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Huit gouttes d'opium : $b contes pour dormir à la veillée

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SOUS LA BONNE ÉTOILE

La mère de Dominique, c’était Sandrine, la laveuse. Quant à son père, on n’a jamais bien su : peut-être Roques le boquillon, peut-être Babylas le colporteur, peut-être un homme marié, ou un garçon tout jeune, ou un vilain vieux bonhomme. Au fond, cela n’a pas d’importance, et, d’ailleurs, quand on n’est pas mêlé directement à de telles histoires, il vaut mieux ne pas s’en occuper.

Pourtant, on peut dire, sans courir le risque de se tromper, que le père de Dominique était un individu de pas grand’chose. Sans quoi, premièrement, il ne se fût pas attaqué à cette Sandrine, une fille laide, déjà âgée et, surtout, très pauvre d’esprit. Ensuite, s’il eût été quelqu’un de bien posé dans le pays, Sandrine, toute sotte qu’elle était, n’eût pas manqué de le nommer et de lui offrir le cadeau. Or, toutes les voisines qui cherchèrent à savoir, — il y en eut de rusées et qui savaient démêler la laine, — toutes en furent pour leurs frais. Le frère de Sandrine, Anselme le maçon, qui, pourtant, tarabusta longtemps sa sœur, n’en put rien tirer non plus.

— Eh ! je sais-t-y, mé !… Qu’est-ce que ça peut faire au bon Dieu ?

Si, au lieu d’être un fini galvaudeux, le père de Dominique avait été un pauvre mais honnête garçon, Sandrine et lui se seraient mariés, et ils auraient eu beaucoup d’enfants. Alors, voici ce qui serait arrivé à Dominique : il aurait été obligé de bercer ses frères et sœurs, de les moucher, de les aimer, de les protéger et de leur donner le bon exemple. Son père et sa mère étant honnêtes, mais pauvres, tout aurait manqué dans la maison, et cela ne leur aurait pas rendu l’humeur bien douce. En récompense de ses privations et de ses peines, Dominique aurait sans doute reçu des coups. On ne se serait nullement préoccupé de le faire instruire, de lui choisir un bon métier, de le mettre en apprentissage. Non ! bien au contraire ! Il lui aurait fallu s’atteler tout de suite et pour toute la vie à quelque besogne facile et stupide. Dominique n’aurait jamais été qu’un malheureux ; c’est bien facile à comprendre.

Son père étant un galvaudeux, — peut-être un coureur de routes, parti à l’étranger, — sa mère dut se charger seule de l’élever et elle ne lui donna ni frère ni sœur. Elle travaillait beaucoup pour le nourrir ; tout ce qu’elle avait de bon et tout ce qu’elle avait de beau, c’était pour lui. Non seulement elle ne le battait pas, mais dès qu’elle avait un peu de temps, elle le caressait et lui faisait des contes à dormir debout.

Quand il fut un peu grand, elle voulut l’envoyer à l’école comme les autres. Il ne fit pas de difficultés, mais, au bout de quelques jours, il en eut, ma foi, bien assez ! Il demeura donc avec sa mère. Il l’accompagnait au lavoir, jetait des pierres dans l’eau, attrapait des bêtes et s’amusait à les faire souffrir. Parfois aussi, il fumait de la mousse, des feuilles sèches, chantait des chansons d’homme et jurait. Il était heureux.

Là-dessus, comme Dominique atteignait huit ans, Sandrine mourut soudainement d’un coup de froid qui lui tomba sur la poitrine.

L’oncle Anselme prit Dominique par la main et, sans lui en demander la permission, l’emmena chez lui.

Alors la musique ne fut plus tout à fait la même.

Il faut remarquer, sans plus tarder, que si Sandrine n’était pas morte ainsi, avant son tour, Dominique se serait peut-être égaré dans les mauvais chemins ; il aurait passé à côté de belles, bonnes et utiles vertus. D’abord, il y a ceci qu’il fuyait l’école. Cela ne veut pas dire qu’il manquait d’esprit ; mais il serait resté toute sa vie un ignorant et quand on est ignorant, les autres, qui ne le sont pas, abusent de la situation. De plus, auprès de sa mère, Dominique ne s’habituait ni à l’obéissance, ni au respect, ni même à la politesse ; il était mal élevé, pour tout dire ; si quelqu’un lui déplaisait ou l’embêtait, il le disait net, jurait et jetait des pierres. Ce ne sont pas là des façons. Par-dessus tout, il aimait la paresse. Si Sandrine n’était pas morte avant son tour, d’un coup de froid, Dominique, à la fleur de son âge, n’aurait été qu’un assez triste citoyen ; à moins d’un miracle, bien entendu.

L’oncle Anselme prit donc son neveu par la main et l’emmena dans sa maison, qui était une maison autrement confortable que la chaumière de Sandrine. La première fois que Dominique voulut faire le malin, Anselme parla ainsi :

— Mon neveu, je t’apprendrai que les merles ne chantent pas comme les grives !

Et il moucha Dominique d’une gifle. Bien fait ! De la sorte, il n’y eut plus entre eux de malentendu. Au lieu de croupir dans l’oisiveté et tous les autres vices qui en sont les descendants directs ou collatéraux, Dominique prit le chemin de la vertu. D’abord, cela ne lui plut pas énormément, mais il marcha quand même : il le fallait bien, car l’oncle Anselme avait les mains dures. Il alla à l’école, où il apprit à lire, à écrire, à compter ; où il apprit le langage français, la conjugaison des verbes, les sous-préfectures, l’histoire, les fables, la morale, tout… Et son cœur se tourna vers le bien.

L’oncle Anselme avait un fils ; ce fils se nommait Victor. De quatre ans plus âgé que Dominique, il était par conséquent plus fort et, quand il lui prenait envie de battre son cousin, il ne s’en privait pas. Malgré cela, Dominique l’aimait beaucoup ; d’abord parce que c’était son devoir, ensuite parce que Victor était un garçon inimitable, ne craignant rien, ne respectant rien, un vrai lascar.

L’oncle Anselme aurait bien voulu mettre son fils sur le chemin de la vertu comme il avait fait pour son neveu, mais, avec Victor, c’était du temps perdu.

L’oncle Anselme était maître maçon ; il avait des ouvriers sous sa main et, parfois, conduisait de front plusieurs chantiers. Il se disait :

— Mon fils apprendra le métier ; il me secondera, puis il me remplacera ; je serai heureux sur mes vieux jours.

Un rêve !… Victor n’aimait pas du tout ce métier-là. Au lieu de gâcher le mortier, il fumait sa pipe, les mains dans les poches. Au lieu d’aider ou de surveiller les ouvriers de son père, il les emmenait à l’auberge et les obligeait à boire des liqueurs fortes ; ou bien, le chapeau sur l’oreille, il s’en allait rejoindre les jeunes bergères et les faisait crier.

Cela ne convenait pas à l’oncle Anselme, qui était obligé de travailler toujours autant. Alors, il pensa :

— Puisque Victor ne veut pas être maçon, je l’établirai tailleur de pierre. Il aura son chantier, moi le mien, et la besogne marchera rondement.

Ce n’était pas une mauvaise idée, car, bien souvent, lorsque le maçon en est arrivé aux ouvertures, le tailleur de pierre, lui, n’est pas prêt ; alors, le maçon est obligé d’attendre ; il perd son temps et il rage. C’était donc très bien pensé, mais Victor, hélas ! n’avait pas donné son consentement. Il ne tenait pas davantage à être tailleur de pierre que maçon. Pendant que son père le croyait bien sagement à l’apprentissage, il courait le pays, chantait et buvait avec des galefretiers et des filles de rien. Finalement, il battit son patron et revint à la maison, plutôt mal noté.

Il avait dix-huit ans à ce moment-là. Dominique l’admirait fort, les autres, non ! Il s’en trouva plus d’un pour plaindre l’oncle Anselme, pour dire que c’était un grand malheur d’avoir engendré un tel inimitable sujet.

Mais le malheur de l’un fait le bonheur de l’autre. Si Victor s’était conduit comme un garçon rangé, il serait devenu maître maçon, ou, tout au moins, tailleur de pierre, et son père n’aurait eu besoin d’aucun autre pour l’aider. Et alors, on aurait fait de Dominique un ouvrier de troisième classe, un manœuvre, un goujat si l’on comprend mieux. Tandis que, Victor se conduisant comme le dernier des derniers, Dominique prit la belle place.

