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Huit gouttes d'opium : $b contes pour dormir à la veillée

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SUR LA POINTE DES PIEDS

On ne peut pas dire avec certitude en quel siècle il naquit. Il prit en effet la précaution d’arriver à l’improviste et sans témoins, dans un laps de temps d’une vingtaine d’heures, comprenant la soirée du 31 décembre 1900 et la nuit suivante.

Selon toute probabilité, il naquit d’une femme ; d’une femme jeune, de taille ordinaire, plutôt forte, qui se présenta, sur les deux heures de l’après-midi, à l’Hôtel de la Gare où elle fut immédiatement accueillie.

Quand le 1er janvier, à dix heures du matin, on découvrit l’enfant dans la chambre que venait de quitter la voyageuse il se trouva des malins pour prétendre que cette femme avait, dès l’abord, excité leur méfiance. Mensonge et vanité ! La femme paraissait forte pour son âge, c’est admis, mais cela ne prouvait rien contre elle ; il y a de petites bêtes très maigres qui ne sont point de tout repos.

Si quelqu’un avait éprouvé le besoin de se faire une opinion sur cette femme, lorsqu’elle arriva à l’hôtel, cette opinion aurait été banale, extrêmement. Une femme jeune, assez forte, avec un petit sac, un parapluie, un manteau gris ; une de celles dont on ne parle pas ; aussi vicieuse qu’une autre, sans doute, mais pas plus. Jusqu’à preuve du contraire, bien entendu.

On ne peut pas dire qu’elle se soit caché le visage ; la vérité, cependant, est qu’on le distingua mal ; car le temps était sombre et elle portait une voilette, comme tout le monde.

Le lendemain, quand elle paya et donna le pourboire, elle avait encore sa voilette. Elle s’en alla tranquillement pour ne plus revenir.

Dans sa chambre, une heure plus tard, on découvrit donc un enfant nouveau-né, dissimulé dans les replis d’un drap, au pied du lit. Parce qu’il ne bougeait ni ne criait, on le crut mort, étouffé par la main criminelle d’une mère dénaturée.

Pas du tout ! Il dormait paisiblement en attendant les événements.

Ce fut pour cette raison qu’on lui donna aussitôt le nom de Placide, qui signifie celui-qui-n’est-pas-facile-à-épater, sans se demander seulement s’il le mériterait par la suite !

L’incident fit quelque bruit. On discuta beaucoup : si… mais… car… en effet… A la fin du compte on n’en fut guère plus avancé.

L’enfant était sûrement né depuis peu. Alors, la jeune femme un peu forte ?… Sans doute !…

Et, pourtant, il n’y avait dans la chambre aucun désordre ! En outre, durant la nuit, on n’avait rien entendu d’anormal… Cependant, cet hôtel — on peut le dire sans risque, à présent — n’était pas un établissement de premier ordre ; c’était une sale boîte, au contraire, avec des cloisons de carton, des trous dans les cloisons et des punaises dans les trous ; et l’on entendait très bien le moindre bruit d’une chambre à l’autre. Une naissance ne devait point y passer inaperçue. En admettant qu’une mère dénaturée pût se désintéresser de l’événement, il n’en était pas de même de l’enfant. A l’ordinaire, en effet, quand un enfant naît, comme il n’est pas habitué aux courants d’air, tout de suite il miaule. Or celui-ci était resté muet ! et sa mère, semblait-il, avait bien dormi !

Toutes les suppositions étaient permises.

La voyageuse un peu forte avait quitté l’hôtel, l’air tranquille, plutôt contente, comme une honnête personne qui ne se doute de rien. On en vint à se demander si le jeune homme ne s’était point glissé dans le monde à la façon de ces adroits cambrioleurs qui opèrent sans laisser plus de traces que s’ils passaient à travers les murailles. Son étrange mutisme, le soin qu’il avait pris de naître à une date singulière, le calme étonnant de sa mère dont les ronflements furent entendus une bonne partie de la nuit, tout cela laissait fort à penser. Il semblait bien que l’on pût admettre la préméditation. On se trouvait probablement en face d’un petit lascar particulièrement espiègle, apte déjà comme personne à jouer de bons tours en douce.

Bon ! mais la jeune femme un peu forte dut bien un jour se douter de l’affaire ; pourquoi, alors, ne fit-elle pas de recherches ?

Au fond le mystère demeure entier.

En attendant des informations complémentaires, il fallut s’occuper de l’enfant.

On le baptisa donc Placide sans en chercher plus long ; et l’on déclara, carrément, à l’officier de l’état civil qu’il était né le 1er janvier 1901 à une heure du matin, au vingtième siècle par conséquent. L’autre, qui ne pouvait y aller voir, tint la chose comme prouvée et accepta la déclaration. Il avait l’air de s’en moquer un peu, d’ailleurs.

On remit ensuite Placide à l’Assistance publique ; et l’Assistance publique, tout aussitôt, de le repasser charitablement à une pauvre fille qui avait du lait à vendre — pour des raisons qui ne regardent personne, après tout.

La nourrice n’eut qu’à se louer de Placide. Il n’était point braillard comme la plupart d’entre nous l’ont été jusqu’à un âge avancé. Quand elle lui parlait et surtout quand elle parlait à d’autres personnes, il écoutait avec attention, suivait tous les gestes, sans interrompre, sans pleurer, ni rire aux éclats. Au lieu d’ouvrir le bec et de baver comme un idiot, il gardait le plus souvent les lèvres pincées ; l’une après l’autre, ses dents poussèrent sans que la nourrice s’en aperçût.

Il ne criait point « Maman !… Nounou !… » Il ne disait point « papa !… » à tort et à travers. Simplement il faisait « chut !… chut !… chut !… »

Ah ! ce n’était pas un nourrisson embêtant !

Le jour, il prenait le sein quand on le lui offrait, mais, la nuit, il procédait autrement. Sa nourrice le couchait à côté d’elle ; et, quand elle se réveillait, comme elle était bonne fille, elle prenait la peine d’attirer l’enfant sur sa poitrine et de mettre tout à sa disposition. Or Placide, en de telles occurrences, ne tétait point : cela ne lui disait rien… La nourrice, bien entendu, se rendormait, la conscience tranquille. Alors Placide, tout doucement, s’approchait et se gorgeait comme une sangsue. Au matin, la nourrice se trouvait volée et n’y comprenait goutte. Elle se désolait de n’avoir rien à offrir à ce pauvre Placide, qui ne pleurait point mais gardait un petit air pincé.

On ne put jamais comprendre comment il apprit à marcher. A quinze mois, il n’était encore qu’un gros flemmard, capable de rester longtemps assis, de se rouler d’un côté sur l’autre, mais non de jouer utilement des jambes. Souvent, sa nourrice le plaçait debout devant un mur ou devant une rangée de chaises : il y demeurait sans maugréer, mais sans bouger non plus. Tournait-elle seulement la tête ? il était par terre ! Comment tombait-il ? Pourquoi ? Le faisait-il exprès, par pure rigolade ? ou bien avait-il les jambes véritablement trop faibles ? Avec lui, impossible de savoir…

Pendant qu’il était ainsi, sur le derrière, à se gratter le nombril d’un air innocent, sa bonne nourrice vaquait tranquillement à ses affaires, frisait ses beaux cheveux et recevait ses meilleurs amis.

