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La case de l'oncle Tom; ou, vie des nègres en Amérique

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CHAPITRE IX.

Où l'on voit qu'un sénateur n'est qu'un homme.

Les lueurs d'un feu joyeux se reflétaient sur le tapis et les tentures d'un beau salon, et brillaient sur le ventre resplendissant d'une théière et de ses tasses. M. Bird, le sénateur, tirait ses bottes et se préparait à mettre à ses pieds une paire de pantoufles neuves, que sa femme venait d'achever pour lui pendant la session du sénat. Mme Bird, image vivante du bonheur, surveillait l'arrangement de la table, tout en adressant de temps en temps des admonestations à un certain nombre d'enfants turbulents, qui se livraient à tout le désordre et à toutes les malices qui font le tourment des mères depuis le déluge.

«Tom, laissez donc le bouton de la porte; là! voilà qui est bien! Mary, Mary! ne tirez pas la queue du chat.... ce pauvre animal! Jean, il ne faut pas monter sur la table! non! vous dis-je.»

Puis enfin, trouvant le moyen de parler à son mari:

«Vous ne savez pas, mon ami, quel plaisir c'est pour nous de vous avoir ici ce soir.

—Oui, oui, reprit celui-ci; j'ai pensé que je pouvais venir passer la nuit et goûter un peu les douceurs du foyer.... je suis horriblement fatigué.... ma tête se fend....»

Mme Bird jeta les yeux sur une bouteille de camphre qui se trouvait dans le cabinet entr'ouvert; elle parut se disposer à l'atteindre, mais le mari l'en empêcha.

«Oh! non, chère, pas de drogues! mais bien plutôt une tasse bien chaude de votre excellent thé et quelque chose à manger: voilà ce qu'il me faut; c'est une ennuyeuse besogne, la législature!»

Et le sénateur sourit, comme s'il se fût complu dans l'idée qu'il se sacrifiait à son pays.

«Eh bien! dit la femme quand la table fut à peu près mise et le thé préparé, qu'est-ce qu'on a fait au sénat?»

C'était une chose tout à fait étrange de voir cette charmante petite Mme Bird se casser la tête des affaires du sénat. Elle pensait avec beaucoup de raison que c'était assez pour elle de s'occuper de celles de sa maison. M. Bird ouvrit donc des yeux étonnés et dit:

«Mais nous n'avons rien fait d'important.

—Dites-moi! reprit-elle, est-il vrai qu'on ait fait passer une loi pour empêcher de donner à manger et à boire à ces pauvres gens de couleur qui viennent par ici?... J'ai entendu parler de cette loi; mais je ne pense pas qu'une assemblée chrétienne consente jamais à la voter.

—Quoi! Mary, allez-vous vous lancer dans la politique maintenant?

—Quelle folie! je ne donnerais pas, généralement parlant, un fétu de toute votre politique; mais j'estime qu'une pareille loi serait cruelle et antichrétienne. J'espère qu'elle n'a pas été votée.

—On a voté, ma chère, une loi qui défend d'assister les esclaves qui nous arrivent du Kentucky. Ces enragés abolitionnistes ont tant fait que nos frères du Kentucky sont très-irrités, et il semble nécessaire et à la fois sage et chrétien que notre État fasse quelque chose pour les rassurer.

—Et quelle est cette loi? Elle ne vous défend pas, sans doute, d'abriter une nuit ces pauvres créatures?... Le défend-elle? Défend-elle de leur donner un bon repas, quelques vieux habits, et de les renvoyer tranquillement à leurs affaires?

—Eh mais, ma chère, tout cela ce serait les assister et les aider, vous sentez bien.»

Mme Bird était une petite femme timide et rougissante, d'à peu près quatre pieds de haut, avec deux yeux bleus, un teint de fleur de pêcher, et la plus jolie, la plus douce voix du monde; quant au courage, une poule d'Inde d'une taille médiocre la mettait en fuite au premier gloussement. Un chien de garde de médiocre apparence la réduisait à merci, rien qu'en lui montrant les dents. Son mari et ses enfants étaient tout son univers; elle les gouvernait par la douceur et la persuasion bien plus que par le raisonnement et l'autorité. Il n'y avait qu'une chose qui pût l'animer: tout ce qui ressemblait à de la cruauté la jetait dans une colère d'autant plus alarmante qu'elle faisait un contraste inexplicable avec la douceur habituelle de son caractère. Elle, qui était la plus indulgente et la plus tendre des mères, elle avait cependant infligé un très-sévère châtiment à ses enfants, qu'elle avait surpris un jour ligués avec de mauvais garnements du voisinage pour assommer à coups de pierres un pauvre petit chat sans défense.

«J'en ai porté longtemps les marques, disait à ce sujet un des enfants. Ma mère vint à moi si furieuse, que je la crus folle. Je fus fouetté et envoyé au lit sans souper, avant même d'avoir eu le temps de savoir de quoi il s'agissait.... puis j'entendis ma mère qui pleurait derrière la porte; cela me fit encore plus de mal que tout le reste!... Je puis bien vous assurer, ajoutait-il, que depuis nous ne jetâmes plus de pierres aux chats.»


Mme Bird se leva donc vivement, et l'incarnat sur les joues, ce qui lui donna une apparence de beauté extraordinaire, elle s'avança vers son mari, et d'un ton ferme:

«Maintenant, John, je voudrais savoir si vous pensez vraiment qu'une telle loi soit juste et chrétienne.

—Vous n'allez pas me faire fusiller, Mary, si je dis que oui.

—Je n'aurais pas cru cela de vous, John; vous ne l'avez pas votée?

—Mon Dieu si, ma belle politique.

—Vous devriez avoir honte, John! ces pauvres créatures, sans toit, sans asile! Oh! la loi honteuse, sans entrailles, abominable!... Je la violerai dès que j'en aurai l'occasion... et j'espère que je l'aurai, cette occasion.... Ah! les choses en sont venues à un triste point, si une femme ne peut plus donner, sans crime, un souper chaud et un lit à ces pauvres malheureux mourant de faim, parce qu'ils sont esclaves, c'est-à-dire parce qu'ils ont été opprimés et torturés toute leur vie! Pauvres êtres!

