Huit gouttes d'opium : $b contes pour dormir à la veillée
CAMILLE ET LES BONNES CHOSES
Je sais bien pourquoi M. Loubiau, le propriétaire, nourrissait mal ses gens. Je le sais, mais je n’éprouve pas le besoin de le dire. M. Loubiau est mort à présent et il n’y a aucun plaisir à dire du mal des morts puisqu’on ne peut point les faire enrager.
M. Loubiau se maria deux fois. Il avait, de sa première femme, un fils, Camille ; excellente nature, aimant à rire, aimant à jouer, aimant d’ailleurs toutes les bonnes choses.
Camille mangeait avec les domestiques de son père et ce n’étaient que potages de santé, pain dur, bouillies très claires. En revanche, les repas étaient fort gais ; on jouait de bonnes farces, on riait beaucoup. S’il fallait raconter toutes les plaisanteries de ces joyeux domestiques, on n’en finirait pas. En voici seulement une, pour l’exemple. Un jour, au moment de déjeuner, vint s’asseoir à table un ouvrier charron qui réparait une carriole pour le compte de M. Loubiau. Ce jour-là, une servante apporta, dans une grande terrine, quelques escargots qui nageaient avec des gousses d’ail au milieu d’une eau à peine trouble. Le charron, aussitôt, commença de s’escrimer, cuiller en main, pour attirer à lui le plus bel escargot. Peine perdue ! L’escargot filait devant la cuiller, tournait, plongeait, reparaissait plus loin, semblait se moquer du monde. Alors, notre homme pose sa cuiller et se lève ; il retrousse ses manches, se met au guet… Tout à coup : plouf ! il plonge ses deux mains dans la sauce ! et le voilà criant victoire :
— Ah ! Ah ! chien gâté ! Tu as beau faire le malin, je te tiens quand même !
Camille pensa étouffer de rire…
Il conta la chose à son père. Celui-ci, au lieu de se réjouir, pria Camille d’être un peu plus sérieux à l’avenir ; car, disait-il, on n’est pas sur la terre pour s’amuser.
Camille, aussitôt, parla sérieusement. Il fit observer à son père que les domestiques ne mangeaient pas souvent de bonnes choses et qu’ils s’en plaignaient. Le père répondit que, s’il nourrissait ainsi ses gens, c’était pour leur bien.
— Car, dit-il, les domestiques ne restent pas toujours chez le même patron ; tu as pu remarquer que les nôtres s’en vont régulièrement au bout de l’an. Eh bien ! lorsque ceux-ci, que tu plains à la légère, nous quitteront, ils peuvent très bien tomber chez des patrons peu fortunés ou avares. Si je les nourrissais trop bien cette année, ils ne pourraient manquer, plus tard, de faire la comparaison et ils seraient très malheureux.
— Je comprends ! dit Camille poliment.
Mais il ajouta :
— Je crois cependant qu’une soupe bien grasse, une bonne dinde rôtie et quelques bouteilles choisies feraient leur affaire de temps en temps ; et cela ferait aussi la mienne, par la même occasion.
— Paix ! dit M. Loubiau. Ici-bas, on peut songer à autre chose qu’à bien manger.
— C’est vrai, répondit Camille ; ainsi quand on mange mal, on a toujours la ressource de faire des tours pour s’amuser.
A ces mots, M. Loubiau connut son imprudence. Il regarda Camille d’un air soupçonneux.
— J’ai eu tort, dit-il, de te laisser grandir parmi ces gens grossiers et sans principes. Ils ont dû t’en apprendre plus d’une… Je parie que tu sais des jurons et des gros mots ?
Camille baissa la tête car il savait tout cela et bien d’autres choses encore.
— A partir de ce jour, dit M. Loubiau, tu ne fréquenteras plus les domestiques, car il faut songer sérieusement à ton éducation et à ton avenir.
— Bon ! pensa Camille, je vais donc manger des choses succulentes, tant qu’il me plaira. Je gagne au change.