Un jour, comme il faisait un joli soleil printanier, elle porta Placide sous un arbre à une vingtaine de pas de sa porte et Placide, sans en demander plus long, se mit à se rouler à l’ombre de cet arbre.

Aussitôt, la nourrice retourna vers sa maison, pour se faire des grimaces au miroir.

Derrière elle, un jeune homme vint en chantonnant. Il passa près de Placide et Placide fit semblant de ne point le connaître, bien qu’il l’eût aperçu déjà plusieurs fois. L’homme entra dans la maison et ferma la porte plus qu’à demi. Cet homme était fort et très hardi. La nourrice aurait pu se sauver, car la porte n’était pas complètement fermée ; ou bien, tout au moins, elle aurait pu crier, il nous semble ! Cependant, elle ne cria ni ne se sauva. Imprudence ? curiosité ? affolement ? Malin qui le dirait !… A moins que… Mais bref !

L’homme était donc dans la maison depuis un bon quart d’heure et rien n’indiquait qu’il songeât à en sortir, lorsque la porte s’ouvrit lentement, doucement et Placide se présenta…

La nourrice, voyant cette porte ouverte jeta, enfin ! un grand cri et l’homme jura, fort en colère. Alors Placide fit : chut ! chut ! chut !… Mais ils eurent à peine le temps de l’apercevoir : dans l’instant qu’ils faisaient de grands gestes soudains, Placide disparut, ferma la porte presque tout à fait et s’en retourna vers son arbre.

La nourrice le trouva quelques minutes plus tard, assis, toujours à la même place et se frottant l’abdomen avec une application sérieuse. Elle ne put en croire ses yeux, se demanda si elle n’avait point rêvé. Néanmoins, soulevant l’enfant par un bras, elle le fessa, pour le principe.

On admit généralement que ce fut en cette occasion que Placide fit ses premiers pas. Cependant, il reste des doutes ; peut-être, après tout, n’était-ce point là son coup d’essai…

Quoi qu’il en soit, à partir de ce jour, il marcha seul, indiscutablement. Et sa nourrice n’en fut pas plus heureuse. Elle aimait beaucoup faire la conversation avec ses amis ; bien entendu, elle continua de les recevoir, à tour de rôle, mais le damné Placide lui causait des peurs préjudiciables à la santé. Bien qu’elle prît soin de l’éloigner, il se trouvait toujours là, au bon moment, pour secouer le loquet ou jeter de petits cailloux dans les vitres. Quand elle accourait pour l’explication, il avait déjà tourné le coin du mur.

Placide arrivait, ainsi, régulièrement, aux lieux où sa présence n’était pas désirable. Le plus souvent, d’ailleurs, il disparaissait aussitôt, comme une ombre. Nul enfant ne fit jamais moins de bruit en marchant ; il semblait toujours piétiner de la laine.

Quand il fut un peu plus grand, il entra en relations avec d’autres enfants du voisinage. Si ces jeunes garçons et fillettes avaient eu un peu d’expérience, ils auraient, sans doute, été bien vite étonnés par les manières de Placide. Mais ils ne songeaient qu’à rire comme des imbéciles, à hurler, à se battre et ne remarquaient pas grand’chose. Ils commençaient, par exemple, à jouer à quatre ; tout à coup, ils se trouvaient cinq !… Placide s’était glissé parmi eux, sans dire ouf !…

Comme ils ne cachaient guère leurs intentions, comme ils criaient même à tue-tête, Placide, silencieusement, combinait ses petites ruses et gagnait à tout coup. Alors cela finissait malgré tout par se gâter. Mais, lorsque les camarades s’élançaient au combat, ils plongeaient dans le vide ou bien se heurtaient les uns contre les autres : Placide venait tout juste de s’esquiver.

Le lendemain, il recommençait.

Il aimait assez de telles rencontres dont il revenait bien rarement les mains vides. A la maison, les amis de sa nourrice apportaient, certes, des cadeaux, mais ce n’étaient que des cadeaux inutiles, non des jouets ou des friandises. Les camarades, au contraire, recevaient à profusion, de leurs parents, des choses belles et bonnes ; alors Placide se débrouillait parmi ces nigauds.

Ce qui lui plaisait singulièrement, c’était de voir les autres écarquiller les yeux, puis, perdant toute retenue, pousser des cris sauvages, parce qu’une bille avait disparu ou qu’un bonbon s’était envolé.

Il ne tarda point à s’intéresser aux affaires des grandes personnes. Il se coulait dans l’entrebâillement d’une porte sans faire plus de bruit qu’une petite souris. Il visita les maisons du voisinage, de la cave au grenier ; ce ne fut pas toujours sans profit.

Bientôt, il en vint à négliger les jeux de son âge innocent ; on ne lui connut plus qu’une seule occupation, entre toutes passionnante : écouter aux portes.

Dieu seul sait ce qu’il entendit ! Il ne comprenait pas tout, évidemment ; néanmoins il acquérait ainsi des connaissances précieuses, qu’il gardait avec soin pour s’en servir au besoin.

A sept ans, il était beaucoup plus instruit que nombre d’enfants d’un âge moins tendre qui avaient cependant fréquenté l’école et reçu les meilleures leçons.

Ce fut un peu après sept ans qu’il devint lui-même écolier. Sa nourrice, plusieurs fois, avait bien déjà essayé de le conduire en classe. Mais elle était bonne, faible, et même un peu bavarde — si, du moins, les renseignements fournis sur son compte sont exacts. — Pendant qu’elle échangeait quelques paroles avec d’autres femmes, sur le chemin de l’école, elle ne sentait point que la main de Placide glissait dans la sienne. Au moment de repartir, elle remarquait seulement qu’elle avait perdu l’enfant. Et elle reprenait la conversation avant de retourner sur ses pas pour le chercher.

De telle sorte que Placide courait la chance de n’avoir jamais beaucoup d’orthographe.

Mais il se rendit de lui-même à l’école et il ne s’en vanta point.

Fut-ce un lundi ? Fut-ce un mardi ? Pour en décider, il faudrait un certain toupet. Car, à la vérité, nul n’en sut jamais rien. Un seul fait est hors de conteste : le maître d’école découvrit Placide dans sa classe, derrière un paravent, un mardi, dans la soirée. Mais ce n’était probablement pas la première fois qu’il venait là. Interrogé aussitôt, il répondit en Normand, fit de nombreux chut !… chut !… qui mirent tout le monde en joie, mais renseignèrent plutôt mal.