—Mais, chère Mary, écoutez-moi. Vos sentiments sont justes et humains, je vous aime parce que vous les avez. Mais, chère, il ne faut pas laisser aller nos sentiments sans notre jugement. Il ne s'agit pas ici de ce qu'on éprouve soi-même: de grands intérêts publics sont en question. Il y a une telle effervescence dans le peuple, que nous devons faire le sacrifice de nos propres sympathies.

—Écoutez, John! je ne connais rien à votre politique, mais je sais lire ma Bible, et j'y vois que je dois nourrir ceux qui ont faim, vêtir ceux qui sont nus, consoler ceux qui pleurent; et ma Bible, voyez-vous, je veux lui obéir!

—Mais dans le cas où votre action entraînerait un grand malheur public?

—Obéir à Dieu n'entraîne jamais un grand malheur public.... je sais que cela ne peut pas être! Le mieux, c'est toujours de faire ce qu'il commande.

—Écoutez-moi, Mary, et je vais vous donner un excellent argument pour vous prouver....

—Non, John! vous pouvez parler toute la nuit, mais pas me convaincre; et, je vous le demande, John, voudriez-vous chasser de votre toit une créature mourant de faim et de froid, parce que ce serait un esclave en fuite? Le feriez-vous? dites!»

Maintenant, s'il faut dire vrai, notre sénateur avait le malheur d'être un homme d'une nature tendre et sensible: rebuter une créature dans la peine n'avait jamais été son fait, et ce qui était plus fâcheux pour lui, en présence d'un pareil argument, c'est que sa femme le connaissait bien, et qu'elle livrait l'assaut à une place sans défense.... Il avait donc recours à tous les moyens possibles de gagner du temps: il faisait des hum! hum! multipliés, il tirait son mouchoir, essuyait les verres de ses lunettes. Mme Bird, voyant que le territoire ennemi était à peu près découvert, n'en mettait que plus d'ardeur à pousser ses avantages.

«Je voudrais vous voir agir ainsi, John; oui, je le voudrais! Mettre une femme dehors, dans une tempête de neige, par exemple, ou bien la faire prendre et mettre en prison.... Hein! vous le feriez?

—Ce serait sans doute un bien pénible devoir, dit M. Bird d'un ton mélancolique.

—Un devoir, John! Ne vous servez pas de ce mot-là. Vous savez que ce n'est pas un devoir: cela ne peut pas être un devoir. Si les gens veulent empêcher les esclaves de s'enfuir, qu'ils les traitent bien: voilà ma doctrine! Si j'avais des esclaves (j'espère bien n'en avoir jamais), je saurais bien les empêcher de fuir de chez moi et de chez vous, John! Je vous le répète, on ne fuit pas quand on est heureux; quand ils fuient, les pauvres êtres, ils ont assez souffert de froid, de faim, de peur, sans que chacun se mette encore contre eux: aussi, loi ou non, je ne m'y soumettrai pas, moi, Dieu m'en garde!

—Mary, Mary, laissez-moi raisonner avec vous, ma chère.

—Je déteste de raisonner, John, principalement sur de pareils sujets. Vous autres politiques, vous tournez, vous tournez autour des choses les plus simples, et, dans la pratique, vous abandonnez vos théories. Je vous connais assez bien, John! Vous ne croyez pas plus que moi que ce soit un droit, John, et vous agiriez comme moi, et même mieux.»

Au moment critique de la discussion, le vieux Cudjox, le noir factotum de la maison, montra sa tête; il pria madame de vouloir bien passer à la cuisine. Notre sénateur, soulagé à temps, suivit de l'œil sa petite femme avec un capricieux mélange de plaisir et de contrariété, et, s'asseyant dans un fauteuil, il commença à lire des papiers.

Un instant après, on entendit la voix de Mme Bird qui disait d'un ton vif et tout ému: «John! John! voulez-vous venir ici un moment?»

M. Bird quitta ses papiers et se rendit dans la cuisine. Il fut saisi d'étonnement et de stupeur au spectacle qui se présenta devant lui. Une jeune femme amaigrie, dont les vêtements déchirés étaient roidis par le froid, un soulier perdu, un bas arraché du pied coupé et sanglant, était renversée sur deux chaises, dans une pamoison mortelle.... On reconnaissait sur son visage les signes distinctifs de la race méprisée, mais on devinait en même temps sa beauté triste et passionnée; sa roideur de statue, son aspect glacé, immobile, où la mort se lisait, frappaient de stupeur tout d'abord.

M. Bird était là, la poitrine haletante, immobile, silencieux. Sa femme, leur unique domestique de couleur, et la mère Dina, s'occupaient activement à la faire revenir, tandis que le vieux Cudjox prenait l'enfant sur ses genoux, tirait ses souliers et ses bas, et réchauffait ses petits pieds.

«Pauvre femme! si cela ne fait pas peine à voir! dit la vieille Dina d'un ton compatissant. Je pense que c'est la chaleur qui l'aura fait trouver mal,... elle était assez bien en entrant;... elle a demandé à se réchauffer une minute; je lui ai demandé d'où elle venait, quand elle est tombée tout de son long. Elle n'a jamais fait de rude ouvrage, si j'en crois ses mains.

—Pauvre créature!» dit Mme Bird d'une voix émue, quand la jeune femme, ouvrant ses grands yeux noirs, jeta autour d'elle ses regards errants et vagues.... Une expression d'angoisse passa sur sa face, et elle s'écria: «Oh! mon Henri! l'ont-ils pris?»

A ce cri, l'enfant s'élança des bras de Cudjox et courut à elle en levant ses petits bras.

«Oh! le voilà! le voilà!»

Et, d'un air égaré, s'adressant à Mme Bird:

«Oh! madame, protégez-le! ne le laissez pas prendre!

—Non, pauvre femme! personne ne vous fera de mal ici, dit Mme Bird, vous êtes en sûreté, ne craignez rien.

—Que Dieu vous récompense!» dit l'esclave en couvrant son visage et en sanglotant.

Le petit enfant, la voyant pleurer, essaya de la presser dans ses bras.

Elle se calma enfin, grâce à tous ces soins délicats et féminins que personne ne savait mieux donner que Mme Bird. Un lit fut provisoirement dressé pour elle auprès du feu, et elle tomba bientôt dans un profond sommeil, tenant entre ses bras son enfant, qui ne semblait pas moins épuisé qu'elle. Elle n'avait pas voulu s'en séparer; elle avait, au contraire, résisté, avec une sorte d'effroi nerveux, à tous les tendres efforts que l'on avait faits pour le lui ôter. Même dans le sommeil, son bras, passé autour de lui, le serrait d'une étreinte que rien n'eût pu dénouer, comme si elle eût voulu le défendre encore.