L’oncle Anselme, qui commençait à se fatiguer, voulut en faire un contremaître pour le moins. Dominique travailla beaucoup, apprit tout ce que l’on voulut, et bientôt il fut à même de conduire un chantier. Puisque cela marchait si bien, l’oncle Anselme le mit encore en apprentissage pendant deux ans chez le patron tailleur de pierre. A la fin de cet apprentissage, Dominique n’en craignait pas un parmi les ouvriers qui avaient dix ans de métier. Pour être un bon tailleur de pierre, il ne suffit pas de taper comme un sourd, il faut encore suivre le tracé. Et ce tracé, il faut le faire, premièrement. Il y a l’anse de panier, par exemple, qui n’est point si facile que cela. Un tailleur de pierre qui ne sait pas tracer l’anse de panier, n’est pas un bon tailleur de pierre. Il y en a beaucoup dans ce cas ; plus qu’on ne croit. Il s’agit bien entendu, d’un tracé juste, au compas, avec tous les ronds qui se coupent, tous ! quand on en oublie un seul, ça ne compte pas. Eh bien ! Dominique traçait l’anse de panier de la manière la plus compliquée. Il n’y avait au chantier que le patron pour essayer d’en faire autant ; ce vieux bonhomme avait appris le secret à Montpellier, en faisant son tour de France. Mais, au vrai, il ne traçait pas l’anse aussi bien que Dominique ; il oubliait des ronds, s’embrouillait et, finalement, cela s’ajustait mal. Dominique, lui, avait appris du premier coup ; il avait appris dans un livre, mais il ne montrait pas ce livre aux autres compagnons.

A vingt ans, Dominique était un garçon numéro un, bon ouvrier, tranquille, sobre et pourtant modeste. L’oncle Anselme se reposait sur lui et l’appelait son bâton de vieillesse. Pour l’encourager, il lui promettait de temps en temps quelque argent ; cet argent, au lieu de le dissiper, Dominique le placerait à la caisse d’épargne.

Chacun disait de lui qu’il était un garçon veinard, né sous une bonne étoile. Car, si son père l’avait reconnu, si sa mère avait vécu, si Victor n’avait pas été un chenapan, qui sait ce qu’il serait devenu, lui, Dominique ?

Ayant été pris bon au conseil de revision, il chantait chaque dimanche avec les autres conscrits, mais il ne buvait que de la limonade et il ne se battait jamais. C’est à ce moment qu’il lui vint un peu de curiosité vis-à-vis des filles. Il n’était ni beau ni vilain, ni grand ni petit, mais honnête, travailleur et nullement enclin à la débauche. S’il y avait eu, au pays, une fille sensée, elle aurait fait les premiers pas vers lui. Mais nulle part les filles ne sont sensées ; plutôt que de rechercher les jeunes garçons rangés, elles écoutent les mauvais sujets qui leur racontent de folles histoires pour les faire rire.

Dominique parla plusieurs fois en vain à Mariette la lingère, qu’il rencontrait sur la route, le soir, en revenant de son chantier. Il eût pu s’adresser à d’autres, mais les autres, pour lui, n’existaient pas. Mariette avait la bouche si fraîche, les yeux si rieurs, les mains si blanches et si douces, que Dominique, dès qu’il se fut mêlé de regarder les filles, aima celle-ci pour la vie. Mariette reculait dès qu’il voulait s’approcher d’elle, même quand il était propre et en habits du dimanche. Elle lui demandait des nouvelles de Victor ; Dominique disait les derniers tours de son cousin, et cela la faisait rire. S’il essayait de lui faire d’autres contes, elle l’appelait Jean le Sot. Mais il l’aimait tant, qu’il trouvait très beau tout ce qu’elle disait. Il ne se fâchait jamais et ne perdait pas confiance.

Mariette le faisait beaucoup voyager. Pour la rencontrer, malgré les fatigues de la journée, il courait les routes chaque soir, sur une vieille bicyclette que lui avait donnée l’oncle Anselme. La vieille bicyclette grinçait, toute disloquée, mais, à ces moments-là, cela ne gênait guère Dominique !

Un soir de juin, il fit ainsi deux bonnes lieues pour aller attendre Mariette à une croisée de chemins où elle devait passer à la brune. Quand il arriva à la croisée des chemins, Mariette s’y trouvait bien, en effet, mais elle n’était pas seule. Et qui donc lui tenait compagnie ? Ce grand pendard de Victor, parbleu ! Mariette était assise sur l’herbe du talus, le dos tourné vers la route, et Victor tout contre. Il lui parlait à l’oreille et sa moustache lui chatouillait le cou. Elle ne le repoussait pas du tout, ni ne l’appelait Jean le Sot. Elle soupirait comme une qui a du chagrin ; or, elle n’avait pas de chagrin, puisque, de temps en temps, elle riait tout bas en renversant la tête… Occupés comme ils l’étaient tous les deux, ils n’entendirent pas Dominique. Pour ne pas les déranger, il fit demi-tour et se sauva le plus vite qu’il put.

Dominique aimait Mariette à la folie. Mais il aimait également beaucoup Victor et l’admirait ; le moyen, par conséquent, de lui en vouloir cruellement ?

— Ça, c’est un tour, par exemple ! c’est un bon tour ! murmurait Dominique.

Mais en même temps, il riait jaune et ne savait plus très bien où il en était. Le peu de colère qu’il avait lui descendait dans les jambes et il le passait sur sa bicyclette. Il pédalait comme un fou. Et il arriva ce qui devait arriver ! Une roue sauta sur une pierre et le choc rompit la vieille bicyclette. Dominique roula sur le chemin comme un peloton de laine et s’enfonça d’un seul coup dans un vilain sommeil.

Quand il rouvrit les yeux, il ne comprit d’abord rien à rien. Puis il se rappela Victor et Mariette.

— Ça, par exemple, c’est un sacré bon tour !

Il vit ensuite la bicyclette cassée ; il l’agrippa d’une main et l’envoya dinguer, disant, tout en colère :

— Damnée patraque ! saleté ! gadoue ! chameau !…

Cela pour se soulager l’âme.

Il voulut se relever, mais ce fut en vain ! Aïe ! Aïe ! cela n’allait plus du tout ! Dominique avait une jambe en zigzag, complètement disloquée.

— Ça, par exemple, c’est un tour !

Il commença de s’embêter.

On vint le chercher à la nuit, avec une carriole où l’on avait étendu de la paille.

Il y avait chez l’oncle Anselme une très vieille bonne femme qui radotait un peu et que l’on n’écoutait guère. Elle était couchée quand on apporta Dominique gémissant. Elle se dressa sur son séant et battit des mains.

— Tu en as une chance, mon petit gars ! disait-elle ; tu n’iras pas à la guerre !

Personne ne fit attention à ce qu’elle racontait ; on avait autre chose à faire. Elle reprit, en forçant sa petite voix :

— Jésus ! Quelle chance ! Faut pas le radouber, surtout ! Faut pas le radouber ! pour qu’il n’aille point à la guerre !

— Vous, dormez donc ! répondit Victor qui n’était pas respectueux.

Et il s’en alla tout de suite chercher le médecin ; car, bien qu’il fût un très mauvais sujet, il n’avait pas un cœur de rocher, et cela l’ennuyait beaucoup de voir Dominique en cet état.

Le médecin vint le lendemain de grand matin. Il savait combattre les fluxions de poitrine, les fièvres et les coups de sang, mais il n’était pas adroit pour rajuster les membres. La vieille le regarda faire d’un œil malin et elle ne parla point. Au contraire, elle dit son mot huit jours plus tard quand, après le médecin, vint un vieux rebouteux qu’elle connaissait depuis longtemps :

— Laisse-moi ce petit tranquille ! cria-t-elle au rebouteux.

Mais le rebouteux voulait gagner sa pièce ; il fit ce qu’il put pendant que la vieille suppliait :

— Radoubez-le pas ! par pitié, radoubez-le pas !

Le rebouteux fit ce qu’il put et ce ne fut pas grand’chose. A son dire, il venait trop tard : le médecin avait tout gâté. Si bien que Dominique resta boiteux. Et la vieille de s’écrier :

— Tu es né sous la bonne étoile, petit gars ! Tu ne seras pas soldat… Tu n’iras pas à la guerre…

Dominique ne l’écouta pas plus que n’avaient fait les autres. On lui avait appris cependant qu’il faut toujours écouter les vieillards, mais il l’oubliait en ce moment parce qu’il avait d’autres idées. Il songeait à Mariette et il était bien ennuyé de rester boiteux. Même s’il eût écouté les paroles de la vieille, il ne se fût pas consolé ; en effet, cela ne l’avait jamais effrayé beaucoup d’être soldat ; Victor qui avait fait deux ans, — et quelques mois en surplus à cause de sa mauvaise conduite — ne se plaignait pas de son temps de service. Quant à la guerre !… Cette pauvre vieille perdait la tête…

Voilà comment raisonnaient les jeunes gens, autrefois ; et même les personnes mûres.

