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Huit gouttes d'opium : $b contes pour dormir à la veillée

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LA RETRAITE DE M. BUC, INSTITUTEUR

5 août. — Je comptais, cette année, être placé à la tête d’une école de village. Il n’en sera rien ! Si j’avais devant moi l’auteur responsable de cet échec, je lui chanterais peut-être bien un petit air…

Car enfin, je suis fatigué d’être instituteur adjoint chargé de la petite classe.

Depuis vingt ans bientôt, j’enseigne l’alphabet et les deux premières règles ! Vous me direz que ce n’est pas déshonorant : j’en tombe d’accord. Mais apprenez que j’étais un fort en thème à l’École normale !…

Je puis bien parler ainsi, car maintenant… Maintenant, je confonds Chilpéric et Gontran, je ne sais plus le nom des cols pyrénéens ni leur hauteur, et j’en suis resté, en analyse logique, aux élégances surannées des grammairiens fin de siècle.

Pour peu que je m’attarde encore avec mes bébés, je ne serai plus jamais à la page.

En avant !

Je ne peux pas cependant aller n’importe où. J’aime la pêche à la ligne, moi ! La gaule en main, quand un barbillon se décolle du fond ou quand une belle brème fait la planche, je frémis, je vibre, je vis enfin !

Je ne peux pas, d’autre part, obtenir un poste important, car j’ai été trop longtemps adjoint dans un pays perdu : mes collègues, plus favorisés, élèveraient leurs protestations si je faisais un bond compensateur.

— Vous comprenez bien cela ? m’a-t-on dit.

Si je le comprends ! C’est d’une si limpide absurdité !

En somme, je ne suis pas un monsieur très facile à caser. Eh bien ! j’avais pourtant trouvé mon affaire !

A Chantefoy, non loin d’ici, le père Buc vivait dans l’attente de sa retraite. Il m’en avait fort gentiment prévenu et, vite, sans ébruiter la chose, j’avais déposé ma demande. Chantefoy est un petit bourg assez agréable. Population tranquille, classe ordinaire, secrétariat de mairie ordinaire, logement modeste mais habitable ; pas de surprises à redouter, pas d’histoires. Et la rivière coule au bas du jardin.

A ma connaissance, il n’y avait pas d’autre demande que la mienne. C’était fait ! je vous dis que c’était fait ! j’avais emballé ma vaisselle.

Et puis : M. Buc ne prend pas sa retraite…

Je ne suis pas ennemi de la plaisanterie, à condition qu’elle soit inoffensive. Je n’appelle pas plaisanterie, par exemple, le jeu qui consiste à avancer une chaise à son invité, puis à la retirer brusquement au moment où il va s’asseoir, au risque de lui faire se rompre les vertèbres.

Et, dire stupide barbon, opiniâtre budgétivore, c’est proprement nommer M. Buc, que le diable emporte !

Soyons juste cependant ! Le bonhomme a cinquante-neuf ans ; il a peut-être eu, réellement, l’intention de demander une pension de retraite. Il en a eu l’intention et puis, le moment venu, il n’a pas pu se décider à partir. Partir, c’est mourir un peu !

Je songe au père Bourdon des Ronds-de-cuir. A l’idée qu’on allait lui fendre l’oreille, « il eut l’impression que les tripes, le foie, la rate et le pancréas lui tombaient pêle-mêle dans le bas-ventre. »

Il faut tirer cela au clair. Allons voir M. Buc.


10 août. — Je suis allé voir M. Buc.

— M. l’instituteur est-il chez lui ? demandai-je au buraliste de Chantefoy chez qui j’étais entré prendre des cigarettes.

— Sans aucun doute ! me répondit cet homme, avec un singulier sourire auquel je ne pris point garde sur le moment.

Je me présentai donc à l’école. Le tintement de la sonnette réveilla un chien fameusement gorgé et, en même temps, des bruits métalliques et considérables vinrent à mes oreilles. Je n’eus pas le temps de m’étonner : M. Buc ouvrait la porte.

Il était vêtu d’une veste en papier rouge, coiffé d’une casquette de piqueur, rouge également ; un poignard était passé à sa ceinture et il tenait en main un cor de chasse…

Je crois bien que je fis un mouvement de recul… mais, de sa bonne voix ordinaire :

— Mon cher collègue, entrez donc ! disait M. Buc.