M. et Mme Bird rentrèrent au salon, et, si étrange que cela puisse sembler, on ne fit, ni d'un côté ni de l'autre, aucune allusion à la conversation précédente. Mme Bird s'occupa de son tricot, et le sénateur feignit de lire ses papiers; puis les mettant de côté:

«Je ne me doute pas, dit-il enfin, qui elle est ni ce qu'elle est.

—Quand elle sera réveillée et un peu remise, nous verrons, répondit Mme Bird.

—Dites-moi donc, chère, fit M. Bird, après une méditation silencieuse....

—Quoi? mon ami....

—Ne pourrait-elle point porter une de vos robes, en l'allongeant un peu par le bas? Il me semble qu'elle est plus grande que vous.»

Un imperceptible sourire passa sur le visage de Mme Bird, et elle répondit: «On verra!...»

Second silence. M. Bird le rompit encore.

«Dites-moi, chère amie!

—Oui. Qu'est-ce encore?

—Vous savez, ce manteau de basin que vous gardez pour me jeter sur les épaules quand je fais ma sieste après dîner.... vous pourriez aussi le lui donner; elle a besoin de vêtements.»

Au même instant Dina parut et dit que la femme était éveillée et qu'elle désirait voir madame.

M. et Mme Bird se rendirent à la cuisine avec les deux aînés de leurs enfants. La plus jeune progéniture avait été fort sagement mise au lit.

Élisa était assise sur l'âtre, auprès du feu; elle regardait fixement la flamme avec cette expression calme, indice d'un cœur brisé, bien différente de la turbulence sauvage que nous avons précédemment décrite.

«Vous pouvez me parler, dit Mme Bird d'un ton plein de bonté. J'espère que vous vous trouvez mieux. Pauvre femme!»

Un soupir profond, un frémissement fut la seule réponse d'Élisa; mais elle releva ses yeux noirs et les fixa sur Mme Bird avec une expression de si profonde tristesse et d'invocation si touchante, que cette tendre petite femme sentit que les larmes la gagnaient.

«Vous n'avez rien à craindre. Nous sommes tous vos amis ici, pauvre femme! Dites-moi d'où vous venez et ce que vous voulez.

—Je viens du Kentucky.

—Quand? reprit M. Bird, qui voulait diriger l'interrogatoire.

—Cette nuit.

—Comment êtes-vous venue?

—J'ai passé sur la glace.

—Passé sur la glace! répétèrent tous les assistants.

—Oui, reprit-elle lentement. Je l'ai fait, Dieu m'aidant. J'ai passé sur la glace, car ILS étaient derrière moi,... tout près, tout près,... et il n'y avait pas d'autre chemin.

—Dieu! madame, s'écria Cudjox, la glace est brisée en grands blocs, coulant ou tournoyant dans le fleuve.

—Je le sais, je le sais! dit Élisa d'un air égaré. Je l'ai pourtant fait;... je ne croyais pas le pouvoir. Je ne pensais pas arriver à l'autre bord.... Mais qu'importe? il fallait passer ou mourir. Dieu m'a aidée! On ne sait pas à quel point il aide ceux qui essayent, ajouta-t-elle avec un éclair dans l'œil.

—Étiez-vous esclave? dit M. Bird.

—Oui, monsieur, j'appartenais à un homme du Kentucky.

—Était-il cruel envers vous?

—Non, monsieur, c'était un bon maître.

—Et votre maîtresse, était-elle dure?

—Non, monsieur, non! ma maîtresse a toujours été bonne pour moi.

—Qui donc a pu vous pousser à quitter une bonne maison? à vous enfuir, et à travers de tels dangers?»

L'esclave fixa sur Mme Bird un œil perçant et scrutateur; elle vit qu'elle portait des vêtements de deuil.

«Madame, lui dit-elle brusquement, avez-vous jamais perdu un enfant?»

La question était inattendue; elle rouvrit une blessure saignante: il y avait un mois à peine qu'un enfant, le favori de la famille, avait été mis au tombeau.

M. Bird se détourna et alla vers la fenêtre; Mme Bird fondit en larmes, mais retrouvant bientôt la parole, elle lui dit:

«Pourquoi cette question? Oui, j'ai perdu un petit enfant.

—Alors vous compatirez à ma peine. Moi j'en ai perdu deux, l'un après l'autre. Je les ai laissés dans la terre d'où je viens. Il ne me reste plus que celui-ci. Je n'ai pas dormi une nuit qu'il ne fût à mes côtés. C'était tout ce que j'avais au monde, ma consolation, mon orgueil, ma pensée du jour et de la nuit. Eh bien! madame, ils allaient me l'arracher pour le vendre, le vendre aux marchands du sud, pour qu'il s'en allât tout seul, lui, pauvre enfant qui ne m'a jamais quittée de sa vie! Je n'ai pas pu supporter cela, madame. Je savais bien que, si on l'emmenait, je ne serais plus capable de rien, et, quand j'ai su qu'il était vendu, que les papiers étaient signés, je l'ai pris et je suis partie pendant la nuit. Ils m'ont donné la chasse. Celui qui m'a achetée, et quelques-uns des esclaves du maître, ils me tenaient, je les entendais, je les sentais.... j'ai sauté sur les glaces. Comment ai-je passé? je ne le sais pas; mais j'ai vu tout d'abord un homme qui m'aidait à gravir la rive.»

Elle ne pleurait ni ne sanglotait. Elle en était arrivée à ce point de douleur où la source des larmes est tarie; mais, autour d'elle, chacun montrait à sa manière la sympathie de son cœur.