Or, Dominique marchait encore avec des béquilles lorsque les ennemis commencèrent la guerre !…

Tous les hommes du village partirent ; ce pauvre Victor dès le premier jour. Un peu plus tard, les jeunes conscrits partirent à leur tour, et Dominique en même temps qu’eux. Mais Dominique n’alla pas loin ; on le renvoya chez lui avec de mauvaises paroles. Et chacun alors donna raison à la vieille.

Dominique, lui-même, dut reconnaître qu’il avait eu chance sur chance. Sans le bon tour de Victor, sans la jambe cassée, sans la maladresse du médecin, sans le retard du rebouteux, il lui aurait fallu suivre ses camarades à la guerre. Comme il était bon Français, il se serait battu courageusement et les ennemis l’auraient peut-être bien tué un des premiers. En tous les cas, il aurait énormément souffert.

Il souffrait également au pays parce que, encore une fois, il était bon patriote ; il aurait voulu se battre comme les autres, chasser l’ennemi, conquérir la gloire. De plus, il était fort inquiet, à cause du danger que couraient ses amis, du danger que courait Victor, ce pauvre chenapan de Victor qu’il aimait tendrement au fond. Il souffrait donc, mais enfin, c’était encore à peu près supportable.

Il continua sa vie d’honnête garçon. L’oncle Anselme, rongé de chagrin, n’aimait plus beaucoup la besogne ; plusieurs compagnons étaient partis en guerre. Dominique travailla donc comme jamais encore il n’avait travaillé. Il taillait la pierre, gâchait le mortier, étendait le ciment ; il creusait la cave, élevait le mur, posait la tuile ; il suffisait à tout. Aussi, l’oncle Anselme gagnait beaucoup d’argent ; la plus grande partie de cet argent, il l’envoyait à ce pauvre Victor, qui combattait aux armées. Et cela faisait grand plaisir à Dominique.

On disait de lui :

— C’est un garçon veinard ; il est né sous une bonne étoile.

D’abord chacun parlait ainsi ; un peu plus tard, le compliment changea.

— Il a vraiment trop de chance, le saligaud !

On en vint à lui donner les plus vilains noms en le regardant comme une dégoûtante vermine.

Il tint bon, cependant ; sa bonne étoile ne l’abandonna point.

Une fois, il faillit lui arriver une méchante aventure par la faute d’une femme chez qui il travaillait de son métier. Cette femme, qui avait un vieux mari, parlait à Dominique sans dureté. Un jour, à midi, Dominique, assis sur un banc, la tête basse selon son habitude, mangeait tranquillement son pain avec du fromage. Cette femme vint à côté de lui sans faire de bruit et lui passa la main dans les cheveux ; puis elle lui tendit un verre de vin qu’il but avec plaisir, car il avait soif.

— Merci, madame ! dit-il.

Mais la triste créature se laissa choir, toute molle, sur les genoux de Dominique et lui pinça le menton en murmurant :

— Comme remerciement, ce n’est pas assez, mon petit pigeon !

Dominique leva les yeux vers cette femme, et il vit qu’elle était laide. Alors il pensa à Mariette qui était si jolie, à Mariette qu’il aimait pour la vie, et qui, cependant, ne lui avait jamais passé la main dans les cheveux. Il fut tout à coup si triste, qu’il se mit à pleurer. Et il s’en alla à son chantier sans avoir achevé son pain ni son fromage.

C’est ainsi qu’il échappa aux inconséquences de la femme qui avait un vieux mari.

Or, deux jours plus tard, cette femme qui ne se décourageait point, passa la main dans les cheveux d’un autre garçon et lui offrit du vin blanc en l’appelant petit lapin. Le jeune garçon n’aimait personne à la folie ; quand la femme se laissa choir sur ses genoux il ne remarqua point qu’elle était laide et, au lieu de pleurer, il se mit à rire. La chambre où il se trouvait avec cette femme n’avait qu’une porte, mais ni l’un ni l’autre n’y faisaient attention parce qu’ils étaient très occupés et bien contents. Le vieux mari arriva là-dessus, plan ! plan ! tout à coup. Et la dame, aussitôt, de sauter comme une chèvre vers la porte en s’égratignant la poitrine et en criant, à se rompre la gorge :

— Au secours ! Protégez-moi !… Sauvez-moi !…

Le vieux mari la reçut entre ses bras et pensa choir.

— Voyez ce brutal !… il a déchiré ma robe !… il m’a tordu les poignets !… Protégez-moi !…

Le vieux mari avança d’un pas ; considérant le jeune garçon tout confus, il entra dans une grande colère. Il ferma la porte, mit la barre et alla chercher les gendarmes. Les gendarmes emmenèrent le jeune garçon et l’affaire finit si mal qu’il vaut mieux n’en plus parler.

Voyez pourtant ce qui serait sans doute arrivé à Dominique si Mariette avait été moins jolie, moins cruelle et si, par conséquent, il ne s’était pas mis à pleurer devant la femme laide qui avait un vieux mari !

Au lieu de ces malheurs, il connut la satisfaction de rire à part soi en songeant à l’aventure de l’autre garçon ; et aussi la satisfaction du devoir accompli.

Il lui apparut clairement en cette occasion qu’il devait beaucoup à Mariette. Ayant appris en sa jeunesse qu’il ne faut jamais être ingrat et que, d’ailleurs, celui qui paie ses dettes s’enrichit, il se mit donc à aimer Mariette encore davantage. Mais il ne lui en eût pas dit un mot pour cent toises de maçonnerie et même plus. Depuis le jour où il avait eu la chance de se casser l’os de la jambe en plusieurs morceaux, jamais il ne s’était approché d’elle. Il continua de se tenir à bonne distance. Et, pourtant, tous les beaux garçons étant partis en guerre, Mariette, peut-être, eût écouté Dominique sans l’appeler Jean le Sot. Mais Dominique avait le cœur trop pur pour abuser de la situation. Il se contentait de regarder Mariette de loin, en se cachant lorsque c’était possible. Souvent il parlait d’elle sur les longues lettres qu’il envoyait à Victor, mais Victor ne lui donnait pas toujours la réplique : Victor, pour le moment, se moquait un peu des filles du pays !

Donc, Dominique travaillait de plus en plus fort pour le compte d’Anselme et pour Victor, et, tout en travaillant de plus en plus fort, il aimait Mariette chaque jour davantage. Et, plus il l’aimait, moins il lui semblait facile de se faire comprendre ; vraiment, cela lui paraissait à présent tout à fait impossible. Il était fort triste et personne ne peut dire comment tout cela aurait fini.

Par bonheur, il se produisit alors un événement mémorable qui fit de Dominique un garçon aussi hardi que les autres. Comme il fallait beaucoup et beaucoup de soldats pour arrêter les damnés ennemis, les chefs militaires pensèrent à ceux qu’ils avaient renvoyés, avec de mauvaises paroles, planter leurs choux. Dominique dut se mettre encore une fois tout nu devant les médecins. Il eut honte, à cause de sa jambe cassée qui ne lui semblait pas belle, mais les médecins déclarèrent que cette jambe n’était pas si laide que cela et qu’elle était, en tous les cas, bonne pour les services auxiliaires, en attendant mieux.

Qui fut embêté ? L’oncle Anselme ! Car depuis qu’il avait un bon chef de chantier, il ne travaillait plus guère et il lui était poussé des poils au creux de la main.

Dominique, lui, ne fut pas embêté du tout ; au contraire ! Au lieu de se cacher comme d’habitude au passage de Mariette, il courut au-devant d’elle, lui conta qu’il avait une belle jambe, qu’il allait faire la guerre tout aussi bien que Victor, que, si elle lui passait la main dans les cheveux en l’appelant petit poulet, il saurait bien ce que cela voudrait dire. Mariette comprit alors qu’il l’aimait à la folie et elle fut émue. Peu s’en fallut qu’il n’arrivât un malheur ! Par chance, Dominique ne tarda point à partir pour la caserne. Cela permit à Mariette de retrouver son bon sens et, de la sorte, Dominique n’eut point de remords ; ce qui, pour un garçon comme lui, était l’essentiel.

