La case de l'oncle Tom; ou, vie des nègres en Amérique
The Project Gutenberg eBook of La case de l'oncle Tom; ou, vie des nègres en Amérique
Title: La case de l'oncle Tom; ou, vie des nègres en Amérique
Author: Harriet Beecher Stowe
Translator: Louis Enault
Release date: January 30, 2012 [eBook #38704]
Language: French
Credits: Produced by Beth Trapaga, Claudine Corbasson and the Online
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BIBLIOTHÈQUE
DES CHEMINS DE FER————
QUATRIÈME SÉRIE
LITTÉRATURES ANCIENNES ET ÉTRANGÈRES————————
Imprimerie de Ch. Lahure (ancienne maison Crapelet)
rue de Vaugirard, 9, près de l'Odéon.————————
TABLE DES CHAPITRES
PRÉFACE.
L'Oncle Tom est moins un roman qu'un plaidoyer politique et social; le côté artistique de l'œuvre est bien le dernier souci de l'auteur. Son livre est conçu dans le même système, exécuté dans les mêmes conditions que les discours prononcés chaque jour par les orateurs américains dans les clubs ou à la tribune de Washington. Il va au but, il y va tout droit, à travers les obstacles, emportant tout avec lui, et se faisant un auxiliaire et un moyen de tout ce qu'il rencontre. Tout lui est bon, pourvu que ce soit une arme, offensive ou défensive. Ne lui demandez pas les secrets, la recherche, la finesse de la composition, les ficelles du métier, comme on dit chez nous, les ingénieuses délicatesses de l'art, comme nous les entendons aujourd'hui. Mme Beecher haussera les épaules et passera outre.
On a comparé avec raison son livre à un grand meeting religieux et politique, un meeting abolitionniste, où l'orateur produit une armée de témoins, blancs, noirs, libres, esclaves, qui viennent des quatre points cardinaux; ils ne se connaissent pas, ils s'étonnent de se trouver ensemble, mais tous leurs témoignages concourent au même but, et l'orateur qui les résume en fait un magnifique plaidoyer!
Le héros du roman, Tom, prend des proportions grandioses. C'est un Prométhée nègre dont l'esclavage est le vautour; mais c'est aussi un Prométhée résigné, chrétien, qui répond à l'insulte par le pardon, aux blasphèmes par les prières. Il aime ceux qui le persécutent, il donnerait sa vie pour ses bourreaux. C'est en un mot le type de la plus parfaite vertu: la vertu chrétienne.
Le personnage de Tom atteint souvent des proportions épiques; pour moi, j'avoue humblement que je ne connais dans aucune littérature, classique ou non, un caractère dont la grandeur morale m'ait frappé davantage. La sublimité n'a pas de couleur; Tom est tout simplement sublime: ce n'est pas, comme les héros de lord Byron, dont la grandeur est toujours fausse et romanesque, un colosse aux pieds d'argile, que fait tomber dans la poudre une petite pierre roulant de la montagne, pour parler comme l'Écriture; c'est la statue d'or fin placée sur un piédestal inébranlable. Ce qui ajoute un nouveau charme au caractère de Tom, c'est la tendresse compatissante qui s'exhale à chaque instant de son âme: les trésors de sa pitié sont ouverts à tous les malheurs; les larmes qu'il se refuse, comme il les donne aux autres! Peu de types font mieux ressortir tout ce qu'il y a de grandeur vraie dans le christianisme; c'est un esclave, c'est le fils de cette race humiliée et méprisée que l'Afrique ne peut même pas garder chez elle! Il ne sait rien.... pas même écrire les trois lettres de son nom; mais la grâce l'a touché, mais le rayon d'en haut l'éclaire, mais le Christ lui a parlé, cœur à cœur, et sa langue va maintenant bégayer une doctrine plus souverainement belle que celle de Socrate ou de Zénon. Il y aura sous la simplicité de sa phrase enfantine une sagesse fille de Dieu, belle à faire pâlir les sagesses de tous les philosophes passés, présents et futurs; Fénelon lui-même, chrétien comme s'il eût reçu le miel des lèvres divines du Christ, Fénelon n'a pas plus d'onction que ce pauvre vieil esclave, qui prêche par l'exemple et par la parole, et qui convertit avec le sang répandu autant que par les bienfaits accordés.
Nous l'avons déjà dit: le livre de Mme Beecher Stowe est une œuvre de propagande, un plaidoyer abolitionniste. Ce n'est pas ce que nous appellerions en France une œuvre d'art. Il est au livre composé par nos habiles ce qu'est à une tragédie de Racine,—savante dans sa simplicité, exquise dans ses détails, majestueuse dans son ensemble,—une revue de vaudeville à tableaux successifs, avec le sifflet du machiniste pour transition..... mais une revue écrite avec VII tous les frémissements et toutes les circonstances de la passion éloquente.
L'histoire commence de dix côtés à la fois, ou plutôt ce sont dix histoires qui s'avancent sur une même ligne, se retrouvant, se quittant, finissant ou ne finissant pas. Mais à côté, ou plutôt au-dessus de cette étrange et condamnable variété des moyens, il y a l'unité souveraine et puissante du but. Les épisodes en apparence les plus détournés reviennent au poëme par des circuits, ou plutôt ils n'en sortent pas. Les détails les plus fugitifs sont des arguments habiles qui prouvent la thèse. Il y a dans ce livre la plus terrible et la plus irrésistible de toutes les logiques: la logique de la passion. L'auteur veut vous convaincre, vous toucher, vous remuer. Peu lui importe que ses moyens soient avoués de la rhétorique ou approuvés d'Aristote: il s'agit bien vraiment de la rhétorique ou d'Aristote: il s'agit de sang et de larmes. Je ne sais pas, personne ne sait quelles destinées attendent la littérature américaine. Elle est au pôle antarctique de la littérature qui jusqu'ici s'appela la littérature classique, et que l'admiration des hommes se lègue d'un siècle à l'autre. L'artiste grec contient et maîtrise son émotion; il sculpte d'une main ferme dans le paros éclatant, et la déesse jaillit du bloc, belle avant même de vivre.
La littérature américaine, fille d'une civilisation improvisée, écrivant d'une main et de l'autre luttant contre cette matière rebelle qu'il faut asservir, n'arrivera pas de sitôt à ce calme radieux, à cette majesté sereine des maîtres antiques. Tel n'est pas d'ailleurs le caractère du génie propre à la race anglo-saxonne, qui verse aujourd'hui le flot de ses immigrations sur les deux mondes.
Si, du reste, on comprit jamais le trouble et l'émotion d'un auteur, c'est bien quand il plaide la cause de l'humanité.
Mme Beecher Stowe, comme tous les grands poëtes, a le sentiment vif et profond de la nature. Je ne connais rien de plus jeune et de plus frais que ses paysages; avec elle l'eau frissonne, les fleurs embaument, les forêts ont de doux murmures. J'ai vu dans son livre des couchers de soleil tout pleins de tièdes rayons. Ses paysages sont splendides comme VIII la jeune nature de l'Amérique. Mais ce qu'elle peint mieux encore, ce sont les splendeurs du monde moral et le charme délicat des âmes choisies. «Autrefois, me disait une jeune femme, je ne pleurais qu'à ce qui était triste; maintenant je pleure à ce qui est beau!» Elle venait de fermer l'Oncle Tom. Mme Beecher Stowe a fait de délicieux pastels d'enfant. Le petit Harry, le fils de Georges, est un chérubin joufflu à qui sa mère a coupé les ailes. Les sentiments de la famille, l'amour maternel, par exemple, prennent chez l'auteur une intensité toute-puissante. Je ne parle pas de cette belle et violente Élisa; c'est une figure épique, une Andromaque au teint bistré; mais cette affection sainte, quand elle se mélange de larmes et de regrets, prend tout à coup des attendrissements infinis. Je ne connais rien de plus charmant que cette scène où Mme Bird donne à l'esclave fugitif les vêtements de son petit enfant mort. C'est en même temps un tableau d'intérieur peint avec une finesse de touche incomparable: un pinceau hollandais qui aurait le don des larmes.
La Case de l'oncle Tom n'est pas seulement un beau livre, c'est encore une bonne action, et il est heureux de penser qu'au milieu du débordement des mauvaises mœurs littéraires de ce siècle, c'est là une des causes de son succès. Ce succès honore la civilisation chrétienne.
Louis Énault.
LA CASE
DE
L'ONCLE TOM.CHAPITRE PREMIER.
Où le lecteur fait connaissance avec un homme vraiment humain.
Vers le soir d'une froide journée de février, deux gentlemen étaient assis devant une bouteille vide, dans une salle à manger confortablement meublée de la ville de P..., dans le Kentucky. Pas de domestiques autour d'eux: les siéges étaient fort rapprochés, et les deux gentlemen semblaient discuter quelque question d'un vif intérêt.
C'est par politesse que nous avons employé jusqu'ici le mot de gentlemen[1]. Un de ces deux hommes, quand on l'examinait avec attention, ne paraissait pas mériter cette qualification: il n'avait vraiment pas la mine d'un gentleman. Il était court et épais; ses traits étaient grossiers et communs; son air à la fois prétentieux et insolent révélait l'homme d'une condition inférieure voulant se pousser dans le monde et faire sa route en jouant des coudes. Il avait une mise exagérée: gilet brillant et de toutes couleurs, cravate bleue semée de points jaunes, et nœud pimpant, tout à fait en harmonie avec l'aspect du personnage. Ses mains, courtes et larges, étaient surabondamment ornées d'anneaux. Il portait une massive chaîne de montre en or, avec une grappe de breloques gigantesques; il avait l'habitude, dans l'ardeur de la conversation, de les faire sonner et retentir avec des marques de vive satisfaction. Sa conversation était un défi audacieux jeté sans cesse à la grammaire de Muray; il avait soin de temps en temps de la munir de termes assez profanes, que notre vif désir d'être exact ne nous permet cependant point de rapporter.
Son compagnon, M. Shelby, avait au contraire toute l'apparence d'un gentleman. La scène se passait chez lui; l'arrangement et la tenue de la maison indiquaient une condition aisée et même opulente. Ainsi que nous l'avons déjà dit, la discussion était vive entre ces deux hommes.
«Voilà comme j'entends arranger l'affaire, disait M. Shelby.
—De cette façon-là je ne puis pas, monsieur Shelby, je ne puis pas! reprenait l'autre, en élevant un verre de vin entre ses yeux et la lumière.
—Cependant, Haley, Tom est un rare sujet; sur ma parole, il vaudrait cette somme par toute la terre: un homme rangé, honnête, capable, et qui fait marcher ma ferme comme une horloge.
—Honnête! vous voulez dire autant qu'un nègre peut l'être, reprit Haley, en se servant un verre d'eau-de-vie.
—Non, je veux dire réellement honnête, rangé, sensible et pieux. Il doit sa religion à une mission ambulante[2], qui passait il y a quatre ans par ici; je crois sa religion vraie. Je lui ai confié depuis tout ce que j'ai, argent, maison, chevaux; je le laisse aller et venir dans le pays; toujours et partout je l'ai trouvé exact et fidèle.
—Il y a des gens, fit Haley avec un geste naïf, qui ne croient pas que les nègres soient véritablement religieux; pour moi, je le crois: dans un des derniers lots que j'ai eus à Orléans, je suis tombé sur un individu—une bonne rencontre—si doux, si paisible! c'était un plaisir de l'entendre prier. Il m'a rapporté une somme assez ronde.... Je l'achetai bon marché d'un homme qui était obligé de vendre; j'ai réalisé avec lui six cents[3]. Oui, j'estime que la religion est une bonne chose dans un nègre, quand l'article n'est pas falsifié....
—Eh bien! reprit l'autre, Tom est vraiment l'article non falsifié. Dernièrement je l'ai envoyé à Cincinnati, seul, pour faire mes affaires et me rapporter cinq cents dollars. «Tom, lui dis-je, j'ai confiance en vous, parce que vous êtes chrétien.... Je sais que vous ne me volerez pas.» Tom revint; j'en étais sûr.... Quelques misérables lui dirent: «Tom! pourquoi ne fuis-tu pas?... Va au Canada!...—Ah! je ne puis pas, répondit-il.... Mon maître a eu confiance en moi!»—On m'a redit ça! Je suis fâché de me séparer de Tom, je dois l'avouer.... Allons! ce sera la balance de notre compte, Haley.... Ce sera cela.... si vous avez un peu de conscience.
—J'ai autant de conscience qu'un homme d'affaires puisse en avoir pour jurer dessus, dit le marchand en manière de plaisanterie, et je suis prêt à faire tout ce qui est raisonnable pour obliger mes amis.... mais les temps sont durs, vraiment trop durs.»
Le marchand poussa quelques soupirs de componction,... et se versa une nouvelle rasade d'eau-de-vie.
«Eh bien! Haley, quelles sont vos dernières conditions? dit M. Shelby après un moment de pénible silence.
—N'avez-vous pas quelque chose, fille ou garçon, à me donner par-dessus le marché, avec Tom?
—Eh mais, personne dont je puisse me passer; à dire vrai, quand je vends, il faut qu'une dure nécessité m'y pousse. Je n'aime pas à me séparer de mes travailleurs: c'est un fait.»
A ce moment la porte s'ouvrit, et un enfant quarteron, de quatre ou cinq ans, entra dans la salle. Il était remarquablement beau et d'une physionomie charmante. Sa chevelure noire, fine comme un duvet de soie, pendait en boucles brillantes autour d'un visage arrondi et tout creusé de fossettes; deux grands yeux noirs, pleins de douceur et de feu, dardaient le regard à travers de longs cils épais. Il regarda curieusement dans l'appartement. Il portait une belle robe de tartan jaune et écarlate, faite avec soin et ajustée de façon à mettre en saillie tous les caractères particuliers de sa beauté de mulâtre; ajoutez à cela un certain air d'assurance comique, mêlée de grâce familière, qui montrait assez que c'était là le favori très-gâté de son maître.
«Viens ça, maître Corbeau! dit M. Shelby en sifflant; et il lui jeta une grappe de raisin.... Allons! attrape.»
L'enfant bondit de toute la vigueur de ses petits membres et saisit sa proie.
Le maître riait.
«Viens ici, Jim!»
L'enfant s'approcha.... Le maître caressa sa tête bouclée et lui tapota le menton.
«Maintenant, Jim, montre à ce gentleman comme tu sais danser et chanter....» L'enfant commença une de ces chansons grotesques et sauvages, assez communes chez les nègres. Sa voix était claire et d'un timbre sonore. Il accompagnait son chant de mouvements vraiment comiques, de ses mains, de ses pieds, de tout son corps. Tous ces mouvements se mesuraient exactement au rhythme de la chanson.
«Bravo! dit Haley en lui jetant un quartier d'orange....
—Maintenant, Jim, marche comme le vieux père Cudjox, quand il a son rhumatisme.»
A l'instant les membres flexibles de l'enfant se déjetèrent et se déformèrent. Une bosse s'éleva entre ses épaules, et, le bâton de son maître à la main, mimant la vieillesse douloureuse sur son visage d'enfant, il boita par la chambre, en trébuchant de droite à gauche comme un octogénaire.
Les deux hommes riaient aux éclats.
«A présent, Jim, dit le maître, montre-nous comment le vieux Eldec Bobbens chante à l'église.»
L'enfant allongea démesurément sa face ronde, et, avec une imperturbable gravité, commença une psalmodie nasillarde.
«Hourra! bravo! quel gaillard! fit Haley.... Marché conclu.... parole donnée. Il appuya la main sur l'épaule de Shelby.... Je prends ce garçon et tout est dit.... Ne suis-je pas arrangeant.... hein?»
A ce moment, la porte fut doucement poussée, et une jeune esclave quarteronne d'à peu près vingt-cinq ans entra dans l'appartement. Il suffisait d'un regard jeté d'elle à l'enfant pour voir que c'était bien là le fils et la mère.
C'était le même œil, noir et brillant, un œil aux longs cils. C'était la même abondance de cheveux noirs et soyeux.... On voyait courir le sang sous sa peau brune, qui prit une teinte plus foncée quand elle aperçut le regard de l'étranger fixé sur elle avec une sorte d'admiration hardie, qui ne prenait pas même la peine de se cacher. Sa mise, d'une irréprochable propreté, laissait ressortir toute la beauté de sa taille élégante. Elle avait la main délicate; ses pieds étroits et ses fines chevilles ne pouvaient échapper à l'investigation rapide du marchand, habitué à parcourir d'un seul regard tous les attraits d'une femme.
«Qu'est-ce donc, Élisa, dit le maître, voyant qu'elle s'arrêtait et le regardait avec une sorte d'hésitation?...
—Pardon, monsieur, je venais chercher Henri....»
L'enfant s'élança vers elle en montrant le butin qu'il avait rassemblé dans un pan de sa robe.
«Eh bien! alors, emmenez-le, dit M. Shelby.» Elle sortit rapidement en l'emportant sur son bras.
«Par Jupiter! s'écria le marchand, voilà un bel article! vous pourrez avec cette fille faire votre fortune à Orléans quand vous voudrez! J'ai vu compter des mille pour des filles qui n'étaient pas plus belles....
—Je n'ai pas besoin de faire ma fortune avec elle, reprit sèchement M. Shelby; et, pour changer le cours de la conversation, il fit sauter le bouchon d'une nouvelle bouteille, sur le mérite de laquelle il demanda l'avis de son compagnon.
—Excellent! première qualité! fit le marchand; puis se retournant, et lui frappant familièrement sur l'épaule, il ajouta: Voyons! combien la fille?... qu'en voulez-vous? que dois-je en dire?
—Monsieur Haley, elle n'est point à vendre; ma femme ne voudrait pas s'en séparer pour son pesant d'or.
—Hé! hé! les femmes n'ont que cela à dire parce qu'elles ne savent pas compter! mais faites-leur voir combien de montres, de plumes et de bijoux elles pourront acheter avec le pesant d'or de quelqu'un, et elles changeront bientôt d'avis.... je vous en réponds.
—Je vous répète, Haley, qu'il ne faut point parler de cela; je dis non, et c'est non! reprit Shelby d'un ton ferme.
—Alors vous me donnerez l'enfant, dit le marchand; vous conviendrez, je pense, que je le mérite bien....
—Eh! que pouvez-vous faire de l'enfant? dit Shelby.
—Eh mais, j'ai un ami qui s'occupe de cette branche de commerce. Il a besoin de beaux enfants qu'il achète pour les revendre. Ce sont des articles de fantaisie: les riches y mettent le prix. Dans les grandes maisons, on veut un beau garçon pour ouvrir la porte, pour servir, pour attendre. Ils rapportent une bonne somme. Ce petit diable, musicien et comédien, fera tout à fait l'affaire.
—J'aimerais mieux ne pas le vendre, dit M. Shelby tout pensif. Le fait est, monsieur, que je suis un homme humain: je n'aime pas à séparer un enfant de sa mère, monsieur.
—En vérité! Oui.... le cri de la nature.... je vous comprends: il y a des moments où les femmes sont très-fâcheuses.... j'ai toujours détesté leurs cris, leurs lamentations.... c'est tout à fait déplaisant.... mais je m'y prends généralement de manière à les éviter, monsieur: faites disparaître la fille un jour.... ou une semaine, et l'affaire se fera tranquillement. Ce sera fini avant qu'elle revienne.... Votre femme peut lui donner des boucles d'oreilles, une robe neuve ou quelque autre bagatelle pour en avoir raison.
—Que Dieu vous écoute donc!
—Ces créatures ne sont pas comme la chair blanche, vous savez bien; on leur remonte le moral en les dirigeant bien. On dit maintenant, continua Haley en prenant un air candide et un ton confidentiel, que ce genre de commerce endurcit le cœur; mais je n'ai jamais trouvé cela. Le fait est que je ne voudrais pas faire ce que font certaines gens. J'en ai vu qui arrachaient violemment un enfant des bras de sa mère pour le vendre.... elle cependant, la pauvre femme, criait comme une folle.... C'est là un bien mauvais système.... il détériore la marchandise, et parfois la rend complétement impropre à son usage.... J'ai connu jadis, à la Nouvelle-Orléans, une fille véritablement belle, qui fut complétement perdue par suite de tels traitements.... L'individu qui l'achetait n'avait que faire de son enfant.... Quand son sang était un peu excité, c'était une vraie femme de race: elle tenait son enfant dans ses bras.... elle marchait.... elle parlait.... c'était terrible à voir! Rien que d'y penser, cela me fait courir le sang tout froid dans les veines. Ils lui arrachèrent donc son enfant et la garrottèrent.... Elle devint folle furieuse et mourut dans la semaine.... Perte nette de mille dollars, et cela par manque de prudence.... et voilà! Il vaut toujours mieux être humain, monsieur; c'est ce que m'apprend mon expérience.»
Le marchand se renversa dans son fauteuil et croisa ses bras avec tous les signes d'une vertu inébranlable, se considérant sans doute comme un second Villeberforce.... Le sujet intéressait au plus haut degré l'honorable gentleman; car, pendant que M. Shelby, tout pensif, enlevait la peau d'une orange, Haley reprit avec une modestie convenable, mais comme s'il eût été poussé par la force de la vérité:
«Je ne pense pas qu'un homme doive se louer lui-même; mais je le dis, parce que c'est la vérité.... je crois que je passe pour avoir les plus beaux troupeaux de nègres qu'on ait amenés ici.... du moins on le dit.... Ils sont en bon état, gras, bien portants, et j'en perds aussi peu que quelque négociant que ce soit. Je le dois à ma manière d'agir, monsieur. L'humanité, monsieur, je puis le dire, est la base de ma conduite!»
M. Shelby ne savait que répondre; aussi dit-il: «En vérité!»
—Maintenant, monsieur, je l'avoue, on s'est moqué de mes idées, on en a ri.... elles ne sont pas populaires.... elles ne sont pas répandues.... mais je m'y suis cramponné.... et grâce à elles j'ai réalisé.... oui monsieur.... elles ont bien payé leur passage.... je puis le dire.»
Et le marchand se mit à rire de sa plaisanterie.
Il y avait quelque chose de si piquant et de si original dans ces démonstrations d'humanité, que M. Shelby lui-même ne put s'empêcher de rire.... Peut-être riez-vous aussi, cher lecteur; mais vous savez que l'humanité revêt chaque jour d'étranges et nouvelles formes, et qu'il n'y aura pas de fin aux stupidités de la race humaine.... en paroles et en actions.
Le rire de M. Shelby encouragea le marchand à continuer.
«C'est étrange, en vérité; mais je n'ai pas pu fourrer cela dans la tête des gens. Il y avait, voyez-vous, Tom Liker, mon ancien associé chez les Natchez: c'était un habile garçon; seulement, avec les nègres, ce Tom était un vrai diable. Il fallait que chez lui ce fût un principe, car je n'ai pas connu un plus tendre cœur parmi ceux qui mangent le pain du bon Dieu. J'avais l'habitude de lui dire:—Eh bien, Tom, quand ces filles sont tristes et qu'elles pleurent, quelle est donc cette façon de leur donner des coups de poing ou de les frapper sur la tête? C'est ridicule, et cela ne fait jamais bien. Leurs cris ne font pas de mal, lui disais-je encore: c'est la nature! et, si la nature n'est pas satisfaite d'un côté, elle le sera de l'autre. De plus, Tom, lui disais-je encore, vous détériorez ces filles; elles tombent malades et quelquefois deviennent laides, particulièrement les jaunes: c'est le diable pour les faire revenir.... Ne pouvez-vous donc les amadouer.... leur parler doucement? Comptez là-dessus, Tom! un peu d'humanité fait plus de profit que vos brutalités et vos coups de poing; on en recueille la récompense. Comptez-y, Tom!—Tom ne put parvenir à gagner cela sur lui; il me gâta tant de marchandise que je fus obligé de rompre avec lui, quoique ce fût un bien bon cœur et une main habile en affaires.
—Et vous pensez que votre système est préférable à celui de Tom? dit M. Shelby.
—Oui, monsieur, je puis le dire. Toutes les fois que cela m'est possible, j'évite les désagréments. Si je veux vendre un enfant, j'éloigne la mère, et, vous le savez: loin des yeux, loin du cœur. Quand c'est fait, quand il n'y a plus moyen, elles en prennent leur parti. Ce n'est pas comme les blancs, qui sont élevés dans la pensée de garder leurs enfants, leur femme et tout. Un nègre qui a été dressé convenablement ne s'attend à rien de pareil, et tout devient ainsi très-facile.