Les deux petits enfants, après avoir inutilement fouillé dans leur poche pour y chercher ce mouchoir que les enfants n'y trouvent jamais (les mères le savent bien!), finirent par se jeter sur les jupes de leur mère, pleurant et sanglotant, et s'essuyant le nez et les yeux avec sa belle robe. Mme Bird s'était complétement caché le visage dans son mouchoir, et la vieille Dina, dont les larmes coulaient par torrents sur son honnête visage de négresse, s'écriait: «Que Dieu ait pitié de nous!» On l'eût crue à quelques discours de mission. Le vieux Cudjox se frottait très-fort les yeux sur ses manches, faisait force grimaces, et répondait sur le même ton avec la plus vive ferveur. Notre sénateur, en sa qualité d'homme d'État, ne pouvait pleurer comme un autre homme: il tourna le dos à la compagnie, alla regarder à la fenêtre, soufflant, essuyant ses lunettes, mais se mouchant assez souvent pour faire naître des soupçons, s'il se fût trouvé là quelqu'un assez maître de soi pour faire des observations critiques.

«Comment se fait-il que vous m'ayez dit que vous aviez un bon maître? fit-il en se retournant tout à coup, et en réprimant des sanglots qui lui montaient à la gorge.

—Je l'ai dit parce que cela est, reprit Élisa: il était bon; ma maîtresse était bonne aussi, mais ils ne pouvaient se suffire; ils devaient! Je ne pourrais pas bien expliquer tout cela; mais il y avait un homme qui les tenait et qui leur faisait faire sa volonté. J'entendis monsieur dire à madame que mon enfant était vendu. Madame plaidait et suppliait en ma faveur; mais il disait qu'il ne pouvait pas, et que les papiers étaient signés. C'est alors que je pris mon enfant et que j'abandonnai la maison pour m'enfuir. Je savais bien que je ne pourrais plus vivre, lui parti, car c'est là tout ce que je possède en ce monde.

—N'avez-vous pas de mari?

—Pardon! mais il appartient à un autre homme. Son maître est très-dur pour lui et ne veut pas lui permettre de venir me voir.... Il devient de plus en plus cruel. Il le menace à chaque instant de l'envoyer dans le sud pour l'y faire vendre.... C'est bien comme si je ne devais jamais le revoir.»

Le ton tranquille avec lequel Élisa prononça ces mots eût pu faire croire à un observateur superficiel qu'elle était complétement insensible; mais on pouvait voir, en regardant ses grands yeux, que son désespoir n'était si calme qu'à force d'être profond.

«Et où comptez-vous aller, pauvre femme? dit Mme Bird avec bonté.

—Au Canada, si je savais le chemin! Est-ce bien loin, le Canada? demanda-t-elle d'un air simple et confiant, en regardant Mme Bird.

—Pauvre créature! fit celle-ci involontairement.

—Oui! je crois que c'est bien loin, reprit vivement l'esclave.

—Bien plus loin que vous ne pensez, pauvre enfant. Mais nous allons essayer de faire quelque chose pour vous. Voyons, Dina, il faut lui faire un lit dans votre chambre, auprès de la cuisine. Je verrai, demain matin, quel parti prendre. Vous, cependant, ne craignez rien, pauvre femme. Mettez votre confiance en Dieu, il vous protégera.»

Mme Bird et son mari rentrèrent dans le salon. La femme s'assit auprès du feu, dans une petite chauffeuse à bascule. M. Bird allait et venait par la chambre, en murmurant: «Diable! diable! maudite besogne!...» Enfin, marchant droit à sa femme, il lui dit:

«Il faut, ma chère, qu'elle parte cette nuit même! Le marchand sera sur ses traces demain de très-bonne heure. S'il n'y avait que la femme, elle pourrait se tenir tranquille jusqu'à ce qu'il fut passé; mais une armée à pied et à cheval ne pourrait avoir raison du bambin, il mettra le nez à la porte ou à la fenêtre et fera tout découvrir, je vous en réponds: ce serait une belle affaire pour moi d'être pris ici-même avec eux!... Non, il faut qu'ils partent cette nuit.

—Cette nuit! Est-ce bien possible? pour aller où?

—Où? je sais bien où,» dit le sénateur en mettant ses bottes. Quand il eut un pied chaussé, le sénateur s'assit, l'autre botte à la main, étudiant attentivement les dessins du tapis. «Il faut que cela soit, dit-il, quoique.... au diable!» Il coula l'autre botte et retourna à la fenêtre.

Cette petite Mme Bird était une femme discrète, une femme à qui on n'avait pas entendu dire une fois en sa vie: «Je vous l'avais bien dit!» Dans l'occasion présente, bien qu'elle se doutât de la tournure que prenait la méditation de son mari, elle s'abstint très-prudemment de l'interrompre; elle s'assit en silence, se préparant à entendre la résolution de son légitime seigneur, quand il voudrait bien la lui faire connaître.

«Vous savez, dit-il, il y a mon ancien client, Van Trompe, qui est venu du Kentucky, et qui a affranchi tous ses esclaves. Il s'est établi à sept milles d'ici, de l'autre côté du gué, où personne ne va à moins d'y avoir affaire. C'est une place qu'on ne trouve pas tout de suite. Elle y sera assez en sûreté. L'ennui, c'est que personne ne peut y conduire une voiture cette nuit; personne que moi!

—Mais Cudjox est un excellent cocher.

—Sans doute; mais voilà, il faut passer le gué deux fois. Le second passage est dangereux quand on ne le connaît pas comme moi. Je l'ai passé cent fois à cheval, et je sais juste où il faut tourner. Ainsi vous voyez, il n'y a pas d'autre moyen. Cudjox attellera les chevaux tranquillement vers minuit, et je l'emmènerai; pour donner une couleur à la chose, il me conduira à la prochaine taverne, pour prendre la voiture de Columbus, qui passe dans trois ou quatre heures. On pensera que je n'ai pris la voiture que pour cela. J'y ai des affaires dont je m'occuperai demain matin. Je ne sais pas trop quelle figure je ferais après tout ce qui a été dit et fait par moi sur la question des esclaves! N'importe!

—Allez, John, votre cœur est meilleur que votre tête, dit Mme Bird en posant sa petite main blanche sur la main de son mari. Est-ce que je vous aurais jamais aimé.... si je ne vous avais pas connu mieux que vous ne vous connaissez vous-même?»

Et la petite femme parut si jolie, ses yeux si brillants de larmes, que le sénateur pensa qu'il devait décidément être un habile homme pour avoir su inspirer à sa femme une admiration si passionnée. Qu'avait-il donc de mieux à faire que d'aller voir si on apprêtait la voiture? Cependant, il s'arrêta à la porte, et, revenant sur ses pas, il dit avec un peu d'hésitation:

«Mary! je ne sais ce que vous en penserez, mais il y a un tiroir plein des affaires.... de.... de.... notre pauvre petit Henri....» Il tourna vivement sur ses talons et ferma la porte après lui.