Les chefs militaires ne firent point tout de suite de Dominique un dangereux héros. Enchantés d’avoir sous la main ce bon ouvrier, ils commencèrent par l’habiller d’une souquenille et le prièrent de travailler de son métier. A de certaines heures, Dominique eût préféré combattre les ennemis ; à d’autres, non ! Car s’il était bon Français, il tenait aussi à la vie, surtout depuis que Mariette lui était apparue presque aussi émue que la femme laide qui avait un vieux mari.

Il ne faut pas lui en vouloir pour ça.

Lorsqu’il écrivait à Mariette, il ne lui disait point au plus juste ce qu’il faisait à la caserne. Il se contentait de lui laisser entendre qu’il était très occupé aux besognes de la guerre ; en réalité, il n’en remuait pas lourd. Il eût été fort ennuyé de se présenter aux yeux de Mariette sous la souquenille qu’on lui avait donnée pour blanchir les corridors et recimenter les urinoirs. De même se gardait-il bien de lui raconter que les vrais soldats, qu’il coudoyait parfois, le jalousaient très fort, s’extasiaient amèrement devant sa chance ou l’abreuvaient d’insultes, selon l’occasion. Cela n’était pas bon à dire. Il écrivait à Mariette qu’il ne pensait qu’à elle, ce qui n’était pas un gros mensonge, et qu’il désirait beaucoup aller la voir pour lui parler sérieusement, ce qui était la pure vérité.

Il fit ce voyage aussitôt que ses bons services de maçon lui eurent valu une permission. En arrivant au village, il tomba dans les bras de l’oncle Anselme qui versait des larmes de joie en expliquant que, justement, ce pauvre Victor se trouvait, lui aussi, en permission. Dominique ne resta pas longtemps dans les bras de l’oncle Anselme et il n’écouta point ses explications. Il n’avait qu’un désir : voler au-devant de Mariette et lui mettre son cœur sous les yeux, ouvert comme un livre. Si grande était sa fièvre que, pour peu que Mariette eût voulu l’écouter, il eût envisagé, d’une âme ferme, le mariage et tout ce qui s’ensuit.

Heureusement, ce tintouin lui fut épargné.

Il rencontra Mariette assise précisément à cette croisée de chemins où, en une heure de veine, il avait fait demi-tour pour aller plus loin se casser l’os de la jambe en plusieurs morceaux. Il ne plia qu’un genou devant elle, parce que l’autre était raide, mais il s’écria :

— Mariette ! je t’aime cent fois plus qu’avant de partir pour la guerre ! Si tu veux me rendre le plus heureux des hommes, laisse-moi m’asseoir, pour commencer, sur le coin de ton tablier !…

Et, sans songer que, la veille, il avait eu la tête rasée avec une tondeuse à barbe, il continua ainsi :

— Mariette ! Mariette !… passe ta main, ta petite main de lingère, tout doucement dans mes cheveux !

Entendant cela, Mariette éclata de rire et le repoussa d’une tape sur l’occiput.

— Tu es bien toujours le même, Jean le Sot !

Dominique retrouva son équilibre et sa dignité. Il fut un peu en colère.

— Tu parles mal, Mariette ! Tu parles fort mal à un soldat qui revient de la guerre !

Il n’avait pas achevé ces mots qu’une main, dure comme la justice, s’abattait sur sa nuque.

— Qu’est-ce qu’il chante ?… Dominique ! Hé ! dis donc, vieux Dominique !… C’est toi qui reviens de la guerre ?

Dominique se redressa comme il put et il reconnut ce sacripant de Victor, son pauvre grand Victor qu’il aimait tant !

Certes, à ce moment-là, Dominique eût bien envoyé Victor aux cinq cents diables. Il n’en fit rien pourtant.

— Je suis bien content de te retrouver en bonne santé ! dit-il.

Et il embrassa Victor, comme c’était, d’ailleurs son devoir.

— Tu reviens de la guerre, toi ! Tinette d’hôpital !… Tu as de la chance, tiens, d’être mon cousin, presque mon frère, mon petit Dominique… ce qui fait que mon amitié te protège… sans ça, je te mettrais quelque chose sur le coin de la figure pour te fixer les idées un petit peu… Ah ! vrai ! tu as de la chance, gadousier ! une sacrée chance !

Parlant ainsi et riant à grand bruit, Victor n’en heurtait pas moins, de son poing fermé, la tête de Dominique. Mais Dominique, depuis son enfance, était habitué aux manières inimitables du lascar ; il ne s’en fût nullement offusqué, n’eût été la présence de Mariette qui le gênait un peu. Tout d’un coup, Victor le fit tourner sur lui-même et, d’une poussée, le renvoya au milieu de la route.

— Va-t’en, gadousier ! Et que je ne t’y reprenne plus ! Allons ! va-t’en bien vite à la maison : j’ai deux mots à dire à Mariette.

Dominique eût souhaité voir Mariette se sauver ou, tout au moins, se fâcher. Elle n’en fit rien du tout. Mariette se prit à rire au contraire ; et quand Victor se fut assis sur le coin de son tablier, elle ne le repoussa point d’une tape sur l’occiput.

Alors Dominique s’en alla vers la maison ; il s’en alla à pied parce qu’il n’avait pas de bicyclette, et ce fut heureux, car il se serait peut-être bien encore cassé une jambe. Mais il se croyait fort à plaindre et répandait des larmes abondantes.

— Ainsi, gémissait-il, je m’en retourne vers la maison ! J’ai été chassé comme un gadousier, et Mariette s’est mise à rire en étendant le coin de son tablier !… Tout cela parce que je ne reviens pas de la guerre !… Que faire ? On ne veut pas de moi parmi les vrais soldats… Parce que j’ai eu la jambe cassée en plusieurs endroits, Mariette ne me passera jamais la main dans les cheveux ! Que faire, mon Dieu ! que faire ?… On ne veut pas me passer la jambe dans les cheveux parce que j’ai eu la main cassée en plusieurs endroits…

Il ne savait plus du tout ce qu’il disait.

Le lendemain, à la caserne, il pleurait encore en reprenant sa souquenille. A partir de ce moment, il cessa de manger à sa gamelle ; il ne buvait pas non plus, même quand il y avait un quart de vin. Enfin il se mit à travailler tant et si bien qu’on eût pu le croire aux pièces ! Jamais, depuis que le monde existe et qu’il y a des maçons et qu’il y a des soldats, jamais on n’avait vu chose pareille ! Chacun comprit que ce pauvre garçon perdait la tête, et qu’il était, par conséquent, beaucoup plus à plaindre qu’à blâmer.

Cela menaçait de très mal finir.

Juste à point, encore une fois, se produisit un événement qui permit à Dominique de sortir de ce mauvais pas. Mais c’est toute une histoire. Il faut cependant bien prendre le temps de la conter.

Il y avait à la caserne et dans les hôpitaux de la ville, pour recommander la teinture d’iode aux soldats et les obliger à se laver les pieds, de nombreux médecins. Ces médecins allaient à la chasse, à la pêche aux écrevisses, visitaient les curiosités du pays, et, le reste du temps, ils jouaient à la manille en buvant des liqueurs variées, chaudes durant l’hiver, fraîches durant l’été, mais toujours assez fortes. Quand on ne les embêtait pas, ils n’étaient pas méchants.

Au-dessus d’eux, il y avait un grand médecin, le père Plouck, qui les embêtait quelquefois. Le père Plouck était un gros vieux bonhomme, chef de tous les médecins de la contrée. Il voyageait dans une puissante automobile conduite par un chauffeur très beau, très impressionnant. Le père Plouck jouait à l’écarté avec ce chauffeur et il gagnait toujours. L’argent qu’il se procurait ainsi, au lieu de le rapporter à sa famille, il le gaspillait aussitôt, car ce n’était pas un vieillard aux manières très convenables. Il n’aimait que les liqueurs très fortes ; il en buvait énormément et tous les jours.

Quand le père Plouck arrivait à la caserne, il vous rassemblait tous les petits médecins et commençait par leur dire ce qu’il avait sur le cœur, vertement ; puis il leur posait des colles sur les maladies réglementaires ; et si l’un des médecins répondait, le père Plouck lui criait : « Silence ! »

Enfin il défaisait tout ce qui avait été fait depuis son dernier passage ; c’était bien simple !… Ainsi, il envoyait : 1o les malades à l’armée ; 2o les convalescents à l’hôpital ; 3o les tire-au-flanc aux bains de mer ; 4o tous les autres en prison ou chez les dingos. Il signait le procès-verbal et cela faisait le compte.

