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Huit gouttes d'opium : $b contes pour dormir à la veillée

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ÉPILOGUE

Par un clair matin du mois d’août, un an tout juste après les événements que nous venons de raconter, un homme, tenant en laisse un bouledogue, marchait sur les sables de la mer.

La même mer, les mêmes sables, le même sale vieux bouledogue éternel.

Seulement l’homme, lui, n’était plus M. Pioutre.

Le lecteur le plus innocent a déjà deviné que cet homme était Isidore Duribouc. Un pauvre Isidore bien changé, maigre, voûté, les épaules aiguës et les cheveux gris. La peau de son visage, beaucoup trop grande pour le contenu, formait de mornes rides. Ses yeux, profondément enfoncés dans les orbites, étaient des yeux d’esclave souvent battu.

Il suivait la dernière ligne d’écume rejetée par les flots ; chaque nouvelle vague venait lui cracher sur les pieds, mais il n’y prenait garde. Sombre, il allait droit devant lui, traînant Hindenbourg. Sous son crâne roulaient les plus tristes pensées.

Que d’événements en cette année qui venait de s’écouler ! que de douloureuses surprises !… La maison de ses pères abandonnée, puis vendue ; sa fortune écartelée… Rufin, dit Broc, s’avérant un coquin sans scrupules… M. Pioutre, vieille pratique, l’abandonnant lâchement en face des bêtes exécrées et sordides, de l’inexorable Mme Pioutre, de l’affreuse Isabelle… Oh ! cette Isabelle !… Tous les défauts de Séraphine et bien d’autres encore sans nulle compensation ! Tous les défauts au paroxysme, servis par une intelligence diabolique et une volonté de fer !

Isidore n’essayait plus de lutter ; il était dressé pour la vie.

Il n’avait jamais songé sérieusement au divorce à cause de ses convictions religieuses. Au contraire, dans les premiers temps, il avait plusieurs fois songé au crime et au suicide. Mais cela aussi était défendu ! Isidore craignait Dieu et l’opinion. En outre, le crime répugnait à sa nature foncièrement douce ; et, quant au suicide, il n’est pas si facile que cela de s’y décider.

De toute son âme, il souhaitait une nouvelle guerre ou, du moins, la mobilisation. Il se raccrochait à cet espoir comme à l’unique bouée de sauvetage. Or la guerre, bien qu’elle menaçât toujours, n’éclatait point ! et Isidore se prenait à murmurer :

— Mais qu’est-ce qu’ils f… donc, les diplomates !

Par ce matin radieux, Isidore, traînant Hindenbourg, se remémorait avec une affreuse mélancolie sa jeunesse heureuse, les riantes années de collège et de caserne, toute sa vie facile et douce de bon garçon ; et même, il regrettait les jours terribles de la guerre, les longs mois de captivité chez les ennemis et le temps de son esclavage auprès de Séraphine, de cette Séraphine un peu fantasque certes, mais jeune et jolie et qui, du moins, se contentait d’un couple de poissons rouges.

Tout cela, c’était le passé ! Maintenant, il n’y avait plus d’issue.

Ah çà ! mais ! est-ce qu’il ne rêvait point !…

Il leva sa main libre, passa lentement ses doigts sur ses yeux. Puis il regarda autour de lui. La marée montait ; malgré l’heure matinale on voyait çà et là quelques baigneurs.

A vingt pas d’Isidore, une longue plate-forme ; à l’extrémité de cette plate-forme un bonhomme, replet comme un œuf. Tout à coup, ce bonhomme fit une cabriole et plongea dans la mer. Il reparut au bout de quelques secondes, souffla, se laissa flotter comme une outre, puis nagea avec vivacité vers le rivage. Il reprit pied devant une jeune personne rondouillarde qui entrait dans l’eau en poussant de petits cris. Isidore entendit ces paroles :

— Je vous prie, ma toute belle, d’agréer mes salutations les plus empressées et les plus cordiales. Je me consumais d’impatience à vous attendre… Si vous voulez bien me le permettre, je vais incontinent vous donner la première leçon. Veuillez vous allonger sur l’eau… Bien !… Maintenant creusez les reins !… creusez !… Ne craignez rien, ma reine ! je vous soutiens des deux mains !

Isidore ne voulut pas en savoir davantage. Il continua sa route, rapidement, et quelque chose commença de tourner dans sa tête. Bientôt, il s’arrêta. Une troupe joyeuse venait de s’embarquer sur un canot et gagnait le large. Des cris de jeunes femmes montèrent et des rires et de folles chansons. Isidore reconnut Séraphine, Broc et tous leurs amis. Séraphine était en mousse, culottée très juste, les bras nus, les mollets nus. Elle cria tout à coup :

— Broc, regarde un peu, chère âme, ce bonhomme avec son chien !

Broc et tous les autres regardèrent Isidore et ils le reconnurent. Il y eut de grands éclats de rire. Séraphine se dressa à l’arrière du canot et tira la langue. Le soleil du matin, dorant ses cheveux fous, lui faisait une tête d’ange et elle avait des bras éblouissants.

Isidore demeura hébété ; puis il reprit sa marche, les yeux un peu hagards. Si bien qu’il vint heurter le derrière d’un homme qui se penchait en avant pour ramasser des coquillages. L’homme se redressa et dit avec un bon rire :

— Pardon ! monsieur !… ça, ce n’est pas mal !… Il y a des choses curieuses ; je le disais tout à l’heure à ces jeunes gens. Mais, monsieur… il me semble… n’ai-je point l’honneur de vous connaître ?… Moi, je m’appelle Arrivé… ça vous étonne ?

— Pas du tout ! coupa Isidore.

— … Cela s’explique pourtant très bien ! Écoutez un peu, je vais vous faire rigoler…

— Je ne veux pas rigoler ! riposta Isidore.

Et, farouche, les yeux pleins de flammes, il fonça droit devant lui, comme une bête traquée, vers l’horizon lointain. Une tempête soufflait sous son crâne. Longtemps il alla ainsi, puis, au milieu du jour, il se mit à marcher vers la gauche sinistre et revint chez lui. Il trouva la villa déserte. A cette heure caniculaire, Mme Pioutre se réchauffait sur la plage ; quant à Isabelle, elle était quelque part, à l’ombre, en conversation avec un vieil ami. Isidore ne rechercha point ces dames. Par contre, il rassembla toutes les bêtes : les chiens, les chats, le perroquet, les serins, les tortues, l’écureuil et les poissons rouges. Puis, quand il les eut à sa portée, il les massacra avec des raffinements inouïs de cruauté.

Pendant ce temps, le père Pioutre, son ami Arrivé et Poisramé l’aubergiste faisaient tranquillement une partie sous la tonnelle, chez la belle Auvergnate. Lorsque trois heures sonnèrent, ils virent avec effroi quelqu’un bondir par-dessus la clôture du jardin. C’était Isidore ! Enveloppé d’un rideau sanglant, le chef orné d’une couronne, dérisoire, il brandissait, au bout d’un tisonnier, le croupion du perroquet.

Il vint droit à la tonnelle et s’assit en face des joueurs. Puis il cria d’une voix de stentor :

— Je suis Alexandre, roi de trèfle… Ça vous étonne ?… Vieux zèbres, je vous déclare la guerre ! Tâchez voir un peu de vous garder à carreau ! sans quoi, logiquement, je vous enfonce l’as de pique jusqu’au cœur !

On eut toutes les peines du monde à le maîtriser. Mais, dès qu’on l’eut conduit à l’hospice, il devint un roi de trèfle très doux.

C’est à ce moment-là que les gens clairvoyants cessèrent de le plaindre.

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