La femme ouvrit la porte d'une petite chambre à coucher contiguë à la sienne, posa un flambeau sur le secrétaire, et tirant une clef d'une petite cachette, elle la mit d'un air pensif dans la serrure d'un tiroir.... puis elle s'arrêta.... Les deux enfants, qui l'avaient suivie pas à pas, s'arrêtèrent aussi, jetant sur elle des regards expressifs dans leur silence. O mère qui lisez ces pages, dites, n'y a-t-il jamais eu dans votre maison un tiroir, un cabinet.... que vous ayez ouvert comme on rouvre un petit tombeau? Heureuse, heureuse mère, si vous me répondez non!

Mme Bird ouvrit lentement le tiroir. Il y avait de petites robes de toutes formes et de tous modèles, des collections de tabliers et des piles de petits bas.... Il y avait même de petits souliers. Ils avaient été portés; ils étaient usés au talon.... Le bout de ces petits souliers pointait à travers l'enveloppe de papier.... Il y avait aussi des jouets familiers.... le cheval, la charrette, la balle, la toupie. Chers petits souvenirs, recueillis avec bien des larmes et des brisements de cœur!

Elle s'assit auprès de ce tiroir, mit sa tête dans ses mains, et pleura! Les larmes coulaient à travers ses doigts et tombaient dans le tiroir! Puis relevant tout à coup la tête.... avec une précipitation nerveuse, elle choisit parmi ces objets les plus solides et les meilleurs, et elle en fit un paquet.

«Maman! dit un des enfants en lui touchant le bras..., est-ce que vous allez donner ces choses?...

—Mes enfants, dit-elle d'une voix émue et pénétrante, mes chers enfants, si votre pauvre petit Henri bien-aimé nous regarde du haut du ciel, il sera bien heureux de nous voir agir ainsi! Allez! je n'aurais pas voulu donner ces objets à des heureux de ce monde; mais je les donne à une mère dont le cœur a été blessé plus encore que le mien; je les donne! Que Dieu donne avec eux ses bénédictions!»

Il y a dans ce monde des âmes choisies, dont les chagrins rejaillissent en joies pour les autres, dont les espérances terrestres, mises au tombeau avec des larmes, sont la semence d'où sort la fleur qui guérit, le baume qui console l'infortune et la douleur.

Telle était la jeune femme que nous voyons assise à côté de sa lampe, laissant couler lentement ses pleurs, tandis qu'elle se préparait à donner les doux souvenirs de l'enfant qu'elle avait perdu au pauvre enfant d'une autre, errante et poursuivie!

Au bout d'un instant, Mme Bird ouvrit une garde-robe, et, en tirant une ou deux robes simples, mais d'un bon user, et se plaçant à la table à ouvrage, l'aiguille, les ciseaux et le dé à la main, elle commença l'opération du rallongement dont son mari avait exprimé la nécessité. Elle travailla activement jusqu'à ce que la vieille horloge, placée dans un coin de la chambre, frappât les douze coups de minuit. Elle entendit alors le bruit sourd des roues s'arrêtant à la porte.

«Mary, dit M. Bird en entrant, son par-dessus à la main, allez l'éveiller; il faut que nous partions!»

Mme Bird se hâta de mettre dans une petite boîte les divers objets qu'elle avait rassemblés; elle ferma la boîte, et pria son mari de la déposer dans la voiture. Elle courut éveiller l'étrangère. Bientôt, enveloppée d'un châle et d'un manteau, coiffée d'un chapeau de sa bienfaitrice, Élisa parut à la porte, son enfant entre les bras. «Montez! montez!» dit M. Bird. Mme Bird la poussa dans la voiture. Élisa s'appuya sur la portière et tendit sa main. Une main aussi belle et aussi blanche lui fut tendue en retour. Elle fixa son grand œil noir, plein d'émotion et de reconnaissance, sur le visage de Mme Bird. Elle parut vouloir parler. Elle essaya une ou deux fois: ses lèvres remuèrent, mais il n'en sortit aucun son. Elle leva au ciel un de ces regards que l'on n'oublie jamais, se renversa sur le siége et couvrit son visage. La voiture partit.

Quelle situation pour un sénateur patriote, qui toute la semaine a éperonné le zèle de la législature de son pays pour faire voter les résolutions les plus sévères contre les esclaves fugitifs, ceux qui les accueillent et ceux qui les assistent!

Notre législateur n'avait été dépassé par aucun de ses confrères à Washington dans ce genre d'éloquence qui a porté si haut la gloire de nos sénateurs. Avec quelle sublimité s'était-il assis, les mains dans ses poches, raillant la sentimentale faiblesse de ceux qui placent le bien-être de quelque misérable fugitif avant les grands intérêts de l'État!

Sur cette question-là, il était hardi comme un lion; il était «puissamment convaincu,» et il avait fait passer sa conviction dans l'âme de l'assemblée. Mais alors il ne connaissait d'un fugitif que les lettres qui écrivent ce nom, ou tout au plus la caricature, trouvée dans un journal, d'un homme qui passe avec sa canne et son paquet. Mais la magie toute-puissante d'un malheur réel et présent, un œil humain qui implore, une main humaine, pâle et tremblante, l'appel désespéré d'une agonie sans secours.... voilà une épreuve qu'il n'avait jamais subie; il n'avait jamais songé que l'esclave en fuite pût être une malheureuse mère, un enfant sans défense, comme celui qui portait maintenant la petite casquette,—il l'avait reconnue,—de son pauvre enfant mort!

Aussi, comme notre bon sénateur n'était ni de marbre ni d'acier, comme il était un homme, et un homme au noble cœur, son patriotisme se trouvait fort mal à l'aise. Et ne chantez pas trop haut victoire, ô vous, nos bons frères du sud; nous soupçonnons fort qu'à sa place beaucoup d'entre vous n'eussent pas fait mieux. Oui, nous le savons, dans le Kentucky et dans le Mississipi, il y a de nobles et généreux cœurs, à qui jamais on n'a fait en vain le récit d'une infortune. Ah! frères, est-ce bien à vous d'attendre de nous ces services que votre bon et généreux cœur ne vous permettrait pas de nous rendre.... si vous étiez à notre place?