Un jour, il décida qu’il n’y aurait plus de boiteux : les médecins devaient faire exécuter l’ordre. Au bout d’une semaine, on ne vit, en effet, plus de boiteux ; après qu’une quinzaine d’entre eux eurent été expédiés en Serbie ou devant le conseil de guerre, les autres se le tinrent pour dit. Les médecins rendirent compte et s’en allèrent au café, bien contents.

Mais, un beau matin, le père Plouck arriva à la caserne alors qu’on ne l’attendait pas, son chauffeur ayant oublié d’envoyer une dépêche. Des boiteux gambillaient dans la cour ; dès qu’ils virent l’automobile, ils ramassèrent leurs béquilles et se sauvèrent ; quand le père Plouck descendit de sa voiture, tous les boiteux étaient rentrés dans leurs trous. Tous, excepté un ! excepté ce pauvre Dominique qui, solitaire, désespéré et inattentif à tout ce qui n’était pas son malheur, traversait la cour en poussant une brouette.

Le père Plouck vit cette brouette, cette souquenille, ce misérable qui boitait. Il en ressentit une si forte émotion qu’il faillit étouffer. Heureusement, le chauffeur fidèle tendit une gourde de rhum que le père Plouck vida d’un seul coup. Après quoi le bonhomme réunit les petits médecins, et chacun en tremble encore.

— Il y a un boiteux ! Rassemblement !… Il y a un boiteux ! J’en rendrai compte à la région !… Fermez ça ! Silence !… Je vous ferai fusiller ! C’est la guerre !… Vos bouches, là dedans, messieurs !… Tous aux arrêts ! Tous ! Allez me chercher le boiteux ! Au trot ! au trot !

Bien entendu, il parlait plus mal que ça, beaucoup plus mal ; en répétant seulement ce qu’il disait, on se ferait sévèrement juger.

Trois des petits médecins se précipitèrent au dehors et tombèrent sur Dominique qui pleurait en déchargeant sa brouette. Ils le poussèrent, le tirèrent, le portèrent, et, tout en courant, ils lui ôtaient sa souquenille, faisaient sauter ses bretelles. Ils l’amenèrent devant le père Plouck. Celui-ci, assis à un petit bureau, avait à présent les mains ouvertes et paisibles et la tête penchée en avant. On ne voyait pas ses yeux ; un souffle régulier sortait de ses lèvres. Il resta ainsi un bon moment. Quand il releva la tête, Dominique était nu devant lui. Il le considéra avec étonnement.

— Qu’est-ce qu’il veut, cet enfant de cochon ?

Un des petits médecins répondit :

— C’est le boiteux.

— Fermez ça !… C’est le boiteux ?… remarquable saligaud !

La tête du père Plouck pencha encore à droite, puis à gauche, pencha enfin en avant jusqu’à venir heurter le bureau.

— Le boiteux ?… Quel boiteux ?… Ça va bien ! Silence !

Tout d’un coup, le bruit d’un clairon se fit entendre au dehors. Le père Plouck sursauta ! Serrant les poings, il bondit vers Dominique. La force du rhum qu’il avait bu lui poussait les yeux hors de la tête.

— Ah ! c’est toi le boiteux !… Et tu crois que je vais t’envoyer aux bains de mer ?… Silence, là dedans !… Tu crois que je vais t’envoyer chez les dingos ? Attends voir un peu !… Je vais te faire fusiller… après, tu te foutras de moi si tu veux ! Hein ? T’as une jambe trop courte ? prie le bon Dieu pour qu’elle pousse ! Je vais t’envoyer voir les Boches ; ils te raccourciront l’autre patte pour te remettre d’équerre… Au fait ! non ! pas les Boches !… Tu iras voir les Turcs, les Bulgares, tous les autres sagouins ! Ils couperont tes oreilles de cochon pour les bouffer grillées. C’est toi le boiteux ? Eh bien je vais t’envoyer au tonnerre de Dieu, tout à la gauche de la jographie… Ton nom ? ton matricule ?… Veux-tu, très honorable monsieur, avoir l’obligeance de fermer ça ?… Et, d’abord, pourquoi te présentes-tu tout nu dans ma société ? En voilà des mœurs !… Veux-tu cacher ta saleté de bidoche et te mettre en tenue !… Qu’on le fourre en cellule !… Allez me chercher la garde ! La garde ! La garde !… Silence là-dedans ! Silence !…

On courut chercher la garde ; Dominique fut jeté en prison. Quelques jours plus tard, les petits médecins l’en tirèrent parce qu’ils avaient un compte à régler avec lui. Ils lui demandèrent son nom, son matricule ; le temps d’écrire deux ou trois mots et Dominique devint apte à suivre la meilleure infanterie ; il fut désigné pour le premier renfort à destination de l’Orient.

Il était sauvé encore une fois. Il ne remercia point les médecins, parce que l’usage ne l’exigeait pas et aussi parce qu’il se méfiait d’eux et craignait qu’ils ne revinssent sur leur décision ; mais son cœur débordait de gratitude. Les larmes coulaient de ses yeux ; c’étaient des larmes de joie. Certains de ses camarades s’en étonnèrent. Il leur dit :

— Vous ne connaissez pas l’amour !

Ils ricanèrent et se moquèrent de lui. Mais il reprit :

— Vous ne connaissez pas Mariette !

Alors, ils ne trouvèrent plus rien à dire.

Dominique abandonna avec empressement sa souquenille ; il reçut des armes dont il apprit le maniement avec de vrais soldats. Sa mauvaise jambe le faisait beaucoup souffrir, mais il se disait qu’il souffrait pour Mariette et trouvait son sort digne d’envie. Jamais il n’avait été si gai ni si bien portant. Sa gamelle lui semblait à présent trop petite ; quand il y avait du vin, il en redemandait ; et il ne voulait plus jamais faire la besogne des autres.

Il écrivait à Mariette pour l’assurer de sa fidélité éternelle, pour lui dire que, dût-il rencontrer cent mille demoiselles aussi belles que le jour, il n’en regarderait aucune. Il ne manquait point de lui faire observer qu’il allait faire la guerre dans les pays lointains et que les campagnes de Victor ne compteraient pas beaucoup auprès de la sienne.

« Tu n’as qu’à regarder dans la géographie, écrivait-il… Victor, que peut-il voir ? Les Prussiens, et c’est tout ! Il n’y a pas de quoi être si fier ! Moi, je verrai les Turcs, les Bulgares, les Hongrois et tous les autres sagouins… Ce sont de terribles sauvages qui ne songent qu’à couper les oreilles des Français pour les manger avec leur rata. Mais, qu’ils y viennent ! Je ne me laisserai pas faire, moi ! Sois tranquille, Mariette ! Dominique te rapportera ses deux oreilles !… »

Il prenait grand plaisir à parler de sa bravoure ; aussi ses lettres devenaient-elles de jour en jour plus longues et plus belles.

Sa joie eût été complète sans la certitude du départ.

Pour pouvoir conter à Mariette des histoires avantageuses, il était nécessaire d’apprendre à manier les armes avec les vrais soldats ; Dominique, peu à peu, en venait à penser que cela aurait pu également être suffisant. Au premier moment, lorsque les petits médecins avaient réglé leur compte avec lui, il avait versé des larmes de joie ; mais, à la réflexion, il ne voyait plus très bien l’agrément de ce voyage qu’il lui faudrait entreprendre. Au contraire, les dangers lui en apparaissaient avec une gênante vivacité. Passer la mer où il y avait des sous-marins et des requins, ce n’était pas déjà trop réjouissant ; or, il lui faudrait se battre, par surcroît, contre des indigènes très sauvages, très bien armés et qui ne badinaient pas. De vrais soldats, camarades de Dominique, faisaient là-dessus des contes qui donnaient froid dans le dos.

Dominique était vaillant pour l’amour de Mariette, mais le fond de son caractère demeurait fort pacifique. Il rêvait parfois que les chefs militaires le faisaient descendre en cours de route à cause de sa mauvaise jambe ; il s’arrêtait dans un petit village de France, à distance raisonnable, et là, bien caché, il travaillait pour la patrie, héroïquement, de son métier, ce qui convenait bien mieux à son tempérament que les aventures et les combats. Les autres, au retour, passaient le chercher ; il revenait avec eux couvert de gloire. Mariette lui sautait au cou, s’appuyait sur sa poitrine ; Victor lui parlait avec respect… Tels étaient les songes de Dominique. Il se gardait bien d’en demander la clé à ses chefs militaires, car il est des choses qu’il vaut mieux, en certains cas, garder pour soi.