—Je crains, dit M. Shelby, que les miens n'aient point été élevés convenablement.
—Cela se peut. Vous autres, gens du Kentucky, vous gâtez vos nègres, vous les traitez bien. Ce n'est pas de la véritable tendresse, après tout. Voilà un noir! eh bien, il est fait pour rouler dans le monde, pour être vendu à Tom, à Dick, et Dieu sait à qui! Il n'est pas bon de lui donner des idées, des espérances, pour qu'il se trouve ensuite exposé à des misères, à des duretés qui lui sembleront plus pénibles.... J'ose dire qu'il vaudrait mieux pour vos nègres d'être traités comme ceux de toutes les plantations. Vous savez, monsieur Shelby, que chaque homme pense toujours avoir raison; je pense donc que j'agis comme il faut agir avec les nègres.
—On est fort heureux d'être content de soi, dit M. Shelby en haussant les épaules et sans chercher à déguiser une impression très-défavorable.
—Eh bien! reprit Haley, après que tous deux eurent pendant un instant silencieusement épluché leurs noix.... eh bien! que dites-vous?
—Je vais y réfléchir et en parler avec ma femme, dit M. Shelby. Cependant, Haley, si vous voulez que cette affaire soit menée avec la discrétion dont vous parlez, ne laissez rien transpirer dans le voisinage; le bruit s'en répandrait parmi les miens, et je vous déclare qu'il ne serait pas facile alors de les calmer.
—Motus! je vous le promets! mais en même temps je vous déclare que je suis diablement pressé et qu'il faut que je sache le plus tôt possible sur quoi je puis compter.»
Il se leva et mit son par-dessus.
«Faites-moi demander ce soir, entre six et sept heures, dit M. Shelby, et vous aurez ma réponse.»
Le marchand salua et sortit.
«Dire que je ne puis pas le jeter du haut en bas de l'escalier! pensa M. Shelby quand il vit la porte bien fermée. Quelle impudente effronterie!... Il connaît ses avantages. Ah! si on m'eût dit qu'un jour j'aurais été obligé de vendre Tom à un de ces damnés marchands, j'aurais répondu: «Votre serviteur est-il un chien pour en agir ainsi?....» Et maintenant cela doit être... je le vois.... Et l'enfant d'Élisa! Je vais avoir maille à partir avec ma femme à ce sujet-là.... et pour Tom aussi.... Oh! les dettes! les dettes! Le drôle sait ses avantages.... il en profite.»
C'est peut-être dans l'État de Kentucky que l'esclavage se montre sous sa forme la plus douce. La prédominance générale, de l'agriculture, paisible et régulière, ne donne pas lieu à ces fiévreuses ardeurs du travail forcé que la nécessité des affaires impose aux contrées du sud; dans le Kentucky, la condition de l'esclave est plus en harmonie avec ce que réclament la santé et la raison. Le maître, content d'un profit modéré, n'est pas poussé à ces exigences impitoyables qui forcent la main à cette faible nature humaine partout où l'espoir d'un gain rapide est jeté dans la balance sans autre contre-poids que l'intérêt du faible et de l'opprimé.
Oui, si l'on parcourt certaines habitations du Kentucky, si l'on voit l'indulgence humaine de certains maîtres, l'affection sincère de quelques esclaves, on peut être tenté de se reporter par ses rêves aux poétiques légendes des mœurs patriarcales; mais toute la scène est dominée par une ombre gigantesque et terrible, l'ombre de la loi! Tant que la loi considérera les esclaves comme des choses appartenant à un maître, tant que la ruine, l'imprudence ou le malheur d'un possesseur bienveillant pourra contraindre ces infortunés à échanger une vie abritée sous l'indulgence et la protection contre une misère et un travail sans espérance, il n'y aura rien de beau, rien d'avouable dans l'administration la mieux réglée de l'esclavage.
M. Shelby était une bonne pâte d'homme, une facile et tendre nature, porté à l'indulgence envers tous ceux qui l'entouraient. Il ne négligeait rien de ce qui pouvait contribuer à la santé et au bien-être des nègres de sa possession. Mais il s'était jeté dans des spéculations aveugles... il était engagé pour des sommes considérables. Ses billets étaient entre les mains de Haley.. Voilà qui explique la conversation précédemment rapportée.
Élisa, en approchant de la porte, en avait assez entendu pour comprendre qu'un marchand faisait des offres pour quelque esclave.
Elle aurait bien voulu rester à la porte pour écouter davantage; mais au même instant sa maîtresse l'appela: il fallut bien partir.
Elle crut cependant comprendre qu'il s'agissait de son enfant... Pouvait-elle s'y tromper?... Son cœur se gonfla et battit bien fort. Elle serra involontairement l'enfant contre elle d'une si vive étreinte, que le pauvre petit se retourna tout étonné pour regarder sa mère.
«Élisa! mais qu'avez-vous aujourd'hui, ma fille?» dit la maîtresse en voyant Élisa prendre un objet pour l'autre, renverser la table à ouvrage et lui présenter une camisole de nuit au lieu d'une robe de soie qu'elle lui demandait.
Élisa s'arrêta tout d'un coup.
«Oh! madame, dit-elle en levant les yeux au ciel; puis, fondant en larmes, elle se laissa tomber sur une chaise et sanglota.
—Eh bien! Élisa, mon enfant... mais qu'avez-vous donc?
—Oh! madame, madame! il y avait un marchand qui parlait dans la salle avec monsieur; je l'ai entendu!
—Eh bien! folle! quand cela serait?
—Ah! madame, croyez-vous que monsieur voudrait vendre mon Henri?»
Et la pauvre créature se rejeta de nouveau sur la chaise avec des sanglots convulsifs.
«Eh non! sotte créature; vous savez bien que votre maître ne fait pas d'affaires avec les marchands du sud, et qu'il n'a pas l'habitude de vendre ses esclaves tant qu'ils se conduisent bien... Et puis, folle que vous êtes, qui voudrait donc acheter votre Henri, et pour quoi faire? pensez-vous que l'univers ait pour lui les mêmes yeux que vous? Allons, sèche tes larmes, accroche ma robe et coiffe-moi... tu sais, ces belles tresses par derrière, comme on t'a montré l'autre jour... et n'écoute plus jamais aux portes.
—Non, madame..., mais vous, vous ne consentirez pas à... à ce que...
—Quelle folie...! eh non, je ne consentirais pas... Pourquoi revenir là-dessus? j'aimerais autant voir vendre un de mes enfants, à moi! Mais, en vérité, Élisa, vous devenez un peu bien orgueilleuse aussi de ce petit bonhomme... On ne peut pas mettre le nez dans la maison que vous ne pensiez que ce soit pour l'acheter.»
Rassurée par le ton même de sa maîtresse, Élisa l'habilla prestement, et finit par rire de ses propres craintes.
Mme Shelby était une femme supérieure, comme sentiment et comme intelligence; à cette grandeur d'âme naturelle, à cette élévation d'esprit, qui souvent est le caractère distinctif des femmes du Kentucky, elle joignait des principes d'une haute moralité et des sentiments religieux qui la guidaient, avec autant de fermeté que d'habileté, dans toutes les circonstances pratiques de sa vie. Son mari, qui ne faisait profession d'aucune religion plus particulièrement, avait la plus grande déférence pour la religion de sa femme. Il tenait à son opinion; il lui laissait donner librement carrière à sa bienveillance dans tout ce qui regardait l'amélioration, l'instruction et le bien-être des esclaves; quant à lui, il ne s'en mêlait pas directement. Sans croire très-fermement à la réversibilité des mérites des saints, il laissait assez voir qu'à son avis sa femme était bonne et vertueuse pour deux, et qu'il espérait gagner le ciel avec le surplus de ses vertus: ceci le dispensait de toute prétention personnelle.
Après sa conversation avec le marchand, il eut comme un poids sur l'esprit: il fallait faire connaître ses projets à sa femme... il prévoyait l'opposition et la résistance....
Mme Shelby, ignorant complétement les embarras de son mari, et le sachant très-bon au fond, avait été sincèrement incrédule devant les craintes d'Élisa: elle ne s'en occupa même plus. Elle se préparait à une visite pour le soir: le reste lui sortit complétement de la tête.
CHAPITRE II.
La mère.
Élevée depuis l'enfance par sa maîtresse, Élisa avait toujours été traitée en favorite que l'on gâte un peu.
Ceux qui ont voyagé dans l'Amérique du sud ont pu remarquer l'élégance raffinée, la douceur de voix et de manières qui semblent être le don particulier de certaines mulâtresses. Ces grâces naturelles des quarteronnes sont souvent unies à une beauté vraiment éblouissante, et presque toujours rehaussées par des agréments personnels. Élisa telle que nous l'avons peinte n'est point un tableau de fantaisie: c'est un portrait; nous avons vu l'original dans le Kentucky. Défendue par l'affection protectrice de sa maîtresse, Élisa avait atteint la jeunesse sans être exposée à ces tentations qui font de la beauté un héritage si fatal à l'esclave. Elle avait été mariée à un jeune homme de sa condition, habile et beau, vivant sur une possession voisine. Il s'appelait Georges Harris.
Ce jeune homme avait été loué par son maître pour travailler dans une fabrique de sacs. Son adresse et son savoir lui avaient valu la première place. Il avait inventé une machine à tiller le chanvre. Eu égard à l'éducation et à la position sociale de l'inventeur, on peut dire qu'il avait déployé autant de génie mécanique que Whitney dans sa machine à coton.
Georges était bien de sa personne et d'aimables manières; c'était le favori de tous à la fabrique. Cependant, comme cet esclave, aux yeux de la loi, n'était pas un homme, mais une chose, toutes ces qualités supérieures étaient soumises au contrôle tyrannique d'un maître vulgaire, aux idées étroites. Le bruit de l'invention alla jusqu'à lui: il se rendit à la fabrique pour voir ce qu'avait fait cette chose intelligente; il fut reçu avec enthousiasme par le directeur, qui le félicita d'avoir un esclave d'un tel mérite.
Georges lui fit les honneurs de la fabrique, lui montra sa machine, et, un peu exalté par les éloges, parla si bien, se montra si grand, parut si beau, que son maître commença d'éprouver le sentiment pénible de son infériorité. Quel besoin avait donc son esclave de parcourir le pays, d'inventer des machines et de lever la tête parmi les gentlemen? Il fallait y mettre ordre..., il fallait le ramener chez lui, le mettre à creuser et à bêcher la terre.... on verrait alors s'il serait aussi superbe! Le fabricant et tous les ouvriers furent donc grandement étonnés d'entendre cet homme demander le compte de Georges, qu'il voulait, disait-il, reprendre immédiatement.
«Mais, monsieur Harris, disait le fabricant, n'est-ce point une résolution bien soudaine?
—Qu'importe? n'est-il pas à moi?
—Nous consentirons volontiers à élever le prix.
—Ceci n'est pas une raison: je n'ai pas besoin de louer mes ouvriers quand cela ne me plaît pas.
—Mais, monsieur, il semble tout particulièrement propre aux fonctions....
—Possible. Je gagerais bien qu'il n'a jamais été aussi propre aux travaux que je lui ai confiés....
—Et puis, dit assez maladroitement un des ouvriers, songez à la machine qu'il a inventée....
—Ah! oui, une machine pour épargner la peine, n'est-ce pas? C'est cela qu'il a inventé, je gage. Il n'y a qu'un nègre pour inventer cela. Ne sont-ils point eux-mêmes des machines?... Non, il partira.»
Georges était resté comme anéanti en entendant son arrêt ainsi prononcé par une autorité qu'il savait irrésistible. Il croisa les bras et se mordit les lèvres; mais la colère brûlait son sein comme un volcan, faisant couler dans ses veines des torrents de laves enflammées; sa respiration était brève, et ses grands yeux noirs avaient l'éclat des charbons ardents. Il eût sans doute éclaté dans quelque emportement fatal, si l'excellent directeur ne lui eût dit à voix basse en lui touchant le bras:
«Cédez, Georges; allez avec lui maintenant: nous tâcherons de vous reprendre.»
Le tyran remarqua ce chuchotement; il en comprit le sens, quoiqu'il n'en pût entendre les paroles, et il ne s'en affermit que davantage dans sa résolution de conserver tout pouvoir sur sa victime.
Georges fut ramené à l'habitation et employé aux plus grossiers travaux de la ferme. Il put sans doute s'abstenir de toute parole irrespectueuse; mais l'œil rempli d'éclairs, mais le front sombre et troublé, n'est-ce point là un langage aussi, un langage auquel on ne saurait imposer silence? Signe trop visible qu'on ne peut faire de l'homme une chose!
C'était pendant l'heureuse période de son travail à la fabrique que Georges avait vu Élisa et qu'il l'avait épousée: pendant cette période, jouissant de la confiance et de la faveur de son chef, il avait pleine liberté d'aller et de venir à sa guise. Ce mariage avait reçu la haute approbation de Mme Shelby, qui, comme toutes les femmes, aimait assez à s'occuper de mariage: elle était heureuse de marier sa belle favorite avec un homme de sa classe, qui lui convenait d'ailleurs de toute façon. Ils furent donc unis dans le grand salon de Mme Shelby, qui voulut elle-même orner de fleurs d'oranger les beaux cheveux de la fiancée et la parer du voile nuptial. Jamais ce voile ne couvrit une tête plus charmante. Rien ne manqua: ni les gants blancs, ni les gâteaux, ni le vin; on accourait pour louer la beauté de la jeune fille et la grâce et la libéralité de sa maîtresse.
Pendant une ou deux années, Élisa vit son mari assez fréquemment; rien n'interrompit leur bonheur que la perte de deux enfants en bas âge, auxquels elle était passionnément attachée: elle mit une telle vivacité dans sa douleur qu'elle s'attira les douces remontrances de sa maîtresse, qui voulait, avec une sollicitude toute maternelle, contenir ses sentiments naturellement passionnés dans les limites de la raison et de la religion.
Cependant, après la naissance du petit Henri, elle s'était peu à peu calmée et apaisée; tous ces liens saignants de l'affection, tous ces nerfs frémissants s'enlacèrent à cette petite vie et retrouvèrent leur puissance et leur force. Élisa fut donc une heureuse femme jusqu'au jour où son mari fut violemment arraché de la fabrique et ramené sous le joug de fer de son possesseur légal.
Le manufacturier, fidèle à sa parole, alla rendre visite à M. Harris, une semaine ou deux après le départ de Georges. Il espérait que le feu de la colère serait éteint.... Il ne négligea rien pour obtenir qu'on lui rendît l'esclave.
«Ne prenez pas la peine de m'en parler davantage, répondit Harris d'un ton brusque et irrité; je sais ce que j'ai à faire, monsieur.
—Je ne prétends vous influencer en rien, monsieur; je croyais seulement que vous auriez pu penser qu'il était de votre intérêt de me rendre cet homme aux conditions....
—Je comprends, monsieur.... J'ai surpris l'autre jour vos menées et vos chuchotements; mais on ne m'en impose pas de cette façon-là, monsieur!... Nous sommes dans un pays libre, monsieur; l'homme est à moi, j'en fais ce que je veux: voilà!»
Ainsi s'évanouit la dernière espérance de Georges.... Il n'a plus maintenant devant lui qu'une vie de travail et de misère, rendue plus amère encore par toutes les taquineries mesquines et toutes les vexations à coups d'épingles d'une tyrannie inventive.
Un jurisconsulte humain disait un jour: «Vous ne pouvez faire pis à un homme que de le pendre.» Il se trompait: on peut lui faire pis!
CHAPITRE III.
Époux et père.
Mme Shelby était partie. Élisa se tenait sous la véranda. Triste, elle suivait de l'œil la voiture qui s'éloignait. Une main se posa sur son épaule. Elle se retourna, et un brillant sourire illumina son visage.
«Georges, est-ce vous? vous m'avez fait peur! Oh! je suis si heureuse de vous voir! Madame est absente pour toute la soirée. Venez dans ma petite chambre; nous avons du temps devant nous.»
En disant ces mots, elle l'attira vers une jolie petite pièce ouvrant sur le vestibule, où elle se tenait ordinairement, occupée à coudre, et à portée de la voix de sa maîtresse.
«Oh! je suis bien heureuse.... Mais pourquoi ne souris-tu pas? Regarde Henri: comme il grandit!...» Cependant l'enfant jetait sur son père des regards furtifs à travers les boucles de ses cheveux épars, et se cramponnait aux jupes de sa mère.
«N'est-il pas beau? dit Élisa en relevant les longues boucles et en l'embrassant.
—Je voudrais qu'il ne fût jamais né, dit Georges amèrement; je voudrais n'être jamais né moi-même.»
Surprise et effrayée, Élisa s'assit, appuya sa tête sur l'épaule de son mari et fondit en larmes.
Mais lui, d'une voix bien tendre: «C'est mal à moi, Élisa, de vous faire souffrir ainsi, pauvre créature; oh! c'est bien mal! Pourquoi m'avez-vous connu?... vous auriez pu être heureuse!
—Georges, Georges! pouvez-vous parler ainsi? Quelle si terrible chose vous est donc arrivée? Qu'est-ce qui se passe? Nous avons pourtant été heureux jusqu'ici.
—Oui, chère, nous avons été, dit Georges.» Alors prenant l'enfant sur ses genoux, il regarda fixement ses yeux noirs et fiers, et passa ses mains dans les longues boucles flottantes.
«C'est votre portrait, Lizy! et vous êtes la plus belle femme que j'aie jamais vue et la meilleure que j'aie désiré voir.... et cependant je voudrais que nous ne nous fussions jamais vus!
—O Georges! comment pouvez-vous?....
—Oui, Élisa, tout est misère, misère, misère! Ma vie est misérable comme celle du ver de terre.... La vie, la vie me dévore. Je suis un pauvre esclave, perdu, abandonné.... Je vous entraîne dans ma chute.... voilà tout! Pourquoi essayons-nous de faire quelque chose, d'apprendre quelque chose, d'être quelque chose? A quoi bon la vie?... Je voudrais être mort!
—Oh! maintenant, mon cher Georges, voilà qui est vraiment mal.... Je sais combien vous avez été affligé de perdre votre place dans la fabrique.... Je sais que vous avez un maître bien dur.... Mais, je vous en prie, prenez patience.... peut-être que....
—Patience! s'écria-t-il en l'interrompant.... N'ai-je pas eu de la patience? ai-je dit un seul mot quand il est venu et qu'il m'a enlevé, sans motif, de cette maison, où tous étaient bons pour moi? Je lui abandonnais tout le profit de mon travail, et tous disaient que je travaillais bien.
—Oh! cela est affreux, dit Élisa.... mais après tout il est votre maître, vous savez.
—Mon maître! Eh! qui l'a fait mon maître? c'est à quoi je pense.... Je suis un homme aussi bien que lui; et je vaux mieux que lui! Je connais mieux le travail que lui, et les affaires mieux que lui. Je lis mieux que lui, j'écris mieux, et j'ai appris tout moi-même sans lui en devoir de gré.... J'ai appris malgré lui; et maintenant quel droit a-t-il de faire de moi une bête de somme, de m'arracher à un travail que je fais bien, que je fais mieux que lui, pour me faire faire la besogne d'une brute? Je sais ce qu'il veut.... il veut m'abattre, m'humilier.... c'est pour cela qu'il m'emploie aux œuvres les plus basses et les plus pénibles.
—O Georges! Georges! vous m'effrayez. Je ne vous ai jamais entendu parler ainsi; j'ai peur que vous ne fassiez quelque chose de terrible.... Je comprends ce que vous éprouvez; mais prenez garde, Georges, pour l'amour de moi et pour Henri!
—J'ai été prudent et j'ai été patient, mais de jour en jour le mal empire; la chair et le sang ne peuvent en supporter davantage. Chaque occasion qu'il peut saisir de me tourmenter et de m'insulter.... il la saisit. Je croyais qu'il me serait possible de bien travailler, et de vivre en paix, et d'avoir un peu de temps pour lire et m'instruire en dehors des heures du travail.... Non! plus je puis porter, plus il me charge!.... il affirme que, bien que je ne dise rien, il voit que j'ai le diable au corps, et qu'il veut le faire sortir.... Eh bien! oui, un de ces jours ce diable sortira, mais d'une façon qui ne lui plaira pas, ou je serais bien trompé....
—O cher! que ferons-nous? dit Élisa tout en pleurs.
—Pas plus tard qu'hier, dit Georges, j'étais occupé à charger des pierres sur une charrette; le jeune maître, M. Tom, était là, faisant claquer son fouet si près du cheval qu'il effrayait la pauvre bête. Je le priai de cesser aussi poliment que je pus, il n'en fit rien: je renouvelai ma demande; il se tourna vers moi et se mit à me frapper moi-même. Je lui saisis la main; il poussa des cris perçants, me donna des coups de pied et courut à son père, à qui il dit que je le battais. Celui-ci devint furieux, dit qu'il voulait m'apprendre à connaître mon maître; il m'attacha à un arbre, coupa des baguettes, et dit au jeune monsieur qu'il pouvait me frapper jusqu'à ce qu'il fût fatigué. Il le fit.... Et moi, je ne l'en ferais pas ressouvenir un jour!»
Le front de l'esclave s'assombrit. Une flamme passa dans ses yeux; sa femme trembla....
«Qui a fait cet homme mon maître? murmurait-il encore; voilà ce que je veux savoir!
—Mais, dit Élisa tristement, j'ai toujours cru que je devais obéir à mon maître et à ma maîtresse pour être chrétienne.
—Vous pouvez avoir raison en ce qui vous concerne: ils vous ont élevée comme leur enfant, nourrie, habillée, bien traitée, instruite; cela leur donne des droits. Mais moi, coups de pied, coups de poing, insultes et jurons.... abandon parfois.... c'était mon meilleur lot.... voilà ce que je leur dois! J'ai payé mon entretien au centuple.... mais je ne veux plus souffrir.... non! je ne veux plus....» Et il ferma le poing, en fronçant le sourcil d'un air terrible.
Élisa tremblait et se taisait; elle n'avait jamais vu son mari dans un tel état, et toutes ses théories de douce persuasion pliaient comme un roseau dans l'orage de ces passions.
«Vous savez, reprit Georges, ce petit chien, Carlo, que vous m'avez donné? C'était toute ma joie: la nuit, il dormait avec moi; le jour, il me suivait partout: il me regardait avec tendresse, comme s'il eût compris ce que je souffrais.... L'autre jour, je le nourrissais de quelques restes, ramassés pour lui à la porte de la cuisine. Le maître nous vit et dit que je nourrissais un chien à ses dépens.... qu'il ne pouvait souffrir que chaque nègre eût ainsi son chien, et il m'ordonna de lui attacher une pierre au cou et de le jeter dans l'étang.
—O Georges! vous ne l'avez pas fait!
—Moi? non! mais lui l'a fait! Lui et Tom assommèrent à coups de pierres la pauvre bête qui se noyait.... Carlo me regardait tristement, s'étonnant que je ne vinsse pas le sauver.... J'eus le fouet pour n'avoir pas obéi.... Qu'importe? mon maître saura que je ne suis pas de ceux que le fouet assouplit.... Mon jour viendra.... qu'on y prenne garde!
—Oh! que feras-tu? Georges, ne fais rien de mal.... si seulement tu crois en Dieu, et que tu essayes de faire le bien.... il te sauvera.
—Je ne suis pas chrétien comme vous, Élisa; mon cœur est plein d'amertume, je ne peux avoir confiance en Dieu.... Pourquoi permet-il que les choses aillent ainsi?
—Georges, il faut croire: ma maîtresse dit que, si les choses semblent tourner contre nous, nous devons penser que Dieu cependant fait tout pour notre bien.
—C'est aisé à dire à des gens qui sont assis sur des sofas et voiturés dans leurs équipages. Qu'ils soient à ma place, et je gage qu'ils changeront de discours.... Oh! je voudrais être bon.... mais mon cœur brûle, rien ne peut l'éteindre.... Vous-même vous ne pourriez pas.... si je disais tout.... car vous ne savez pas encore toute la vérité!
—Que peut-il y avoir encore?
—Écoutez! dernièrement le maître a dit qu'il avait eu grand tort de me laisser marier hors de sa maison; qu'il déteste M. Shelby et les siens, parce qu'ils sont orgueilleux et qu'ils portent la tête plus haut que lui. Il dit que vous me donnez des idées d'orgueil, qu'il ne me laissera plus venir ici, mais que je prendrai une autre femme et m'établirai chez lui. Il se contenta d'abord d'insinuer et de murmurer cela tout bas; mais hier il me dit que j'aurais à prendre Mina dans ma cabane, ou qu'il me vendrait de l'autre côté de la rivière.