Quoi qu'il en soit, si M. Bird était un pécheur politique, il était maintenant en train d'expier ses fautes par les épreuves de son voyage nocturne. Il avait plu depuis longtemps, et cette belle et riche terre de l'Ohio, si prompte à se changer en boue, était toute détrempée par la pluie: c'était une route avec des rails à la mode du bon vieux temps.

«Mais quels rails, je vous prie? nous demande un de ces voyageurs de l'est, à qui ce mot de rail ne rappelle que des idées de douceur dans la locomotion et de célérité dans la marche.

—Apprenez donc, innocent ami de l'est, que dans ces benoîtes régions de l'ouest, où la boue atteint des profondeurs insondables et sublimes, les routes sont faites de grossières pièces de bois que l'on range transversalement côte à côte: on les recouvre de terre, de gazon et de tout ce qu'on a sous la main..., et les naturels du pays appellent cela une route et se réjouissent fort de marcher dessus. Avec le temps, la pluie qui tombe emporte l'herbe et le turf, promène les bois çà et là, les sème partout, les disperse dans un désordre pittoresque, ménageant çà et là des abîmes de fange noire.

C'est par une route pareille que notre sénateur s'en allait bronchant, se livrant à des réflexions interrompues fréquemment par les accidents de la marche. Le char allait de cahots en ornières. On pourrait écrire le voyage en onomatopées: Boun! pan! han! crac! Le sénateur, la femme et l'enfant, sans cesse ballottés d'un côté à l'autre, changeaient à chaque instant de position respective. Au dehors Cudjox apostrophait les chevaux: on tire, on tourne; on halle: le sénateur perd patience. La voiture se relève, on marche. Les deux roues de devant retombent dans une autre fondrière. Le sénateur, la femme et l'enfant sont jetés sur le siége de devant.

Le chapeau du gentleman s'enfonce sur ses yeux et presque sur son nez, sans la moindre cérémonie. L'excellent homme se croit mort; l'enfant pleure. Cudjox adresse de nouveau la parole à ses chevaux, qui ruent, se cabrent et courent sous le fouet qui claque. La voiture se relève encore. Ce sont maintenant les roues de derrière qui s'enfoncent. Le sénateur, la femme et l'enfant sont replacés un peu trop vite sur le siége de derrière. Les deux chapeaux sont enfoncés. Enfin le précipice est franchi, et les chevaux s'arrêtent.... essoufflés. Le sénateur retrouve son chapeau, la femme redresse le sien et fait taire l'enfant. On se raffermit contre les périls à venir.

Pendant quelque temps on en est quitte pour des ballottements et des cahots, des aïe et des hue, et des boum répétés. On commence à espérer que l'on s'en tirera sans trop de misère. Enfin un saut carré met tout le monde debout et rassied tout le monde avec une incroyable rapidité. La voiture s'arrête tout à fait; Cudjox apparaît à la portière.

«Pardon, monsieur, mais voilà un bien mauvais pas; je ne sais si nous nous en tirerons: je crois qu'il faudrait poser des rails.»

Le sénateur, désespéré, sort de la voiture. Il cherche un endroit solide où mettre le pied; il enfonce; il essaye de se retirer, perd l'équilibre et tombe tout de son long dans la boue. Il est repêché, dans le plus piteux état, par les soins de Cudjox.

Mais nous voulons épargner la sensibilité de nos lecteurs. Les voyageurs de l'ouest, contraints sur le coup de minuit de poser des rails pour dégager leur voiture, auront pour notre infortuné héros une sympathie douloureuse et respectueuse; nous leur demandons une larme et nous passons outre.

La nuit était fort avancée quand l'équipage, enfin sorti du gué, s'arrêta devant la porte d'une vaste ferme. Il fallut assez de persistance pour réveiller les habitants. Enfin, le respectable propriétaire parut et ouvrit la porte. C'était un grand et robuste gaillard de six pieds et quelques pouces; il portait une blouse de chasse en flanelle rouge; ses cheveux, d'un jaune fade, présentaient l'aspect d'une forêt inculte. Une barbe, négligée depuis quelques jours, achevait de donner à ce digne homme un aspect qui ne prévenait pas complétement en sa faveur. Il resta quelques minutes, le flambeau à la main, contemplant les voyageurs avec un air de déconvenue le plus réjouissant du monde. Le sénateur eut beaucoup de peine à lui faire nettement comprendre ce dont il s'agissait.

Tandis qu'il fait de son mieux pour y parvenir, nous présenterons à nos lecteurs cette nouvelle connaissance.

L'honnête John Van Tromp était jadis un riche fermier et possesseur d'esclaves, dans le Kentucky, «n'ayant rien de l'ours que la peau,» ayant au contraire reçu de la nature un grand cœur. Humain et généreux, il avait été longtemps le témoin désolé des tristes effets d'un système également funeste à l'oppresseur et à l'opprimé; enfin, il n'y put tenir davantage; ce cœur gonflé éclata: il prit son portefeuille, traversa l'Ohio, acheta une vaste propriété, affranchit ses esclaves, hommes, femmes et enfants, les emballa dans une voiture et les envoya coloniser sur sa terre. Quant à lui, il se dirigea vers la baie et se retira dans une ferme tranquille pour y jouir en paix de sa conscience.

«Voyons, dit nettement le sénateur, êtes-vous homme à donner asile à une pauvre femme et à un enfant que poursuivent les chasseurs d'esclaves?

—Je crois que oui, dit l'honnête John avec une certaine emphase.

—Je le croyais aussi, dit le sénateur.

—S'ils viennent, dit le brave homme en développant sa grande taille athlétique, me voilà! Et puis j'ai six fils, qui ont chacun six pieds de haut, et qui les attendent. Faites-leur bien mes compliments; dites-leur de venir quand ils voudront, ajouta-t-il, cela nous est bien égal.»

Il passa ses doigts dans les touffes de cheveux qui couvraient sa tête comme un toit de chaume, et il partit d'un grand éclat de rire.