Il se trompait. La table de son père n’était pas beaucoup mieux servie ; on y mangeait tristement des choses assez nourrissantes mais peu agréables. On y mangeait souvent des haricots et des pommes de terre. Or, Camille n’aimait ni les haricots ni les pommes de terre. Avec la franchise de son âge, il le déclara à son père, en retirant son assiette. Mais le père, aussitôt, ramena l’assiette et l’emplit jusqu’au bord.
— J’aimerais mieux une aile de poulet, dit Camille plaintivement, ou bien de la confiture de fraises.
— C’est bien pour cela, répondit son père, que tu dois manger ces haricots. Car, si tu les aimais, où serait le mérite ? Ici-bas, il faut savoir vaincre ses penchants. La vie est une chose sérieuse ; ce n’est pas une fête perpétuelle mais bien plutôt un combat. Un enfant doit faire ce qui ne lui plaît pas afin d’exercer sa volonté ; sans quoi, plus tard, il ne serait pas digne du nom d’homme.
Camille retint la leçon et, comme il n’était pas sot, à quelques jours de là, il parla ainsi :
— J’aime à présent les haricots à la folie ! S’il vous plaît, donnez-m’en encore car j’en mangerais jusqu’à demain. Au contraire, je serais bien malheureux si l’on m’offrait du pâté de foie gras ! Rien ne me répugne autant que le pâté de foie gras, les gâteaux aux amandes et le vin de Bourgogne…
— C’est bien, mon fils ! dit M. Loubiau.
Et il emplit l’assiette de haricots, puis versa de l’eau claire dans le verre de Camille.
Celui-ci perdit un peu confiance aux discours de son père et il n’essaya plus de jouer au plus fin avec les grandes personnes.
A chaque repas, sans rire ni plaisanter, il mangeait des haricots et des pommes de terre. Son père l’exhortait au courage.
— Je pourrais, disait-il, te faire servir des mets plus délicats ; ma fortune permet la bonne chère. Mais ce sera pour plus tard. En ce moment, tu dois, avant tout, t’habituer aux privations ; car, bientôt, tu iras au collège, où tu seras obligé de manger des haricots encore bien pires. Tu aurais donc mauvaise grâce à te plaindre.
Camille atteignait en effet ses treize ans. Il n’était pas chagrin à l’idée d’aller au collège, car, depuis qu’il ne fréquentait plus les domestiques, il ne s’amusait pas beaucoup. D’autre part, il écoutait les paroles de son père, mais il en pensait ce qu’il voulait.
— Au collège, se disait-il, la table doit être meilleure que chez nous ; je mangerai moins de haricots et je boirai du vin.
Il arriva donc au collège dans les meilleures dispositions. Il y rencontra des camarades qui ne semblaient pas enclins à se faire de bile ; ces garçons connaissaient de bons tours et les pratiquaient. Camille ne voulut pas être en reste. Il chanta donc quelques refrains choisis qui eurent un gros succès ; il décrivit certaines scènes dont il avait été témoin chez les domestiques et il fut encore très écouté.
Mais il avait gardé pour la bonne bouche un fameux tour…
Le lendemain de son arrivée, on servit au déjeuner quelques moules qui nageaient dans une sauce pâle et très étendue.
— C’est le moment, pensa Camille, de leur montrer le coup du charron !
Il commença donc par faire semblant de poursuivre une moule avec sa cuiller, puis il se leva tout à coup, retroussa ses manches et flouc !
— Je te tiens ! clama-t-il à tue-tête ; sale bête, je te tiens quand même !
Les camarades, éclaboussés de sauce, riaient et criaient au fou. Un surveillant accourut au bruit. Ce ne fut pas une petite affaire !
Pour commencer, Camille fut durement puni. Puis il comparut devant un grand bonhomme sévère qui lui fit un discours semblable aux discours de M. Loubiau, mais plus long et mieux balancé. Camille apprit ainsi : 1o que la loi des hommes est le travail et la douleur, non le jeu ; 2o que la vie de collège est l’apprentissage de la vie en société ; 3o que, par conséquent, on ne vient pas au collège pour s’amuser.
Camille avait encore, intact, son bon sens naturel. Il lui parut un peu étonnant que, sous le fallacieux prétexte qu’il pourrait être malheureux plus tard, il lui fallût, dès à présent, se mortifier et se priver des plaisirs les plus innocents. Oui, cela lui parut un peu fort. Cependant il ne manifesta aucun doute, se contentant de garder par devers soi son opinion sur la bonne foi des grandes personnes.