Il m’emmena dans la cuisine, pria sa servante d’apporter des verres et, me regardant dans les yeux, dès que nous fûmes seuls :

— Que pensez-vous de moi, mon cher collègue ?

J’eus un battement d’ailes effaré.

Il éclata de rire, porta ma santé et dit tranquillement :

— Vous pensez en ce moment que le bonhomme est fou ! N’essayez point de nier… Eh bien ! le bonhomme n’est pas fou.

Le silence tomba entre nous. J’attendais la suite.

— Voici ! reprit-il. J’ai demandé pour la troisième fois une pension de retraite. Pour la troisième fois, on me la refuse ! Or, j’y ai droit !

Il frappa sur la table.

— Il y a quarante ans que je fais des versements pour ça… Quatre cent quatre-vingts mois, monsieur !… Il me semble que j’ai des droits ! je me mépriserais si je ne les faisais valoir ! Vous pourrez occuper mon poste, acheva-t-il, car je serai à la retraite avant peu.

— Il est toujours bienfaisant d’espérer, fis-je amèrement ; je dois vous avouer cependant que, depuis plusieurs années, d’autres m’ont bercé avec cette romance.

Il ne releva pas le propos.

— Donc, reprit-il, me voilà fou. J’ai longuement réfléchi, croyez-le, avant d’en arriver là. Il y avait d’autres procédés. J’aurais pu me livrer à l’ivrognerie, mais j’ai un mauvais estomac, monsieur. J’aurais pu commettre différents attentats que la morale réprouve ; par exemple, sous le fallacieux prétexte de communisme, j’aurais pu m’approprier le bien d’autrui… j’aurais pu attaquer mon prochain à main armée… Quand je vous dis que j’aurais pu faire tout cela, je me vante peut-être. On n’a pas impunément derrière soi toute une vie d’honnêteté. Le jeu, d’ailleurs, est assez dangereux, car nos juges ne comprennent pas toujours la plaisanterie. Me voyez-vous mis en prison et perdant, par ce fait même, tous mes droits à pension ? Accordez-moi donc qu’il eût été imprudent de faire figure de malandrin : la malhonnêteté, en pareil cas, n’est qu’un pis aller… Au contraire, j’ai bien le droit d’être fou ! Cela ne dérange personne, cela ne jette pas le discrédit sur mes collègues et je suis sûr que mon chenapan de neveu n’en sera pas ému. J’ajoute que c’est assez facile : il suffit de s’accrocher à une idée — j’entends une belle, bonne et saine idée — et d’en tirer logiquement, impitoyablement, toutes les conséquences. A votre santé, monsieur !

J’étais abasourdi.

— Mais, enfin, risquai-je, vous avez droit à une pension de retraite. C’est là une belle, bonne et saine idée. Je m’y accroche, monsieur Buc, et je ne vois aucun rapport entre cette idée et la folie, même réjouissante et simulée. Il n’y a pas de logique en cette affaire.

Il sourit.

— Vous n’êtes pas malin, mon cher collègue, permettez-moi de vous le dire. Un fou peut-il faire la classe ? Dites ! que voulez-vous qu’on fasse d’un fou à la tête d’une école ? Le mieux n’est-il pas de s’en débarrasser tout de suite ? Il me semble que c’est clair ! Ma retraite va être liquidée avec une surprenante rapidité. En attendant, je serai en congé, payé, naturellement. Je parie mille francs contre un sou que les choses vont se passer ainsi.

A ce moment la sonnette tinta. M. Buc reprit son cor et alla ouvrir.

Un homme entra — après quelque hésitation, me sembla-t-il.

M. Buc le fit pénétrer dans son petit bureau de secrétaire de mairie. Je compris qu’il s’agissait d’une déclaration de naissance.

— Gaston-Lucien, disait l’homme.

— Hubert ! ajouta M. Buc.

— Non, monsieur !

— Si, monsieur ! riposta froidement M. Buc. Je suis chasseur moi, monsieur, je ne suis pas communiste !…

— Je puis me retirer ? murmura l’homme.

Le son du cor lui répondit ; les vitres tremblèrent.