—Cependant, vous êtes marié avec moi par le ministre, aussi bien que si vous eussiez été un blanc, dit Élisa tout naïvement.
—Eh! ne savez-vous pas qu'une esclave ne peut pas être mariée? Il n'y a pas de loi là-dessus dans ce pays. Je ne puis vous garder comme femme s'il veut que nous nous séparions.... et voilà pourquoi je voudrais ne vous avoir jamais vue! voilà pourquoi je voudrais ne pas être né.... Ce serait meilleur pour tous deux, meilleur pour ce pauvre enfant qu'attend un pareil sort....
—Oh! notre maître à nous est si bon!
—Oui, mais qui sait? il peut mourir, et l'enfant peut être vendu on ne sait à qui. A quoi lui sert d'être si beau, si vif, si brillant? Je vous le dis, Élisa, un glaive vous percera l'âme pour chaque grâce ou chaque qualité de votre enfant.... Il vaudra trop pour qu'on vous le laisse....»
Ces paroles mordaient cruellement le cœur d'Élisa. Le fantôme du marchand d'esclaves passa devant ses yeux.... Comme si elle eût reçu le coup de la mort, elle pâlit, le souffle lui manqua.... Elle jeta un coup d'œil vers le vestibule où l'enfant s'était retiré pendant cette grave et triste conversation. Le bambin cependant, superbe comme un triomphateur, se promenait à cheval.... sur la canne de M. Shelby. Élisa aurait bien voulu confier ses craintes à son mari, mais elle n'osa.
«Non, pensa-t-elle, son fardeau est déjà assez lourd.... pauvre cher homme! Non, je ne lui dirai rien.... Et puis, ce n'est pas vrai.... ma maîtresse ne m'a jamais trompée!
—Allons, Élisa, mon enfant, dit le mari tristement, du courage et adieu! je m'en vais....
—T'en aller! t'en aller! et où vas-tu, Georges?
—Au Canada, dit-il en maîtrisant son émotion. Et quand je serai là, je vous achèterai.... c'est le dernier espoir qui nous reste. Vous avez un bon maître, il ne refusera pas de vous vendre.... je vous achèterai, vous et l'enfant.... Oui, si Dieu m'aide, je ferai cela.
— Oh malheur! Et si vous étiez pris?
—Je ne serai pas pris, Élisa, je mourrai auparavant.... je serai libre ou mort.
—Vous ne vous tuerez pas vous-même?
—Ce n'est pas nécessaire.... ils me tueront assez vite.... Mais ils ne me livreront pas vivant aux marchands du sud.
—Georges, pour l'amour de moi, soyez prudent! Ne faites rien de mal.... Ne portez les mains ni sur vous ni sur autrui! Vous êtes bien tenté.... oh! bien trop! Mais résistez.... Soyez prudent, attentif.... et priez Dieu de venir à votre aide....
—Oui, oui, Élisa; mais écoutez mon plan. Mon maître s'est mis dans la tête de m'envoyer de ce côté avec une note pour M. Symner, qui demeure à un mille plus loin. Il s'attend que je viendrai ici pour conter mes peines. Il se réjouit de penser que j'apporterai quelque ennui chez les Shelby. Cependant je m'en retourne tout résigné, comme si c'était chose terminée. J'ai quelques préparatifs à faire. On m'aidera, et dans huit jours je serai au nombre de ceux qui manquent à l'appel. Priez pour moi, Élisa; peut-être le bon Dieu vous écoutera-t-il, vous!
—Oh! priez vous-même, George, et confiez-vous à lui, et alors vous ne ferez rien de mal.
—Allons! adieu,» dit Georges en prenant les mains d'Élisa et en fixant ses yeux sur ceux de la jeune femme....
Ils se tinrent un moment silencieux, puis il y eut les dernières paroles, les sanglots et les larmes amères.... Ce sont là des adieux comme en savent faire ceux dont l'espérance du revoir est suspendue à un fil léger comme la trame de l'araignée....
Le mari et la femme se séparèrent.
CHAPITRE IV.
Une soirée dans la case de l'oncle Tom.
La case de l'oncle Tom était une petite construction faite de troncs d'arbres, attenant à la maison, comme le nègre appelle par excellence l'habitation de son maître. Devant la case, un morceau de jardin, où, chaque été, les framboises, les fraises et d'autres fruits, mêlés aux légumes, prospéraient sous l'effort d'une culture soigneuse. Toute la façade était couverte par un large bégonia écarlate et un rosier multiflore: leurs rameaux confondus, se nouant et s'enlaçant, laissaient à peine entrevoir çà et là quelques traces des grossiers matériaux du petit édifice. La famille brillante et variée des plantes annuelles, les chrysanthèmes, les pétunias, trouvaient aussi une petite place pour étaler leurs splendeurs, qui faisaient les délices et l'orgueil de la tante Chloé.
Cependant entrons dans la case.
Le souper des maîtres était terminé, et la tante Chloé, premier cordon bleu de l'habitation, après en avoir surveillé les dispositions, laissant aux officiers de bouche d'un ordre inférieur le soin de nettoyer les plats, allait dans son petit domaine préparer le souper de son vieux mari. C'est bien elle qu'on a pu voir auprès du feu, suivant d'un œil inquiet la friture qui chante dans la poêle, ou soulevant d'une main légère le couvercle des casseroles, d'où s'échappe un fumet qui annonce quelque chose de bon. Sa figure est noire, ronde et brillante; on dirait qu'elle a été frottée de blanc d'œuf comme sa théière étincelante. Sa face dodue rayonne d'aise et de contentement sous le turban coquet. On y découvre cette nuance de satisfaction intime qui convient à la première cuisinière du voisinage. Telle était la réputation justement méritée de la tante Chloé.
Pour une cuisinière, c'était une cuisinière.... et jusqu'au fond de l'âme! Pas un poulet, pas un dindon, pas un canard de la basse-cour qui ne devînt grave en la voyant s'approcher; elle les faisait réfléchir à leurs fins dernières. Elle-même réfléchissait sans cesse au moyen de les rôtir, de les farcir ou de les bouillir; ce qui était bien propre à inspirer une certaine terreur à des volailles intelligentes. Ses gâteaux, qu'elle variait à l'infini, restaient un impénétrable mystère pour ceux qui n'étaient pas versés comme elle dans les arcanes de la pratique; dans son honnête orgueil, elle riait à se donner un point de côté, quand elle racontait les inutiles efforts de ses rivales pour atteindre à cette hauteur.
L'arrivée d'une nombreuse compagnie à l'habitation, l'arrangement d'un dîner ou d'un souper de gala, surexcitaient les facultés de son esprit. Rien n'était plus agréable à sa vue qu'une rangée de malles sous le vestibule; elle prévoyait, avec les arrivants, l'occasion de nouveaux efforts et de nouveaux triomphes.
A ce moment de notre récit, la tante Chloé inspectait sa tourtière. Abandonnons-la à cette intéressante occupation, et achevons la peinture du cottage.
Le lit était dans un coin, recouvert d'une courte-pointe blanche comme neige; à côté du lit, un morceau de tapis assez large: c'était là que se tenait habituellement la tante Chloé. Le tapis, le lit et toute cette partie de l'habitation étaient l'objet de la plus haute considération. On les protégeait contre les dévastations et le maraudage des jeunes drôles. Ce coin était le salon de la case. Dans l'autre coin, il y avait également un lit, mais à moindre prétention; celui-là, il était évident que l'on s'en servait.
Le dessus de la cheminée était décoré d'images enluminées, dont le sujet était emprunté à l'Écriture sainte, et d'un portrait du général Washington, dessiné et colorié de façon à causer quelque étonnement au héros, s'il se fût jamais rencontré avec son image.
Dans ce coin, sur un banc grossier, deux enfants à têtes de laine, aux yeux noirs et brillants, aux joues rebondies et luisantes, étaient occupés à surveiller les premières tentatives de marche d'un nourrisson.... Ces tentatives se bornaient du reste à se dresser sur les pieds, à se balancer un moment d'une jambe sur l'autre, puis à tomber. Chaque chute était accueillie par des applaudissements: on eût dit quelque miracle accompli.
Une table, dont les membres n'étaient pas complétement exempts de rhumatismes, était dressée devant le feu et couverte d'une nappe. On voyait déjà les verres et la vaisselle, d'un modèle assez recherché. On reconnaissait tous les symptômes qui signalent l'approche d'un festin.
A cette table était assis l'oncle Tom, le plus vaillant travailleur de M. Shelby. Tom étant le héros de notre histoire, nous devons le daguerréotyper pour nos lecteurs. C'était un homme puissant et bien bâti: large poitrine, membres vigoureux, teint d'ébène luisant; un visage dont tous les traits, purement africains, étaient caractérisés par une expression de bon sens grave et recueilli, uni à la tendresse et à la bonté. Il y avait dans tout son air de la dignité et du respect de soi-même, mêlé à je ne sais quelle simplicité humble et confiante.
Il était alors très-laborieusement occupé: une ardoise était placée devant lui, et il s'efforçait, avec un soin plein de lenteur, de tracer quelques lettres. Il était surveillé dans cette opération par le jeune monsieur Georges, vif et pétulant garçon de treize ans, qui s'élevait en ce moment à toute la dignité de sa position d'instituteur:
«Pas de ce côté, père Tom, pas de ce côté, s'écria-t-il vivement en voyant que l'oncle Tom faisait tourner à droite la queue d'un g; cela fait un q, vous voyez bien!
—En vérité!» dit l'oncle Tom en regardant avec un air de respect et d'admiration les q et les g sans nombre que son jeune instituteur semait sur l'ardoise pour son édification.
Il prit alors le crayon dans ses gros doigts pesants et recommença patiemment.
«Comme ces blancs font tout bien! dit la tante Chloé en s'arrêtant, la fourchette en l'air et un morceau de lard au bout; elle regarda M. Georges avec orgueil. Il sait écrire déjà! et lire aussi! et chaque soir, il veut bien venir nous donner des leçons... Que c'est bon à lui!
—Mais, tante Chloé, dit Georges, voilà que je meurs de faim... Est-ce que cette galette que je vois dans le poêlon n'est pas à peu près cuite?
—Bientôt, monsieur Georges, dit Chloé en soulevant le couvercle... bientôt. Oh! le brun magnifique! Elle est vraiment d'un brun superbe! Ah! il n'y a que moi pour cela. Madame permit l'autre jour à Sally d'essayer.... pour apprendre, disait-elle. Ah! madame, lui disais-je, ça me fend le cœur de voir ainsi gâter les bonnes choses. Le gâteau ne monta que d'un côté.... et plus ferme que ma savate... Ah! fi!»
Et, après cette dernière expression de mépris pour la maladresse de Sally, la tante Chloé enleva le couvercle et servit un gâteau parfaitement réussi, dont aucun praticien de la ville n'eût eu certes à rougir. Cette opération délicate une fois menée à bien, Chloé s'occupa activement de la partie plus substantielle du souper.
«Allons, Pierre, Moïse, décampez, négrillons! Et vous aussi, Polly. Maman donnera de temps en temps quelque chose à sa petite.... Vous, monsieur Georges, laissez maintenant vos livres, et mettez-vous à table avec mon vieil homme... En moins de rien vous êtes servi.
—Ils voulaient me retenir à souper à la maison; mais je savais bien ce qui m'attendait ici, tante Chloé.
—Aussi vous êtes venu, mon cœur! dit la tante Chloé en mettant le gâteau fumant sur l'assiette de Georges... Vous savez que la vieille Chloé vous garde les meilleurs morceaux! Oh! il n'y a que vous pour tout comprendre, allez!»
En disant ces mots, la vieille Chloé donna à Georges une chiquenaude sur le bras, et revint en toute hâte à son gril.
On mangea les saucisses fumantes.
Quand l'activité fut un peu calmée par ce premier mets:
«Maintenant, au gâteau!» dit Georges.
Et il brandit un immense couteau sur l'objet en question.
«Oh ciel! monsieur Georges, dit Chloé vivement en lui saisissant le bras, pas avec ce grand et lourd couteau; laissez-le bien vite, vous écraseriez le gâteau. J'ai là un vieux petit couteau très-fin, que je garde depuis longtemps pour cette occasion.... Allez maintenant.... voyez! léger comme une plume. A présent, mangez.... rien ne vous arrête.
—Thomas Lincoln prétend, dit Georges la bouche pleine, que sa Jenny est meilleure cuisinière que vous.
—Lincoln ne sait ce qu'il dit, reprit Chloé avec un souverain mépris.... Il ne faut pas comparer les Lincoln aux Shelby.... ils ont leur petit mérite pour les choses ordinaires; mais s'il s'agit d'avoir un peu de.... de style!... plus rien!... Mettre M. Lincoln à côté de M. Shelby!... Oh! Dieu! et Mme Lincoln, peut-elle figurer dans un salon à côté de ma maîtresse.... si belle, si brillante? Allons! ne me parlez plus de ces Lincoln.» Et Chloé hocha la tête comme une femme qui a la conscience de ce qu'elle sait.
«Cependant, reprit Georges, je vous ai entendu dire que Jenny était une excellente cuisinière.
—Oui, je l'ai dit, et je puis le répéter.... bonne, mais vulgaire, commune.... propre à faire la cuisine de tous les jours; mais l'extra, monsieur, l'extra!... elle n'y atteint pas.... Elle fait bien une galette de maïs.... et c'est tout.... Je sais qu'elle s'essaye aux pâtés.... mais la croûte.... elle manque les croûtes! Elle n'arrivera jamais à cette pâtisserie molle et fondante qui s'élève et se gonfle comme un soufflet.... non, jamais! Quand miss Mary se maria.... Jenny me montra les gâteaux de mariage.... Jenny et moi nous sommes bonnes amies, vous savez: je ne dis rien.... Mais allez, monsieur Georges, je ne fermerais pas l'œil d'une semaine si j'avais fait des pâtés pareils.... Ce n'était rien qui vaille....
—Je suis sûr, reprit Georges, que Jenny les trouvait fort beaux.
—Eh! sans doute, elle les montrait comme une innocente. Vous voyez, c'est bien cela! Jenny ne sait pas! C'est une famille de rien.... Elle ne peut pas savoir, cette fille; ce n'est pas sa faute. Ah! monsieur Georges, vous ignorez la moitié des avantages et priviléges de votre famille.»
Ici Chloé soupira et roula des yeux attendris.
«Je suis sûr, Chloé, que je comprends tous mes priviléges. Quant au pudding et au gâteau, demandez à Lincoln si je ne le raille pas chaque fois que je le rencontre.»
Chloé se renversa dans sa chaise: l'esprit de son jeune maître excita en elle des accès de gaieté retentissante. Elle rit, elle rit jusqu'à ce que les larmes couvrissent ses joues noires et brillantes..... Cependant elle pinçait le jeune homme, et lui donnait même quelques coups de poing, en disant qu'il était son bourreau et qu'il la tuerait un de ces jours; et, entre chacune de ces prédictions funèbres, les éclats de rire sonores recommençaient de plus belle. Georges commença à croire qu'il avait trop d'esprit.... que c'était un danger, et qu'il devait prendre garde à ce que ses conversations fussent moins meurtrières.
«Ah! vous avez dit cela à Tom? reprit-elle; quel jeune homme vous ferez! Ah! vous avez raillé Lincoln? Ah! Seigneur Dieu! monsieur Georges, vous feriez rire un fantôme!
—Oui, lui disais-je, oui, Tom, vous devriez voir les pâtés de Chloé.... voilà les vrais pâtés.
—Eh bien! non, il ne faut pas! dit Chloé; car l'idée de la malheureuse condition de Tom Lincoln fit une soudaine et vive impression sur son cœur bienveillant. Vous devriez plutôt l'inviter à venir dîner ici de temps en temps, monsieur Georges, ajouta-telle; ce serait tout à fait bien de votre part. Vous savez, monsieur Georges, qu'il ne faut se croire au-dessus de personne à cause de ses priviléges.... Nos priviléges, voyez-vous, nous les avons reçus.... il faut toujours se rappeler cela.»
Et Chloé redevint tout à fait sérieuse.
«Eh bien! je prierai Tom de venir dîner la semaine prochaine, et vous ferez de votre mieux, mère Chloé; il sera stupéfait, ce brave Tom!... Il faudra le faire manger pour quinze jours....
—C'est cela! c'est cela! s'écria Chloé toute ravie.... Vous verrez! Seigneur Dieu! pensez à quelques-uns de nos dîners.... Vous rappelez-vous ce pâté de volaille, quand vous reçûtes le général Knox? Moi et madame, nous nous disputâmes pour la croûte. Je ne sais ce qu'ont parfois les dames; mais c'est au moment où vous avez la plus lourde responsabilité sur la tête qu'elles viennent se mêler de vos affaires. Madame voulait me montrer comment je devais m'y prendre. A la fin, je me fâchai presque.... je lui dis: «Madame, regardez vos belles mains blanches et vos longs doigts, et toutes ces bagues étincelantes comme nos lis blancs avec leurs perles de rosée.... Regardez maintenant mes larges mains noires.... ne voyez-vous pas que Dieu a voulu nous créer, moi, pour faire la croûte du pâté, vous, pour rester dans votre salon?...» Oui, monsieur Georges, j'étais sur le point de me fâcher....
—Et que dit ma mère?
—Elle fixa sur moi ses grands yeux, ses beaux grands yeux, et elle dit: «Bien, mère Chloé, je crois que vous avez raison....» Et elle rentra dans le salon. Elle aurait dû me donner un coup de poing sur la tête, pour mon insolence. Mais chacun à sa place.... je ne puis rien faire quand il y a des dames dans la cuisine.
—Dans ce dîner, vous vous surpassâtes, chacun le dit.... je me le rappelle.
—N'est-ce pas?... Moi, j'étais dans la salle à manger.... je vis le général passer trois fois son assiette pour retourner au pâté.... Il disait: «Vous avez là, madame Shelby, une cuisinière vraiment distinguée....» Dieu! je me sentais gonfler d'orgueil! Le général sait quelle cuisinière je suis, reprit Chloé en se rengorgeant.... un bien bel homme, le général; il descend d'une des premières familles de l'ancienne Virginie.... il s'y connaît aussi bien que moi, le général. Voyez-vous, monsieur Georges, il y a plusieurs points à noter dans un pâté.... tout le monde ne s'en doute pas.... mais le général le sait, lui, je m'en suis aperçue aux remarques qu'il a faites.... il connaît le pâté!»
Cependant, M. Georges en était arrivé à ce point où un enfant même peut en venir (dans des circonstances exceptionnelles), de ne pouvoir avaler un morceau de plus. Il eut alors le temps de regarder toutes ces têtes de laine et tous ces yeux brillants qui le contemplaient d'un air famélique, d'un angle à l'autre de l'appartement.
«Ici, Pierre, ici, Moïse! Et il coupa de larges morceaux qu'il leur jeta. Vous en voulez, n'est-ce pas? Allons! Chloé, donnez-leur des gâteaux.»
Georges et Tom se placèrent sur un siége confortable, au coin de la cheminée, tandis que Chloé, après avoir fait encore une pile de galette, prit le baby[4] sur ses genoux, le faisant manger, mangeant elle-même, et distribuant les morceaux à Pierre et à Moïse, qui dévoraient en se roulant sous la table, criant, se pinçant et tirant les pieds de leur petite sœur.»
«Plus loin! disait la mère en allongeant de temps en temps un coup de pied sous la table en manière d'avertissement, quand le mouvement devenait trop importun.... Ne pouvez-vous vous tenir décemment, quand les blancs viennent vous voir? Allez-vous finir? Non! eh bien! je vais faire sauter un bouton quand M. Georges sera parti!»
Quelle était la véritable portée de cette menace, c'est ce qu'il serait difficile de déterminer.... Il est certain que sa terrible obscurité ne produisit que peu d'impression sur les jeunes pécheurs à qui on l'adressait.
«Ils se sont tellement chatouillés, dit Tom, que maintenant ils ne peuvent plus se tenir tranquilles.»
A ce moment, les enfants sortirent de dessous la table, et, les mains et le visage pleins de mélasse, commencèrent à embrasser vigoureusement la petite fille.
«Voulez-vous bien vous en aller? dit la mère, en repoussant les têtes crépues.... Comme vous voici faits!... Cela ne partira jamais! Courez vous laver à la fontaine.» Et à ses exhortations elle ajouta une tape qui retentit formidablement, mais qui n'excita autre chose que le rire des enfants qui tombèrent l'un sur l'autre en sortant, avec des éclats de rire joyeux et frais.
«A-t-on jamais vu d'aussi méchants garnements?» dit Chloé avec une certaine satisfaction maternelle. Elle atteignit une vieille serviette destinée à cet effet; elle prit un peu d'eau dans une théière fêlée, et débarbouilla les mains et le visage du baby. Elle les frotta jusqu'à les faire reluire, puis elle mit l'enfant sur les genoux de Tom, et fit disparaître les traces du souper. Cependant le marmot tirait le nez, égratignait le visage de Tom et passait dans les cheveux de son père ses petites mains potelées. Ce dernier exercice semblait surtout lui causer une joie particulière.
«N'est-ce point là un bijou d'enfant?» dit Tom en l'écartant un peu de lui pour mieux la voir; et se levant, il l'assit sur sa large épaule et commença de gesticuler et de danser avec elle, tandis que Georges secouait autour d'elle son mouchoir de poche, et que Moïse et Peter cabriolaient comme de jeunes ours. Chloé déclara enfin que tout ce bruit lui fendait la tête; mais, comme cette plainte énergique se faisait entendre plusieurs fois par jour dans la case, elle ne réprima point la gaieté pétulante de nos amis: les jeux, les danses et les cris continuèrent, jusqu'à ce que chacun tombât d'épuisement.
«J'espère à présent que vous en avez assez, dit la mère, qui venait de tirer des matelas d'un coffre grossier. Allons! Moïse, Pierre, fourrez-vous là-dedans! Voici l'heure du meeting.
—Nous ne voulons pas nous coucher, mère, nous voulons être du meeting; c'est si curieux! Nous aimons cela, nous!
—Allons! mère Chloé, accordez-leur cela. Qu'ils soient du meeting!» dit Georges en repoussant les lits grossiers.
Chloé, ayant ainsi sauvé les apparences, fut enchantée de la tournure que prenait la chose.
«Au fait, dit-elle, cela pourra leur faire quelque bien.»
Toute la maison se forma en comité pour faire les dispositions et préparatifs du meeting.
«Comment aurons-nous des chaises? dit Chloé.... Je n'en sais rien, pour mon compte!...» Comme depuis longtemps le meeting se tenait chaque semaine chez l'oncle Tom, sans plus de chaises que ce jour-là, il y avait lieu d'espérer que l'on placerait tout le monde.
«Le vieux père Pierre a brisé les deux pieds de cette vieille chaise la semaine dernière, murmura Moïse.
—Je crois plutôt que c'est toi, dit Chloé; je reconnais là un de tes tours.
—Ah bah! reprit l'enfant, elle se tiendra bien.... si on l'appuie contre la muraille.
—Il ne faudra pas asseoir dedans le vieux Pierre, parce qu'il se balance toujours en chantant.... l'autre soir, il a failli tomber tout de son long dans la chambre....
—Eh! mon bon Dieu! il faut le mettre dessus, dit Moïse; et quand il commencera: «Venez, saints et pécheurs, écoutez-moi!» pouf! il tombera.»
Moïse imita les intonations nasales du bonhomme, et, pour illustrer la catastrophe qu'il racontait, il se laissa tomber sur le plancher.
«Conduisez-vous donc décemment si vous pouvez, dit Chloé. N'avez-vous pas de honte?»
M. Georges prit part à la gaieté du délinquant, et déclara qu'il était un véritable farceur. L'admonition maternelle perdit ainsi tout son effet.
«Eh bien! bonhomme! dit Chloé à son mari, il faut disposer vos barils.
—Les barils de maman sont comme ceux de la veuve, dont M. Georges nous lisait l'autre jour l'histoire dans le gros livre.... ils ne manquent jamais.
—Si! la semaine dernière un d'eux défonça, et tous tombèrent au milieu de leurs chants.... Te souviens-tu?»
Pendant cet aparté de Moïse et de Peter, deux barils vides furent roulés dans la case, et calés avec des pierres de chaque côté. On mit des planches en travers, puis on compléta les préparatifs en renversant des baquets et en rangeant les chaises boiteuses.