Tombant de fatigue, épuisée, à demi morte, Élisa se traîna jusqu'à la porte, tenant son enfant endormi dans ses bras. John, toujours brusque, lui approcha le flambeau du visage, et, faisant entendre un grognement plein de compassion émue, il ouvrit la porte d'une petite chambre à coucher qui donnait sur la vaste cuisine où ils se trouvaient. Il la fit entrer, alluma un autre flambeau qu'il posa sur la table, puis il lui dit:

«Maintenant, ma fille, vous n'avez plus rien à craindre. Arrive qui voudra; je suis prêt à tout, dit-il en montrant deux ou trois carabines suspendues au-dessus du manteau de la cheminée. Ceux qui me connaissent savent bien qu'il ne serait pas sain de vouloir faire sortir quelqu'un de chez moi quand je ne veux pas. Et maintenant, mon enfant, dormez aussi tranquillement que si votre mère vous gardait.»

Il sortit du cabinet et ferma la porte.

«Elle est des plus jolies, dit-il au sénateur. Hélas! souvent c'est leur beauté même qui les force de fuir, quand elles ont des sentiments d'honnêtes femmes. Allez, je sais ce qui en est!»

Le sénateur raconta brièvement, en quelques mots, l'histoire d'Élisa.

«Oh!... Hélas!... Quoi! il serait vrai!... Je suis bien aise de savoir cela. Poursuivie! poursuivie pour avoir obéi au cri de la nature! Pauvre femme! Chassée comme un daim! chassée pour avoir fait ce qu'aucune mère ne pourrait pas ne pas faire! Oh! ces choses-là me feraient blasphémer....»

Et John essuya ses yeux du revers de sa large main calleuse et brune.

«Eh bien! monsieur, je vous l'avoue, je suis resté des années sans aller à l'église, parce que les ministres disaient en chaire que la Bible autorisait l'esclavage.... Je ne pouvais répondre à leur grec et à leur hébreu: aussi j'abandonnai tout, Bible et ministres. Je ne suis pas retourné à l'église, jusqu'à ce que j'aie trouvé un ministre qui fût contre l'esclavage, malgré le grec et le reste. Maintenant j'y retourne.»

Tout en parlant de la sorte, John faisait sauter le bouchon d'une bouteille de cidre mousseux, dont il offrit un verre à son interlocuteur.

«Vous devriez rester ici jusqu'à demain matin, dit-il cordialement au sénateur; je vais appeler la vieille, elle va vous préparer un lit en moins de rien.

—Mille grâces, mon cher ami; mais je dois partir pour prendre cette nuit même la voiture de Colombus.

—S'il en est ainsi, je vais vous accompagner et vous montrer un chemin de traverse meilleur que la route que vous avez prise. Cette route est en effet bien mauvaise.»

John s'équipa, et, une lanterne à la main, conduisit son hôte par un chemin qui longeait sa maison. Le sénateur, en partant, lui mit dans la main une bank-note de dix dollars.

«Pour elle! dit-il laconiquement.

—Bien!» répondit John avec une égale concision.

Ils se serrèrent la main et se quittèrent.


CHAPITRE X.

Livraison de la marchandise.

Un matin de février, morne et gris, éclairait les fenêtres de l'oncle Tom: les visages étaient bien tristes dans la case; les visages reflétaient la tristesse des cœurs. La petite table était dressée devant le feu et couverte de la nappe à repasser. Une ou deux chemises grossières, mais propres, étaient étendues sur le dos d'une chaise, devant la cheminée; une autre était déployée sur la table devant Chloé. Avec un soin minutieux, elle ouvrait et repassait chaque pli, et, de temps en temps, portait la main à son visage pour essuyer les larmes qui coulaient le long de ses joues.

Tom s'assit à côté d'elle, sa Bible ouverte sur ses genoux, sa tête appuyée dans sa main. Ni l'un ni l'autre ne parlait. Il était de bonne heure, et les enfants dormaient encore tous ensemble dans leur lit grossier.

Tom avait au plus haut point ce culte des affections domestiques, qui, pour son malheur, est un des signes distinctifs de cette race: il se leva et s'approcha solennellement du lit pour contempler ses enfants.

«C'est la dernière fois!» dit-il.

Chloé ne répondit rien; mais le fer marcha de long en large, passa et repassa sur la chemise, quoiqu'elle fût déjà aussi douce que pussent la rendre des mains de femme; puis tout à coup, déposant son fer avec un geste désespéré, elle s'assit près de la table, éleva la voix et pleura.

«Je sais, dit-elle, qu'il faut être résignée; mais puis-je l'être, Seigneur? Si je savais où vous allez, comment on vous traitera! Madame dit bien qu'elle essayera de vous racheter dans un an ou deux. Mais, hélas! ceux qui descendent vers le sud ne remontent jamais; ils les tuent! Je sais bien comment on les traite dans les plantations.

—Ce sera là-bas le même Dieu qu'ici, Chloé.

—Soit, je le veux bien, dit Chloé; mais Dieu parfois laisse accomplir de terribles choses.... J'ai peur de ne pas trouver beaucoup de consolation de ce côté.

—Je suis dans les mains du Seigneur, dit Tom; rien ne peut aller plus loin qu'il ne le permettra. Il permet cela, je dois l'en remercier. C'est moi qui suis vendu et qui m'en vais, et non pas vous et les enfants. Ici vous êtes en sûreté. Ce qui doit arriver n'arrivera qu'à moi, et le Seigneur m'assistera. Oui, je sais qu'il m'assistera.»

Oh! brave cœur, vrai cœur d'homme! adoucissant ton propre chagrin pour consoler tes bien-aimés.

Tom avait peut-être la langue embarrassée; sa voix rauque s'arrêtait dans son gosier: mais il parlait avec un courage qui ne se démentait jamais.

«Ne pensons qu'aux bienfaits du ciel, ajouta-t-il en frissonnant, comme s'il éprouvait en effet le besoin d'y penser beaucoup.

—Des bienfaits! dit Chloé... Je ne puis pas voir des bienfaits là dedans! Non, cela n'est pas juste! non, cela ne devait pas être! Le maître ne devait pas consentir à ce que vous fussiez le prix de ses dettes! Vous lui aviez gagné deux fois plus. Il vous devait la liberté; il aurait dû vous la donner depuis des années. Il est possible qu'il soit gêné, mais je sens que ce qu'il fait est mal. Rien ne peut m'ôter cela de l'esprit. Une créature aussi fidèle que vous.... Toutes ses affaires, vous les faisiez! Ah! il était plus pour vous que votre femme et vos enfants!... Vendre l'amour du cœur, le sang du cœur, pour se tirer de l'usurier.... Dieu sera contre lui!