— Si je ne dois pas m’amuser ici, pensait-il, j’aurais aussi bien fait de rester à la maison… Heureusement, se disait-il encore, la table est un peu mieux servie que chez mon père. Je n’ai encore vu ni haricots ni pommes de terre et l’on boit un liquide qui ressemble à du vin.
Hélas ! sur ce point également, il ne fut pas long à déchanter ! Le soir même, les haricots firent leur apparition, salués comme de vieilles connaissances par les anciens du collège. C’étaient des haricots rouges, assez gros et recouverts d’une écorce luisante, agréables, en somme, à considérer.
Un usage antique et vénérable voulait que les collégiens nouveaux venus les attaquassent, en ce premier jour, non point avec une fourchette ou une cuiller, mais avec une aiguille à tricoter. Les haricots s’esquivaient, glissaient, roulaient comme des billes de verre, et, enfin bloqués, opposaient encore une résistance opiniâtre. Certains pauvres garçons, en cette occurrence, suèrent à grosses gouttes, n’en pouvant venir à bout. Camille, au contraire, réussit assez bien ; l’aiguille qu’il avait reçue d’un ancien était acérée et ni l’adresse ni la force ne lui manquaient. Le jeu lui plut et ces premiers haricots passèrent comme lettre à la poste.
Mais, le lendemain matin, parurent les pommes de terre, puis les haricots revinrent et les pommes de terre et encore les haricots !… Et le vin des carafes pâlissait à mesure !…
Les anciens du collège ricanaient en regardant la mine allongée des nouveaux venus. Camille, qui avait un faible pour les bonnes choses, en venait à regretter, sinon les repas de famille, du moins la table des domestiques, cette table où l’on mangeait mal mais où l’on riait de bons coups et où tout était permis.
— Mon Dieu ! murmurait-il, que je suis donc fatigué d’avaler tristement ces tristes féculents !
D’autres pensaient comme lui. Un beau jour ils quittèrent la table et tous ensemble, sautelant, se bousculant, ils allèrent trouver leurs maîtres et risquèrent une plainte.
On leur répondit :
— Pour cette fois, vous ne serez pas punis trop sévèrement, parce que vous avez péché seulement par irréflexion et légèreté. Vous êtes jeunes ; vous ne savez pas !… Mais comment pouvez-vous mépriser cette nourriture abondante et frugale ? N’avez-vous donc jamais songé à l’avenir ? Êtes-vous assurés d’en avoir toujours autant ?… Et d’abord, vous serez soldats, chers petits ! Vous porterez cent cartouches, trois jours de vivres… Quels vivres ? Vous imaginez-vous que les soldats sucent des pattes d’ortolans ?… Un soldat mange, sans hésitation ni murmure, le contenu de sa gamelle, c’est-à-dire presque toujours des haricots et des pommes de terre ; et il boit l’eau pure des sources. Donc, vous devez, dès à présent, vous préparer par une continuelle rusticité à ce dur métier que l’enfant joue. Quelle tête ferait, devant sa gamelle, un garçon habitué à lécher la crème sur le bord des petits plats ?
Camille et ses camarades se retirèrent, l’oreille basse. Par la suite, bien que la cuisinière du collège ne fît aucun progrès, ils jugèrent inutile de renouveler leur réclamation. Leurs maîtres, d’ailleurs, prenaient les devants, ripostaient avant d’être attaqués. Devant les plats de haricots rouges ou de pommes de terre, ils s’écriaient :
— Mangez, chers enfants, mangez bien ! Vous n’êtes pas sûrs d’avoir toujours une table aussi abondamment servie… Qui sait ce que l’avenir vous réserve ?
Et ils ne manquaient point d’ajouter :
— Vous en verrez d’autres, quand vous serez soldats !
Les années passèrent et Camille devint un vieux collégien. Et toujours il entendait le même discours. Chez lui, pendant les vacances, son père lui disait de son côté :
— Reste sobre ! ne t’amollis pas ! Sans quoi, à la rentrée, tu ne pourrais plus t’habituer au collège.