«Monsieur Georges est un si bon lecteur, que je suis sûre qu'il voudra bien rester et lire pour nous, dit Chloé.... ce serait si intéressant!»
Georges consentit avec joie: un enfant est toujours disposé à faire ce qui lui donne un peu d'importance.
La chambre fut bientôt remplie d'une compagnie bigarrée, depuis la vieille tête grise du patriarche de quatre-vingts ans jusqu'au jeune garçon et à la jeune fille de quinze. On échangea d'abord quelques innocents commérages sur différents sujets.... «Où la mère Sally avait-elle eu son nouveau mouchoir rouge?... Madame allait donner à Lisa sa robe de mousseline à pois.... Monsieur devait acheter un cheval de trois ans, qui allait ajouter à la gloire de la maison....» Quelques-uns des fidèles appartenaient à des habitations du voisinage, et on leur permettait de se réunir chez Tom; ils apportaient leur quote-part de cancans sur ce qui se faisait ou se disait dans l'habitation: c'était le même libre échange que dans les cercles d'un monde plus élevé.
Au bout d'un instant les chants commencèrent, à la satisfaction très-évidente des assistants. Le désagrément des intonations nasales ne pouvait détruire complétement l'effet de ces voix naturellement belles, chantant cette musique à la fois ardente et sauvage.... Les paroles étaient les hymnes ordinaires et bien connues que l'on entend dans tous les temples, ou bien elles étaient empruntées aux missions ambulantes, et elles avaient je ne sais quel caractère étrange où l'on pressentait l'infini.
Le chœur d'un de ces psaumes était chanté avec autant d'énergie que d'onction:
Il faut tomber sur le champ de bataille!
Il faut tomber sur le champ de bataille!...
Gloire, gloire à mon âme!
Un autre refrain favori fut souvent répété:
Oui, je vais à la gloire.... Oh! suivez-moi! Déjà
L'ange, du haut des cieux, me fait signe et m'appelle.
Je vois la cité d'or et la porte éternelle!
Il y en avait beaucoup d'autres encore qui faisaient sans cesse allusion aux rives du Jourdain, aux champs de Chanaan et à la nouvelle Jérusalem. L'esprit du nègre, impressionnable et mobile, s'attache toujours aux hymnes qui lui présentent de saisissantes images.... Tout en chantant, les uns riaient, les autres pleuraient, quelques-uns frappaient dans leurs mains ou bien ils se les serraient les uns aux autres, comme s'ils eussent heureusement atteint l'autre rive du fleuve.
Diverses exhortations, des exemples que l'on rapportait, alternaient avec les chants. Une vieille femme à tête grise, qui ne travaillait plus depuis longtemps, mais que l'on révérait comme la chronique du temps passé, se leva et s'appuyant sur son bâton:
«Bien, mes enfants, dit-elle, bien! Je suis heureuse de vous voir et de vous entendre une fois de plus.... Je ne sais pas quand j'irai à la gloire.... Mais je suis prête, mes enfants, mon petit paquet est fait, j'ai mis mon chapeau: j'attends que la voiture passe et m'emporte chez moi. Il me semble, la nuit, que j'entends le bruit des roues et que je regarde à la porte.... Et maintenant, mes enfants, soyez toujours prêts aussi.... je vous le dis à tous!»
Et frappant fortement la terre de son bâton:
«C'est une grande chose, cette gloire, dit-elle, une grande chose, enfants! Et vous ne faites rien pour elle.... c'est étonnant!»
La vieille femme se rassit: ses larmes coulèrent par torrents, elle paraissait hors d'elle-même.... Toute l'assistance répétait:
O Chanaan! terre de Chanaan;
Nous irons tous vers Chanaan!...
Georges, à la demande générale, lut les derniers chapitres de la Révélation[5]. Il fut souvent interrompu par ces exclamations: «Oh! Dieu! écoutez cela! pensez à cela!... cela arrivera, n'en doutez pas!»
Georges, qui avait beaucoup de facilité et que sa mère avait soigneusement instruit de sa religion, se sentant l'objet de l'attention générale, y mettait du sien de temps en temps, avec une gravité et un sérieux louable. Il était admiré par les jeunes et béni par les vieux. On répétait de tous côtés qu'un ministre ne pourrait pas mieux faire, et que c'était réellement merveilleux.
Pour tout ce qui touchait à la religion, Tom, dans le voisinage, passait pour une sorte de patriarche. Le côté moral dominait en lui: il avait en même temps plus de largeur et d'élévation d'esprit qu'on n'en rencontre parmi ses compagnons; il était l'objet d'un grand respect: il était parmi eux comme un ministre. Le style simple, cordial, sincère de ses exhortations, aurait édifié des personnes d'une plus haute éducation. Mais c'était dans la prière qu'il excellait. Rien ne pouvait surpasser la simplicité touchante, l'entraînement juvénile de cette prière, enrichie du langage de l'Écriture, qu'il s'était en quelque sorte assimilée et qui tombait de ses lèvres sans qu'il en eût conscience. «Il priait juste!» disait un vieux nègre dans son pieux langage, et sa prière avait toujours un tel effet sur les sentiments de l'assistance, qu'elle courait souvent le risque d'être étouffée sous les répons abondants qui s'échappaient de toutes parts autour de lui.
Pendant que cette scène se passait dans la case de l'esclave, il s'en passait une bien différente dans la maison du maître.
Le marchand et M. Shelby étaient assis l'un devant l'autre dans la salle à manger, auprès d'une table couverte de papier et de tout ce qu'il faut pour écrire. M. Shelby était occupé à compter des liasses de billets. Quand ils furent comptés, il les passa au marchand, qui les compta également.
«C'est bien, dit celui-ci; il n'y a plus maintenant qu'à signer.»
M. Shelby prit vivement les billets de vente et signa, comme un homme pressé de finir une besogne ennuyeuse; puis il tendit au marchand l'acte signé et de l'argent. Haley tira d'une vieille valise un parchemin qu'il présenta à M. Shelby après l'avoir un moment examiné. Celui-ci s'en empara avec un empressement qu'il ne put dissimuler.
«Maintenant, voilà qui est fait, dit Haley en se levant.
—C'est fait! reprit Shelby d'un air rêveur; et, tirant de sa poitrine un long soupir, il répéta encore: C'est fait!
—Vous n'en paraissez pas bien ravi, à ce qu'il me semble, dit le marchand.
—Haley, répondit M. Shelby, j'espère que vous vous souviendrez que vous m'avez promis sur l'honneur de ne pas vendre Tom sans savoir entre quelles mains il ira.
—Eh mais, c'est justement ce que vous avez fait vous-même, dit le marchand.
—Vous savez quelle nécessité m'a contraint!
—Mais elle pourrait m'obliger aussi, moi, reprit Haley. Cependant je ferai de mon mieux pour donner une bonne place à Tom. Quant à le maltraiter moi-même, vous n'avez rien à craindre de ce côté-là. Si je remercie Dieu de quelque chose, c'est de ne m'avoir pas fait cruel.»
Le marchand avait trop bien expliqué tout d'abord comment il entendait l'humanité pour rassurer beaucoup M. Shelby par ses protestations. Mais, comme dans les circonstances actuelles il ne pouvait exiger rien de plus, il le laissa partir sans observation, et il alluma un cigare pour se distraire.
CHAPITRE V.
Où l'on voit les sentiments de la marchandise humaine quand elle change de propriétaire.
M. et Mme Shelby s'étaient retirés dans leur appartement pour la nuit.
Le mari s'était étendu dans un fauteuil confortable: il parcourait quelques lettres arrivées par la poste de l'après-dîner; la femme était debout devant son miroir, déroulant les boucles et dénouant les tresses de ses cheveux, élégant ouvrage d'Élisa. Mme Shelby, remarquant la pâleur et l'œil hagard d'Élisa, l'avait dispensée de son service pour ce soir-là; l'occupation du moment lui rappela la conversation du matin, et se tournant vers son mari, elle lui dit avec assez d'insouciance:
«A propos, Arthur, quel est donc cet homme assez mal élevé que vous avez fait asseoir à notre table aujourd'hui?
—Il s'appelle Haley, dit Shelby en se retournant sur son siége comme un homme mal à l'aise; et il tint ses yeux fixés sur la lettre.
—Haley! quel est-il, et qui peut l'attirer ici, dites-moi?
—Mon Dieu! c'est un homme avec qui j'ai fait quelques affaires, la dernière fois que je suis allé aux Natchez, dit M. Shelby.
—Bah! il s'est cru autorisé par là à venir s'installer chez nous et à nous demander à dîner?
—Mais non; c'est moi qui l'avais invité. J'ai quelques intérêts avec lui.
—C'est un marchand d'esclaves? poursuivit Mme Shelby, qui observait un certain embarras dans les façons de son mari.
—Eh! ma chère, qui a pu vous mettre cela dans la tête? dit celui-ci en levant les yeux.
—Rien! seulement, dans l'après-dîner, Élisa est venue ici, émue, bouleversée, tout en larmes; elle m'a dit que vous étiez en conférence avec un marchand d'esclaves, et qu'elle l'avait entendu vous faire des offres pour son enfant!... Oh! la sotte créature!
—Ah! elle vous a dit cela? reprit M. Shelby; et il reprit sa lettre, qu'il sembla lire avec la plus grande attention, tout en la tenant à l'envers. Il faut que cela éclate, se dit-il en lui-même; aussi bien maintenant que plus tard!
—J'ai dit à Élisa, reprit Mme Shelby, tout en continuant d'arranger ses cheveux, qu'elle était vraiment bien folle de s'affliger ainsi, que vous ne traitez jamais avec des gens de cette sorte.... et puis, que je savais que vous ne voulez vendre aucun de vos esclaves.... et ce pauvre enfant moins que tout autre.
—Bien! Émilie; c'est ainsi que j'ai toujours dit et pensé. Mais aujourd'hui.... mes affaires sont dans un tel état.... que je ne puis.... il faudra que j'en vende quelques-uns....
—A ce misérable! lui vendre.... vous! Oh! c'est impossible.... vous ne parlez pas sérieusement!...
—J'ai le regret de vous dire que je suis sérieux.... j'ai consenti à vendre Tom.
—Quoi! notre Tom.... cette bonne et fidèle créature, votre fidèle esclave depuis son enfance.... Oh! monsieur Shelby! Et vous lui aviez promis sa liberté.... vous et moi nous lui en avons parlé maintes fois.... Ah! maintenant, je puis tout croire.... je puis croire maintenant que vous vendrez le petit Henri.... l'unique enfant de la pauvre Élisa....»
Mme Shelby prononça ces mots d'un ton qui tenait le milieu entre la douleur et l'indignation.
«Eh bien! puisqu'il faut que vous sachiez tout.... cela est. J'ai consenti à vendre ensemble Tom et Henri.... Je ne sais pas pourquoi on me regarde comme un monstre parce que je fais ce que tout le monde fait tous les jours....
—Mais pourquoi ceux-là entre tous?... Oui! si vraiment vous deviez vendre, pourquoi choisir ceux-là?...
—Parce qu'ils me rapporteront les plus grosses sommes. Voilà pourquoi je ne pouvais en choisir d'autres, si vous en venez là. L'individu m'a offert un bon prix d'Élisa... si cela vous convient mieux!
—Le misérable! s'écria Mme Shelby.
—Je n'ai pas voulu l'écouter un moment.... non! à cause de vous, je n'ai pas voulu l'écouter. Sachez-m'en quelque gré.
—Mon ami, dit Mme Shelby en se remettant, pardonnez-moi. J'ai été vive. Vous m'avez surprise. Je n'étais pas préparée à cela. Mais certainement vous me permettrez d'intercéder pour ces pauvres créatures. Tom est un nègre; mais c'est un noble cœur, et un homme fidèle. Je suis sûre, monsieur Shelby, qu'au besoin il donnerait sa vie pour vous....
—Oui, j'ose le dire.... Mais que voulez-vous? il le faut!
—Pourquoi ne pas faire un sacrifice d'argent? Allez! j'en supporterai ma part bien volontiers. Oh! monsieur Shelby! j'ai essayé.... je me suis efforcée, comme une femme chrétienne, d'accomplir mon devoir envers ces pauvres créatures, si simples, si malheureuses. J'en ai eu soin.... je les ai instruites, je les ai veillées. Il y a des années que je connais leurs modestes joies et leurs humbles soucis.... Comment pourrai-je élever ma tête au milieu d'eux, si pour un misérable gain nous vendons ce digne et excellent Tom? si nous lui arrachons en un instant tout ce que nous lui avons appris à aimer et à respecter?... Oui! je leur ai appris les devoirs de la famille, de père et d'enfant, de mari et de femme: comment supporter la pensée de leur montrer maintenant qu'il n'y a pas de liens, de relations, si sacrées qu'elles soient, que nous ne soyons prêts à briser pour de l'argent? J'ai souvent parlé avec Élisa de son enfant et de ses devoirs envers lui comme mère chrétienne. Je lui ai dit qu'elle devait le surveiller, prier pour lui, l'élever en chrétien.... et maintenant.... que puis-je dire, si vous le lui arrachez pour le vendre, corps et âme, à un profane, à un homme sans principes?... et cela pour épargner un peu d'argent! Et je lui ai dit qu'une âme valait mieux que toutes les richesses du monde.... Pourra-t-elle me croire en voyant vendre son enfant? Le vendre, hélas! pour la ruine de son corps et de son âme.
—Je suis bien fâché, Émilie, que vous le preniez si vivement. Oui, en vérité; je respecte vos sentiments, quoique je ne puisse pas prétendre les partager entièrement. Mais, je vous le dis maintenant solennellement, tout est inutile.... c'est le seul moyen de me sauver.... Je ne voulais pas vous le dire, Émilie.... mais voyez-vous, s'il faut parler net.... ou vendre ces deux-là, ou vendre tout! Ils doivent partir, ou tous partiront! Haley possède une hypothèque sur moi.... si je ne la purge pas avec lui, elle emportera tout.... J'ai économisé, j'ai gratté sur tout, j'ai emprunté, j'ai fait tout, excepté mendier.... et je n'ai pu arriver à la balance de mon compte sans le prix de ces deux-là.... J'ai dû les abandonner. Haley avait un caprice pour l'enfant, il a voulu terminer l'affaire de cette façon et non d'une autre.... j'étais en son pouvoir; j'ai dû obéir.... Eussiez-vous mieux aimé les voir tous vendus?»
On eût dit que Mme Shelby venait de recevoir le coup mortel. Elle resta un instant immobile, puis elle se retourna vers sa table, mit sa tête dans ses mains et poussa comme un gémissement.
«C'est la malédiction de Dieu sur l'esclavage.... Amère, amère et maudite chose! Malédiction sur le maître! malédiction sur l'esclave!... J'étais folle de penser que je pouvais faire quelque chose de bon avec ce mal mortel.... c'est un péché que d'avoir un esclave avec des lois comme les nôtres. Je l'ai toujours pensé; je le pensais quand j'étais jeune fille, je le pense encore plus depuis l'église[6]. Mais j'avais aussi pensé à dorer l'esclavage; j'espérais, à force de soins et de bonté, faire aux miens l'esclavage plus doux que la liberté même.... folle que j'étais!
—Ma femme, vous devenez tout à fait abolitionniste.... mais tout à fait.
—Abolitionniste! s'ils savaient tout ce que je sais sur l'esclavage, ils pourraient parler. Nous n'avons pas besoin d'eux pour nous instruire. Vous savez que je n'ai jamais pensé que l'esclavage fût un droit; je n'ai jamais eu volontairement d'esclaves.
—Vous différez en cela de beaucoup de gens pieux, dit M. Shelby; vous vous rappelez le sermon de M. B.... l'autre dimanche.
—Je n'ai pas besoin d'écouter de tels sermons, et je désire n'entendre plus jamais M. B.... dans notre église. Les ministres ne peuvent pas empêcher le mal; ils ne peuvent pas le guérir beaucoup plus que nous-mêmes. Mais le justifier! cela m'a toujours paru une monstruosité, et je suis sûre que vous-même vous n'êtes point édifié de ce sermon.
—Mon Dieu! j'avoue que parfois ces ministres poussent les choses plus loin que nous ne le ferions nous-mêmes, nous autres, pauvres pécheurs.... Nous, qui vivons dans le monde, nous sommes forcés, dans bien des cas, de franchir les strictes limites du juste; mais nous n'aimons pas que les femmes et les prêtres nous imitent, et même nous dépassent, dans tout ce qui regarde les mœurs ou la charité. C'est un fait. Maintenant, ma chère, j'espère que vous voyez la nécessité de la chose et que vous conviendrez que j'ai agi aussi bien que les circonstances me le permettaient.
—Oui, oui, sans doute, dit Mme Shelby en tournant sa montre en or entre ses doigts fiévreux et distraits. Je n'ai aucun bijou de prix, ajouta-t-elle d'un air pensif; mais cette montre ne vaut-elle pas quelque chose?... Elle a coûté cher... Pour sauver l'enfant d'Élisa, je sacrifierais tout ce que j'ai.
—Je suis désolé, Émilie, vraiment désolé que cela vous tienne si fort au cœur.... mais cela ne servirait à rien. La chose est faite. Les billets de vente sont signés. Ils sont entre les mains de Haley. Rendez grâce à Dieu que le mal ne soit pas pire. Haley pouvait nous ruiner tous, et le voilà désarmé.... Si vous connaissiez comme moi quel homme c'est.... vous verriez que nous l'avons échappé belle.
—Il est donc bien dur?
—Eh! mon Dieu! ce n'est pas précisément un homme cruel, mais c'est un homme de sac et de valise, un homme qui ne vit que pour le trafic et le lucre; froid, inflexible, inexorable comme la mort et le tombeau. Il vendrait sa propre mère, s'il en trouvait bon prix.... sans pour cela souhaiter aucun mal à la pauvre vieille.
—Et c'est ce misérable qui achète le bon, le fidèle Tom et l'enfant d'Élisa!
—Oui, ma chère. Le fait est que cela m'est bien pénible.... Je ne veux pas y penser. Haley viendra demain matin pour faire ses dispositions et prendre possession. Je vais donner ordre que mon cheval soit prêt de très-bonne heure; je sortirai. Je ne pourrais pas voir Tom, non je ne pourrais pas. Vous devriez arranger une promenade quelque part et emmener Élisa. Il ne faut pas que cela se passe devant elle.
—Non, non, s'écria Mme Shelby; je ne veux en aucune façon être aide ou complice de ces cruautés; j'irai voir ce vieux Tom; je l'assisterai dans son malheur; ils verront du moins que leur maîtresse souffre avec eux et pour eux. Quant à Élisa, je n'ose pas y penser. Que Dieu nous pardonne! Mais qu'avons-nous fait pour en être réduits à cette cruelle nécessité?»
Cette conversation était écoutée par une personne dont M. et Mme Shelby étaient loin de soupçonner la présence.
Entre le vestibule et leur appartement il y avait un vaste cabinet. Élisa, l'âme troublée, la tête en feu, avait songé à ce cabinet; elle s'y était cachée, et, l'oreille à la fente de la porte, elle n'avait pas perdu un seul mot de l'entretien.
Quand les deux voix se furent éteintes dans le silence, elle se retira d'un pied furtif, pâle, frémissante, les traits contractés, les lèvres serrées.... Elle ne ressemblait plus en rien à la douce et timide créature qu'elle avait été jusque-là. Elle se glissa avec précaution dans le corridor, s'arrêta un moment à la porte de sa maîtresse, leva les mains, comme pour un silencieux appel à Dieu, puis tourna sur elle-même et rentra dans sa chambre. C'était un appartement calme et coquet, au même étage que celui de sa maîtresse. Voici la fenêtre, égayée, pleine de soleil, où elle s'asseyait pour coudre en chantant; voici l'étagère pour ses livres; voici, tout près d'eux, mille petits objets de fantaisie; voici les présents des fêtes de Noël et la modeste garde-robe, suspendue dans le cabinet ou rangée dans les tiroirs.... En un mot, c'était là sa demeure, et, après tout, une demeure où elle avait été bien heureuse! Sur le lit était couché l'enfant endormi. Ses longues boucles tombaient négligemment autour de son visage insoucieux encore, de sa bouche rose entr'ouverte; ses petites mains potelées étaient jetées sur la couverture, et sur toute sa face un sourire se répandait comme un rayon de soleil.
«Pauvre enfant! pauvre être! dit Élisa. Ils t'ont vendu, mais ta mère te sauvera!»
Pas une larme ne tomba sur l'oreiller: dans de telles angoisses, le cœur n'a pas de larmes à donner.... il ne verse que du sang, saignant lui-même, silencieux et solitaire!
Élisa prit un crayon, un morceau de papier, et elle écrivit en toute hâte:
«Ah! madame! chère madame! ne me prenez pas pour une ingrate; ne pensez pas de mal de moi.... d'aucune sorte. J'ai entendu ce que vous avez dit cette nuit, vous et monsieur. Je vous quitte pour sauver mon enfant. Vous ne me blâmerez pas. Dieu vous bénisse et vous récompense pour votre bonté.»
Elle plia rapidement sa lettre et y mit l'adresse; elle alla ensuite vers un tiroir, fit un petit paquet de hardes pour son enfant et l'attacha solidement autour d'elle avec un mouchoir; puis, car une mère pense à tout, même dans les angoisses de cet instant, elle eut soin de joindre au paquet un ou deux de ses jouets favoris; elle réserva un perroquet enluminé de vives couleurs pour le distraire quand il faudrait l'éveiller. Elle eut assez de peine à faire lever le petit dormeur; enfin, après quelques efforts, il secoua le sommeil et se mit à jouer avec son oiseau pendant que sa mère mettait son châle et son chapeau.
«Mère, où allons-nous?» dit-il en la voyant s'approcher du lit avec sa petite veste et sa casquette.
Sa mère l'attira contre elle et lui regarda dans les yeux avec tant d'expression, qu'il devina tout d'un coup qu'il se préparait quelque chose d'extraordinaire.
«Chut! Henri; il ne faut pas parler si haut, ou l'on nous entendra. Un méchant homme allait venir pour prendre le petit Henri à sa maman et l'emmener bien loin, dans un endroit où il fait noir;... mais maman ne veut pas le quitter, Henri. Elle va mettre la veste et le chapeau à son petit garçon et s'échapper avec lui pour que le méchant homme ne puisse pas le prendre.»
En disant ces mots elle attachait et boutonnait l'habit de l'enfant, et, le prenant dans ses bras, elle lui murmura à l'oreille: «Sois bien sage!» et ouvrant la porte de sa chambre, qui donnait sur le vestibule, elle sortit sans bruit.
C'était une nuit étincelante, froide, étoilée; la mère jeta le châle sur son enfant qui, parfaitement calme, quoique sous l'empire d'une vague terreur, se suspendit à son cou. Le vieux Bruno, grand chien de Terre-Neuve, qui dormait au bout de la véranda, se leva à son approche avec un sourd grognement. Elle l'appela doucement par son nom, et l'animal, qui avait joué cent fois avec elle, remua la queue, déjà disposé à la suivre, tout en se demandant, dans sa simple cervelle de chien, ce que pouvait signifier cette indiscrète promenade de minuit. La chose lui paraissait inconvenante; il sentit ses idées se troubler; il ne savait plus quel parti prendre. La jeune femme passa, le chien s'arrêta; il regardait alternativement la maison et l'esclave. Enfin, comme rassuré par quelque réflexion intime, il s'élança sur les traces de la fugitive.
Au bout de quelques minutes, on arriva à la case de l'oncle Tom. Élisa frappa légèrement aux carreaux.
La prière et le chant des hymnes s'était prolongé assez avant dans la nuit. Tom, après le départ de la compagnie, s'était accordé à lui-même quelques solo supplémentaires, de sorte qu'à une heure du matin, ni lui ni sa digne moitié n'avaient encore fermé l'œil.
«Bon Dieu! qui est là? dit Chloé en se levant d'un bond; et elle tira le rideau. Sur ma vie, mais c'est Lisette! Vite, habillez-vous, notre homme. Tom! Le vieux Bruno aussi est là; il gratte à la porte.... Mais qu'est-ce donc? Allons, je vais ouvrir.»
L'action suivit de près la parole, et la porte s'ouvrit. La lumière du flambeau, que Tom avait rallumé en toute hâte, tomba sur le visage bouleversé et sur les yeux effarés d'Élisa.