On peut risquer cette hypothèse : Placide écoutant à la porte de l’école et entendant des choses nouvelles, qu’en sa candeur d’enfant il supposait être de précieux secrets, entra en un moment de presse et se glissa derrière le paravent. Il dut recommencer plusieurs fois cette manœuvre avant de se faire pincer.

A l’école, ses facultés se développèrent. Non pas qu’il fût ce qu’on appelle un brillant élève ; il s’absentait souvent pour des raisons insoupçonnées et, même présent, il ne s’intéressait pas toujours aux choses dites sérieuses. Lorsqu’il était interrogé, il faisait preuve d’une discrétion parfaite, peu goûtée à l’ordinaire. Sévère, mais injuste, le maître mettait Placide en retenue. Placide, évidemment, s’esquivait.

Il ne devenait donc pas savant au sens ordinaire de ce mot. Mais en revanche, que d’observations profitables ! Que de secrets surpris !

Il sut bientôt toutes les petites histoires curieuses qui ne couraient pas sur ses camarades et sur leurs parents. Le maître lui-même n’était pas un saint ; Placide en fit la découverte et il montra le bout de son nez juste à la seconde qu’il fallait. A partir de cet heureux moment, il eut, à l’école, des droits que les autres n’avaient pas. En un mot, on lui laissa la paix.

Vers cette époque, on commença de remarquer combien son allure était singulière. Il poussait très vite, mais seulement en hauteur, et son corps semblait d’autant plus vague et inconsistant qu’il s’élevait en zigzag. Ses genoux et sa tête allaient en effet de l’avant, précédant de beaucoup ses talons et son dos qui maintenaient l’équilibre. Il avait de longs bras maigres qu’il manœuvrait comme des balanciers et ses mains aux doigts écartés semblaient toujours prendre appui sur l’air, tels des moignons déplumés. Tout cela, d’ailleurs, en parfait état, constamment prêt à fonctionner.

Il était d’apparence molle, grise, fuyante. Qu’il fût au jeu avec ses camarades, ou qu’il fût en expédition pour des raisons personnelles, il progressait avec rapidité sans faire plus de bruit que s’il eût nagé dans de l’huile.

En cérémonie, sous les yeux de tous, il lui arrivait de se redresser un peu ; jamais, cependant, il ne marchait autrement que sur la pointe extrême des pieds.

A une époque qu’il serait difficile de préciser, Placide cessa peu à peu de fréquenter l’école. Il quitta son maître le plus discrètement du monde, ne fit point, de son départ, une affaire.

En principe, l’événement dut coïncider avec le commencement de certain apprentissage sur la nature duquel les renseignements font défaut. De quel métier s’agissait-il ? On se perd en conjectures. Plusieurs maîtres ouvriers, — un charron, un vitrier, un tourneur, — réunis un jour autour d’une table de café, ont déclaré spontanément qu’ils croyaient bien avoir vu Placide dans leur atelier et qu’ils devaient, par conséquent, lui avoir donné des leçons dont il se souviendrait jusqu’à la mort. Mais c’était après boire que ces messieurs faisaient de telles déclarations ; interrogés à froid et mis au pied du mur, ils se montrèrent beaucoup moins affirmatifs.

Il est permis de penser que Placide, à ce moment-là, étendit considérablement le champ de ses investigations. S’il ne se mêla point, à proprement parler, à la foule honnête mais obscure des travailleurs, il dut, en revanche, entretenir des relations professionnelles avec des personnes dont la vie n’était pas exempte de singularités et de fantaisie.

Certaines de ces personnes, pleines de bonne volonté et d’ardeur, mais peu douées ou poursuivies par la malchance, furent quelque peu tracassées. La malignité publique les accusa d’ignorer les lois dans ce qu’elles ont de plus simple ; et des juges qui, sans doute, n’avaient rien de mieux à faire, s’occupèrent de ce qui ne les regardait pas.

Rien n’autorise à croire que Placide ait été pour quelque chose dans les malheurs soudains qui frappèrent ces personnes infortunées. Bien au contraire, il semble prouvé, à présent, que, peu confiant dans la discrétion des inculpés, il passa lui-même par des transes peu favorables à la santé, surtout à un âge aussi tendre.

Il ne s’en vanta d’ailleurs point et ce n’est pas par lui qu’on le sait, ou du moins qu’on le suppose.

La guerre vint là-dessus et tout fut oublié.

Placide recommença de plus belle à marcher sur la pointe des pieds.

Il se trouvait hors de l’enfance et déjà en pleine possession de ses facultés. Ce fut sa grande époque.

Le monde, dans son ensemble, était à peu près complètement fou. Beaucoup de gens, parmi ceux qui ne combattaient pas, jacassaient à tort et à travers sans prêter attention à rien. On avait beau leur dire : Taisez-vous ! Méfiez-vous ! c’était comme si l’on eût chanté.

Pour un garçon observateur, il y avait beaucoup à faire.

La préoccupation d’un apprentissage manuel abandonna donc Placide, si tant est, du moins, qu’elle ait jamais hanté son esprit.

Il conserva son pied-à-terre chez sa nourrice, mais il voyagea beaucoup. Ses absences devinrent, à mesure qu’il prit de l’âge, plus longues et plus mystérieuses.

Il revenait toujours à l’improviste. Pour donner un exemple : un soir, sa nourrice qui ne l’avait pas vu depuis plusieurs jours, le croyait, cette fois, perdu pour tout de bon ; aussi songeait-elle à prendre le deuil. A l’heure du souper, elle ne put toucher à rien, car le chagrin lui coupait l’appétit ; accroupie devant son feu, elle se mit à pleurer. Quand elle se releva, elle vit Placide assis à table : les mains jointes, il faisait sa prière avant de manger !

Souvent, au matin, alors qu’elle croyait être seule dans la maison, elle entendait Placide ronfler honnêtement dans sa chambrette : il était revenu pendant la nuit… Comment ? Par où ?…

La nourrice, qui était bonne mais bête et qui l’aimait beaucoup, l’accueillait toujours avec une grande joie. Recevant moins de visites parce qu’elle vieillissait, elle devenait de plus en plus curieuse et bavarde. Aussi, éprouvait-elle le besoin de poser à Placide des questions et des questions. Il écoutait tout ça, d’abord, d’un air tranquille, puis il faisait chut !… Et, si elle insistait, il lui jetait un drôle de regard. Parfois même il se levait brusquement : alors, c’était réglé en un tournemain…

Que faisait-il donc pendant ses absences singulières ? Travaillait-il pour le bien de la société ? Il est permis d’en douter.

Il y eut des gens pour l’accuser — un peu au hasard, il faut le reconnaître — de différentes actions que la morale usuelle réprouve.

On ne le vit jamais manier d’armes à feu et jamais, non plus, il ne sonna de la trompe. Pourtant, ses allures, son caractère et le peu que l’on connaissait de son passé, autorisèrent à croire qu’il prenait à la chasse un plaisir très vif. Cela doit s’entendre de la chasse clandestine, à toute heure, dans les réserves les plus giboyeuses des terres seigneuriales. Le gibier, habitué aux manières rudes des chasseurs de métier, ne pouvait résister aux sollicitations de Placide qui bousculait toutes les règles du jeu.