C’est ainsi que ce pauvre Camille, qui aimait les bonnes choses, mangeait toujours les haricots exécrés et les pommes de terre infernales. Comme il doutait un peu de la bonne foi des grandes personnes, il n’avait même pas la satisfaction du devoir accompli.
Tous ses penchants naturels de bon garçon étaient d’ailleurs combattus de la même manière. Intelligent et assez actif à ses heures, le travail du collège ne l’embarrassait guère. Mais il eût aimé rire, plaisanter, faire des tours ; cela lui était interdit.
— Car, disaient et répétaient les maîtres, la vie est un combat sérieux auquel on ne se prépare point par des cabrioles et des galipettes.
— Ça va bien ! ça va bien ! murmurait Camille dans les premiers moments. En tous vos discours, il faut en prendre et en laisser.
Il en laissait.
Cependant, à force de recevoir des coups de marteau, un clou finit par s’enfoncer. Peu à peu, Camille en venait à douter de lui-même, à rougir un peu de ses désirs pourtant inoffensifs, naturels et sensés. Pendant sa dernière année du collège, il s’attira fort peu de réprimandes. Il était devenu moins gai, moins cordial, un peu bête.
Camille quitta le collège pour le régiment et se présenta avec inquiétude devant sa gamelle. Elle contenait un horrible mélange de chairs écrasées et de haricots multicolores. Il avala le tout en fermant les yeux. Quelques minutes plus tard, on l’amena, ainsi que ses camarades, devant un tas de pommes de terre qu’il fallait éplucher pour le repas du soir. Ce n’était point pour faciliter sa digestion ! Alors, il prit son courage à deux mains et il écrivit à son père :
— Vous êtes riche, lui disait-il en substance, et je sais que vous ne vous privez pas de grand’chose quand je ne suis pas à la maison. Pendant que vous festoyez, votre malheureux fils avale toujours des nourritures innommables. Lorsque j’étais au collège, je supportais sans broncher les haricots et les pommes de terre, car je ne pouvais faire autrement. Mais, ici, il y a une cantine où l’on vend des choses appétissantes. Veuillez donc m’envoyer un peu d’argent afin que je puisse m’acheter, de temps en temps, une chopine de vin, du pain blanc et des rondelles de saucisson.
M. Loubiau n’envoya point d’argent, mais une lettre sévère.
— As-tu perdu la raison ? écrivit-il. Un soldat doit-il s’endormir dans les délices de Capoue ? A quoi aurait donc servi l’excellente éducation que tu as reçue chez ton père et au collège ?
Camille dut se contenter de sa gamelle et de sa boule de son. Il regardait d’un œil d’envie certains camarades moins fortunés mais moins bien élevés qui buvaient de bons coups en mangeant du saucisson avec du pain de fantaisie.
A mesure que les semaines coulaient, la pitance devenait plus mauvaise. Beaucoup de camarades de Camille et Camille lui-même s’en plaignaient avec véhémence. Les autres, qui ne disaient rien, n’en pensaient pas moins.
L’officier responsable entendait vaguement ces bruits et cela lui portait sur les nerfs. Un jour il rassembla ses soldats et leur commanda :
— Garde à vous !
Mais c’était une façon de parler ; cela n’épouvanta personne.
Et l’officier commença d’un air tranquille :
— J’ai pour principe de consacrer tous mes efforts au bien-être de mes hommes. J’ai donc le droit de supposer que vous êtes satisfaits. Cependant nul n’est tout à fait infaillible. J’aimerais donc avoir de vous l’assurance que le régime vous convient en tous points. Si par impossible, quelques-uns d’entre vous ont des griefs à formuler, je les écouterai avec attention. Parlez sans crainte !
Les camarades de Camille le regardèrent et ses voisins les plus proches lui poussèrent le coude.
— Vas-y, toi qui as de l’instruction !
Camille s’avança et parla avec prudence.
