché, tourné en ridicule par une petite gourgandine insolente, sans principes et sans éducation. Tout cela pour quelques rares et méprisables satisfactions des sens !… Aujourd’hui il allait vers le bonheur et la prospérité. Avec son épouse chérie, au milieu des campagnes fertiles, il mènerait une vie saine, honnête et calme. Si Dieu lui donnait des enfants, il les élèverait au grand air et suivant les meilleurs principes. Il irait à la chasse, à la pêche ; il aurait une basse-cour, un vivier, des ruches ! il s’intéresserait aux nouvelles méthodes de culture, pourchasserait la routine et ses fermiers vivraient dans l’aisance. Son nom volerait de bouche en bouche, accompagné de bénédictions. M. le professeur Pioutre, lauréat de l’Académie de Fontenay-le-Comte, avait de hautes relations. Grâce à lui, Isidore se pousserait dans le monde. Il se voyait déjà conseiller d’arrondissement, chevalier du Mérite agricole et peut-être même — qui pouvait savoir ? — lieutenant de louveterie…
Pourvu que cette petite guenon de Séraphine ne bougeât point ! Mais Broc était là ; et il avait donné sa parole d’honneur.
Mme Poisramé chantait. Dans l’air radieux, sa voix pure venait par vagues mollement balancées.
Bouleversé par cette musique qui lui allait droit à l’âme, Isidore prit la main de sa fiancée. Isabelle eut un sourire enchanteur et tourna vers lui deux yeux sans fond.