Le visiteur gagna vivement le vestibule, mais M. Buc le suivit ; il avait lâché son cor et il criait :

— Il sera Hubert ou il ne le sera point ! Je ne suis pas communiste, monsieur, je ne vous l’envoie pas dire !… Qu’est-ce que vous me chantez avec votre Lénine ? Est-il chasseur, oui ou non ? C’est comme votre Moustapha Kemal… Ma chasse est gardée : je lui secouerai les puces, moi, à votre Moustamal Kefa !

Le visiteur franchit le seuil et tira la porte sur lui. M. Buc revint vers moi en s’épongeant le front.

— Il fait vraiment trop chaud. Aujourd’hui, j’aurais été plus à l’aise en inventeur.

— Vous êtes également inventeur ?

Il me montra un vase plein d’huile au fond duquel se trouvaient deux billes de boulier-compteur.

— J’ai trouvé, dit-il, le mouvement perpétuel en attachant ces billes, par des fils très fins, au balancier de l’horloge. J’ai fait un rapport pour l’Académie des sciences.

Il cligna de l’œil :

— Et je l’ai adressé par la voie hiérarchique.

— Je comprends !

— N’est-ce pas ? Vous comprenez, maintenant ! par la voie hiérarchique !… Le surlendemain, l’inspecteur est venu me voir, comme par hasard. Ce jour-là, j’étais marin.

— Ah ! Vous êtes également marin ?

— Je suis pêcheur d’Islande.

Il m’emmena dans son jardin qui descend en pente douce vers la rivière. L’endroit rêvé pour tendre des verveux et des lignes de fond !…

Il ôta sa casaque de piqueur, se couvrit d’un cirage en papier goudronné et se mit à marcher par les allées en roulant sur ses hanches et en appelant :

— Madame Tressoleur ! Madame Tressoleur !

La vieille servante parut à la fenêtre ; elle joignit les mains et jeta sur son maître un long regard chargé de pitié.

— Elle me croit fou, elle aussi, chuchota-t-il ; elle n’est pas rusée.

Nous descendîmes vers la rivière.

— Venez voir mon submersible, dit le bonhomme ; il a vivement intéressé M. l’inspecteur.

Sur l’eau d’un baquet, un sabot de jardinier flottait.

— Il n’a rien de remarquable, votre bateau, observai-je.

— Regardez de plus près, dit M. Buc.

Je m’approchai et je vis que le sabot se hérissait de pointes recourbées.

— Ce sont des hameçons, expliqua M. Buc. Je précise : ce sont des hameçons à morues.

— Attention ! soufflai-je. Ne vous coupez pas : on nous écoute !

A quinze mètres de nous, en effet, une grosse dame pêchait à la ligne. Elle était en bateau, immobile comme une pile de pont, en plein soleil, au milieu de la rivière et elle nous regardait sans douceur, craignant sans doute que nous n’effarouchions le poisson. Une vraie pêcheuse.

M. Buc reprit à tue-tête :

— A votre âge, monsieur, vous n’êtes pas sans savoir que la morue se pêche à la ligne, stupidement à la ligne. Et quand vous avez ainsi tiré plus de mille morues très grosses, vos bras forts sont las, et je prétends, moi, que vous en avez assez !… Ne venez pas me raconter le contraire !… Vous me dites : accrochez un hameçon au bout d’une corde ! non, monsieur ! non. C’est la plus sombre des idioties ! Les morues, moi, je vais les chercher, directement, chez elles. J’attache dix mille, cent mille hameçons aux flancs de mon submersible et alors : plongez !… Je plonge !

Il plongeait en effet, s’accroupissait dans l’allée.

Dans son bateau, la grosse dame donnait des signes d’inquiétude.

— Émergez ! commanda M. Buc.

Et il se redressa comme un diable.

— Cent mille morues ! clama-t-il ; cent mille ! Je les amène au port, vivantes et frétillantes… et vous n’avez plus, monsieur, qu’à les cueillir avec la main comme on cueille les fruits sur l’arbre ! Parfaitement, madame ! acheva-t-il, en se tournant vers la pêcheuse qui repliait précipitamment sa ligne ; parfaitement ! osez dire le contraire ! osez donc un petit peu !

Tout à coup, il s’immobilisa, les yeux à l’horizon ; puis, à pleine voix, l’index pointé vers la dame :

— Un sous-marin par tribord ! pare à virer !