— Mon capitaine, dit-il, nous vous remercions de consacrer tous vos soins à notre bien-être. Nous aurions mauvaise grâce à nous plaindre ; nous ne nous plaignons donc point. Cependant, puisque vous le voulez, nous avouons que nous sommes rassasiés de haricots et de pommes de terre. Les pommes de terre, d’ailleurs, sont avariées ; quant aux haricots ils ont acquis, au cours des âges, une force de résistance vraiment invincible. Enfin, à notre humble avis, une tranche de gigot ferait bon effet dans le rata, au lieu et place des doigts de gants, bouts de chandelles, rameaux bénits et autres curiosités que l’on y découvre habituellement.
Le capitaine releva sa moustache et répondit soudain :
— Très bien ! je vous sais gré, soldat, de cette franchise toute militaire. Je préfère, moi aussi, le gigot aux bouts de chandelles et morbleu ! je ne m’en cache pas ! Ceux qui ne seront pas contents viendront me le dire !… Mais !… lorsque la guerre sera déclarée, lorsque vous serez en campagne ou bien dans une ville assiégée, vous n’y regarderez pas de si près avant d’avaler votre rata !… Il vous arrivera peut-être de n’avoir à manger que vos bottes !… oui, mon garçon ! que vos bottes !… Cela s’est vu dans l’histoire de France… Estimez-vous donc heureux, au lieu de réclamer comme un imbécile ! Et puis, d’abord, qu’avez-vous donc eu le toupet d’insinuer ? Vous ne recevez que des légumes de première fraîcheur. Les pommes de terre, si elles pouvaient parler, vous répondraient sans doute qu’elles sont moins avariées que vous ne l’êtes vous-même… et les haricots non plus ne doivent rien à personne !… Voyez vos camarades ; est-ce qu’ils réclament, eux ? ne sont-ils point enchantés de leur sort ? Alors, quoi ?… Dites-moi un peu ; vous voudriez jouer à la mauvaise tête ? au meneur ?… Ça va bien ! vous ferez huit jours de prison !
Camille comprit du premier coup. Il n’insista point. Par la suite, quand ses camarades voulurent encore le faire parler en leur nom, il s’effaça modestement.
— A vous l’honneur, chers amis !
Aussi, personne ne bougea plus. Il y eut cependant d’assez mauvais moments. Les camarades de Camille juraient entre leurs dents et leur mine s’allongeait. Camille jurait comme eux et même un peu plus parce qu’il cherchait à comprendre, ce qui le fatiguait beaucoup.
Le capitaine qui, sans doute, devinait tout ça, ripostait ferme.
— Bande de flemmards ! criait-il ; troupeau de goinfres ! je ne sais qui me retient de vous fourrer au bloc !
Personne, malheureusement, ne le retenait !
Parfois il parlait comme un régent de collège.
— Vous vous croyez peut-être en villégiature chez des amis ? détrompez-vous ! Le gouvernement vous paie pour que vous vous prépariez à la guerre. Or la guerre n’est pas une plaisanterie facile. Vous ne serez donc jamais assez rustiques, assez endurcis, assez disciplinés ; en un mot, vous ne serez jamais assez malheureux.
Et tous les jours, il répétait d’un air menaçant :
— Vous verrez ça quand vous ferez la guerre ! Quand vous serez dans une ville assiégée, il vous arrivera de le regretter, votre rata !
Comme il parlait seul, il semblait toujours avoir raison.
A la longue, Camille finissait par croire ce qu’on lui disait avec tant d’insistance. Quand il avait de sourdes révoltes, il en rougissait et il éprouvait des remords. Vers la fin de son temps de service, il était devenu docile comme un petit caniche, un peu moins gai qu’à sa sortie du collège et beaucoup plus abruti.
Or, à ce moment-là, alors que personne, au fond, n’y pensait sérieusement, misère de misère ! la guerre, tout à coup, éclata…
La guerre est une si sale chose qu’il faut être un peu dénaturé pour aimer à en parler longuement. Passons donc au plus court et disons que Camille fit son devoir comme les autres. Il ne se trouva point dans une ville assiégée et n’eut pas à ronger ses bottes. La nourriture, pourtant, ne fut pas toujours de premier choix ; surtout, les repas manquèrent de régularité : Camille en souffrit d’autant plus qu’il avait l’estomac délabré à la suite de tant de privations.
Il rencontra souvent des camarades qui n’avaient jamais vécu au collège ni même mangé à la gamelle, des garçons élevés à la diable par des parents sans souci. Ces camarades, néanmoins, se battaient bravement et le valaient bien.