Il est probable que Placide, chasseur, trouva de l’aide près de certains lascars discrets, d’origine douteuse et, osons le dire, peu considérés.

Mais l’union fait la force et cela peut mener loin. Par le fait des lascars discrets, Placide dut immanquablement se voir entraîné en des entreprises plus considérables et très variées. Ses affaires prirent de l’extension. D’où la nécessité de voyages rapides.

Il eût été bien contraire à la nature de Placide d’accomplir de tels voyages ostensiblement, la crête au vent comme un vaniteux. Déjà, au temps où il était écolier, il avait coutume de se hisser, à l’insu du conducteur, sur le marchepied arrière des voitures bâchées. Il est probable qu’il découvrit et employa quelques procédés du même genre pour se faire transporter d’un point à un autre, par voie terrestre ou fluviale.

Il aurait déclaré, dit-on, que jamais, durant cette longue guerre, il n’avait versé un seul centime — un seul ! — à l’Administration des chemins de fer. Mais, pour tirer de là cette conclusion qu’il ne monta jamais dans un train, il faut un esprit léger, léger. On objectera que l’Administration des chemins de fer paye des agents très malins pour qui toute canaillerie est chose familière et qui ne s’en laissent pas facilement conter. Mais, ne l’oublions pas, les tours que pratiquait Placide n’étaient pas des tours ordinaires ; il avait sa manière, à lui, inimitable. On peut donc parier, hardiment, qu’il emprunta bien des fois, pour ses affaires, trains de marchandises et trains de voyageurs. Voici un fait entre cent : des témoignages indiscutables ont permis d’établir que Placide, certain jour, rôdait, aux premières heures de la matinée, au marché de telle ville — disons la ville A… — Néanmoins, le même jour, avant midi, sa présence était bel et bien signalée sur le champ de foire de la ville B…, réunie à la ville A… par une voie ferrée d’une centaine de kilomètres !…

Que faisait-il, ce galopin, à courir ainsi les foires, marchés et autres lieux de rassemblement ?

On a dit qu’il avait la bosse du commerce ; et même une bosse spéciale, car il aurait aimé, par-dessus tout, vendre des objets trouvés.

Mais, pareille tendance n’apparaît nullement caractéristique, quand on y songe bien. S’il n’y avait qu’à vendre très cher, à des niais, ce qui a peu coûté ou ce qui n’a rien coûté du tout, chacun de nous, ici-bas, aurait bien du plaisir à être commerçant !

En vérité, il ne semble point que Placide ait été si bon commerçant que cela. Son tempérament ne le portait nullement de ce côté.

D’aucuns prétendent qu’il vendit des montres, des colliers, des bagues, à des prix défiant toute concurrence. Mais ce sont là des assertions controuvées. Des témoins dont la bonne foi ne saurait, en l’espèce, être suspectée, assurent qu’il n’eut point de magasin digne de ce nom, que son fonds, au surplus, ne comprit jamais que des objets sans grande valeur, tels que lacets, épingles, crayons, pochettes-surprises. Et encore serait-on bien en peine de prouver qu’il réalisa là-dessus le moindre bénéfice. Dédaignant toute publicité, il vendait peu ; et ce peu à des prix modérés. Mauvaise méthode !

Il était si piètre négociant qu’il lui arriva, s’il faut en croire certains racontars, de livrer sa marchandise et de disparaître sans être payé, dans le temps que le client fouillait dans sa bourse !…

Ce n’est pas avec de pareils procédés qu’on arrive à la fortune, ni même qu’on élève dans l’aisance une nombreuse famille.

Or, Placide n’avait pas de famille à élever, c’est entendu, mais il avait sa bonne nourrice qu’il ne laissait pas manquer de grand’chose. En outre, il cachait, affirme-t-on, au creux de quelque mur, un trésor, difficile à évaluer, mais sans doute important — pour lequel, soit dit en passant, il ne paya jamais un sou d’impôt.

D’où provenait ce trésor ? Il y a là un mystère troublant.

L’expliquera qui pourra.

La guerre terminée, il y eut encore du bon temps, pour les gens de commerce et assimilés, car tout était bouleversé et personne ne cherchait à comprendre.

Certains particuliers, avec qui Placide avait eu déjà, sans doute, quelques relations d’affaires, avançaient à grandes enjambées. Placide suivait ces drôles d’entrepreneurs. Il les suivait sur la pointe des pieds, comme son tempérament l’exigeait ; cela ne l’empêcha point d’amasser secrètement de nouvelles richesses.

Comme il écoutait toujours aux portes, et même avec une attention de plus en plus grande, il apprenait bien des choses sur bien des gens, des choses excellentes à savoir.

Il arrivait à vingt ans et la loi exigeait qu’il fût soldat. Il ne fut cependant point soldat, ou si peu qu’il vaut autant n’en pas parler. La faute en revient, dit-on, à des médecins qui lui trouvèrent les genoux trop pointus et le dos trop rond. Mais qu’en sait-on ? Sur de telles questions, il est, d’ailleurs, peu délicat d’insister.

L’important est que Placide revint au pays qui lui avait donné le jour et qu’il connaissait comme sa poche.

Il y était à peine réinstallé que, tout d’un coup, sa bonne nourrice mourut. Paf !… Ici, aucun doute, la nourrice mourut un mardi matin, d’une indigestion de moules dont le vert-de-gris lui passa dans le sang. Pas plus tard que le jeudi, on l’enterra et cela fit le compte.

Ceux qui avaient du temps à perdre pensèrent plaindre ce pauvre Placide qui se trouvait tout seul maintenant, sans personne pour s’occuper de sa nourriture et de son linge. Mais, déjà, soit qu’il ait voulu donner libre cours à son chagrin loin des badauds, soit pour toute autre raison, Placide s’était éclipsé… On le chercha, ou l’on fit semblant ; puis on passa à un autre exercice.

L’absence de Placide dura plusieurs mois. Remarquons toutefois que ce mot d’absence ne convient peut-être pas du tout. Personne ne rencontra Placide, c’est un fait ! Mais qui donc procéda à des investigations méthodiques ? Qui oserait jurer que Placide ne se présenta point à ses compatriotes sous des apparences diverses mais également trompeuses ?

On a même chuchoté, depuis, que certains incidents singuliers, sur lesquels, à l’époque, s’exerça vainement la sagacité de chercheurs assermentés, ne seraient pas demeurés inexpliqués, si l’on avait songé que Placide avait fort bien pu passer par là… Mais de telles suppositions sont bien tardives et ne reposent sur aucun témoignage irrécusable. Il convient de ne les accueillir que sous bénéfice d’inventaire. Et, d’abord, il s’agirait de savoir si les personnes qui les émirent n’y avaient point quelque intérêt, n’étaient point, en un mot comme en cent, des canailles.