«Dieu vous bénisse, Lisa! Vous faites peur à voir.... Êtes-vous malade?.... Que vous est-il arrivé?
—Je m'enfuis, père Tom, je m'enfuis, mère Chloé,... emportant mon fils;... monsieur l'a vendu.
—Vendu!... répétèrent-ils comme deux échos; et ils élevèrent leurs mains en signe de détresse.
—Oui, vendu, lui! reprit Élisa d'une voix ferme. Cette nuit je m'étais glissée dans le cabinet de ma maîtresse; j'ai entendu monsieur dire à madame qu'il avait vendu mon Henri... et vous aussi, Tom! vendus tous deux à un marchand d'esclaves.... Monsieur va sortir ce matin, et l'homme doit venir aujourd'hui même pour prendre livraison de sa marchandise.»
Cependant Tom restait toujours debout, les mains tendues et l'œil dilaté, comme dans un rêve. Lentement, graduellement, comme s'il eût commencé à comprendre, il s'affaissa, plutôt qu'il ne s'assit, dans sa vieille chaise, et laissa tomber sa tête sur ses genoux.
«Que le bon Dieu ait pitié de nous, dit Chloé. Ah! je ne puis pas croire que cela soit vrai! Mais qu'a-t-il fait pour que le maître le vende?...
—Ce n'est pas cela,... il n'a rien fait,... et monsieur ne voudrait pas le vendre. Madame,... oh! elle est toujours bonne; je l'ai entendue prier et supplier pour nous; mais il lui disait que tout était inutile, qu'il était dans la dette de cet homme, que cet homme avait pouvoir sur lui,... et que s'il ne s'acquittait pas maintenant, il finirait par être obligé de vendre plus tard l'habitation et les gens,... et de partir lui-même. Oui, je lui ai entendu dire qu'il était obligé de vendre ces deux-là ou de vendre tous les autres.... L'homme est impitoyable.... Monsieur disait qu'il était bien fâché; mais madame! Oh! si vous l'aviez entendue! Si ce n'est pas une chrétienne et un ange, c'est qu'il n'y en a pas!... Je suis une misérable de la quitter ainsi, mais je n'y pouvais pas tenir;... elle-même elle disait qu'une âme valait plus que le monde. Eh bien! cet enfant a une âme; si je le laisse enlever, que deviendra cette âme? Ce que je fais doit être bien.... Si ce n'est pas bien, que le Seigneur me pardonne, car je ne peux pas ne pas le faire.
—Eh bien, pauvre vieux homme, dit Chloé, pourquoi ne t'en vas-tu pas aussi? Veux-tu attendre qu'on te porte de l'autre côté de la rivière, où l'on fait mourir les nègres de fatigue et de faim? J'aimerais mieux mourir mille fois que d'aller là, moi! Allons, il est temps... partez avec Lisa... Vous avez une passe pour aller et venir en tout temps.... Allons, remuez-vous; je fais votre paquet.»
Tom releva lentement la tête, regarda autour de lui tristement, mais avec calme, puis il dit:
«Non, je ne partirai point; qu'Élisa parte! elle fait bien. Ce n'est pas moi qui dirai le contraire. La nature veut qu'elle parte. Mais vous avez entendu ce qu'elle a dit: je dois être vendu, ou tout ici, choses et gens, va être ruiné. Je pense que je puis supporter cela autant que qui que ce soit.... Et quelque chose comme un soupir et un sanglot souleva sa vaste poitrine, qui tressaillit convulsivement.... Le maître, ajouta-t-il, m'a toujours trouvé à ma place,... il m'y trouvera toujours.... Je n'ai jamais manqué à ma foi, je ne me suis jamais servi de la passe contrairement à ma parole: je ne commencerai point: il vaut mieux que je parte seul que de causer la perte de la maison et la vente de tous. Le maître ne doit pas être blâmé, Chloé, il prendra soin de vous et de ces pauvres....»
A ces mots, il se tourna vers le lit grossier où l'on voyait paraître les petites têtes crépues, et ses sanglots éclatèrent... Il s'appuya sur le dossier de sa chaise et se couvrit le visage de ses larges mains. Des sanglots profonds, bruyants, impétueux, ébranlèrent jusqu'au siége, et de grandes larmes, glissant entre ses doigts, tombèrent sur le sol. Lecteur! telles seraient les larmes que vous verseriez sur le cercueil de votre premier-né! telles étaient, madame, les larmes que vous avez répandues en entendant les cris de votre enfant qui mourait! Lecteur, vous êtes un homme, et lui aussi était un homme! Madame, vous portez de la soie et des bijoux; mais, dans ces grandes détresses de la vie, dans ces terribles épreuves, nous n'avons pour nous tous qu'une même douleur!
«Et puis, dit Élisa, qui se tenait toujours auprès de la porte, j'ai vu mon mari cette après-midi.... Je ne me doutais pas alors de ce qui allait arriver. Ils l'ont poussé à bout, et il m'a dit aujourd'hui qu'il avait aussi l'intention de s'enfuir. Tâchez de lui donner de mes nouvelles; dites-lui comment et pourquoi je suis partie; dites-lui que je vais essayer de gagner le Canada; portez-lui tout mon amour, et si je ne le revois pas, dites-lui....»
Elle se retourna vers la muraille, leur déroba un instant son visage, puis elle reprit d'une voix brève:
«Dites-lui d'être aussi bon qu'il pourra, pour que nous nous retrouvions au ciel!... Appelez Bruno, fermez la porte sur lui; pauvre bête! il ne faut pas qu'il me suive!»
Il y eut encore quelques dernières paroles, quelques larmes, quelques adieux bien simples, mêlés de bénédictions; puis, soulevant dans ses bras son enfant étonné et effrayé, elle disparut silencieusement.
CHAPITRE VI.
Découverte.
Après leur longue discussion, M. et Mme Shelby ne s'endormirent pas tout d'abord. Aussi le lendemain se réveillèrent-ils plus tard que de coutume.
«Je ne sais ce qui retient Élisa ce matin,» dit Mme Shelby, après avoir sonné plusieurs fois inutilement.
M. Shelby, debout devant sa glace, repassait son rasoir. La porte s'ouvrit, et un jeune mulâtre entra avec l'eau pour la barbe.
«André, dit Mme Shelby, frappez donc à la porte d'Élisa et dites-lui que je l'ai sonnée trois fois. Pauvre créature!» ajouta-t-elle tout bas en soupirant.
André revint bientôt l'œil effaré.
«Dieu! madame, les tiroirs de Lisa sont tout ouverts. Ses affaires sont jetées partout... je crois qu'elle est partie.»
La vérité passa comme un éclair devant les yeux des deux époux. M. Shelby s'écria:
«Elle a eu des soupçons... et elle s'est enfuie.
—Dieu soit loué! dit Mme Shelby de son côté. Oui, je le crois.
—Madame, ce que vous dites là n'a pas de sens: si elle est partie, ce sera vraiment fâcheux pour moi. Haley a vu que j'hésitais à lui vendre cet enfant; il pourra penser que j'ai été complice de la fuite... cela touche mon honneur.»
M. Shelby quitta la chambre en toute hâte.
Depuis un quart d'heure, c'était, dans la maison, un va-et-vient continuel, un bruit de portes s'ouvrant et se fermant, et un pêle-mêle de visages de toutes nuances et de toutes couleurs.
Une seule personne eût pu donner quelques éclaircissements, et cette personne se taisait: c'était la cuisinière en chef, Chloé. Silencieuse, un nuage de tristesse couvrant sa face naguère encore si joyeuse, elle préparait les gâteaux du déjeuner, comme si elle n'eût rien vu, rien entendu de ce qui se passait autour d'elle.
Bientôt une douzaine de jeunes drôles, noirs comme des corbeaux, se rangèrent sur les marches du perron, chacun voulant être le premier à saluer le maître étranger avec la nouvelle de sa déconvenue.
«Il en perdra la tête, je gage, disait André.
—Je suis sûr qu'il va jurer, reprenait Jean le Noir.
—Oui, il jure, faisait à son tour Mandy Tête-de-laine. Je l'ai entendu hier à dîner; j'ai entendu tout, je m'étais fourré dans le cabinet où madame met la vaisselle... j'ai entendu!»
Amanda, qui jamais de sa vie n'avait compris un mot à une conversation, se donna un petit air d'intelligence supérieure, en marchant fièrement au milieu de ses compagnons. Amanda n'oubliait de dire qu'une seule chose, c'est que blottie dans ce cabinet, au milieu de la vaisselle, elle n'avait fait qu'y dormir.
Haley apparut enfin botté, éperonné... De tout côté, on lui jeta au nez la mauvaise nouvelle.
Les jeunes drôles ne furent pas désappointés dans leur attente: il jura, il jura avec une abondance et une facilité de paroles qui les réjouissaient fort; ils avaient soin cependant de se baisser et de se reculer de façon à être toujours hors de la portée de son fouet. Ils roulèrent bientôt les uns sur les autres, avec d'immenses éclats de rire, se débattant sur le gazon flétri de la cour, gesticulant, criant et hurlant.
«Oh! les petits démons! si je les tenais, murmura Haley entre ses dents.
—Mais vous ne les tenez pas, dit André avec un geste de triomphe accompagné d'indescriptibles grimaces, après toutefois que le marchand eut tourné le dos, et qu'il ne lui fut plus possible de l'entendre.
—Eh bien! Shelby, voilà qui est assez extraordinaire, dit Haley en entrant brusquement dans le salon; il paraît que la fille a décampé avec son petit.
—Monsieur Haley.... madame Shelby est ici, dit celui-ci avec dignité.
—Pardon, madame, dit Haley en saluant légèrement et d'un air refrogné, mais je répète ce que je disais tout à l'heure: on fait courir un singulier bruit!... Est-ce vrai, monsieur?
—Monsieur, répondit Shelby, si vous voulez conférer avec moi, gardez un peu la tenue d'un gentleman. André, prenez le chapeau et le fouet de M. Haley.... Asseyez-vous, monsieur.... Oui, monsieur, j'ai le regret de vous dire que cette jeune femme, qui a entendu ou soupçonné ce qui l'intéressait.... a enlevé son fils et est partie la nuit dernière.
—J'espérais, je l'avoue, qu'on agirait loyalement avec moi dans cette affaire, reprit Haley.
—Quoi! monsieur, dit Shelby en s'approchant vivement de lui, que dois-je entendre par là?... A celui qui met mon honneur en question, je n'ai qu'une réponse à faire.»
A ces mots, le trafiquant devint beaucoup plus humble, et baissant de ton:
«Il est pourtant bien dur, murmura-t-il, pour un homme qui vient de faire un bon marché, de se voir berné de cette façon.
—Monsieur, dit Shelby, si je ne comprenais que vous avez quelque sujet de désappointement, je n'aurais pas toléré la grossièreté de votre entrée dans mon salon ce matin, et j'ajoute, puisque l'explication semble nécessaire, que je ne tolérerai pas la plus légère insinuation de votre part: on ne suspecte pas ma loyauté, monsieur! Je me crois cependant obligé à vous donner aide et protection. Prenez mes gens et mes chevaux, et tâchez de retrouver ce qui est à vous. En un mot, Haley, continua-t-il en quittant tout d'un coup ce ton de dignité froide pour revenir à sa franche cordialité, ce que vous avez de mieux à faire, c'est de reprendre votre belle humeur.... et de déjeuner.... Nous aviserons après.»
Mme Shelby se leva, et dit que ses occupations ne lui permettaient pas d'assister au déjeuner; et, chargeant une digne mulâtresse de préparer le café et de servir les deux hommes, elle quitta l'appartement.
«La vieille dame n'aime pas démesurément votre serviteur, dit Haley, faisant un laborieux effort pour paraître très-familier.
—Je ne suis pas habitué à entendre parler si familièrement de ma femme, dit Shelby assez sèchement.
—Pardon; mais ce n'était qu'une plaisanterie, vous le savez bien.
—Les plaisanteries sont plus ou moins agréables, dit Shelby.
—Il est diablement libre maintenant que ces papiers sont signés, murmura le marchand; comme il est devenu grand depuis hier!»
Jamais la chute d'un premier ministre, après une intrigue de cour, ne produisit une plus violente tempête d'émotions que la nouvelle de ce qui venait d'arriver à l'oncle Tom. On ne parlait pas d'autre chose. Dans la case comme aux champs, on discutait les résultats probables de l'événement. La fuite d'Élisa, étant le premier exemple d'un événement de cette nature chez M. Shelby, augmentait encore l'agitation et le trouble de tous.
Le noir Samuel (on l'appelait noir parce que son teint était de trois nuances plus foncé que celui des autres fils de la côte d'ébène), le noir Samuel déroulait en lui-même toutes les phases de l'affaire: il en étudiait la portée, il en calculait l'influence sur son propre bien-être, avec une puissance d'intuition et une netteté de regard qui eussent fait honneur à un politique blanc de Washington.
«C'est un mauvais vent que celui qui ne souffle nulle part, se dit Samuel sentencieusement. Un mauvais vent! c'est un fait.» Il rehaussa son pantalon qui menaçait de tomber, remplaçant adroitement par un petit clou un bouton nécessaire.... et absent. Cet effort de génie mécanique sembla le ravir.
«Oui, c'est un mauvais vent que celui qui ne souffle nulle part, répéta-t-il encore. Maintenant, voilà Tom bas... cela va faire monter un nègre à sa place. Et pourquoi pas moi, ce nègre? Pourquoi pas Sam? C'est une idée! Comme Tom! à cheval! Aller à cheval! partout, dans la campagne.... belles bottes cirées... bottes noires!... Une passe dans ma poche.... Moi, grand monsieur! Pourquoi pas? Oui, pourquoi pas Sam? Je voudrais bien savoir la raison!...
—Ohé, Samuel! ohé, Sam! m'sieu a besoin de vous pour seller Bell et Jerry, dit André en interrompant le soliloque de Samuel.
—Ah! et pourquoi faire, petit?
—Bah! vous ne savez donc pas que Lisa a décampé avec son petit...
— Tu veux en remontrer à ton grand-père, dit Samuel avec un mépris superbe.... Je savais cela bien avant toi. Ce nègre n'est pas si sot qu'on pense.
—Bien; mais m'sieu veut qu'on apprête à l'instant Jerry et Bell. Vous et moi nous allons accompagner m'sieu Haley et tâcher de la reprendre.
—Bon! voilà donc une occasion, dit Samuel; c'est maintenant Sam qui a la confiance! c'est moi, le nègre! Vous allez voir si je ne la reprends pas.... Ah! on va voir ce que Sam est capable de faire!
—Eh mais, Samuel, vous feriez mieux d'y regarder à deux fois; madame ne veut pas qu'on la reprenne; ainsi, gare à vous!
—Oh! fit Samuel, ouvrant de grands yeux, comment sais-tu cela?
—Moi-même, ce matin, en allant porter l'eau pour la barbe dans la chambre de monsieur, je l'ai entendue; elle m'a envoyé voir pourquoi Lisa ne venait pas l'habiller, et, quand je lui ai dit qu'elle était partie, elle a dit: «Dieu soit béni!» et monsieur a été comme fou; et il lui a répondu: «Vous ne savez ce que vous dites!» Mais elle le ramènera, allez! je sais bien comment cela se passe.... il vaut mieux être du côté de madame; c'est moi qui vous le dis!»
Le noir Samuel gratta sa tête crépue, qui ne renfermait pas sans doute une profonde sagesse, mais qui contenait beaucoup de cette chose particulière qu'on souhaite aux hommes politiques de tous les pays et sous tous les régimes, et qui consiste à savoir de quel côté le pain est beurré.... Samuel se mit donc à réfléchir, en remontant encore une fois son pantalon: c'était le procédé dont il se servait habituellement pour faciliter les opérations de son cerveau.
«Il ne faut jamais dire jamais dans ce monde,» murmura-t-il enfin.
Le mot ce fut murmuré avec toute l'emphase d'un philosophe, comme si Samuel eût véritablement connu beaucoup d'autres mondes, et que cette conclusion fût le résultat de ses comparaisons.
«J'aurais pourtant cru, fit-il d'un air pensif, que madame aurait mis toute la maison sur pied pour reprendre Lisa.
—Eh oui! elle aurait, répondit l'enfant; mais ne pouvez-vous voir à travers une échelle, vieux nègre noir? Madame ne veut pas que ce M. Haley emmène l'enfant de Lisa.... Voilà la chose!
—High! fit Samuel avec une intonation impossible à noter pour les oreilles qui ne l'ont pas entendue chez les nègres.
—Et maintenant, j'espère que vous irez vite chercher les chevaux. Ne perdez pas de temps. Madame vous a déjà demandé, et voilà que vous restez à jaser.»
Samuel se hâta en effet; il revint bientôt en triomphateur, ramenant au galop Bill et Jerry. Il sauta à terre pendant qu'ils couraient encore, et les aligna le long du mur, comme on fait dans un tournoi. Le cheval de Haley, qui était un jeune poulain ombrageux, rua, hennit et secoua son licou.
«Oh, oh! dit Samuel.... Farouche! Vous êtes farouche!... Et son noir visage brilla d'un éclair de malice.... Je vais bien vous faire tenir en place!»
Un large frêne ombrageait la cour: de petites faînes, triangulaires et tranchantes, jonchaient le sol. Samuel en prit une, s'approcha du poulain, le flatta, le gratta, comme s'il eût voulu l'adoucir et le calmer; et, sous prétexte d'ajuster la selle, il glissa fort adroitement en dessous la petite faîne, de telle façon que le moindre poids posé sur la selle dût exciter la sensibilité nerveuse de l'animal, sans laisser la moindre trace de blessure ou d'égratignure.
«Là! dit-il en roulant ses gros yeux et faisant une grimace, nous verrons s'il ne sera pas tranquille maintenant....»
Au même instant Mme Shelby apparut sur le balcon, et lui fit un signe. Samuel s'approcha, déterminé à lui faire sa cour, comme un solliciteur, au moment d'une vacance à Washington ou au palais de Saint-James.
«Pourquoi avez-vous tant tardé, Samuel? j'avais envoyé André pour vous hâter.
—Dieu vous bénisse, madame! on ne pouvait pas prendre les chevaux en une minute: ils ont couru, Dieu sait où, jusqu'au bout de la prairie.
—Samuel, je vous ai dit bien souvent de ne pas tant répéter Dieu vous bénisse! Dieu sait! et autres phrases où vous mettez le nom de Dieu.... ce n'est pas bien!
—Dieu vous bénisse, madame! Je ne l'oublierai pas.... je ne recommencerai point.
—Eh mais, Samuel, vous avez déjà recommencé!
—Est-ce que?.... vraiment.... ô Dieu! Je ne voulais pourtant pas.
—Il faut faire attention, Samuel.
—Donnez-moi le temps de me reconnaître, madame.... vous verrez.... je ferai attention.
—Allons, c'est bien. Maintenant, Samuel, vous allez accompagner M. Haley, pour lui montrer le chemin.... pour l'aider.... Ayez bien soin des chevaux, Samuel; vous savez que la semaine passée Jerry était un peu boiteux.... Ne les faites point marcher trop vite.»
Mme Shelby prononça ces derniers mots à voix basse et avec une certaine intonation.
«Pour cela, rapportez-vous en à ce nègre, dit Samuel, en tournant deux yeux pleins de commentaires.... Dieu sait! Ah! je ne voulais pas le dire, reprit-il avec un tel luxe de démonstrations craintives, qu'en dépit d'elle-même sa maîtresse ne put s'empêcher de rire. Oui, madame, j'aurai soin des chevaux.
—Maintenant, André, dit Samuel en retournant à son poste sous le hêtre, je ne serais pas du tout surpris quand le cheval du monsieur se mettrait à danser un peu au moment où il montera en selle. Vous savez, André, les bêtes ont quelquefois de ces idées-là; et, en guise d'avertissement, il donna à son camarade un coup de poing dans les côtes.
—High! fit André avec le signe d'un homme qui a compris tout à coup.
—Vous le voyez, André, madame veut gagner du temps.
—Cela est visible, même pour l'observateur le plus ordinaire.... elle aura ce qu'elle veut, je m'en charge! On peut lâcher les chevaux pour qu'ils paissent tous ensemble auprès de nous et jusqu'au bois; je ne pense pas que cela fâche monsieur.»
André fit une grimace.
«Vous voyez, André, vous voyez, dit Samuel; s'il arrivait quelque chose au cheval de M. Haley, nous quitterions nos montures et nous irions à lui pour le secourir. Oui, nous lui porterions secours; oh! oui.»
Samuel et André branlèrent leurs têtes noires d'une épaule à l'autre et se livrèrent à un rire inextinguible, dont ils tempéraient toutefois les éclats; puis ils firent claquer leurs doigts, et trépignèrent avec une sorte de ravissement.
Haley apparut sur le perron. Quelques tasses d'excellent café l'avaient un peu adouci. Il était d'assez bonne humeur: il s'avança en souriant et en causant; les deux nègres saisirent certaines feuilles de palmier, qu'ils avaient l'habitude d'appeler leurs chapeaux, et s'élancèrent vers les chevaux pour être prêts «à aider le m'sieu.»
Les feuilles du chapeau de Samuel n'avaient plus, sur les bords, aucune prétention possible à la tresse. Elles retombaient de tous côtés, éparses et roides; ce qui lui donnait un air de révolte et d'indépendance superbe. On eût dit un chef de tribu.
Les bords de la coiffure d'André avaient complétement disparu; mais un ingénieux coup de poing l'avait arrangée en couronne sur sa tête. Il en paraissait fort charmé et semblait dire: «Qui prétend donc que je n'ai pas de chapeau?
—Bien, mes enfants. Maintenant, du vif! nous n'avons pas de temps à perdre.
—Pas une minute, m'sieu,» dit Samuel en lui tendant les rênes et en tenant l'étrier, pendant qu'André détachait les deux autres chevaux.
Au moment où Haley toucha la selle, le fougueux animal bondit du sol, par un élan soudain, et jeta son maître à quelques pas de là sur le gazon sec et doux, qui amortit la chute.
Samuel s'élança aux rênes avec un geste frénétique, mais il ne réussit qu'à fourrer son bizarre chapeau de palmier dans les yeux de l'animal: la vue de cet étrange objet ne pouvait guère contribuer à calmer ses nerfs; aussi il échappa violemment des mains de Samuel renversé, fit entendre deux ou trois hennissements de mépris, et, après quelques ruades vigoureusement détachées, s'élança au bout de la prairie, suivi bientôt de Bell et de Jerry, qu'André n'avait pas manqué de lâcher, hâtant encore leur fuite par ses terribles exclamations.
Il s'ensuivit une indescriptible scène de désordre. Andy et Sam criaient et couraient; les chiens aboyaient; Mike, Moïse, Amanda, Fanny, et tous les autres petits échantillons de la race nègre qui se trouvaient dans l'habitation, s'élancèrent dans toutes les directions, poussant des hurlements, frappant dans leurs mains et se démenant avec la plus fâcheuse bonne volonté et le zèle le plus compromettant du monde.
Le cheval de Haley, vif et plein d'ardeur, parut entrer dans l'intention des auteurs de cette petite scène avec le plus grand plaisir. Il avait pour carrière une prairie d'un quart de lieue, descendant de chaque côté vers un petit bois: il se laissait donc volontiers approcher; quand il se voyait à portée de la main, il repartait avec une ruade et un hennissement, comme une méchante bête qu'il était, puis il s'enfonçait bien loin dans quelque allée du bois. Samuel n'avait garde de l'arrêter avant le moment qu'il jugerait convenable. Il se donnait une peine vraiment héroïque. Pareil au glaive de Richard Cœur-de-Lion, qui brillait toujours au front de la bataille et au plus épais de la mêlée, le chapeau de palmier de Samuel se montrait toujours là où il y avait le plus petit danger de reprendre le cheval. Il n'en criait pas moins à pleins poumons: «Là! ici! prenez! prenez-le!» de telle façon cependant qu'il augmentait à chaque fois le désordre et la confusion.
Haley courait aussi à droite et à gauche, maudissant, jurant et frappant du pied. M. Shelby, du haut de son perron, essayait en vain de donner des ordres. Mme Shelby suivait la scène de la fenêtre de sa chambre, riant et s'étonnant.... quoiqu'au fond elle se doutât bien de quelque chose.
Enfin, vers deux heures, Samuel apparut, triomphant, monté sur Jerry, tenant en main la bride du cheval de Haley, ruisselant de sueur, mais l'œil ardent, les naseaux dilatés et laissant voir que son ardeur et sa fougue n'étaient pas encore domptées.