— Oui, monsieur ! balbutia-t-elle ; merci, monsieur ! merci !…

Saisissant une rame, elle s’éloigna le plus vite qu’elle put.

— Voilà ! dit simplement M. Buc.

Nous nous quittâmes, ravis.

— Ne me trahissez pas, dit le bonhomme, en me reconduisant ; il y va de votre nomination à Chantefoy.

Assurément je ne le trahirai pas.

Je laisse ma vaisselle emballée.


17 août. — M. Buc est à l’hospice !

Le maire de Chantefoy lui avait envoyé un médecin, l’inspecteur d’académie lui en avait envoyé un autre. Fidèle à son programme, le bonhomme a dû leur tenir d’étonnants discours. Si bien que deux infirmiers sont venus le chercher hier matin ! Il s’est débattu, il s’est défendu. Les infirmiers, deux sombres brutes, après l’avoir laidement accoutré de horions, l’ont ficelé et jeté dans la voiture comme un paquet. Les gens du village avaient, paraît-il, les larmes aux yeux.

Ceci passe la plaisanterie. Heureusement pour M. Buc, je suis là.


18 août. — J’arrive de Chantefoy. J’ai vu le maire, j’ai vu la servante de M. Buc, j’ai vu les voisins. Ils n’ont rien compris à ce que je leur ai expliqué ! Quelles cervelles obtuses ! Il y a, sous le soleil, des gens bien réfractaires à la plus simple vérité !

Ils m’ont donné, cependant, l’adresse du neveu de M. Buc.

Je lui écris dès ce soir.


20 août. — Je suis allé à la consultation du premier médecin qui examina M. Buc. Il n’a prêté à mon histoire qu’une oreille distraite.

— Tranquillisez-vous, m’a-t-il dit ; cet homme est nettement fou.

Je n’ai pas insisté. Je lui ai demandé si je lui devais quelque argent pour le service qu’il me rendait. Il m’a répondu :

— Cent sous !


21 août. — Le médecin de l’administration ne m’a pas demandé d’argent ; il m’a envoyé promener.

Le neveu ne répond pas. Je lui télégraphie. Je commence à m’énerver.


25 août. — J’ai ma nomination à Chantefoy. Cela, c’est bon. Sous prétexte de remercier l’inspecteur d’académie, je vais aller lui conter cette lamentable aventure. Il avisera.


27 août. — M. l’inspecteur d’académie, étant fort occupé, ne m’a accordé que cinq minutes d’entretien. Il m’a félicité ironiquement d’être plus clairvoyant que deux médecins réputés et que les éminents psychiatres de l’hospice.


28 août. — Réponse du neveu. Il se moque de cette affaire. Pour lui, d’ailleurs, l’oncle était fou depuis longtemps.

Ça va bien !

Cette semaine, il faut que je m’occupe de mon déménagement. J’aurai fini, je pense, samedi matin. Samedi soir, je vais droit à l’hospice et je leur dirai ce que j’ai sur le cœur, aux éminents psychiatres !

J’en ai assez, à la fin !


3 septembre. — M. le médecin-chef n’a pas voulu me recevoir. Je n’ai vu qu’une vieille infirmière barbue qui, d’ailleurs, ne m’a pas écouté.

Le règlement s’oppose formellement, paraît-il, à ce que je voie M. Buc.


10 septembre. — Cette pitoyable affaire me rend malade. Je ne mange plus, je ne dors plus. Je suis empoisonné.

Je n’ose plus dire ce que je sais : on finirait peut-être par m’enfermer, moi aussi.


19 septembre. — Enfin ! Je vais donc tirer ce malheureux de l’enfer ! J’ai rencontré, hier, à la ville, un jeune médecin nouvellement attaché à l’hospice. Un homme délicieux !

Il m’a écouté ! il m’a compris ! Il s’est discrètement égayé lorsque j’ai représenté le père Buc en piqueur et en marin.

Je ne lui reprocherais que l’apparence d’un certain dilettantisme moral : il m’a semblé qu’il souriait aussi de mon étonnement et de mon indignation.