Là-dessus, Camille faisait d’amères réflexions. Il baissait tristement la tête lorsque l’un de ces bons vivants disait :
— Je serai peut-être tué demain, mais bast ! si ma vie est courte, du moins, je n’aurai pas perdu mon temps !
— Moi aussi, pensait Camille, je serai sans doute tué demain, mais je n’aurai pas connu le goût des bonnes choses !
Il adressa à son père une lettre un peu rude pour lui demander de l’argent. Le père, vexé, envoya des remontrances et, néanmoins, pour finir, sa bénédiction.
Camille perdit encore un peu de sa gaieté, devint presque hargneux. Il supportait mal les privations ; quand la pitance était maigre ou de mauvaise qualité, il grognait. Alors, il y avait toujours par là quelque capitaine pour lui fermer la bouche.
On lui disait, s’il était au repos :
— Comment osez-vous donc vous plaindre ? songez à vos malheureux camarades qui sont en ligne !… Pensez-vous qu’ils mangent tranquillement la bonne soupe chaude, le rôti, la salade et le dessert ?…
Et s’il était lui-même en ligne :
— Estimez-vous bien heureux de recevoir du pain comestible et de la viande froide ! si, un jour, il vous arrive d’être fait prisonnier, on vous collera dans un camp de représailles et alors, vous verrez ça ! Vous n’aurez que de l’orge pourrie, des betteraves crues et quelques autres saletés, en toute petite quantité…
Ainsi, Camille se faisait toujours moucher.
Il ne fut cependant point emmené prisonnier. Il fit toute la guerre et revint avec les vainqueurs.
Son père, lui, avait profité du désordre pour amasser encore de nouvelles richesses. Mais à ce jeu, il s’était fatigué. Si bien qu’un beau jour, au moment où Camille revenait, il finit par mourir, laissant à son fils une grande fortune.
Camille se frotta les mains, passa sa langue sur ses lèvres.
— Attends un peu ! murmura-t-il ; cette fois, on va pouvoir rigoler !
Sans perdre de temps, il essaya de goûter aux bonnes choses. Mais voilà ! il ne savait pas du tout s’y prendre ; il manquait d’habitude. D’autre part, il n’avait plus l’entrain endiablé de son jeune âge. Certains plaisirs, autrefois violemment désirés, lui semblèrent fastidieux. Il était un peu abasourdi et riait difficilement. Dès les premiers moments, la bonne chère acheva de lui détraquer l’estomac. Il tomba malade.
Très embêté, il alla trouver un médecin qui avait sa confiance.
— Guérissez-moi bien vite ! dit Camille ; car je voudrais prendre du bon temps.
Le médecin le tripota consciencieusement, puis murmura :
— Ça sera long !
— Qu’est-ce donc qui sera long ? demanda Camille.
Le médecin le regarda dans les yeux.
— Vous êtes un homme, dit-il ; vous êtes même un héros ; on peut vous dire la vérité… Eh bien !… mon pauvre garçon, vous avez l’estomac fichu… Trop de soupers fins, trop de vins généreux… Que voulez-vous ! on ne fait pas impunément la noce ; les excès se paient un jour ou l’autre… Bref ! il n’y a pas trente-six façons d’y voir ; pour vous en tirer sans trop de souffrances, il vous faudra suivre pendant des années un régime sévère.
— Voyons ce régime ! balbutia Camille.
— C’est bien simple, répondit le médecin : Vie solitaire et tranquille… ni viande, ni poisson, ni vin, ni café, ni liqueurs… bouillon aux herbes, rigoureusement maigre, eau de Vichy, purées de pommes de terre et de haricots décortiqués.
Camille verdit, puis jaunit. Instantanément un flot de bile s’était mêlé à son sang.
Il n’en mourut point mais perdit le peu de gaieté qui lui restait encore. Et, à partir de ce moment, la joie d’autrui commença aussi à lui faire mal au cœur.
C’est ainsi que, né avec les meilleures dispositions pour rire, s’amuser et réjouir la société, Camille est devenu un triste et mauvais chien, comme feu son père.