«Il est pris! s'écria-t-il fièrement; sans moi ils en eussent été pour leur peine: ils n'auraient jamais pu!
—Sans vous! grommela Haley d'un ton bourru, sans vous tout cela ne serait pas arrivé!
—Dieu vous bénisse! répondit Samuel d'un air contrit... moi qui me suis mis en nage pour votre service!
—Oui, dit Haley, vous m'avez fait perdre trois heures par votre bêtise! Maintenant, partons, et trêve de sottises!
—Ah! monsieur, s'écria piteusement Samuel, vous voulez donc nous tuer net, bêtes et gens! nous n'en pouvons mais, et les chevaux sont sur les dents... M'sieu restera bien jusqu'après dîner.... Il faut que le cheval de m'sieu soit bouchonné; voyez dans quel état il s'est mis.... Jerry boite.... et puis, je ne pense pas que madame veuille vous laisser partir ainsi. Dieu vous bénisse, monsieur! nous n'avons rien à perdre pour attendre. Lisa n'a jamais été une bonne marcheuse.»
Mme Shelby, que cette conversation divertissait fort, descendit du perron pour y prendre part. Elle s'avança vers Haley, exprima très-poliment ses regrets de l'accident, l'engagea instamment à dîner à l'habitation, assurant qu'on allait immédiatement servir.
Haley, tout bien considéré, se détermina donc à rester, et prit d'assez mauvaise grâce le chemin du salon. Sam, roulant les yeux avec une expression que nous ne saurions décrire, conduisit gravement les chevaux à l'écurie.
«L'avez-vous vu, André? l'avez-vous vu? s'écria-t-il, dès qu'il fut hors de la voix et qu'il eut attaché ses chevaux. O Dieu! si ce n'était pas aussi amusant qu'au meeting de le voir danser, trépigner et jurer après nous.... l'avez-vous entendu?... Jure, vieux drôle! me disais-je à moi-même; jure! Tu veux ton cheval! Attends que je l'attrape!... Dieu! André, il me semble que je le vois encore!»
Et les deux nègres, s'appuyant contre le mur, s'en donnèrent à cœur joie.
«Il avait l'air d'un fou, quand je lui ai ramené son cheval. Dieu! je crois qu'il m'aurait tué s'il eût osé, et moi j'étais là comme un pauvre innocent.
—Oui, je vous ai vu.... Vous êtes un vieux rusé, Sam.
—Je le soupçonne, reprit modestement Samuel.... Et madame, l'avez-vous vue à sa fenêtre, comme elle riait?
—J'en suis sûr; mais j'étais en train de courir, je n'ai rien vu....
—Remarquez, dit Samuel tout en lavant le poney, remarquez, André, comme j'ai l'habitude de l'observation; c'est bien important dans la vie, André! Cultivez l'observation pendant que vous êtes jeune. Levez donc le pied de derrière. Voyez-vous, l'observation, c'est ce qui fait la différence entre un nègre et un nègre. N'ai-je pas vu de quel côté soufflait le vent, ce matin? N'ai-je pas compris ce que madame voulait, quoiqu'elle ne le dît pas?... C'est de l'observation, André! Je pense que vous appellerez cela une faculté! Les facultés diffèrent suivant les natures; mais l'éducation y est aussi pour beaucoup, André!
—Je crois, répondit celui-ci, que si je n'avais pas aidé votre observation ce matin, vous n'auriez pas vu si clair.
—André, vous êtes un enfant qui promettez beaucoup; cela ne fait pas un doute. J'ai bonne opinion de vous, et je n'ai pas honte de vous emprunter une idée. Il ne faut mépriser personne, André. Les plus malins peuvent quelquefois se tromper. Mais rentrons.... Je gage qu'aujourd'hui madame nous donnera quelque bon morceau.»
CHAPITRE VII.
Les angoisses d'une mère.
Jamais une créature humaine ne se sentit plus malheureuse et plus abandonnée qu'Élisa, au moment où elle s'éloigna de la case de l'oncle Tom. Les souffrances et les dangers de son mari, le danger de son enfant, tout cela se mêlait dans son âme avec le sentiment confus et douloureux de tous les périls qu'elle-même allait courir en quittant cette maison, la seule qu'elle eût jamais connue, en quittant une maîtresse qu'elle avait toujours aimée et respectée. N'allait-elle pas quitter aussi tous ces objets familiers qui nous attachent, le lieu où elle avait grandi, les arbres dont l'ombre avait abrité ses jeux, les bosquets où elle s'était promenée, le soir des jours heureux, à côté de son jeune époux? Tous ces objets, qu'elle apercevait à la lueur froide et brillante des étoiles, semblaient prendre une voix pour lui adresser des reproches et lui demander où elle pourrait aller en les quittant.
Mais, plus puissant que tout le reste, l'amour maternel la rendait folle de terreur en lui faisant pressentir l'approche de quelque danger terrible. L'enfant était assez grand pour marcher à côté d'elle; dans toute autre circonstance, elle se fût contentée de le conduire par la main: mais alors la seule pensée de ne plus le serrer dans ses bras la faisait tressaillir; et, tout en hâtant sa marche, elle le pressait contre sa poitrine avec une étreinte convulsive.
La terre gelée craquait sous ses pas: elle tremblait au bruit; le frôlement d'une feuille, une ombre balancée lui faisaient refluer le sang au cœur et précipitaient sa marche. Elle s'étonnait de la force qu'elle trouvait en elle. Son enfant lui semblait léger comme une plume. Chaque terreur nouvelle augmentait encore cette force surnaturelle qui l'emportait. Souvent quelque prière s'élançait de ses lèvres pâles et montait jusqu'à l'ami qui est là-haut: «Seigneur, sauvez-moi! mon Dieu, ayez pitié de moi!»
O mère qui me lisez, si c'était votre Henri à vous qu'on dût vous enlever demain matin, si vous eussiez vu l'homme, le brutal marchand, si vous eussiez appris que l'acte de vente est signé et remis.... si vous n'aviez plus que de minuit au matin pour vous sauver.... et le sauver.... quelle serait la rapidité de votre fuite, combien de milles pourriez-vous faire dans ces quelques heures.... le cher fardeau à votre sein, sa petite tête endormie sur votre épaule, ses deux petits bras confiants noués autour de votre cou?
Car l'enfant dormait.
D'abord, l'effroi, l'étrangeté des circonstances le tinrent éveillé; mais la mère réprimait si énergiquement chaque parole, chaque souffle, l'assurant que, s'il voulait seulement être tranquille, elle le sauverait, qu'il se serra paisiblement contre elle en lui disant seulement, quand il sentait venir le sommeil:
«Mère, faut-il que je reste éveillé? dites, faut-il?
—Non, cher ange, dors si tu veux.
—Mais, si je dors, tu ne vas pas me laisser, mère!
—Oh Dieu! te laisser! non, va!» Et sa joue devint plus pâle, et plus brillant le rayon de ses yeux noirs....
«Vous êtes sûre, mais bien sûre?
—Oui, bien sûre!» reprit la mère d'une voix qui l'effraya elle-même, car elle lui sembla venir d'un esprit intérieur qui n'était point elle.
L'enfant laissa tomber sa tête fatiguée et s'endormit.... Le contact de ces petits bras chauds, cette respiration qui passait sur son cou, donnaient aux mouvements de la mère comme une ardeur enflammée. Chaque tressaillement de l'enfant endormi faisait passer dans ses membres comme un courant électrique. Sublime domination de l'esprit sur le corps, qui rend insensibles les chairs et les nerfs, et qui trempe les muscles comme de l'acier, pour que la faiblesse devienne de la force! Les limites de la ferme, le bosquet, le bois, tout cela passait comme des fantômes.... Et elle marchait, marchait toujours, sans s'arrêter, sans reprendre haleine.... Les premières lueurs du jour la trouvèrent sur le grand chemin, à plusieurs milles de l'habitation.
Souvent, avec sa maîtresse, elle était allée visiter quelques amis dans le voisinage jusqu'au village de T., tout près de l'Ohio: elle connaissait parfaitement ce chemin. Mais aller plus loin, passer le fleuve, c'était pour elle le commencement de l'inconnu. Elle ne pouvait plus désormais espérer qu'en Dieu.
Quand les chevaux et les voitures commencèrent à circuler sur la grande route, elle comprit, avec cette intuition rapide que nous avons toujours dans nos moments d'excitation morale, et qui semble une sorte d'inspiration, elle comprit que sa marche égarée et sa physionomie inquiète allaient attirer sur elle l'attention soupçonneuse des passants. Elle posa donc l'enfant à terre, répara sa toilette, ajusta sa coiffure, et mesura sa marche de façon à sauver du moins les apparences. Elle avait fait provision de pommes et de gâteaux. Les pommes lui servirent à hâter la marche de l'enfant; elle les faisait rouler à quelques pas devant lui: l'enfant courait après de toutes ses forces. Cette ruse, souvent répétée, lui fit gagner quelques milles.
Ils arrivèrent bientôt près d'un épais taillis, qu'un ruisseau limpide traversait avec un frais murmure. L'enfant avait faim et soif: il commençait à se plaindre. Tous deux franchirent la haie. Ils s'assirent derrière un quartier de rocher qui les dérobait à la vue; elle le fit déjeuner. L'enfant remarqua en pleurant qu'elle ne mangeait pas: il lui passa un bras autour du cou et voulut lui glisser un morceau de gâteau dans la bouche....
«Il m'étoufferait! pensa-t-elle.... Non, Henri, non, cher ange, maman ne peut pas manger que tu ne sois sauvé.... Il faut aller.... encore, encore, jusqu'à ce que nous ayons atteint la rivière.»
Et elle se précipita sur la route.... puis elle reprit une marche régulière et calme.
Elle avait dépassé de plusieurs milles les endroits où elle était personnellement connue. Si le hasard voulait qu'elle rencontrât quelque connaissance, elle se disait que la bonté très-notoire de la famille écarterait bien loin toute idée d'évasion. Et puis, elle était si blanche qu'il fallait un œil attentif et exercé pour reconnaître le sang mêlé; son enfant était aussi blanc qu'elle; c'était une chance de plus de passer inaperçue.
Elle s'arrêta vers midi dans une jolie ferme pour s'y reposer et commander le dîner. Avec la distance le danger diminuait; ses nerfs se détendaient, et elle éprouvait à la fois de la fatigue et de la faim.
La fermière, déjà sur l'âge, bonne et un peu commère, fut enchantée d'avoir à qui parler, et elle accepta sans examen la fable d'Élisa, qui allait, disait-elle, à quelque distance, passer une semaine chez une amie.... «Puissé-je dire vrai!» ajoutait-elle tout bas.
Une heure avant le coucher du soleil, elle arriva au village de T., sur les bords de l'Ohio, fatiguée, le corps malade, mais l'âme vaillante. Son premier regard fut pour la rivière, qui, pareille au Jourdain de la Bible, la séparait du Chanaan de la liberté.
On était au commencement du printemps; la rivière, gonflée et mugissante, charriait des monceaux de glace avec ses eaux tumultueuses. Grâce à la forme particulière du rivage, qui, dans cette partie du Kentucky, s'avance comme un promontoire au milieu des eaux, d'énormes quantités de glace avaient été retenues au passage. Elles s'entassaient en piles énormes qui formaient comme un radeau irrégulier et gigantesque, interrompant la communication des deux rives.
Élisa demeura un instant en contemplation devant cet affligeant spectacle.... «Le bac ne marche plus!» pensa-t-elle.... et elle courut à une petite auberge pour y demander quelques renseignements.
L'hôtesse, occupée à ses fritures et à ses ragoûts pour le repas du soir, s'arrêta, fourchette en main, en entendant la voix douce et plaintive d'Élisa.
«Qu'est-ce donc?
—Y a-t-il un bac ou un bateau pour passer le monde qui va à B...?
—Non vraiment. Les bateaux ne marchent plus.»
La douleur et l'abattement d'Élisa frappèrent cette femme.
«Vous auriez, lui demanda-t-elle avec intérêt, besoin de passer de l'autre côté de l'eau?... Quelqu'un de malade?... Vous semblez inquiète.
—J'ai un enfant en danger, je ne le sais que d'hier soir; je suis venue tout d'une traite dans l'espoir de trouver le bac.
—C'est bien malheureux, dit la femme qui sentit s'éveiller toutes ses sympathies maternelles.... Je suis vraiment fâchée pour vous. Salomon!» cria-t-elle par la fenêtre, en dirigeant sa voix du côté d'une petite hutte toute noire.
Un individu aux mains sales, et portant un tablier de cuir, parut sur le seuil.
«Dites-moi, Salomon, cet homme ne va-t-il point passer l'eau cette nuit?
—Il dit qu'il va essayer, si cela est possible.»
Alors l'hôtesse, se retournant vers Élisa:
«Un homme va venir avec des marchandises pour passer cette nuit. Il soupera ici. Ce que vous avez de mieux à faire, c'est de vous asseoir et de l'attendre. Quel joli enfant!» ajouta-t-elle en lui offrant un gâteau.
Mais l'enfant, tout épuisé par la route, pleurait de fatigue.
«Pauvre petit! dit Élisa, il n'est pas accoutumé à marcher... je l'ai trop pressé!
—Faites-le entrer dans cette chambre,» dit l'hôtesse en ouvrant un petit cabinet où il y avait un lit confortable. Élisa y plaça le pauvre enfant et tint ses petites mains dans les siennes jusqu'à ce qu'il fût endormi. Pour elle, il n'y avait plus de repos. La pensée de ses persécuteurs, comme un feu dévorant, brûlait la moelle de ses os. Elle jetait des regards pleins de larmes sur les flots gonflés et terribles qui coulaient entre elle et la liberté.
Mais quittons l'infortunée pour un instant, et voyons ce que deviennent ceux qui la poursuivent.
Mme Shelby avait dit, il est vrai, que le dîner serait immédiatement servi; on vit bientôt, ce qui s'est vu souvent, qu'il faut être deux pour faire un marché. Quoique les ordres eussent été donnés en présence d'Haley et transmis à la mère Chloé par au moins une demi-douzaine d'alertes messagers, cette haute dignitaire, pour toute réponse, grommela quelques mots inintelligibles, en hochant sa vieille tête, et elle continua son opération avec une lenteur inaccoutumée.
Toute la maison semblait instinctivement deviner que madame n'était en aucune façon affligée de ce retard: on ne saurait croire combien d'accidents retardèrent le cours ordinaire des choses. Un marmiton maladroit renversa la sauce: il fallut refaire la sauce. Chloé y mit un soin désespérant et une précision compassée; elle répondait à toutes les exhortations «qu'elle ne se permettrait pas de servir une sauce tournée pour plaire à des gens qui voulaient rattraper quelqu'un.» Un enfant tomba avec l'eau qu'il portait: il fallut retourner à la fontaine. Un autre renversa le beurre. De temps en temps on arrivait, en ricanant, dire à la cuisine que M. Haley paraissait très-mal à son aise, qu'il ne pouvait rester sur son siége, et qu'il allait en trépignant de la fenêtre à la porte.
«C'est bien fait! disait Chloé avec indignation. Il sera encore plus mal à l'aise un de ces jours, s'il n'amende pas ses voies. Son maître l'enverra chercher, et alors.... il verra....
—Il ira en enfer, c'est sûr, dit le petit Jean.
—Il le mérite bien, dit Chloé d'un air revêche. Il a brisé bien des cœurs... Je vous le dis à tous, reprit-elle en élevant sa fourchette, comme M. Georges l'a lu dans la Rêvélation, les âmes crient au pied de l'autel, elles crient au Seigneur et demandent vengeance.... et un jour le Seigneur les entendra. Oui, il les entendra!»
Chloé était si fort respectée dans la maison, que tous l'écoutèrent bouche béante. Le dîner se trouvait servi; tous les esclaves eurent donc le temps de venir jaser avec elle et de prêter l'oreille à ses remarques.
«Il rôtira toute l'éternité, c'est sûr; hein! rôtira-t-il? disait André.
—Je voudrais bien le voir, reprenait le petit Jean.
—Enfants!» dit une voix qui les fit tous tressaillir.
C'était l'oncle Tom, qui, du seuil, écoutait cette conversation. Enfants! j'ai peur que vous ne sachiez pas ce que vous dites là. Toujours est un mot terrible, enfants; rien que d'y penser, il effraye! Toujours! il ne faut souhaiter cela à aucune créature humaine.
—Nous ne souhaitons cela qu'à ceux qui perdent les âmes, dit André.... à ceux-là, on ne peut s'en empêcher.... ils sont si affreusement méchants!
—La nature elle-même, la bonne nature ne crie-t-elle point contre eux? dit Chloé. Est-ce qu'ils n'arrachent pas l'enfant qu'on allaite au sein de sa mère... pour le vendre?... Et les petits enfants qui pleurent et qui s'attachent à nos vêtements, est-ce qu'ils ne les arrachent point aussi de nos bras.... pour les vendre? Ne séparent-ils point la femme du mari? continua-t-elle en pleurant.... et n'est-ce pas les tuer tous deux? Et cependant, que ressentent-ils? quelle pitié? est-ce que cela les empêche de boire, de fumer et de prendre toutes leurs aises? Si le diable ne les emporte pas, à quoi donc le diable est-il bon?» Et, couvrant son visage de son tablier, Chloé laissa éclater ses sanglots.
Mais alors Tom, à son tour:
«Priez pour ceux qui vous persécutent, dit le bon livre!
—Prier pour eux! c'est trop fort.... je ne puis pas!...
—Oui, Chloé, c'est plus fort que la nature, mais la grâce du Seigneur est plus forte aussi que la nature!... Et d'ailleurs, songez dans quel état se trouve l'âme des pauvres créatures qui commettent de telles actions.... Remerciez Dieu de n'être pas comme elles, Chloé. Pour moi, j'aimerais mieux être vendu dix mille fois que d'avoir le même compte à rendre que ce pauvre homme!
—Et moi aussi, dit Jean; il ne faudra pas la reprendre, Andy.»
André haussa les épaules et sifflota entre ses dents, en signe d'acquiescement.
«Je suis bien aise, reprit Tom, que monsieur ne soit pas sorti ce matin, comme il le voulait. Cela me faisait plus de mal que de me voir vendu. C'était bien naturel à lui, mais bien pénible pour moi, qui le connais depuis l'enfance; j'ai vu monsieur et je commence à être réconcilié avec la volonté de Dieu. Monsieur ne pouvait se tirer d'affaire sans cela. Il a bien fait. Mais j'ai peur que les choses n'aillent encore plus mal, moi absent. On ne s'attendra pas à voir monsieur rôder et surveiller partout, comme je faisais. Les enfants ont bonne volonté.... mais c'est si léger.... voilà ce qui m'effraye!»
La sonnette retentit, et Tom fut appelé au parloir.
«Tom, lui dit Shelby avec bonté, je dois vous avertir que j'ai un dédit de dix mille dollars avec monsieur, si vous ne vous trouvez point à l'endroit qu'il vous désignera. Il va maintenant à ses autres affaires; vous avez votre journée à vous. Allez où vous voudrez, mon garçon.
—Merci, monsieur, dit Tom.
—Ne l'oubliez pas, ajouta le trafiquant, si vous jouez le tour à votre maître, j'exigerai tout le dédit. S'il m'en croyait, il ne se fierait jamais à vous autres nègres; vous glissez comme des anguilles.
—Monsieur, dit Tom en se tenant tout droit devant Shelby, j'avais huit ans quand la vieille maîtresse vous mit dans mes bras; vous n'aviez pas un an: «Tom, ce sera ton maître, me dit-elle: «aie bien soin de lui!» Et maintenant, monsieur, je vous le demande, ai-je jamais manqué à mon devoir? Vous ai-je jamais été infidèle... surtout depuis que je suis chrétien?»
M. Shelby fut comme oppressé; les larmes lui vinrent aux yeux.
«Mon brave garçon, Dieu sait que vous ne dites que la vérité.... et, si je le pouvais, je ne vous vendrais pas.... pour un monde.
—Vrai comme je suis une chrétienne, dit à son tour Mme Shelby, vous serez racheté aussitôt que nous le pourrons. Monsieur Haley, rappelez-vous à qui vous l'aurez vendu, et faites-le-moi savoir.
—Pour cela, certainement, dit Haley. Si vous le désirez, je puis vous le ramener dans un an.
—Je vous le rachèterai bon prix.
—Fort bien, dit le marchand. Je vends, j'achète: pourvu que je fasse une bonne affaire, c'est tout ce que je demande, vous comprenez....»
M. et Mme Shelby se sentaient humiliés et abaissés par l'impudente familiarité du marchand; mais tous deux sentaient aussi l'impérieuse nécessité de maîtriser leurs sentiments: plus il se montrait dur et avare, plus Mme Shelby craignait de le voir reprendre Élisa et son enfant. Elle cherchait donc à le retenir par toutes sortes de ruses féminines: c'étaient des mines, des sourires, des causeries presque intimes... tout, enfin, pour faire passer le temps insensiblement.
A deux heures, Samuel et André amenèrent les chevaux, qui semblaient plus frais et plus dispos que jamais, malgré leur escapade du matin.
Samuel avait puisé dans les inspirations du dîner un zèle et une ardeur nouvelle. Comme Haley s'approchait, il disait à André, avec une évidente allusion à ce qu'ils allaient faire, que tout était pour le mieux et qu'il n'y avait point à douter du succès.
«Sans doute votre maître a des chiens, dit Haley tout pensif, au moment où il allait monter à cheval.
—Des chiens, reprit Samuel, il y en a des tas! Voilà d'abord Bruno! c'est un fameux aboyeur; et puis, chaque nègre a son chien d'une sorte ou de l'autre.
—Fi donc!»
Et Haley murmura je ne sais quels termes injurieux adressés à tous ces chiens.
«Il n'a donc pas, ajouta-t-il (non, il n'en a pas, je le vois bien) de chiens pour le nègre?»
Samuel comprit parfaitement ce que le marchand voulait dire. Il n'en prit pas moins un air de simplicité désespérante.
«Nos chiens ont l'odorat très-fin, dit-il; je pense bien que c'est l'espèce dont vous voulez parler: mais ils manquent d'exercice! ce sont de beaux chiens.... Si vous voulez qu'on les lâche....» Il appela en sifflant l'énorme terre-neuve, qui vint joyeusement bondir autour d'eux.
«Va te faire pendre! cria le marchand. Allons, en route!»
Samuel, en montant à cheval, trouva adroitement le moyen de chatouiller André, qui partit d'un éclat de rire, à la grande indignation de Haley, qui le menaça de son fouet.
«Vous m'étonnez, André! dit Samuel avec une imperturbable gravité. Ce que nous faisons est sérieux, Andy! vous ne devez pas en faire un jeu. Ce ne serait pas le moyen de servir monsieur.
—Décidément je veux aller droit à la rivière, dit Haley en arrivant aux dernières limites de la propriété. Je connais le chemin qu'ils prennent tous; ils veulent passer....
—Certainement, dit Samuel, c'est une idée, cela! M. Haley est tombé juste.... Mais il y a deux routes pour aller à la rivière, la route de terre et la route de pierres. Laquelle voulez-vous prendre?»
André regarda naïvement Samuel, surpris d'entendre cette nouveauté topographique; mais il confirma immédiatement le dire de son camarade par des assertions réitérées.
«Moi, dit Samuel, j'aurais plutôt pensé que Lisa aurait pris la vieille route, parce qu'elle est moins fréquentée.»
Haley, quoiqu'il fût un assez malin oiseau et très-soupçonneux de son naturel, se laissa néanmoins prendre à cette observation.
«Si vous n'êtes deux maudits menteurs....» fit-il en s'arrêtant un moment tout pensif.
Le ton perplexe et réfléchi avec lequel ces paroles furent prononcées parut amuser prodigieusement André. Il se renversa en arrière au point de tomber presque jusqu'à terre. Le visage de Samuel avait pris, au contraire, une expression de gravité dolente.
«Ma foi! dit-il, m'sieu peut agir à sa guise; il peut prendre le chemin droit si cela lui plaît. Pour nous, c'est tout un; quand je réfléchis, je pense même que c'est le meilleur chemin.... décidément....
—Elle aura suivi la route solitaire, dit Haley pensant tout haut, et sans tenir aucun compte de la remarque de Samuel.