On perdit bel et bien la trace de Placide pendant plusieurs mois : voilà la vérité. Il est triste de constater que, pendant tout ce temps, on ne pensa pas plus à lui que s’il n’avait jamais existé.

Il ne devait pas tarder à avoir sa revanche.

Un beau matin, en effet, il y eut dans le pays une entreprise Placide et Cie, au capital entièrement versé.

Placide était marié et installé, avec sa femme, ses valets et ses commis, dans une demeure autrefois seigneuriale, mais que l’on avait bien décrottée.

Du coup, les plus malins furent assis.

Et, cette fois, Dieu sait si le nom de Placide revint souvent dans la conversation !

Bien qu’on lui reconnût de grands talents, bien qu’on le soupçonnât d’avoir amassé lui-même un trésor, on admit, non sans apparence de raison, qu’il devait sa récente splendeur à son mariage.

Ceux qui n’étaient pas encore mariés rêvaient d’un coup semblable ; et ils auraient bien voulu savoir la façon de s’y prendre !

Mais, avec Placide, il n’était pas facile d’obtenir des confidences sur un pareil sujet. Il ne ressemblait en rien à certains fats — nous les nommerions si nous voulions — qui font tant de merveilles en paroles qu’il ne leur reste plus une minute pour agir.

On ne sut rien par lui ; par les autres on ne sut pas grand’chose.

Pourtant, à la suite de certains démêlés que Placide ne tarda point à avoir avec son épouse, il arriva que celle-ci évacua de la bile. Les curieux eurent ainsi quelques renseignements.

On ne manquera pas d’observer qu’il est hasardeux d’espérer la vérité d’une femme, surtout d’une femme échauffée par la colère. Notons, en outre, que l’épouse de Placide ne fit point entendre un récit circonstancié, mais seulement une série d’invectives.

Néanmoins, il se trouva des gens — plus habitués sans doute aux jeux de l’imagination qu’aux déductions rigoureuses de la géométrie — pour bâtir, sur la base fragile de ces propos inconvenants, une espèce de petit roman assez drôle.

Le voici :

Hélène s’épanouissait en grâce et en vertu, dans le château du gros marchand, son père. Chaque aurore la voyait plus belle, mais elle demeurait innocente comme la jeune brebis qui n’a jamais entendu hurler le loup.

Le gros marchand, son père, avait amassé des richesses ; il ne les avait point amassées par les travaux médiocres et pénibles où se complaisent les pauvres hères, mais hardiment au contraire et avec une singulière rapidité. Aussi, jouissait-il dans son pays d’une considération toute neuve et très grande. Et les jeunes seigneurs du voisinage faisaient leur soumission dans l’espoir d’épouser Hélène qui arrivait à la fleur de son âge.

Or, le gros marchand, qui connaissait le prix du savoir-faire, ne voulait pas donner sa fille au premier imbécile venu. Il veillait sur elle avec un soin jaloux, et comme les jeunes seigneurs du voisinage ne lui semblaient pas très malins, il les écartait impitoyablement lorsqu’ils se présentaient au château.

Quelques-uns, cependant, réussirent à fléchir son cœur, car ils prétendaient avoir été choisis par Hélène elle-même. Pour les éprouver il leur soumit donc quelques énigmes. Mais ils ne purent les expliquer et il les chassa, avec un rire terrible, sans se préoccuper de leurs larmes.

Personne n’osait plus approcher du château lorsque Placide vint à rôder par là. Il connaissait déjà le marchand, pour avoir, au temps de la guerre, travaillé quelque peu dans la même partie. Il ne pouvait s’éloigner sans connaître aussi la fille, cette fille dont il entendait vanter les vertus et la beauté : c’eût été déchoir à ses propres yeux. Il n’hésita point.

Et, dès la nuit suivante, Hélène eut des visions.

Elle fit une sorte de rêve, si étrange, qu’au réveil, elle voulut le raconter à son père. Une suivante l’en dissuada. L’innocente ne parla donc point, mais elle attendit la fin du jour avec une impatience extrême. Par bonheur, Placide revint. Selon son habitude, il entra par une fenêtre, sans faire plus de bruit qu’une ombre et s’approcha sur la pointe des pieds. Mais, cette fois, Hélène ne dormait que d’un œil, de sorte qu’elle suivit l’affaire et n’en perdit rien. Aussi fut-elle au comble de la joie.

Le lendemain, elle se mit à la recherche de Placide. Dès qu’elle l’eut rencontré, elle le prit par la main et le mena vers le marchand, son père. Avec la naïveté de son âge, elle supplia celui-ci de lui donner Placide pour époux.

— Sinon, disait-elle, je veux rester fille, pour avoir au moins des visions, la nuit, et des rêves agréables.

A ces mots, le marchand comprit ce qui s’était passé. Il réussit pourtant à dissimuler son courroux et il eut même un méchant sourire en disant :

— S’il veut t’épouser, qu’il déchiffre donc les énigmes !

Puis il pria les assistants de s’éloigner un peu.

Il pensait que Placide ne réussirait pas, là où tant d’autres avaient échoué ; et il se réjouissait intérieurement à la pensée que celui-là, au lieu de le chasser avec un rire terrible, il lui flanquerait son pied au derrière, purement et simplement.

Or, Placide, au premier mot, fit dresser l’oreille au gros marchand… Placide n’eut aucune peine à déchiffrer les énigmes : il en eût déchiffré bien d’autres ! car, s’il n’était pas très savant au sens ordinaire du mot, il avait, du moins, appris bien des choses curieuses en écoutant aux portes. Il se fit un plaisir d’expliquer au marchand pourquoi sa fille ne lui ressemblait en rien, comment lui était venue la considération, et de lui énumérer les chemins qu’il avait suivis, les bons tours qu’il avait joués, les dangers qu’il avait courus, ceux qui pouvaient le menacer encore…

Le marchand, entendant cela, sautait comme un lapin en roulant des yeux effarés. Du geste, il chassait les assistants toujours plus loin et il faisait entendre des chut !… chut !… à fendre l’âme. Mais Placide criait comme un sourd, bien décidé, pour une fois, à soulager sa conscience.

Alors le gros marchand lui ouvrit ses bras, car il n’y avait vraiment pas moyen de faire autrement.

— Je t’accepte pour gendre, dit-il, bien que tu sois un rude…

— Chut !… dit à son tour Placide.

Et il se jeta dans les bras du marchand.

Les assistants s’approchèrent quand ils virent cela. Ils battaient des mains ; quelques-uns, même, ne pouvant contenir leur émotion, versaient des larmes de bonheur.

L’aumônier célébra le mariage séance tenante et l’on soupa au son des flûtes et des hautbois.

Telle est la version populaire.

Elle vaut ce qu’elle vaut.