Le jour du départ ne se fit point attendre. Dominique écrivit à Mariette une lettre plus belle encore que toutes les autres. Pendant qu’il était ainsi occupé, les vrais soldats qui devaient partir avec lui, buvaient un coup. Puis tous ces pauvres garçons s’en allèrent ensemble vers la gare. Ceux qui avaient bu frappaient le sol du pied comme de rudes lapins et chantaient de vigoureuses chansons. Dominique, excessivement chargé, suivait la colonne ; il chantait avec les autres, mais il serrait les fesses en marchant.

La locomotive siffla comme elle en avait l’habitude ; le train s’ébranla. Voilà ce pauvre Dominique parti…

Et maintenant, que va-t-il lui arriver ? Ce n’est pas bien difficile à deviner, ce qui va lui arriver !

Dominique — tout comme les autres pauvres garçons — va traverser des départements et des départements ; il va passer la mer, où il y a des sous-marins et des requins ; s’il échappe aux sous-marins et aux requins, il sera du moins fort malade. Puis il arrivera en un pays étranger et là, de deux choses l’une : ou bien il attrapera la fièvre pour le reste de ses jours, ou bien les ennemis lui flanqueront un mauvais coup, peut-être même le tueront raide. Jamais il ne reverra l’oncle Anselme, ni Victor, ni Mariette !… ou bien, s’il les revoit, il n’aura plus la force de leur faire des contes avantageux.

Dominique apercevait tous ces malheurs à l’horizon, car il était beaucoup moins sot qu’il n’en avait l’air. Mais il était né sous une étoile excellente qui le suivait dans tous ses déplacements. Et voici ce qui se passa.

Lorsque Dominique et ses camarades eurent traversé des départements et des départements, ils arrivèrent dans une ville au bord de la mer. Là, il fallut descendre du train avec les fusils, les gamelles et tout le fourniment. Dominique, n’ayant jamais beaucoup voyagé, n’étant pas d’ailleurs encore un vrai soldat, montrait de la timidité. Ses camarades abusèrent de la situation et le chargèrent avec excès, malgré sa mauvaise jambe.

Or, dans un escalier que la pluie avait rendu glissant, il se produisit une bousculade. Dominique étant chargé avec excès, sa mauvaise jambe fléchit et il roula jusqu’en bas. Ses camarades vinrent autour de lui en riant comme des imbéciles. Ils cessèrent bien de rire quand il leur fallut emporter Dominique sur une civière et tout son fourniment par-dessus encore.

Dominique avait une jambe cassée ; heureusement, c’était toujours la même. On le porta à l’hôpital, et des camarades s’embarquèrent sans lui pour passer la mer.

A l’hôpital, on remarqua tout de suite que la jambe de Dominique ne valait pas cher. Un médecin à grand couteau vint à passer. Ce médecin n’aimait pas beaucoup les réparations ; il préférait faire le neuf. Sans hésiter, il tira son grand couteau ; puis, saisissant la jambe de Dominique, il en coupa un bon morceau.

Pendant ce temps, le bateau qui transportait les camarades de Dominique, était défoncé par un sous-marin. Beaucoup de pauvres garçons se noyèrent ou furent mangés vivants par les requins et les poissons de toute sorte. Ceux qui, par miracle, échappèrent, furent saisis par les fièvres où brutalisés par les ennemis.

Dominique, lui, guérissait assez vite. Il était soigné par des dames très bonnes. Quelques-unes de ces dames, moins jeunes et moins jolies, certes, que Mariette, ne semblaient pourtant pas moins malignes. Elles venaient autour du lit de Dominique et lui faisaient raconter son histoire ; puis elles riaient. Quand elles remontaient son oreiller, elles lui passaient parfois la main dans les cheveux ; alors, il frémissait. Mais, fidèle à son serment, il ne levait les yeux vers aucune d’entre elles. Il faisait seulement son profit de leurs conseils et prenait tous les cadeaux qu’elles voulaient bien lui apporter.

Grâce à ces dames, on lui donna, au lieu d’un pilon de bois vert à bon marché, une belle jambe vernie faite sur mesure, avec un pied articulé. Bientôt, il se tint sur cette jambe aussi droit qu’un fil à plomb. Alors, il demanda à partir ; ces dames essayèrent de le garder auprès d’elles, mais ce fut en vain. Il ne voulait plus rien, que voir Mariette. On le renvoya donc chez lui pour toujours en lui promettant une bonne rente.

Dominique arriva au pays un lundi ; il comptait bien trouver l’oncle Anselme au repos après les fatigues de la veille. Mais l’oncle Anselme n’était pas à la maison ; il travaillait déjà à son chantier avec deux vieux compagnons. Dominique avança jusqu’à ce chantier ; il frappait le sol de son bâton et faisait sonner son pied articulé.

L’oncle Anselme l’attira sur sa poitrine et l’embrassa, car il était content de revoir ce bon ouvrier, qui, depuis si longtemps, manquait au chantier. Dominique dit :

— J’ai perdu ma mauvaise jambe à la guerre, mais on m’a promis une bonne rente qui me permettra de vivre. Ce n’est pas ce qui m’empêchera de surveiller le chantier pendant que vous travaillerez avec les vieux compagnons.

L’oncle Anselme fit une vilaine grimace et changea sa chique de côté. Dominique commença de conter des histoires, mais l’oncle Anselme ne l’écoutait plus ; il roulait de gros yeux noirs et crachait à droite et à gauche, sans rien dire.

Alors Dominique s’en alla trouver Mariette. Mettant son bâton sous son aisselle, il s’avança pour l’embrasser. Mariette se laissa embrasser un bon coup, parce qu’il y avait plusieurs jours qu’elle n’avait pas rencontré de jeune garçon. Dominique fit sonner son pied articulé.

— Mariette, dit-il, j’ai laissé ma mauvaise jambe chez les ennemis, mais je te reviens avec mes deux oreilles et une bonne rente.

Mariette répondit :

— Je ne sais pas si tu reviens avec tout cela… mais, ta mauvaise jambe, tu l’as laissée dans une ville au bord de la mer… tout simplement parce que tu avais roulé jusqu’en bas d’un escalier comme un paquet de linge sale.

Dominique n’eut plus envie de raconter les histoires avantageuses qu’il avait préparées depuis longtemps. Pourtant, il ne put se tenir de faire le portrait des dames qui l’avaient soigné.

— Elles étaient belles comme le jour ; elles avaient les mains blanches et sentaient bon… Souvent, elles venaient s’asseoir près de mon lit pour me poser toutes sortes de questions… Mais jamais je n’ai levé les yeux sur aucune d’entre elles…

— Jean le Sot !

— … parce que je t’avais fait mes serments et parce que tu es la plus belle de toutes les belles qui vivent sur la terre !

— Tu parles bien, reprit Mariette, depuis que tu as voyagé.

Dominique se redressa.

— Mariette ! dit-il, à présent, j’ai une jambe de première qualité et l’on me paiera une bonne rente. Je veux t’épouser ! Je veux le mariage, Mariette ! et tout ce qui s’ensuit.

— Je veux également le mariage, répondit Mariette, mais avec ton cousin Victor que tu aimes tant et qui est si amusant.

A ces mots, Dominique alla s’asseoir en gémissant.

— Mariette ! est-ce possible ?… Il te rendra très malheureuse, ce sacripant de Victor !

— Non ! répondit Mariette ; il est beaucoup plus riche que toi avec ta rente. Dès que son père sera mort et même avant, il vendra les outils, le jardin, la maison ; avec tout l’argent que cela rapportera, il m’offrira des distractions et des cadeaux.

— Mariette ! Mariette ! Moi aussi je voulais te faire des cadeaux !… Je t’apportais une bague qui m’a été donnée par une belle dame de l’hôpital.

— Eh ! qui te retient, mon cher Dominique, de m’offrir tous les cadeaux qu’il te plaira ?… Parce que je me marie, ce n’est pas une raison pour cacher tes bons sentiments.

Mariette passa à son doigt la bague qui se trouva bien de dimension ; puis elle embrassa Dominique et s’en alla, en riant comme seule elle savait rire.