—On ne sait pas, reprit Samuel; les femmes sont si drôles! elles ne font jamais rien comme on se l'imagine; c'est presque toujours le contraire: la femme est naturellement contrariante. Si vous croyez qu'elle a pris une route, il est certain que c'est l'autre qu'il faut suivre pour la trouver. Mon opinion à moi est que Lisa a pris la vieille route: aussi je pense qu'il faut suivre la nouvelle.»
Ces observations profondes sur l'humeur féminine ne parurent pas disposer Haley en faveur de la route neuve; il annonça résolûment qu'il allait prendre l'ancienne, et il demanda à Samuel si on devait bientôt y arriver.
«Tout à l'heure, dit Samuel en clignant de l'œil qui regardait André, tout à l'heure!» Il ajouta gravement: «J'ai étudié la question; je crois qu'il ne faut pas prendre cette route. Je ne l'ai jamais parcourue; elle est d'une solitude désespérante, nous pourrions nous égarer.... et dans ce cas, où aller?... Dieu le sait!
—N'importe, dit Haley, je veux aller par cette route.
—Mais, j'y réfléchis, poursuivit Samuel, il me semble que j'ai entendu dire que cette route était tout encombrée de haies et d'échaliers. N'est-ce pas, Andy?»
André n'était pas certain.... il n'avait pas vu.... il ne voulait pas se compromettre.
Haley, habitué à tenir la balance entre des mensonges plus ou moins pesants, crut qu'elle penchait cette fois du côté de la vieille route; il s'imagina que c'était par mégarde que Samuel l'avait d'abord indiquée. Il attribua ses efforts confus pour l'en dissuader à un mensonge désespéré qui n'avait d'autre but que de sauver Élisa.
Quand donc Samuel eut montré la route, Haley s'y précipita vivement, suivi des deux nègres.
C'était vraiment une vieille route, qui avait conduit jadis à la rivière. Elle était abandonnée depuis longues années pour un nouveau tracé. La route était libre à peu près pour une heure de marche; après cela elle était coupée de haies et de métairies. Samuel le savait parfaitement bien; mais elle était depuis si longtemps fermée, qu'André l'ignorait véritablement. Il trottait donc avec un air de soumission respectueuse, murmurant et criant de temps en temps que c'était bien raboteux et bien mauvais pour le pied de Jerry.
«Je vous préviens que je vous connais, drôles, dit Haley; toutes vos roueries ne me feront pas quitter cette route.... André, taisez-vous!
—M'sieu fera ce qu'il voudra,» reprit humblement Samuel; et en même temps il lança un coup d'œil plus significatif à André, dont la gaieté allait éclater bruyamment.
Samuel était d'une animation extrême; il vantait son excellente vue, il s'écriait de temps en temps: «Ah! je vois un chapeau de femme sur la hauteur!» Ou bien, appelant André: «N'est-ce point Lisa, là-bas, dans ce creux?» Il choisissait pour ces exclamations les parties difficiles et rocailleuses de la route, où il était à peu près impossible de hâter le pas. Il tenait ainsi Haley dans une perpétuelle émotion.
Après une heure de marche, les trois voyageurs descendirent précipitamment dans une cour qui dépendait d'une vaste ferme. On ne rencontra personne; tout le monde était aux champs; mais, comme la ferme barrait littéralement le chemin, il était évident qu'on ne pouvait aller plus loin dans cette direction.
«Eh! que vous disais-je, monsieur? fit Samuel avec un air d'innocence persécutée. Comment un étranger pourrait-il connaître le pays mieux que ceux-là qui sont nés et qui ont été élevés sur la place?
—Gredins, dit Haley, vous le saviez bien!
—Mais je vous le disais, et vous ne vouliez pas le croire. Je disais à monsieur que tout était fermé et barré, et que je ne pensais pas que nous pussions passer. Andy m'a entendu.»
Cette assertion était trop incontestablement vraie pour qu'on pût y contredire. L'infortuné marchand fut donc obligé de dissimuler de son mieux. Il cacha sa colère, et tous trois firent volte-face et se dirigèrent vers la grande route.
Il résulta de tous ces retards une certaine avance pour Élisa. Il y avait trois quarts d'heure que son enfant était couché dans le cabinet de l'auberge, quand Haley et les deux esclaves y arrivèrent eux-mêmes.
Élisa était à la fenêtre; elle regardait dans une autre direction; l'œil perçant de Samuel l'eut bientôt découverte. Haley et André étaient à quelques pas en arrière. C'était un moment critique. Samuel eût soin qu'un coup de vent enlevât son chapeau. Il poussa un cri formidable et d'une façon toute particulière. Ce cri réveilla Élisa comme en sursaut. Elle se rejeta vivement en arrière.
Les trois voyageurs s'arrêtèrent en face de la porte d'entrée, tout près de cette fenêtre.
Pour Élisa, mille vies se concentraient dans cet instant suprême. Le cabinet avait une porte latérale qui s'ouvrait sur la rivière. Elle saisit son fils et franchit d'un bond quelques marches. Le marchand l'aperçut au moment où elle disparaissait derrière la rive. Il se jeta à bas de son cheval, appela à grands cris Samuel et André, et il se précipita après elle, comme le limier après le daim. Dans cet instant terrible, le pied d'Élisa touchait à peine le sol; on l'eût crue portée sur la cime des flots. Ils arrivaient derrière elle.... Alors, avec cette puissance nerveuse que Dieu ne donne qu'aux désespérés, poussant un cri sauvage, avec un bond ailé, elle s'élança du bord par-dessus le torrent mugissant et tomba sur le radeau de glace. C'était un saut désespéré, impossible, sinon au désespoir même et à la folie. Haley, Samuel et André poussèrent un cri et levèrent les mains au ciel.
L'énorme glaçon craqua et s'abîma sous son poids.... mais elle ne s'y était point arrêtée une seconde. Cependant, poussant toujours ses cris sauvages, redoublant d'énergie avec le danger, elle sauta de glaçon en glaçon, glissant, se cramponnant, tombant, mais se relevant toujours! Elle perd sa chaussure; ses bas sont arrachés de ses pieds; son sang marque sa route; mais elle ne voit rien, ne sent rien, jusqu'à ce qu'enfin.... obscurément.... comme dans un rêve, elle aperçoit l'autre rive, et un homme qui lui tend la main.
«Vous êtes une brave fille, qui que vous soyez,» dit l'homme avec un serment.
Élisa reconnut le visage et la voix d'un homme qui occupait une ferme tout près de son ancienne demeure.
«Oh! monsieur Symmer, sauvez-moi! sauvez-moi! cachez-moi! disait-elle.
—Quoi? qu'est-ce? disait-il; n'êtes-vous point à M. Shelby?
—Mon enfant, cet enfant que voilà; il l'a vendu! et voilà son maître, dit-elle en montrant le rivage du Kentucky. Oh! M. Symmer! vous avez un petit enfant!
—Oui! j'en ai un.... et il lui aida, avec rudesse, mais avec bonté, à gravir le bord; vous êtes une brave femme, répéta-t-il encore.... et moi, j'aime le courage... partout où je le trouve!»
Quand ils furent au haut de la digue, l'homme s'arrêta:
«Je serais heureux de faire quelque chose pour vous, dit-il; mais je n'ai pas où vous mettre. Ce que je puis faire de mieux, c'est de vous indiquer où vous devez aller; et il lui montra une grande maison blanche, qui se trouvait isolée dans la principale rue du village. Allez là; ce sont de bonnes gens. Il n'y a aucun danger.... ils vous assisteront.... ils sont accoutumés à ces sortes de choses.
—Dieu vous bénisse! dit vivement Élisa.
—Ce n'est rien, reprit l'homme, ce n'est rien du tout; ce que je fais là ne compte pas.
—Bien sûr, monsieur, vous ne le direz à personne?
—Que le tonnerre!... Pour qui me prenez-vous, femme? Cependant, venez. Allons, tenez, vous êtes une femme de cœur.... Vous méritez votre liberté, et vous l'aurez.... si cela dépend de moi.»
Élisa reprit son enfant dans ses bras, et marcha d'un pas vif et ferme. Le fermier s'arrêta et la regarda.
«Shelby ne trouvera peut-être pas que ce soit là un acte de très-bon voisinage; mais que faire? s'il attrape jamais une de mes femmes dans les mêmes circonstances, il sera le bienvenu à me rendre la pareille. Je ne pouvais pourtant pas voir cette pauvre créature courant, luttant, les chiens après elle, et essayant de se sauver.... D'ailleurs, je ne suis pas chargé de chasser et de reprendre les esclaves des autres.»
Ainsi parlait ce pauvre habitant des bruyères du Kentucky, qui ne connaissait pas son droit constitutionnel, ce qui le poussait traîtreusement à se conduire en chrétien. S'il eût été plus éclairé, ce n'est pas ainsi qu'il eût agi.
Haley était comme foudroyé par ce spectacle. Quand Élisa eut disparu, il jeta sur les deux nègres un regard terne et inquisiteur.
«Voilà une belle affaire, dit Samuel.
—Il faut qu'elle ait sept diables dans le corps, reprit Haley.... elle bondissait comme un chat sauvage.
—Mon Dieu! dit Samuel, j'espère que monsieur nous excusera de ne pas l'avoir suivie. Nous ne nous sommes pas sentis de force à prendre cette route-là. Et Samuel se livra à un accès de gros rire.
—Vous riez! hurla le marchand.
—Dieu vous bénisse, m'sieu! je ne puis pas m'en empêcher, dit Samuel, donnant un libre cours à la joie longtemps contenue de son âme. Elle était si curieuse, sautant, bondissant, franchissant la glace!... Et seulement de l'entendre.... pouf! pan! crac! hop! Dieu! comme elle allait! Et Samuel et André rirent tant, que les larmes leur roulaient sur les joues.
—Je vais vous faire rire d'autre sorte,» s'écria-t-il en brandissant son fouet sur leurs têtes.
Ils baissèrent le cou, s'élancèrent au haut de la berge avec des hourras, et se trouvèrent en selle avant qu'il fût remonté.
«Bonsoir, m'sieu, dit Samuel avec beaucoup de gravité; j'ai grand'peur que madame ne soit inquiète de Jerry. M. Haley ne voudrait pas nous retenir plus longtemps. Madame ne serait pas contente que nous ayons fait passer la nuit à nos bêtes sur le pont de Lisa. «Et, après avoir donné un facétieux coup de poing dans les côtes d'André, il partit à toute vitesse, suivi de ce dernier. Peu à peu leurs joyeux éclats s'éteignirent dans le vent.
CHAPITRE VIII.
Les chasseurs d'hommes.
Élisa avait miraculeusement traversé le fleuve aux dernières lueurs du crépuscule. Les grises vapeurs du soir, s'élevant lentement des eaux, la dérobèrent bientôt aux yeux. Le courant grossi et les monceaux de glaces flottantes mettaient une infranchissable barrière entre elle et son persécuteur. Haley, fort désappointé, retourna à la petite auberge pour réfléchir sur le parti qu'il avait à prendre. L'hôtesse lui ouvrit la porte d'un petit salon dont le plancher était couvert d'un tapis déchiré. Quant au tapis de la table, il brillait de taches d'huile. Tout était mesquin et dépareillé: des chaises avec de hauts dossiers de bois; des figurines de plâtre aux vives enluminures décoraient la cheminée. Un banc également en bois et d'une longueur désespérante s'étendait devant l'âtre. C'est là que Haley s'assit pour méditer sur l'instabilité des espérances et du bonheur des humains.
«Qu'avais-je besoin de ce marmot? se demandait-il à lui-même. Me fourrer dans un tel guêpier! Sot que je suis!» Et Haley, pour retrouver un peu de calme, se récita des litanies d'imprécations contre lui-même. Nous reconnaissons volontiers qu'elles étaient assez bien méritées; nous demandons seulement la permission de ne pas les rapporter ici.
Haley fut tiré de sa rêverie par la grosse voix discordante d'un homme qui venait de s'arrêter à la porte de l'auberge. Il courut à la fenêtre.
«Ciel et terre! s'écria-t-il; si ce n'est point là un tour de ce que les gens appellent la Providence! Oui, en vérité.... Tom Loker.»
Haley descendit en toute hâte.
Auprès du comptoir, dans un coin de la salle, un homme se tenait debout: teint bronzé, formes athlétiques, six pieds de haut, gros en proportion. Il était habillé d'une peau de buffle, le poil tourné en dehors, ce qui lui donnait un aspect sauvage et féroce, en complète harmonie avec l'air de son visage. Sur le front, sur la face, tous les traits, toutes les saillies qui indiquent la violence brutale et emportée, avaient pris le plus vaste développement.
Que nos lecteurs s'imaginent un boule-dogue changé en homme, et se promenant en veste et en chapeau: ils auront une assez juste idée de Tom Loker. Il avait un compagnon de voyage qui, sous beaucoup de rapports, offrait avec lui le contraste le plus frappant. Il était petit et mince; il avait dans les mouvements la souplesse doucereuse du chat; ses yeux noirs et perçants semblaient toujours guetter la souris: tous ses traits anguleux visaient pourtant à la sympathie. On eût dit que son nez long et fin voulait pénétrer toute chose. Ses cheveux noirs, rares et lisses, descendaient fort bas sur son front. On devinait dans tous ses gestes une finesse cauteleuse. Le premier de ces deux hommes se versa un grand verre d'eau-de-vie et l'avala sans mot dire; l'autre, debout sur la pointe des pieds, avançant la tête de tous côtés et flairant toutes les bouteilles, demanda avec circonspection, d'une voix maigre et chevrotante, un verre de liqueur de menthe. Quand on eut versé, il prit le verre, l'examina avec une attention complaisante, comme un homme content de ce qu'il a fait et qui vient de «frapper juste sur la tête du clou;» il se disposa ensuite à savourer à petites gorgées.
«Pardieu! je ne comptais pas sur tant de bonheur, dit Haley en s'avançant; comment va, Loker? Et il tendit la main au gros homme.
—Diable! qui vous amène ici?» telle fut la réponse polie de Loker.
Le chafouin, qui répondait au nom de Marks, s'arrêta au milieu d'une gorgée, avança la tête et jeta à notre nouvelle connaissance le regard subtil du chat qui suit le mouvement d'une feuille morte.
«Je dis, Tom, reprit Haley, que voilà tout ce qui pouvait m'arriver de plus heureux en ce monde. Je suis dans un embarras du diable, et vous pouvez m'aider à en sortir.
—Ah! ah! très-bien, murmura l'autre. On peut être sûr, quand vous vous réjouissez de voir les gens, que vous avez besoin d'eux. Qu'est-ce encore?
—Vous avez un ami, un associé, peut-être? dit Haley regardant Marks avec défiance.
—Oui, c'est Marks,... avec qui j'étais aux Natchez.
—Enchanté de faire votre connaissance, dit Marks en avançant sa longue main noire et maigre comme une patte de corbeau. Monsieur Haley, je crois?
—Lui-même, monsieur, dit Haley; et maintenant, messieurs, puisque nous avons le bonheur de nous rencontrer, il me semble que nous pouvons causer un peu d'affaires. Là, dans cette salle.... Allons, vieux drôle, dit-il à l'homme du comptoir, de l'eau chaude, du sucre, des cigares et beaucoup d'aff...[7], et nous allons jaser.»
Les flambeaux furent allumés, le feu poussé jusqu'au degré convenable; nos dignes compagnons s'assirent autour d'une table garnie de tous les accessoires que nous venons d'énumérer.
Haley commença le récit pathétique de ses infortunes. Loker l'écouta bouche close, l'œil terne et morne, avec la plus profonde attention. Marks, qui préparait avec grand soin un verre de punch à son goût, s'interrompit plusieurs fois dans cette grave occupation, et vint mettre le bout de son nez jusque dans la figure d'Haley.
Il avait également suivi le récit avec un vif intérêt; la fin parut l'amuser beaucoup. Ses côtes et ses épaules s'abandonnaient à un mouvement significatif, quoique silencieux. Il pinçait ses lèvres fines avec tous les signes d'une grande jubilation intérieure.
«Ainsi vous voilà tout à fait dedans?... Hé! hé! c'est très-drôle!... Hé! hé! hé!
—Ces maudits enfants causent bien des embarras dans le commerce, reprit Haley d'un ton piteux.
—Si nous pouvions, dit Marks, avoir une race de femmes qui n'eussent pas souci de leurs petits, ce serait le plus grand progrès de la civilisation moderne.»
Et Marks accompagna sa plaisanterie d'un rire calme et presque sérieux.
«Vrai, dit Haley, je n'ai jamais rien pu comprendre à cela. Ces petits sont pour elles une source d'ennuis. On croirait qu'elles devraient être enchantées de s'en débarrasser.... Eh bien, non; plus le petit leur cause de mal, plus il n'est bon à rien, plus elles s'y attachent!
—Eh! monsieur Haley, passez-moi donc l'eau chaude! dit Marks.... Oui, monsieur, continua-t-il, vous dites là ce que j'ai souvent pensé moi-même, ce que nous avons pensé tous. Jadis, quand j'étais dans les affaires, j'achetai une femme solide, bien tournée, fort habile; elle avait un petit bonhomme malingre, souffreteux, bossu, contrefait. Je le donnai à un homme qui pensa pouvoir gagner dessus, parce qu'il ne lui coûtait rien. Vous ne vous imaginerez jamais comment la mère prit cela! Si vous l'eussiez vue, Dieu! je crois vraiment qu'elle l'aimait mieux encore parce qu'il était malade et qu'il la tourmentait! Elle se démenait, criait, pleurait, cherchait partout, comme si elle eût perdu tous ses amis. C'est vraiment étrange! On ne connaîtra jamais les femmes!
—Pareille chose m'est arrivée, dit Haley. L'été dernier, au bas de la Rivière-Rouge, j'achetai une femme avec un enfant assez gentil: des yeux aussi brillants que les vôtres. Quand je vins à le regarder de plus près, je m'aperçus qu'il avait la cataracte. La cataracte, monsieur! Bon! vous voyez que je n'en pouvais tirer parti. Je ne dis rien, mais je l'échangeai contre un baril de wisky. Quand il s'agit de le prendre à la mère, ce fut une tigresse! Nous étions encore à l'ancre: les nègres n'étaient point enchaînés; elle grimpa comme une chatte sur une balle de coton, s'empara d'un couteau, et, je vous le jure, pendant une minute elle mit tout le monde en fuite. Elle vit bien que c'était une résistance inutile: alors elle se retourna et se précipita tête devant, elle et son enfant, dans le fleuve. Elle coula et ne reparut jamais.
—Bah! fit Tom Loker, qui avait écouté toutes ces histoires avec un dédain qu'il ne songeait même pas à cacher; vous ne vous y connaissez ni l'un ni l'autre. Mes négresses ne me jouent jamais de pareils tours, je vous en réponds bien!
—Vraiment! et comment faites-vous? dit Marks avec une grande vivacité.
—Comment je fais?... Quand j'achète une femme, et qu'elle a un enfant que je dois vendre, je m'approche d'elle, je lui mets mon poing sous le nez et je lui dis: Regarde cela! Si tu dis un mot.... je t'aplatis la figure! Je ne veux pas entendre un mot, le commencement d'un mot! Je lui dis encore: Votre enfant est à moi et non à vous!... Vous n'avez plus à vous en occuper. Je vais peut-être le vendre.... Tâchez de ne pas me jouer de vos tours.... ou il vaudrait mieux pour vous n'être jamais née!... Voilà, messieurs, comme je leur parle: elles voient bien qu'avec moi ce n'est point un jeu. Je les rends muettes comme des poissons.... Si l'une d'elles s'avise de crier, alors....»
Tom Loker frappa la table de son poing lourd. Ce fut le commentaire très-explicite de sa phrase elliptique.
«Voilà ce que nous pouvons appeler de l'éloquence, dit Marks en poussant Haley du coude, et en recommençant son petit ricanement. Êtes-vous original, Tom! Eh! eh! eh! vous vous faites bien comprendre des têtes de laine, vous! Les nègres savent toujours ce que vous voulez dire.... Si vous n'êtes pas le diable, Tom, vous êtes son jumeau. J'en répondrais pour vous.»
Tom reçut le compliment avec une modestie convenable, et sa physionomie exprima toute l'affabilité compatible «avec sa nature de chien,» pour nous servir des expressions poétiques de Jean Bunyan.
Haley, qui, toute la soirée, avait fait d'assez fréquentes libations, sentit se développer considérablement toutes ses facultés morales sous l'influence de l'eau-de-vie.... C'est, du reste, l'effet assez commun de l'ivresse sur les hommes d'un caractère concentré et réfléchi.
«Eh bien, Tom, eh bien, oui! vous êtes réellement trop dur.... Je vous l'ai toujours dit. Vous savez, Tom, nous avions coutume de parler de cela, aux Natchez, et je vous prouvais que nous réussissions aussi bien dans ce monde en traitant les nègres doucement.... et que nous avions une chance de plus d'entrer dans le royaume de là-haut, quand la poussière retourne à la poussière.... et que le ciel est tout ce qui nous reste.
—Boum! fit Tom; ne me rendez pas malade avec vos bêtises.... j'ai l'estomac un peu fatigué....» Et Tom avala un demi-verre de mauvaise eau-de-vie.
Haley se renversa sur sa chaise, et il reprit avec des gestes éloquents:
«Je dis, je dirai, j'ai toujours dit que j'entendais faire mon commerce, primo d'abord, de manière à gagner de l'argent autant que qui que ce soit. Mais le commerce n'est pas tout, parce que nous avons une âme. Peu m'importe qui m'écoute. Malédiction! Il faut que je fasse vite mes affaires, car je crois à la religion, et, un de ces jours, dès que j'aurai mon petit magot, bien comme il faut, je m'occuperai de mon âme. A quoi bon être plus cruel qu'il n'est utile? Cela ne me semble pas d'ailleurs très-prudent....
—Vous occuper de votre âme! fit Tom avec mépris.... Il faut y voir clair pour vous en trouver une! Épargnez-vous ce souci! Le diable vous passerait à travers un crible, qu'il ne vous en trouverait pas. Vous avez un peu plus de soin, vous paraissez avoir un peu plus de sentiment; c'est de la ruse et de l'hypocrisie.... Vous voulez tromper le diable et sauver votre peau: je vois cela! et la religion, que vous aurez plus tard, comme vous dites.... qui s'y laissera prendre? Vous faites un pacte avec le diable toute votre vie.... et vous ne voulez pas payer à l'échéance.... Chansons!
—Vous prenez mal la chose, Tom. Comment pouvez-vous plaisanter, quand ce que l'on vous en dit est dans votre intérêt?
—Tais ton bec! dit Tom brutalement. Je ne puis supporter davantage tous ces discours d'idiot. Cela me jugule. Après tout, quelle différence y a-t-il entre vous et moi?
—Allons, allons, messieurs, ce n'est pas là la question, dit Marks: chacun voit les choses à sa manière. M. Haley est un très-aimable homme, sans aucun doute; il a sa conscience à lui, c'est un fait. Quant à vous, Tom, vous avez aussi votre manière d'agir, qui est excellente. Oui, excellente, mon cher Tom. Mais les querelles, vous le savez, n'aboutissent à rien. A l'œuvre donc, à l'œuvre! Voyons, monsieur Haley, vous avez besoin de nous pour reprendre cette femme?
—La femme? non, elle ne m'est de rien. Elle est à Shelby. Je n'ai que l'enfant. J'ai eu la bêtise de vouloir acheter ce petit singe.
—Vous êtes toujours bête, lui cria brutalement Thomas Loker.
—Allons, Tom, pas de vos rebuffades aujourd'hui, dit Marks en passant sa langue sur ses lèvres. Vous voyez que M. Haley nous met sur la voie d'une bonne affaire, je le reconnais. Ainsi, soyez calme; tout cela me regarde; laissez-moi faire. Voyons, monsieur Haley, cette femme, comment est-elle? quelle est-elle?
—Eh bien! blanche et belle, bien élevée. J'en offrais huit cents ou mille dollars à Shelby.
—Blanche et belle, bien élevée!» reprit Marks.
Ses yeux perçants, son nez, sa bouche, tout s'anima rien qu'à la pensée d'une bonne affaire.
«Attention, Loker; voilà une belle perspective.... Nous allons travailler ici pour notre compte. Nous les reprenons; l'enfant, tout naturellement, revient à M. Haley; nous autres, nous emmenons la mère à Orléans pour la vendre: n'est-ce pas superbe?»
Tom, qui, pendant tout ce discours, était resté bouche béante, rapprocha soudainement ses mâchoires comme fait un dogue à qui l'on montre un morceau de viande. Il parut digérer lentement l'idée.