Y eut-il tant de naïveté charmante chez la jeune Hélène ? Ceux qui l’ont connue par la suite n’en sont pas convaincus. D’autre part, le gros marchand avait-il vraiment des raisons de craindre Placide ?… Ou bien faut-il attacher à l’épisode des énigmes un sens purement symbolique ? Autrement dit, ne fut-ce point, tout simplement, la subtilité d’esprit de Placide qui charma le gros marchand ?

Autant de points qui demeurent dans l’ombre et qui, vraisemblablement, y demeureront longtemps encore. Il faut en prendre son parti.

Si l’on ignore à peu près tout des voies et moyens, le résultat, par contre, est hors de doute : Placide épousa la jeune Hélène, mit la main sur le trésor du marchand et gagna ainsi la première place parmi ses compatriotes ébahis.

Ce fut l’apogée de sa gloire, sinon de son bonheur.

Des gens qui, jadis, s’étaient imprudemment moqués de son allure ou qui, même, l’avaient accusé de différents méfaits, se pressaient maintenant à sa porte, car il leur promettait de faire fructifier leurs richesses et eux, bêtement, le croyaient.

Placide, au fond, eût été bien en peine de diriger lui-même son entreprise. Il n’en comprenait que le principe ; le reste ne l’intéressait pas. Mais il avait des commis de premier choix, affligés, au surplus, d’une belle âme, et l’affaire allait toute seule.

Une jolie femme, une entreprise prospère, des serviteurs dévoués, un trésor faisant boule de neige, il y avait là de sérieux éléments de bonheur. Beaucoup de très honnêtes citoyens sont obligés de se contenter à moins.

Il semble bien, qu’au premier moment, Placide pensa pouvoir se tenir à hauteur de la situation. On le vit, Hélène à son côté, donner des bals et des festins. Comme il faisait bonne chère, l’angle de ses genoux s’adoucissait ; il prenait de la couleur et de la fierté. La tête haute et droite, il marchait les jarrets tendus, faisant sonner ses talons comme un cavalier stupide. Enfin, il riait aux éclats et parlait à tort et à travers, même devant des étrangers dont il ignorait les secrets.

Un observateur superficiel eût juré, à ce moment-là, que tout marchait fort bien.

Mais, bientôt, le moins rusé put remarquer que la tête de Placide retombait parfois bien tristement sur sa poitrine. Chaque jour, ses yeux s’emplissaient un peu plus d’inquiétude et de désolation.

On fit, un peu à la légère, porter à l’épouse la responsabilité de ce déplorable changement. La jeune Hélène, en effet, naguère miracle de douceur, d’innocence et de vertu, s’était mise rapidement au train. Elle rattrapait le temps perdu et, selon toute vraisemblance, pour peu que Dieu la laissât vivre, elle saurait bien arriver au même total que les autres.

Sans doute, Placide pouvait trouver là matière à réflexion. Cependant il n’est pas défendu de croire qu’il éprouvait d’autres malaises plus sérieux.

Placide avait chassé le naturel et le naturel revenait sur la pointe des pieds, lentement, mais sûrement…

En cérémonie, le malheureux ressentait, au bout de quelques minutes à peine, des fourmillements dans les orteils et le long de la colonne vertébrale ; mais sa dignité l’obligeait néanmoins à se tenir droit, parfois pendant des heures.

Il lui fallait, comme tout le monde, regarder en face les nouveaux amis qu’on lui amenait chaque jour. Or, ce n’est pas, quoi qu’on en dise, en regardant les gens en face, qu’on arrive à découvrir leurs secrets. Placide supposait bien que ces étrangers avaient sur la conscience des canailleries nombreuses et variées, mais il ne savait pas lesquelles. C’est lorsqu’il songeait à ces choses que sa tête retombait tristement sur sa poitrine.

Il jalousait les petits souillons de la cuisine qui, ayant licence d’écouter aux portes, devaient en apprendre de toutes les couleurs sur les grandes personnes. Souvent, au milieu des fêtes, il se surprenait à faire : chut !… chut !… et à se mettre involontairement aux aguets. A ces moments-là, il eût donné une partie de ses trésors pour avoir le droit de quitter, par la petite porte, la brillante société, et de se faufiler ensuite parmi des badauds sans méfiance.

Il résistait à la tentation, mais ce n’était pas sans de grandes fatigues. De toute évidence, cela ne pouvait pas durer longtemps ainsi. Et, en effet, quelques jours après le retour de son naturel, Placide tomba malade, malade vraiment, malade sérieusement.

La belle Hélène, aussitôt, de faire quérir un jeune médecin de ses amis.

Les malheurs commençaient.

A partir de ce jour, il devient très difficile, pour ne pas dire impossible, de décrire les faits et gestes de Placide. Une relation de sa vie depuis cette singulière maladie ne peut prendre que le ton de la légende, non point celui de l’histoire ; à moins que l’auteur ne soit un fieffé coquin.

Le parti le plus sage et le plus honnête est de rapporter la fin de l’aventure, telle que les bons vieillards aiment à la conter à leurs petits-enfants assemblés devant l’âtre, pendant les longues veillées d’hiver.

Donc, disent ces sapristi de vieillards, le médecin tâta le pouls de Placide ; puis il lui tapota l’envers et l’endroit pour savoir où il y avait de la pourriture et où il y avait du vent ; enfin, il lui fit tirer la langue pour observer la couleur de son âme.

Après cela, il sourit amèrement et s’en alla retrouver la belle Hélène qui l’attendait avec impatience dans le corridor. Ils poussèrent la porte, mirent le verrou, puis se retirèrent eux-mêmes dans une chambre secrète où ils eurent une longue conversation.

On ne sait pas au juste ce qu’ils purent bien se raconter, mais on suppose que la belle Hélène, par son insistance, finit par agacer le médecin. Car il est sûr et certain qu’il cria :

— Mais enfin, ma chère amie, vous n’y pensez pas !… Vous ne savez donc pas ce que je risque ?…

Hélène ne dut pas se tenir pour battue et le médecin essaya encore de la ramener à de meilleurs sentiments.

— Tout beau ! chère amie… un peu de patience, que diable !… Croyez-m’en : il y arrivera sans le secours de la science et avant que tout le monde soit content…

Hélène ne voulait rien entendre. Vaincu, le médecin conclut ainsi :

— Eh bien, soit ! Je vais remonter lui prodiguer tout de suite mes soins éclairés… Et je lui ferai cette petite piqûre…

Là-dessus, la belle Hélène battit des mains, transportée de joie.

Le médecin voulut faire comme il avait dit : il remonta dans l’intention de voir Placide. Il ôta donc le verrou, ouvrit la porte, pénétra tranquillement dans la chambre. Mais il ne vit point Placide, car Placide était parti… Parti ? Oui, parti !… Par la cheminée ? il n’y en avait pas !… Par la fenêtre ? elle était très haute et fermée !… Par la porte ? il y avait le verrou !…

Le pauvre médecin cherchait vainement à comprendre. Il appela Hélène et celle-ci appela ses serviteurs dévoués. On mit la maison sens dessus dessous, sans aucun résultat.