Dominique revint chez l’oncle Anselme et vécut des jours bien tristes. Il n’avait plus aucun goût pour le travail. Volontiers, il serait resté à la maison à se lamenter, en attendant qu’on lui payât sa rente. Mais l’oncle Anselme ne l’entendait pas ainsi.

— Je t’ai fait apprendre le métier de tailleur de pierre et le métier de maçon, disait-il ; c’est pour que tu sois mon bâton de vieillesse, et que tu gagnes de l’argent pour Victor et pour moi… Ingrat ! si tu ne veux pas être mon bâton de vieillesse, tu n’as qu’à t’en retourner avec tes poupées d’hôpital !

Dominique pleurait.

— Je ne veux pas m’en aller ! Je serai votre bâton de vieillesse et je gagnerai aussi de l’argent pour Victor. Emmenez-moi avec vous : je saurai bien tirer les plans, viser au fil à plomb et surveiller le chantier, pendant que vous travaillerez avec les vieux compagnons.

— Non ! dit l’oncle Anselme ; c’est toi qui travailleras et c’est moi qui surveillerai, parce que j’ai, dans la main, des poils qui me gênent plus qu’on ne croit.

— Je ferai tout ce que vous voudrez, dit Dominique, car je vous aime tendrement, comme c’est mon devoir, vous et ce sacripant de Victor.

Dominique se remit donc à tailler la pierre, et quand il avait fini de tailler la pierre, il la couvrait de mortier ; après avoir posé la tuile, il recommençait à creuser les fondations, et ainsi de suite, sans repos ni trêve. Il faisait tout ce qu’il pouvait et même bien davantage, mais sa jambe lui causait de graves difficultés. Mal surveillés, les vieux compagnons prenaient du bon temps. Le travail n’allait pas vite ; aussi Dominique ne gagnait pas énormément d’argent pour l’oncle Anselme et pour Victor. L’oncle jurait et parlait de renvoyer Dominique à ses poupées d’hôpital. Le pauvre Dominique, alors, redoublait d’effort, travaillait, bien avant les vieux compagnons et longtemps après eux. La nuit, au lieu de dormir, il se lamentait sur ce qu’il croyait être une grande infortune.

— Ils sont là, à me répéter que j’ai toutes les chances !… Certes, j’ai conservé ma vie et ma vertu, mais je ne m’en vois pas beaucoup plus avancé. Un de ces jours, moi qui connais deux métiers et qui trace l’anse de panier, l’oncle Anselme va me mettre à la porte comme un simple goujat. Pendant ce temps, Mariette fera les quatre cents coups avec ce sacripant de Victor !… J’ai conservé ma vertu, mais j’en ai le sang tout échauffé ; j’ai sauvé ma vie, mais la vie me pèse !… Que n’ai-je suivi mes camarades, vrais soldats ! Que n’ai-je été, comme eux, mangé par les requins et les poissons de toute sorte !

Il disait ces folies et n’était pas loin de les penser. On ne peut pas savoir ce qui serait arrivé si la Providence n’avait jugé bon d’intervenir.

Un lundi matin, l’oncle Anselme qui souffrait beaucoup des cheveux, avait entrepris de brosser mon Dominique encore plus durement qu’à l’habitude. Mais Dominique ayant touché le fond du désespoir, se moquait de tout ce bruit ; il ne répondait pas et l’oncle Anselme était d’autant plus furieux.

— Va-t’en ! criait-il ; va-t’en, propre à rien ! avec ton pied articulé !… va-t’en rejoindre tes poupées d’hôpital !

C’est à ce moment que le facteur apporta une terrible nouvelle ; Victor venait d’être tué par les ennemis !

L’oncle Anselme et Dominique furent un moment semblables à deux fous ; ils roulaient des yeux égarés et regardaient autour d’eux sans rien voir. Puis ils tombèrent dans les bras l’un de l’autre et se serrèrent à s’étouffer. Ils mêlaient leurs larmes, poussaient des cris déchirants ; quant aux paroles entrecoupées qu’ils prononçaient, elles ne valent pas la peine d’être rapportées.

L’oncle Anselme retrouva le premier son bon sens.

— Je ne veux plus que tu t’en ailles, mon cher Dominique, dit-il, je n’ai plus que toi, et il faut absolument que tu sois mon bâton de vieillesse. Tu continueras à travailler et à surveiller le chantier ; ce que tu gagneras sera pour moi seul, hélas ! Quand je mourrai, tu auras la maison, le jardin et tout le tremblement. Ça te fait une belle situation ! Ainsi, tu pourras te marier dès que tu le voudras, malgré ta jambe de bois et ton air tranquille.

— Je vous remercie de tout mon cœur ! répondit Dominique. Je me marierai avec Mariette, la lingère, parce qu’elle accepte mes cadeaux et qu’elle a de bons sentiments.

— Comme tu voudras ! dit l’oncle. Moi, je m’en moque ! Je donne mon consentement.

Dominique resta donc à travailler chez l’oncle Anselme qui ne fit plus jamais rien. Comme Dominique était un ouvrier consciencieux, comme, d’autre part, Victor ne réclamait plus d’argent, les affaires devinrent prospères. L’oncle donna tout de suite une bonne partie de sa fortune à Dominique ; pour le reste, il fit un testament en sa faveur.

Dominique, cependant, était triste quelquefois, parce qu’il songeait à son pauvre Victor qu’il ne reverrait plus ; mais, tout aussitôt, il pensait à Mariette, et il se redressait sur sa jambe vernie en sifflant un petit air…

Les plus honnêtes garçons sont ainsi faits !

C’est aussi que Mariette, depuis qu’elle avait connaissance du testament, ne cachait plus du tout ses bons sentiments. Elle ne demandait pas mieux que d’épouser Dominique. Déjà elle tirait des plans pour plus tard.

— Je ne serai plus lingère, disait-elle ; tu m’offriras beaucoup de cadeaux… Quand nous n’aurons plus assez d’argent pour nous amuser, nous vendrons la maison et le jardin.

— Je ferai tout ce que tu voudras, répondait Dominique.

En attendant, Mariette cherchait des distractions. Quand elle rencontrait un mauvais sujet, elle ne se sauvait point comme son devoir l’eût exigé ; elle s’arrêtait au contraire ou bien même courait au-devant du danger.

Car, cette Mariette — le moment est venu de le dire — était une fille fraîche et jolie, nom de nom mais nullement vertueuse. Il n’y avait que ce pauvre Dominique pour en douter. Elle n’envisageait point le mariage comme il se doit, c’est-à-dire comme le seul moyen d’avoir beaucoup d’enfants. Dieu le sait ! ce qu’elle voulait, c’était tout simplement gaspiller la fortune de Dominique et se moquer de lui avec des débauchés. Quand il n’aurait plus le sou, elle le planterait là sur sa jambe de bois et tâcherait de se débrouiller d’un autre côté.

Noirs et perfides desseins dont l’accomplissement semblait réglé à l’avance comme du beau papier à musique. Mais la bonne étoile de Dominique avait l’œil ouvert encore une fois ; elle ne permit pas ça.

Mariette, un jour, rencontra un mauvais sujet qui semblait un peu enrhumé ; en réalité, c’était bel et bien la grippe espagnole qui, sans faire de bruit, farfouillait sous sa peau. Or, Mariette ne craignait rien ; elle courait au-devant du danger, comme il est dit plus haut. Elle passa une soirée entière à côté du mauvais sujet ; celui-ci éternuait et frottait le bout de son nez contre le nez de Mariette. Aussi qu’arriva-t-il ? Mariette attrapa la grippe espagnole. Quatre jours plus tard, elle mourut en se repentant.

Dominique pleura si abondamment dès les premières heures que, bientôt, il n’eut plus une seule larme dans tout le corps.

Le jour de l’enterrement, il garda un air sombre et parut ne voir personne. Aussi ses amis furent-ils inquiets ; après la cérémonie, ils l’accompagnèrent et firent de grands discours pour chasser ses mauvaises pensées.

— Dominique, disaient-ils, pourquoi garder cet air sombre, à présent que la cérémonie est terminée ? Les morts sont les morts ; quand une affaire est réglée, il faut s’occuper d’autre chose. Dominique, au lieu de chercher un arbre pour te pendre, viens plutôt boire bouteille avec nous. Cette pauvre Mariette, ce n’est pas le moment d’en dire du mal ; cela ne servirait à rien… Mettons donc qu’elle avait de la vertu ; mais ce n’était pas du tout la femme qu’il te fallait. Elle t’aurait mis sur la paille et se serait moquée de toi avec les mauvais sujets. Tu te crois malheureux, Dominique, et tu viens, au contraire, d’échapper à un grand danger… Toi, Dominique, tu as toutes les chances !