«Voyez-vous, dit Marks à Haley, en remuant son punch, voyez-vous, dans ce pays, nous avons toujours le moyen de bien nous entendre avec les tribunaux. Tom ne sait qu'agir au dehors. Moi, quand il faut jurer, j'arrive en grande tenue, bottes vernies, toilette premier choix; il semble que je suis là dans tout l'éclat de l'orgueil professionnel. Un jour, je suis M. Twickem de la Nouvelle-Orléans. Un autre jour, j'arrive à l'instant de ma plantation, sur la rivière des Perles, où je fais travailler sept cents nègres. Une autre fois, je suis un parent éloigné de Henri Clay ou de toute autre illustration du Kentucky. Chacun a ses talents. Tom est bon quand il faut se battre et assommer. C'est son caractère; mais il ne sait pas mentir. Pour mon compte, s'il y a dans le pays un homme qui sache mieux que moi faire un serment sur quelqu'un ou sur quelque chose, et mieux imaginer les particularités et circonstances.... je serais curieux de le voir. Je ne dis que cela. Je glisse comme un serpent à travers les difficultés. Je voudrais parfois que la justice y regardât de plus près; cela serait plus amusant, vous comprenez!»
Tom Loker, dont la pensée, comme les mouvements, avait toujours une certaine lenteur, interrompit Marks en laissant tomber sur la table son poing pesant, qui fit tout retentir.
«Cela sera! dit-il.
—Dieu vous bénisse, Tom! mais il n'y a pas besoin de casser tous les verres; gardez votre poing pour la prochaine occasion.
—Mais, messieurs, n'aurai-je point ma part du profit? dit Haley.
—Et n'est-ce pas assez que nous vous rattrapions l'enfant? répondit Tom. Qu'est-ce qu'il vous faut donc?
—Mais, reprit Haley, puisque c'est moi qui vous fournis l'occasion, je mérite bien quelque chose. Dix pour cent sur les produits.... la dépense payée?
—Ah çà! dit Loker avec un épouvantable serment et en frappant la table de son poing pesant, est-ce que je ne vous connais pas, Daniel Haley? Croyez-vous m'enfoncer? Pensez-vous que Marks et moi nous ayons pris le métier de chasseurs d'esclaves pour obliger des gentlemen comme vous, sans profit pour nous? Non pas, certes! Nous aurons la femme à nous, et vous ne direz mot; ou nous aurons la mère et l'enfant. Vous nous avez montré le gibier, il nous appartient maintenant comme à vous. Si Shelby et vous avez l'intention de nous donner la chasse, voyez où sont les perdrix de l'an passé. Si vous les trouvez.... elles ou nous.... bravo!
—Eh bien, soit! c'est bien! reprit Haley tout tremblant, vous me reprendrez l'enfant pour prix de l'affaire. Vous avez toujours loyalement agi avec moi, Tom, toujours vous avez fidèlement tenu votre parole.
—Vous le savez, dit Tom, je ne donne dans aucune de vos sensibleries; mais je ne mentirais pas dans mes comptes avec le diable lui-même. Vous savez cela, Daniel Haley!
—Très-bien, Tom, très-bien! C'est ce que je disais moi-même. Si vous me dites que vous m'aurez l'enfant dans une semaine, quelque rendez-vous que vous vouliez me fixer.... c'est bien, je ne demande rien de plus.
—Nous sommes loin de compte, dit Loker. Vous savez qu'aux Natchez, quand je travaillais pour vous, ce n'était pas gratis. Je sais tenir une anguille quand je l'ai prise. Vous allez avancer cinquante dollars, argent sur table, ou vous ne reverrez jamais l'enfant.... je vous connais!
—Quoi! lorsque je vous donne l'occasion de faire un bénéfice de mille à quinze cents dollars! Ah! Tom! vous n'êtes pas raisonnable.
—Nous avons de la besogne assurée pour cinq semaines. Nous allons la quitter pour courir après votre marmot, et, si nous ne prenons pas la mère.... les femmes, c'est le diable à prendre! qui nous indemnisera, nous? Est-ce vous?
—J'en réponds.
—Non! non! argent bas. Si l'affaire se fait et qu'elle rapporte, je rends les cinquante dollars. Sinon, c'est pour payer notre peine. Hum! Marks, n'est ce pas cela?
—Sans doute, sans doute, dit Marks d'un ton conciliant. Ce ne sont que des honoraires, vous voyez bien.... hi! hi! hi!!! Nous autres gens de loi, vous savez, nous sommes très-bons, très-accommodants, très-conciliants. Vous savez. Tom vous conduira l'enfant où vous voudrez.... n'est-ce pas, Tom?
—Si je le trouve, dit Tom, je le conduirai à Cincinnati, et je le laisserai chez Grany Belcher, au débarcadère.»
Marks tira de sa poche un portefeuille tout gras; il y prit un long papier, il s'assit, et, ses yeux perçants fixés sur le papier, il commença de lire entre ses dents: «Baines, comté de Shelby, le petit Jacques, trois cents dollars, mort ou vivant; Édouard, Dick et Lucy, mari et femme, six cents dollars; Rolly et ses deux enfants, six cents dollars sur sa tête.... Voici que j'examine nos affaires pour voir si nous pouvons nous charger de celle-ci. Loker, dit-il après une pause, il faut mettre Adams et Springer aux trousses de tous ceux-ci; il y a longtemps qu'ils sont enregistrés.
—Non, dit Loker, ils nous prendront trop cher.
—J'arrangerai cela. Il n'y a pas très-longtemps qu'il sont dans les affaires; ils doivent s'attendre à travailler à bon marché.»
Marks continua sa lecture.
«Il y en a trois qui ne donneront pas grand'peine; il suffit de tirer dessus ou de jurer qu'on a tiré. Je ne crois pas qu'ils puissent demander beaucoup pour ceux-là. Mais à demain nos affaires. Voyons l'autre. Vous dites, monsieur Haley, que vous avez vu la fille débarquer?
—Certainement, je l'ai vue comme je vous vois.
—Et un homme l'aidait à gravir le bord escarpé?
—Oui.
—Très-bien, dit Marks; elle a reçu asile: où? c'est la question. Eh bien, Tom, qu'en dites-vous?
—Il faut passer la rivière cette nuit, cela ne fait pas un doute.
—Mais il n'y a pas de bateau, dit Marks; le courant charrie la glace d'une terrible façon.... N'y a-t-il point de danger, Tom?
—Ce n'est pas de cela qu'on doit s'inquiéter; il faut passer, répondit Tom d'un ton décidé.
—Diable! fit Marks qui se démenait dans la chambre. Soit!» ajouta-t-il.
Puis, allant jusqu'à la fenêtre:
«Mais, dit-il, la nuit est noire comme la gueule d'un loup.... et puis, Tom....
—Allons donc! dites tout de suite que vous avez peur, Marks.... Mais je ne puis reculer.... il faut.... Admettons que vous vous arrêtiez ici un jour ou deux, et qu'ainsi la femme arrive aux frontières du Sandusky avant vous....
—Je n'ai pas peur, dit Marks; seulement....
—Seulement quoi? reprit Tom.
—C'est pour le bateau. Vous voyez bien qu'il n'y a pas de bateau.
—L'aubergiste a dit qu'il en viendrait un ce soir, et qu'un homme allait passer la rivière. Tout ou rien! nous allons passer avec lui.
—Je suppose que vous avez de bons chiens, dit Haley.
—Première qualité. Mais à quoi bon? Vous n'avez rien d'elle à leur faire sentir!
—Si fait! dit Haley triomphant. Voilà son châle que, dans sa précipitation, elle a laissé sur le lit. Voilà aussi son chapeau.
—Quelle chance! dit Locker. En avant!
—Les chiens pourront l'endommager s'ils se jettent sans précaution sur elle, dit Haley.
—Ceci, répondit Marks, est bien une considération. Là-bas, à Mobile, nos chiens ont mis un esclave en pièces avant que nous ayons eu le temps de les retirer.
—Vous voyez! cela ne convient pas pour un article dont la beauté fait tout le prix, dit Haley.
—C'est vrai, dit Marks. De plus, si elle est entrée dans une maison, les chiens sont encore inutiles; ils ne servent que dans les plantations où se cachent les nègres errants qui n'ont pas trouvé d'asile.
—Allons, dit Locker, qui était descendu au comptoir pour demander quelques renseignements, le bateau est là. Ainsi, Marks....»
Le digne Marks jeta un regard de regret sur le confortable gîte qu'il abandonnait, puis il se leva lentement pour obéir. On échangea les derniers mots qui terminaient le marché; Haley donna d'assez mauvaise grâce cinquante dollars à Tom, et le digne trio se sépara.
Si quelques-uns de nos lecteurs civilisés et chrétiens nous blâment de les avoir introduits dans une telle compagnie, qu'ils veuillent bien s'efforcer de vaincre les préjugés de leur siècle.
La chasse aux nègres, qu'on nous permette de le rappeler, est en train de s'élever à la dignité d'une profession légale et patriotique. Si le vaste terrain qui s'étend entre le Mississipi et l'océan Pacifique devient le grand marché des corps et des âmes, si l'esclavage suit la progression rapide de toute chose en ce siècle, le chasseur et le marchand d'esclaves vont prendre rang parmi l'aristocratie américaine.
Pendant que cette scène se passait à la taverne, Samuel et André, se félicitant mutuellement, regagnaient le logis.
Samuel était dans un état de surexcitation extraordinaire: il exprimait son allégresse par toutes sortes de hurlements et de cris sauvages, par les grimaces et les contorsions de toute sa personne. Quelquefois il s'asseyait à l'envers, le visage tourné vers la queue de son cheval, et puis, avec une culbute et une cabriole, il se remettait en selle; prenant alors une contenance grave, il se mettait à prêcher en termes emphatiques, ou bien à faire le fou pour amuser André. Quelquefois, se battant les flancs à tour de bras, il éclatait en rires bruyants qui faisaient retentir l'écho des vieux bois. Malgré ces excentricités, il maintint les chevaux à leur plus vive allure, si bien que, entre onze heures et minuit, le bruit de leurs sabots résonna sur les petits cailloux de la cour, au pied du perron de Mme Shelby.
Mme Shelby vola à leur rencontre.
«Est-ce vous, Sam? Eh bien?
—M. Haley est resté à la taverne; il est bien fatigué, madame.
—Mais Élisa, Samuel?
—Ah! elle a passé le Jourdain. Elle est, comme on dit, dans la terre de Chanaan.
—Quoi! Samuel!.... que voulez-vous dire? s'écria Mme Shelby hors d'elle-même, près de se trouver mal en songeant à ce que ces mots-là pouvaient vouloir dire.
—Oui, madame, le Seigneur protége les siens. Lisa a passé l'Ohio miraculeusement, comme si le Seigneur l'eût enlevée dans un char de feu avec deux chevaux.»
En présence de sa maîtresse, la veine religieuse de Samuel ne tarissait jamais, et il faisait un riche emploi des figures et des images de l'Écriture.
«Venez ici, Samuel, dit M. Shelby, qui était arrivé à son tour sur le perron; venez ici, et dites à votre maîtresse ce qu'elle veut savoir. Venez, venez, Émilie, dit-il à sa femme en passant un bras autour d'elle. Vous avez froid, vous tremblez, vous vous livrez beaucoup trop à vos impressions....
—Eh! ne suis-je point une femme, une mère? Ne sommes-nous point responsables devant Dieu de cette pauvre fille? Seigneur, que ce péché ne nous soit point imputé!
—Mais quel péché, Émilie? vous savez que nous étions obligés à faire ce que nous avons fait.
—Cependant je me sens coupable, dit Mme Shelby. Je ne puis pas raisonner là-dessus.
—Ici, Andy, ici nègre; du vif! s'écria Samuel; conduis ces chevaux à l'écurie; n'entends-tu pas que monsieur appelle?»
Et Samuel, son chapeau de palmier à la main, apparut à la porte du salon.
«Maintenant, Sam, dites-nous clairement ce que vous savez, dit M. Shelby. Où est Élisa?
—Eh bien, monsieur, je l'ai de mes yeux vue passer sur la glace flottante; elle allait, que c'était une merveille! Oui, ce n'est là rien moins qu'un miracle! J'ai vu un homme lui tendre la main sur l'autre rive de l'Ohio, et puis elle a disparu dans le brouillard.
—Samuel.... je crois que ce miracle est un peu de votre invention. Passer sur la glace flottante n'est pas chose si aisée, reprit M. Shelby.
—Sans doute, m'sieu! personne n'aurait fait cela sans le secours de Dieu. Mais voici: c'était juste sur notre route. M. Haley, Andy et moi nous arrivons à une petite taverne auprès de la rivière. Je marchais un peu en tête (j'avais tant d'envie de reprendre Lisa, que je ne pouvais me modérer); j'arrive auprès de la fenêtre de la taverne. Je suis sûr que c'est elle, elle est en pleine vue, les deux autres sont sur mes talons. Bon! je perds mon chapeau. Je pousse un hurlement à réveiller les morts.... Peut-être Lisa entendit-elle; mais, quand M. Haley arriva près de la porte, elle se rejeta vivement en arrière, et puis, comme je vous dis, elle s'échappa par une porte de côté et descendit jusqu'au bord de l'eau. M. Haley la vit et cria.... Lui, moi et André, nous courûmes après. Elle alla jusqu'au fleuve. Il y avait, à partir du bord, un courant de dix pieds de large, et de l'autre côté, çà et là, comme de grandes îles, des monceaux de glace. Nous arrivons juste derrière elle, et je pensais en moi-même que nous allions la prendre, quand elle poussa un cri comme je n'en ai jamais entendu, et s'élança de l'autre côté du courant, sur la glace, et elle allait criant et sautant. La glace faisait crac, cric, psitt! et elle, elle bondissait comme une biche. Dam! ces sauts-là ne sont pas communs. Voilà mon opinion.»
Pendant le récit de Samuel, Mme Shelby demeura assise dans un profond silence, pâle à force d'émotion:
«Dieu soit loué! elle n'est pas morte, s'écria-t-elle; mais où est maintenant son pauvre enfant?
—Le Seigneur y pourvoira, dit Samuel en tournant de l'œil dévotement. Comme je le disais, c'est sans doute la Providence qui fait tout, ainsi que madame nous l'a appris. Nous ne sommes que des instruments pour faire la volonté de Dieu. Sans moi, aujourd'hui Élisa eût été prise une douzaine de fois.... N'est-ce pas moi, ce matin, qui ai lâché les chevaux et qui les ai fait courir jusqu'à l'heure du dîner? Et ce soir, n'ai-je point égaré M. Haley à cinq milles de sa route? Autrement, il eût repris Lisa comme un chien prend un mouton. Ainsi nous sommes tous des providences!
—Je vous dispense, maître Sam, de jouer ici le rôle de ces providences-là! je n'entends pas qu'on se conduise ainsi avec les gentlemen qui sont chez moi,» dit M. Shelby avec autant de sévérité que les circonstances permettaient d'en montrer.
Il est aussi difficile de feindre la colère avec un nègre qu'avec un enfant. L'un et l'autre voient parfaitement le sentiment vrai à travers les dissimulations dont on l'entoure. Samuel ne fut en aucune façon découragé par ce ton sévère: cependant il prit un air de gravité dolente, et les deux coins de sa bouche s'abaissèrent en signe de profond repentir.
«Maître a raison, tout à fait raison; c'est mal à moi, je ne me défends pas; maître et maîtresse ne peuvent pas encourager de telles choses, je le sens bien; mais un pauvre nègre comme moi est parfois bien tenté de mal faire, surtout quand il voit agir comme M. Haley.... M. Haley n'est pas un gentleman, et un individu élevé comme moi ne peut se retenir en voyant ces choses-là!
—C'est bien, Samuel; puisque vous paraissez avoir maintenant le sentiment de vos erreurs, vous pouvez aller trouver la mère Chloé, elle vous donnera le reste du jambon de votre dîner. Andy et vous, vous devez avoir faim!
—Madame est bien trop bonne pour nous, dit Samuel en faisant vivement son salut;» et il sortit.
On s'apercevra, et nous l'avons déjà dit ailleurs, que maître Samuel avait un talent naturel qui eût pu le mener loin dans la carrière politique: c'était de voir dans toute chose le côté qui pouvait profiter à son honneur et à sa gloire. Ayant fait valoir au salon son humilité et sa piété, il enfonça son chapeau de palmier sur sa tête avec une sorte de crânerie et d'insouciance, et il se dirigea vers le royaume de la mère Chloé, dans l'intention de recueillir les suffrages de la cuisine.
«Je vais faire un discours à ces nègres, pensait Samuel; il faut les frapper d'étonnement!»
Nous devons faire observer qu'une des plus grandes joies de Samuel avait toujours été d'accompagner son maître dans les réunions politiques de toute espèce. Caché dans les haies, perché sur les arbres, il suivait attentivement les orateurs, avec toutes les marques d'une vive satisfaction; puis, redescendant parmi les frères de sa couleur qui se trouvaient dans les mêmes lieux, il les édifiait et les charmait par ses imitations burlesques, qu'il débitait avec un entrain et une gravité imperturbables. Souvent les blancs se mêlaient au sombre auditoire; ils écoutaient l'orateur en riant et en se regardant. Samuel voyait là un juste motif de s'adresser à lui-même ses propres félicitations.
Au fond, Samuel regardait l'éloquence comme sa véritable vocation, et il ne laissait jamais passer une occasion de déployer ses talents.
Entre Samuel et la tante Chloé il y avait, depuis longtemps, une certaine mésintelligence, ou plutôt une froideur marquée. Mais Samuel, ayant un projet sur le département des provisions comme base de ses opérations futures, résolut, dans la circonstance présente, de faire de la conciliation; il savait bien que, si les ordres de madame étaient toujours exécutés à la lettre, cependant il y aurait un immense profit pour lui à ce qu'on en suivît aussi l'esprit.
Il parut donc devant Chloé avec une expression touchante de soumission et de résignation, comme quelqu'un qui aurait cruellement souffert pour soulager un compagnon d'infortune. Il avait déjà pour lui l'approbation de madame, qui lui donnait droit à un extra de solide et de liquide, et semblait ainsi reconnaître implicitement ses mérites. Les choses marchèrent en conséquence.
Jamais électeur pauvre, simple, vertueux, ne fut l'objet des cajoleries et des attentions d'un candidat, comme la mère Chloé des tendresses et des flatteries de Samuel. L'enfant prodigue lui-même n'aurait pas été comblé de plus de marques de bonté maternelle. Il se trouva bientôt assis, choyé, glorieux, devant une large assiette d'étain, contenant, sous forme d'olla podrida, les débris de tout ce qui avait paru sur la table depuis deux ou trois jours. Excellents morceaux de jambon, fragments dorés de gâteaux, débris de pâtés de toutes les formes géométriques imaginables, ailes de poulet, cuisses et gésiers, apparaissaient dans un désordre pittoresque. Samuel, roi de tous ceux qui l'entouraient, était assis comme sur un trône, couronné de son chapeau de palmier joyeusement posé sur le côté. A sa droite était André, qu'il protégeait visiblement.
La cuisine était remplie de ses compagnons, qui étaient accourus de leurs cases respectives et qui l'entouraient, pour entendre le récit des exploits du jour.
Pour Samuel, c'était l'heure de la gloire.
L'histoire fut donc rehaussée de toutes sortes d'ornements et d'enluminures susceptibles d'en augmenter l'effet. Samuel, comme quelques-uns de nos dilettanti à la mode, ne permettait pas qu'une histoire perdît aucune de ses dorures en passant par ses mains.
Des éclats de rire saluaient le récit; ils étaient répétés et indéfiniment prolongés par la petite population qui jonchait le sol ou qui perchait dans les angles de la cuisine. Au plus fort de cette gaieté, Samuel conservait cependant une inaltérable gravité; de temps en temps seulement il roulait ses yeux, relevés tout à coup, et jetait à son auditoire des regards d'une inexprimable bouffonnerie: il ne descendait pas pour cela des hauteurs sentencieuses de son éloquence.
«Vous voyez, amis et compatriotes, disait Samuel en brandissant un pilon de dinde avec énergie, vous voyez maintenant ce que cet enfant, qui est moi, a fait seul pour la défense de tous, oui, de tous. Celui qui essaye de sauver un de vous, c'est comme s'il essayait de vous sauver tous; le principe est le même. C'est clair! Quand quelqu'un de ces marchands d'esclaves viendra flairer et rôder autour de nous, qu'il me rencontre sur sa route, je suis l'homme à qui il aura affaire. Oui, mes frères, je me lèverai pour vos droits, je défendrai vos droits jusqu'au dernier soupir.
—Pourquoi, alors, reprit André, disiez-vous ce matin, que vous alliez aider ce m'sieu à reprendre Lisa? Il me semble que vos discours ne cordent pas ensemble!
—Je vous dirai maintenant, André, reprit Samuel avec une écrasante supériorité, je vous dirai: Ne parlez pas de ce que vous ignorez! Les enfants comme vous, André, ont de bonnes intentions, mais ils ne doivent pas se permettre de collationner les grands principes d'action!»
André parut tout à fait syncopé, surtout par le mot un peu dur collationner, dont la plupart des membres de l'assemblée ne se rendaient pas un compte beaucoup plus exact que l'orateur lui-même.
Samuel reprit:
«C'était par conscience, André, que je voulais aller reprendre Lisa. Je croyais vraiment que c'était l'intention du maître.... Mais, quand j'ai compris que la maîtresse voulait le contraire, j'ai vu que la conscience était plus encore de son côté. Il faut être du côté de la maîtresse.... Il y a plus à gagner. Ainsi, dans les deux cas, je restais fidèle à mes principes et attaché à ma conscience. Oui, les principes! dit Samuel en imprimant un mouvement plein d'enthousiasme à un cou de poulet. Mais à quoi les principes servent-ils.... s'ils ne sont pas persistants.... je vous le demande à tous?... Tenez! André, vous pouvez prendre cet os, il y a encore quelque chose autour!»
L'auditoire, bouche béante, était suspendu aux paroles de Samuel. L'orateur dut continuer.
«Ce sujet de la persistance, nègres, mes amis, dit Samuel de l'air d'un homme qui pénètre dans les profondeurs de l'abstraction, ce sujet est une chose qui n'a jamais été tirée au clair par personne! Vous comprenez! Quand un homme veut une chose un jour et une nuit, et que le lendemain il en veut une autre, on voit tout naturellement dans ce cas qu'il n'est pas persistant!... Passe-moi ce morceau de gâteau, André.... Pénétrons dans le sujet, reprit Samuel!—Les gentlemen et le beau sexe de cet auditoire excuseront ma comparaison usitée et vulgaire. Écoutez! Je veux monter au sommet d'une meule de foin. Bien! je mets mon échelle d'un côté.... Ça ne va pas! alors, parce que je n'essaye pas de ce côté, mais que je porte mon échelle de l'autre, peut-on dire que je ne suis pas persistant? Je suis persistant en ce sens que je veux toujours monter du côté où se trouve mon échelle.... Est-ce clair?
—Dieu sait qu'elle est la seule chose en quoi vous ayez été persistant,» murmura la tante Chloé, qui devenait un peu plus revêche. La gaieté de cette soirée lui semblait, selon la comparaison de l'Écriture, du vinaigre sur du nitre.
«Oui, sans doute, dit Samuel en se levant, plein de souper et de gloire, pour l'effort suprême de la péroraison, oui, amis et concitoyens, et vous, dames de l'autre sexe, j'ai des principes: c'est là mon orgueil! je les ai conservés jusqu'ici, je les conserverai toujours.... J'ai des principes et je m'attache à eux fortement. Tout ce que je pense devient principes! Je marche dans mes principes; peu m'importe s'ils me font brûler vivant! je marcherai au bûcher!... Et maintenant, je dis: Je viens ici pour verser la dernière goutte de mon sang pour mes principes, pour mon pays, pour la défense des intérêts de la société!
—Bien! bien! dit Chloé; mais qu'un de vos principes soit d'aller vous coucher cette nuit, et de ne pas nous faire tenir debout jusqu'au matin. Toute cette jeunesse, qui n'a pas besoin d'avoir le cerveau fêlé, va aller à la paille.... et vite!
—Nègres ici présents, dit Samuel en agitant son chapeau de palmier avec une grande bénignité, je vous donne ma bénédiction. Allez vous coucher, et soyez tous bons enfants!»
Après cette bénédiction pathétique, l'assemblée se dispersa.