Alors le médecin fit une déclaration : selon ses prévisions, le malade avait été pris d’un accès soudain de fièvre chaude ; après de longues et pénibles recherches, on ne retrouverait qu’un cadavre.

Puis il s’en alla, bien content, car ce dénouement inespéré simplifiait beaucoup le travail.

Mais, comme le médecin marchait lestement, en fredonnant un vieil air de son pays natal, il trébucha on ne sait comment et tomba de façon si fâcheuse qu’il resta sur le terrain. Il expliqua plus tard qu’il avait eu l’impression de recevoir un sale coup sur le crâne et que ce coup avait causé sa chute. Mais on ne fit guère attention à ces boniments d’idiot, car ce n’était pas la tête qu’il avait de cassée, c’était une jambe !…

Pendant que le médecin gisait sur le bord de la route, la belle Hélène, accoudée, rêveuse, à son balcon, bâtissait des châteaux bleus en Espagne. Le soir venu, elle commanda pour elle seule un bon petit souper, afin de prendre des forces pour l’avenir. Mais quand elle voulut se mettre à table, elle jeta un cri de surprise et d’horreur ! Placide était assis à sa place habituelle ! Il avait déjà expédié à peu près tout le souper, et, visiblement, il se portait fort bien.

La belle Hélène, sans l’ombre d’une hésitation, lui reprocha sa conduite inexplicable, la fausse joie qu’il lui avait procurée et jusqu’à la salade qu’il venait de manger.

Placide, tranquillement, passa sans interruption de la poire au fromage ; puis il releva la tête et fit : chut !…

Cela ne fut pas suffisant ; alors il mit son doigt sur ses lèvres et lança un regard de côté, comme il faisait jadis, lorsque feu sa nourrice l’accablait de questions ridicules. Mais la belle Hélène ne connaissait pas ces manières et, d’ailleurs, on ne l’effrayait pas comme ça ! Elle reprit son discours avec une vigueur nouvelle ; si bien que Placide se vit dans l’obligation de se lever avec brusquerie. Et, inversement, il arriva peu après que la belle Hélène se trouva par terre, tout étourdie. Elle non plus ne sut pas exactement comment elle était tombée ! Mais, par mesure de précaution, elle jura de se venger.

Placide, revenant à ses premières amours, avait, d’un seul coup, retrouvé la santé…

Il marchait allégrement sur la pointe des pieds, écoutait aux portes avec ravissement, jouait à chacun des tours inexplicables. Malgré le voisinage de sa femme, il reprenait goût à la vie. Pendant quelques jours, cela ne marcha pas mal du tout.

Cependant, Placide fit bientôt une observation qui lui donna à réfléchir : tous les secrets qu’il surprenait se rapportaient, de quelque manière, à lui-même. Il crut à une coïncidence et redoubla de zèle pour apprendre enfin quelque chose de tout à fait neuf ; car il éprouvait un violent désir de voir clair, non en ses propres affaires, mais en celles des autres. Hélas ! il dut se rendre à l’évidence ! Alors que, jadis, son nom ne venait jamais dans les discours de ses compatriotes, maintenant qu’il était marié, riche et puissant, chacun avait sur son compte, à lui, Placide, un mot à dire…

Il comprit, mais un peu tard, que, pour vivre caché, il faut vivre malheureux.

Il se fit un peu de bile à ce sujet et recommença à regarder son monde de côté, avec un drôle de sourire.

La conversation la plus importante qu’il surprit, après celle de son épouse et du médecin, fut celle de certains bons amis d’autrefois, assidus à ses festins. Ces amis se passaient de l’un à l’autre, sous le manteau, de beaux contes dont leur hôte était le héros. De supposition en supposition, de mal en pis, de contravention en délit et de délit en crime, ils déroulaient joyeusement le fil des aventures. Bien entendu, dans tout cela, il y avait beaucoup de vrai ; mais il y avait aussi du faux et Placide eût pu rire en constatant combien ils étaient mal renseignés et peu malins, en somme. Placide cependant n’eut point envie de rire. Ses amis le virent qui, soudain, surgissait au milieu d’eux et ils furent aussitôt dans leurs petits souliers. Placide leur reprocha leur conduite à son égard ; puis comme il savait sur leur compte, depuis longtemps, les plus sales histoires — incontestablement vraies dans tous les détails — il se mit à les raconter sans ménagement.

Les bons amis, épouvantés, voulurent se jeter à ses pieds pour lui faire des excuses. Mais il les planta là, avec leurs excuses. Car tout cela commençait à lui porter sur les nerfs.

Le lendemain, Placide épia ses commis, les uns après les autres. Eux aussi parlaient de lui comme si, vraiment, ils n’avaient rien eu de mieux à faire. Ils savaient bien des choses qu’ils auraient dû ignorer ; en outre, comme ils avaient une belle âme, ils parlaient de ces choses avec une sombre indignation et l’on sentait bien que leur conscience allait être à bout.

Placide se trouva dans une situation fausse et plutôt embêtante. Car ces commis étaient des étrangers sur lesquels il ne savait rien d’utile et il ne pouvait, par conséquent, river leur clou, comme il aurait eu cependant tant de plaisir à le faire.

Il dut leur tendre des pièges et les faire tomber en tentation. Après bien des peines, bien des tracas, il eut enfin la satisfaction de les renvoyer tous comme des malpropres en les priant de n’y plus revenir.

Instruit par l’expérience, il les remplaça par des gens à toute épreuve, de vieilles connaissances sur lesquelles il lui serait facile, à tout moment, de fournir des renseignements précis, avec preuves à l’appui.

Les nouveaux commis se mirent à l’œuvre avec entrain. Ils n’étaient pas très au courant de leur nouveau métier, mais s’ils négligeaient certains détails, ils comprenaient admirablement les principes. Ils n’avaient point cet air préoccupé et rébarbatif qu’on voit souvent aux commis affligés d’une belle âme. Assez malhonnêtes pour être toujours polis, ils plaisaient beaucoup aux clients de Placide et Cie. Aussi, ces braves gens se pressaient-ils à la porte, apportant leur trésor dans l’espoir de le voir fructifier outre mesure.

Tranquillisé de ce côté, Placide pensa devoir prendre quelque récréation à l’extérieur. Mal lui en prit. Il ne put, encore cette fois, se réjouir aux dépens de ses compatriotes. En revanche, il en apprit de belles sur son propre compte !

Il écouta ses meilleurs amis, des hommes, des femmes, des vieillards qui avaient déjà un pied dans la tombe, des enfants qui agissaient sans discernement : tous eurent à son adresse des paroles désagréables qui ne l’intéressèrent pas du tout.

Des ivrognes citaient son nom en des chansons joyeuses, mais dégoûtantes ; des coquettes tenaient sur la belle Hélène et sur lui-même des propos que l’on ne répète pas en bonne société.