Il s’occupera de l’affaire : c’est le point essentiel. Il va, pendant quinze jours, remplacer le médecin-chef qui prend un congé. Il m’a dit :

— Je serai à l’hospice tous les matins, de neuf à onze heures. Venez à onze heures par exemple… et ne craignez pas d’être importun. Il sera peut-être bon, cependant, que vous m’accordiez quatre ou cinq jours pour examiner ce cas tout à loisir.

Quatre ou cinq minutes suffiraient largement à mon avis ! Mais enfin, je veux bien laisser à ce médecin si scrupuleux le temps qu’il lui faudra pour arriver à une certitude absolue. J’irai à l’hospice dimanche matin.

Monsieur Buc, vous me devrez une fière chandelle !


25 septembre. — Le jeune médecin me reçut tout de suite.

— Eh bien, docteur ?

— Eh bien, il est fou ! me répondit-il en souriant.

Je ne suis pas d’une patience surprenante. Le sourire du médecin me sembla cynique et exaspérant. Je me levai avec brusquerie et je ne fus pas avare d’insolences ! Je crois bien même que je parlai du procureur de la République et d’un ami journaliste singulièrement féroce.

— Car enfin ! il n’est pas fou ! Je l’ai vu le 10 août ; il simulait la folie, mais il n’était pas fou ! Non, monsieur ! et c’est tout simplement monstrueux !

Le médecin me laissait aller. Quand je fus à bout de souffle, il parla à son tour :

— Monsieur, me dit-il, rien ne m’autorise à penser que vous vous soyez trompé. Le 10 août, notre malade simulait la folie, votre parole m’en est un sûr garant. Certains indices me porteraient à croire que, le 16 août, à son entrée dans cet établissement, il était exaspéré, mais lucide. Quelques jours d’hébétude ont suivi. Les premiers symptômes nettement spécifiques se placeraient, je crois, entre le 27 et le 30 août. Vous excuserez, monsieur, ce manque de précision : je ne suis attaché à l’établissement que depuis le 5 septembre.

— En somme, repris-je, il est entré ici sain d’esprit et il en sortira radicalement fou !

— Il n’en sortira vraisemblablement pas, répondit doucement le médecin. Il présente un cas typique de vésanie incurable. Il simulait la folie, disiez-vous, afin d’être mis à la retraite ? maintenant il a repris la férule et il enseigne passionnément du matin au soir ; sa grande terreur est qu’on ne le trouve pas assez zélé. Il est, d’ailleurs, tout à fait inoffensif. Voulez-vous le voir ?

Non, à la vérité, je ne voulais plus le voir ! Mais je ne répondis pas : j’étais écrasé.

Le médecin pria un infirmier de l’aller chercher.

Et je le revis, M. Buc ! Sans ventre, sans bajoues, sans double menton, avec des yeux… des yeux de fou, enfin !

Il récitait la table de multiplication…

Devant moi, il hésita une seconde ; du moins il me sembla qu’il hésitait comme on hésite devant une figure aperçue autrefois dans le lointain des années.

— Non ! dit-il, je ne suis pas bon pour la retraite ; j’ai vingt-huit ans depuis hier matin.

Il me regarda encore, et si fixement que je baissai les yeux.

— Toi, reprit-il, tu m’as l’air d’un traître ! Tu me conjugueras dix verbes au subjonctif ! et je te ferai extraire des racines carrées, tu m’entends ! carrées ! carrées ! et même cubiques ! vilain étourneau paresseux !

Sur un signe du médecin, l’infirmier l’emmena. Je n’avais plus qu’une idée : m’en aller ! fuir cette maison !

— Je vous remercie, bredouillai-je, vous êtes bien bon… Je sais qu’il sera convenablement soigné chez vous… Je connais votre zèle, votre dévouement, votre savoir…

— A votre service ! me dit le jeune médecin avec son gracieux sourire.


29 septembre. — Je n’avais pas d’épuisette. Je pêchais le gardon avec une racine quasi imperceptible et j’ai piqué une brème de deux livres ! Je n’aurais jamais cru pouvoir sortir une bête pareille au bout d’un fil d’araignée. Je l’ai eue quand même, mais je l’ai bien tenue sur l’eau pendant trois quarts d’heure !

La main me tremble encore en écrivant et je sens mon cœur battre comme après une course rapide. J’ai faim ; de pareilles émotions creusent.

Après tout, je crois que je vais être richement bien à Chantefoy !

FIN

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