Sur ce sujet, ils parlèrent avec facilité, repassèrent la vie de Dominique depuis le jour de sa naissance.

— Toutes les chances !… Si ton père n’avait pas été un galvaudeux, si par deux fois ta jambe ne s’était pas cassée en plusieurs endroits, si ta mère n’était pas morte, ni Victor, ni Mariette, tu ne serais pas aujourd’hui le meilleur parti du village avec ton pied articulé et ta belle situation d’avenir… Certes, tu as mérité ton bonheur, car tu es vertueux ; cependant la vertu ne suffit pas toujours ; il est facile de comprendre que, de plus, tu es né sous une étoile de première qualité… La chance sera toujours pour toi, saligaud !

Dominique répondit :

— Merci bien ! Mais j’en ai soupé !

Il leva vers ses amis de sombres yeux où se lisait une résolution farouche et reprit :

— Je ne veux plus avoir de chance ! Aussi, dès maintenant, je me moque de la vertu comme je me moque de vos discours… Quant à l’étoile, plût au diable qu’elle veuille bien ne plus s’occuper de moi ! Je vais essayer de lui échapper.

Ses amis le regardèrent puis se regardèrent entre eux. Dominique se redressa et fit sonner sa jambe vernie.

— Allons boire bouteille pour commencer !

Les autres qui l’avaient invité ne purent reculer. Ils ne perdirent rien, d’ailleurs, car Dominique leur rendit la politesse et les mit au point. Quand ils furent partis, il fit écot tout seul, jusqu’au soir, ne s’arrêtant de boire des liquides funestes que pour jurer et chanter d’affreuses chansons qu’il avait apprises, Dieu sait où !

A partir de ce jour, pour échapper à l’étoile, Dominique abandonna résolument le chemin de la vertu. Aussi, ce qui reste à dire pour terminer l’histoire est fort triste. Il ne faudrait peut-être pas trop le répéter, car les jeunes gens pourraient y trouver des exemples pernicieux.

Dominique, depuis l’époque du sevrage, n’avait guère bu que de l’eau naturelle ou légèrement gazeuse. Pour conjurer le trop bon sort, il crut devoir absorber du vin comme une éponge. Mieux ! il ne s’en tint pas longtemps aux boissons fermentées. On le vit s’attaquer courageusement à l’eau-de-vie, qui ne nourrit pas, qui ne réchauffe pas et qui devrait s’appeler l’eau de mort. Intrépide, il buvait sans sourciller les alcools les plus variés, les plus violents, les plus féroces. Chacun connaît de réputation ces liqueurs infernales fabriquées par des chimistes dépourvus de scrupules avec des grains moisis, des pommes de terre pourries et toutes sortes de saletés que l’on n’oserait pas offrir à des chiens. Eh bien ! même devant ces poisons authentiques, jamais on ne vit Dominique reculer. Quand il ne pouvait plus tenir, il se laissait choir sur place et voilà tout !

En même temps, il chiquait du plus fort et fumait comme une soupière.

A l’égard des dames, Dominique changea aussi de manière, du tout au tout. Jamais plus elles n’eurent le temps de l’appeler Jean le Sot. Il parlait le premier et s’expliquait clairement ; quand, malgré tout, il ne parvenait pas à se faire écouter, il insistait avec énergie. Un jour, il lui arriva de rencontrer la femme laide qui avait un vieux mari. Il lui rappela une petite histoire d’autrefois ; mais la dame se rebiffa, car elle n’avait aucune mémoire pour ce qui ne s’était pas passé.

— Par les cornes du diable ! jura Dominique, tu es toujours bien laide ! Mais rien ne saurait plus m’arrêter !… Quelque effort que cela doive me coûter, tu vas voir ce que tu vas voir !… Car j’ai abandonné le chemin de la vertu afin que cette sacrée bonne étoile ne puisse me suivre !…

La femme laide ne comprit rien à ces derniers mots ; pour le reste, elle se rendit de force à l’évidence. Le vieux mari passait à ce moment-là. Il entra dans une violente colère et se prépara à courir chercher les gendarmes. Mais Dominique, saisissant son bâton, frappa le vieux mari à la tête et l’étendit sur le carreau.

C’est ainsi que Dominique agissait quand on le poussait à bout.

Tout cela contrariait tellement l’oncle Anselme, qu’il finit par en perdre l’esprit. Alors Dominique le traita fort mal. Non seulement il ne fut pas son bâton de vieillesse, mais il le priva de soins, ne lui donna que de mauvaise nourriture et peu de boisson.

Dominique, bien entendu, délaissait le chantier. Il n’y venait que rarement lorsqu’il n’y avait rien de pis à faire dans les environs ; encore était-ce trop souvent, car il s’y conduisait comme le dernier des sacripants. Il rudoyait les vieux compagnons, les abreuvait d’insultes, jurait à faire trembler, par l’enfer, le tonnerre et mille autres choses aussi abominables. Ou bien il exhortait les vieux compagnons à la débauche, malgré le respect qui leur était dû. Quelquefois il se mettait en tête de travailler ; alors, c’était bien triste ! S’il fallait des pierres taillées, il prétendait manier la truelle ; si, au contraire, on avait besoin d’un maçon, ce n’était plus du tout son affaire : il voulait tailler la pierre. Le peu qu’il faisait, il fallait le recommencer. Pour tracer l’anse de panier, par exemple, il se moquait de tous les ronds qui doivent se couper ; sans règle ni compas, il poussait sa ligne d’un seul coup et ça ressemblait à ce que ça pouvait. D’ailleurs, sa déchéance était tellement profonde qu’il ne suivait même pas le tracé !

Cela ne pouvait durer longtemps. Au bout de quelques mois, il n’y eut plus de chantier ; les deux vieux compagnons allèrent travailler chez un concurrent. Dominique n’en témoigna aucun chagrin ; au contraire ! Il passa quinze jours entiers et les nuits correspondantes à boire et à chanter en compagnie de ce qu’on peut trouver de plus mauvais parmi les mauvaises filles.

Cependant, comme le bâtiment n’allait plus du tout, Dominique en vint à manquer d’argent de poche. Sans barguigner, il gaspilla ce que lui avait donné l’oncle Anselme, vendit les outils, le jardin, les meubles et emprunta sur la maison.

Il devint l’opprobre du pays qui lui avait donné le jour. Au bas de la pente sur laquelle il roulait, il y avait la plus atroce misère, les plus tristes maladies, le déshonneur, la prison, peut-être les galères. Ses anciens amis se détournaient sur son passage ; ils disaient :

— La chance l’a bien abandonné, ce pauvre Dominique !

Et ils souriaient.

On pouvait croire, en effet, que la bonne étoile sous laquelle il était né l’avait enfin perdu de vue dans tous les mauvais chemins où il s’était engagé.

Eh bien ! pas du tout !

Un jour qu’il avait bu autant que de coutume, il passa devant une maison en construction. Levant les yeux, il aperçut, sur un échafaudage, les deux vieux compagnons qui travaillaient avec courage près de leur nouveau patron.

Aussitôt, il les appela flemmards, vendus et enfants de cochons. Puis le remords se fit jour en son âme ; il se frappa la poitrine à grands coups de poing. Sans tarder, il voulut serrer les deux pauvres vieux sur son cœur et leur demander pardon.

Le visage inondé de larmes, Dominique saisit les montants de l’échelle et commença de grimper. Ayant gravi deux échelons, il retomba sur du mortier ; il regrimpa, retomba, regrimpa encore. Les deux vieux compagnons travaillaient avec courage, bien tranquilles sur le sort de Dominique, car une longue expérience leur avait appris qu’il y a un Dieu pour les ivrognes dignes de ce nom.

Dominique, au prix des plus grands efforts, parvint enfin jusqu’à l’échafaudage ; il touchait au but, quand son pied articulé tourna ; il perdit l’équilibre une fois de plus. Selon la règle, il eût dû tomber encore dans le mortier. Il n’en fut rien ; la chance voulut qu’il tombât sur un tas de pierres. Il se cassa la figure ; et non seulement la figure, mais aussi le derrière de la tête, le cou et les reins, irrémédiablement.

C’est ainsi que sa bonne étoile lui épargna les plus honteuses, les plus terribles misères.

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