Un jour, il écouta des joueurs : ils l’accusaient précisément d’avoir des cartes truquées et de faire sauter la coupe. Une autre fois, il écouta des médecins ; à leur avis unanime, il n’en avait pas pour longtemps.

Tout cela, au fond, ne lui faisait pas bonne bouche. Et, pourtant, il ne pouvait pas s’empêcher de prêter l’oreille… On ne se fait pas soi-même et l’on se refait difficilement. Une voix intérieure commandait à Placide : marche ! marche toujours sur la pointe des pieds !

S’armant de courage, il se glissa sans y être invité chez ses concurrents, chez ses ennemis même. Là comme ailleurs, on discutait sur son cas. Mais il ne s’agissait plus de plaisanteries ! Ces messieurs se proposaient tout simplement de faire passer dans leurs caisses le trésor de Placide et ceux de ses clients. Pour mener à bien cette opération, on projetait de mettre Placide et Cie en relation avec la justice du pays.

— Tout d’abord, prévenons les gendarmes ! disait un de ces messieurs.

Placide ne voulut pas en savoir davantage ; ce qu’il avait entendu lui suffisait largement pour se faire une opinion.

Il revint donc chez lui ; mais personne ne put savoir quels furent ses sentiments et ses intentions. A deux voisins qui l’interrogeaient sur sa santé, il répondit : chut !… chut !… puis il s’esquiva comme un jeune homme très pressé.

Les voisins ne s’en étonnèrent pas, car il avait, en effet, fort à faire chez lui.

Profitant de son absence, les nouveaux commis s’étaient débrouillés de leur mieux. Eux aussi pensaient qu’il fallait priver Placide de ses richesses et des richesses des clients. Mais, s’ils étaient d’accord sur cette question primordiale, ils se méfiaient les uns des autres et se disputaient à l’avance pour le partage.

Placide eut tôt fait de découvrir ce micmac.

Il sut aussi que le premier commis jouait son jeu tout seul, avec l’aide de la belle Hélène. Là était le point dangereux, car la belle Hélène n’oubliait pas qu’elle avait juré de se venger.

En ces circonstances difficiles, Placide ne perdit point courage. Il trouvait l’occasion depuis longtemps cherchée d’occuper utilement ses facultés ; aussi donna-t-il toute sa mesure.

Sans perdre de vue son trésor, il surveillait, d’un côté, ses concurrents, les gendarmes et les juges ; de l’autre, la belle Hélène et le premier commis.

Ces derniers avaient souvent des apartés dans les petits coins ; de temps en temps, pour être plus tranquilles, ils s’en allaient en bateau sur le fleuve.

— Si tu veux, faisons un rêve ! proposait le commis.

— Oui ! je le veux ! répondait Hélène… Nous sommes deux, nous serons trois… Un homme tombe, un homme boit… Ce petit bateau a-t-il des jambes ?

— J’aurai le trésor !

— Je serai vengée !

Pauvre Placide !

Le premier commis l’accablait de prévenances. Quant à la belle Hélène, elle ne craignait pas de donner publiquement à son époux les doux témoignages de sa tendresse.

Souvent Placide était invité à quelque petite excursion, à une gentille partie de canotage, par exemple. Il regrettait bien, mais impossible d’accepter : des clients attendaient à sa porte…

Cependant, le jour où les derniers clients eurent apporté leur trésor, Placide n’eut plus de bonne raison pour refuser. Il consentit d’autant plus volontiers à s’accorder cette partie de plaisir qu’il prévoyait, pour un avenir très prochain, des ennuis du côté des concurrents et des gendarmes.

Il suivit donc la belle Hélène et le premier commis. Mais, dès que ceux-ci eurent embarqué, Placide poussa le bateau de la pointe du pied et revint à la maison, car il avait, disait-il, oublié quelque chose de première importance.

Le bateau gagna le milieu du fleuve où le courant était rapide. Tout à coup, la belle Hélène et le commis se levèrent en poussant des cris d’effroi : le bateau s’enfonçait ! Il disparut dans les flots écumeux, entraînant les deux infortunés qui se noyèrent sous les yeux des spectateurs impuissants…

Pendant que de courageux citoyens se mettaient à la recherche des cadavres, on alla prévenir Placide, avec tous les ménagements nécessaires. Mais, dès les premiers mots, il entrevit l’affreuse vérité. Alors, il eut une crise de violent désespoir ; il roulait des yeux égarés et poussait des cris déchirants. Puis, brusquement, il parut se calmer ; on put lire sur son visage une résolution farouche. Il prit sa course et disparut…

Et s’il ne s’est pas arrêté depuis ce moment-là, il a dû faire un bout de chemin !…

C’est ici la fin du récit des bons vieillards.

Et les pauvres enfants, qui dorment depuis longtemps déjà, n’ont pas l’habitude d’en exiger davantage.

Alors les grandes personnes commencent à s’inquiéter.

— Et le trésor ? demandent-elles.

— Oui ! le trésor, qu’est-il devenu ? clament les individus cupides.

— Le trésor ? Eh bien, on ne l’a pas retrouvé !…

Mais la disparition de trois personnes à la fleur de l’âge est chose plus attristante, il nous semble !

La belle Hélène et le premier commis, qui avaient été emportés par les eaux en furie, échappèrent à toutes les recherches des dévoués sauveteurs. Huit jours plus tard, ils remontèrent d’eux-mêmes, gonflés comme des chiens. On fit signe au médecin légiste qui accourut avec plaisir. Il déclara que les malheureux avaient succombé tous les deux à l’asphyxie par immersion — sans se tromper le moins du monde, l’animal ! — mais il lui fut impossible de dire pourquoi le bateau avait sombré.

Ce mystère passionnait l’opinion publique. Ce qui la passionnait bien plus encore, c’était la disparition de Placide. L’hypothèse de la fugue amoureuse ayant été repoussée avec dédain, celle du crime avec horreur, restait l’hypothèse du suicide. Le disparu avait laissé, sur le parapet d’un pont, son chapeau, sa montre et une fausse dent : cela semblait bien indiquer une décision désespérée. Placide, incapable sans doute de résister à son chagrin, s’était jeté au sein des flots qui venaient d’engloutir son épouse.

Très bien ! Mais son cadavre ne remontait pas !

Fallait-il donc admettre qu’il avait été entraîné vers les rapides, roulé jusqu’à la lointaine embouchure et dévoré par les monstres marins ?

Pour leur part, les concurrents de Placide, ses clients, ses commis eux-mêmes, n’y consentaient point.

On mit donc sur la piste les plus fameux limiers.

Ils y sont encore.

On ne peut que leur souhaiter bonne chance. Car il est démoralisant de voir un homme s’évanouir ainsi, comme une fumée, au détour du chemin. Et l’on voudrait savoir, une fois pour toutes, si Placide mérite qu’on le pleure, ou s’il n’est, au contraire, qu’un ingénieux filou, dont il faudrait encore se méfier, en somme…

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