—Chloé, si vous m'aimez, ne parlez pas ainsi; songez que peut-être nous ne nous reverrons jamais. Je dois vous le dire, c'est parler contre moi que de parler contre le maître: il a été placé dans mes bras quand il n'était encore qu'un enfant. Je devais faire beaucoup pour lui, c'est tout simple; mais lui n'avait pas à s'occuper beaucoup du pauvre Tom: les maîtres sont accoutumés à ce que l'on fasse tout pour eux, et naturellement ils n'y pensent guère. On ne peut pas s'attendre à autre chose.... mais il est bien meilleur que les autres, lui! Qui donc a jamais été traité comme moi? Non, il ne m'aurait pas laissé partir s'il eût pu faire autrement.... j'en suis sûr!

—D'une manière, comme de l'autre, il a toujours tort,» dit Chloé, qui avait un sentiment instinctif du juste. C'était un des caractères prédominants de sa nature. «Je ne puis peut-être pas bien nettement dire en quoi.... mais je sens qu'il a tort.

—Levez les yeux vers le maître qui est là-haut. Il est au-dessus de tous! Il ne tombe pas un passereau sur la terre sans sa permission.

—Je le sais bien; mais tout cela ne me console pas, dit Chloé.... Mais à quoi bon parler? Je vais tirer le gâteau du feu et vous servir un bon déjeuner. Qui sait quand vous en retrouverez un pareil?»

Pour comprendre la souffrance des nègres vendus aux marchands du sud, il faut se rappeler que toutes les affections instinctives de cette race sont d'une incroyable puissance. Ils s'attachent aux lieux qu'ils habitent.... ils n'ont pas l'audace entreprenante des aventures: ils ont toutes les affections domestiques. Ajoutez à cela les terreurs dont l'ignorance revêt toujours l'inconnu. Ajoutez qu'être vendu dans le sud est une perspective placée depuis l'enfance devant les yeux du nègre comme le plus sévère des châtiments. Il y a moins de terreur pour eux dans la menace du fouet et de la torture que dans la menace d'être conduit de l'autre côté de la rivière. Ces sentiments, nous les avons entendu nous-mêmes exprimer par eux; nous savons quelle horreur ils laissent voir à cette seule pensée; nous savons quelle terrible histoire, à l'heure des causeries intimes, il racontent à propos de cette rivière, qui leur semble la limite

D'un pays inconnu dont on ne revient pas!

Un missionnaire, qui a vécu parmi les fugitifs du Canada, nous a confirmé dans cette opinion. Beaucoup de nègres lui ont avoué qu'ils avaient fui des maîtres comparativement bons, et que, dans presque tous les cas, ils avaient bravé les périls de la fuite sous l'influence du désespoir où les jetait la seule pensée d'être vendus dans le sud, destin souvent suspendu sur leurs têtes ou celles de leurs maris, de leurs femmes, de leurs enfants.... Cette seule pensée trempe dans l'héroïsme du courage les Africains, naturellement patients, timides et peu aventureux; elles les conduit à braver la faim, la soif, le froid, la fatigue, les périls du désert, et les châtiments plus terribles encore qui punissent la fuite!


Le modeste repas du matin fumait sur la table de Tom. Mme Shelby avait ce jour-là dispensé Chloé de tout service à l'habitation. La pauvre créature avait mis tout son courage à préparer ce déjeuner d'adieu. Elle avait tué et accommodé ses meilleurs poulets; le gâteau était juste au goût de Tom; elle avait également atteint certaine bouteille mystérieuse, et des conserves qui ne voyaient le jour que dans les grandes occasions.

«Dieu! nous allons avoir un fameux déjeuner!» dit à son frère le petit Moïse; et au même instant il attrapa un morceau de poulet.

Chloé lui envoya un bon coup de poing sur l'oreille.

«Voyez-vous cela! dit-elle; se jeter comme un vorace sur le dernier déjeuner que son pauvre père fera dans la maison!

—Ah! Chloé! fit Tom d'une voix douce.

—Eh bien! quoi! je n'ai pas pu m'en empêcher, dit Chloé en se cachant le visage dans son tablier.... Je suis si malheureuse que cela me fait mal agir!»

Les enfants se tinrent tranquilles, regardant alternativement leur père et leur mère, tandis que le baby, s'attachant aux robes de Chloé, faisait entendre ses petits cris impérieux et volontaires.

«Voyons, dit Chloé essuyant ses yeux et prenant le baby dans ses bras, voyons, c'est fini; mangez quelque chose. Tom, c'est mon meilleur poulet, et vous, enfants, vous allez en avoir aussi, pauvres chéris! Maman a été bien méchante pour vous!»

Les enfants n'eurent pas besoin d'une seconde invitation. Ils accoururent autour de la table avec le plus louable empressement.... Ils firent bien; car autrement ils couraient grand risque de se voir un peu négligés.

«Maintenant, dit Chloé, quittant vivement la table, je vais m'occuper de votre paquet. Peut-être ne vous le laissera-t-il pas emporter; je connais leurs façons. Voyons! dans ce coin la flanelle pour votre rhumatisme. Ménagez-la; vous n'aurez plus personne pour vous en préparer d'autre! Voilà vos vieilles chemises; voici les neuves. J'ai reprisé vos bas hier la nuit, j'y ai mis des talons.... Ah! qui les raccommodera maintenant?»

Ici Chloé appuya sa tête sur la petite malle et sanglota....

«Et dire que personne au monde ne s'occupera plus de toi, continua-t-elle, bien portant ou malade!... Ah! je sens que c'est fini! je ne serai plus jamais bonne maintenant.»

Les enfants, après avoir dévoré tout ce qui se trouvait sur la table, commencèrent à réfléchir sur ce qui se passait autour d'eux. Voyant leur mère pleurer et leur père tout triste, ils commencèrent à soupirer et à se frotter les yeux. L'oncle Tom prit sur ses genoux la petite fille, qui se livrait à son divertissement favori, égratignant le visage et tirant les cheveux du vieux nègre, et de temps en temps se livrant à des accès de gaieté retentissante, qui semblaient être le résultat de ses réflexions intimes.

«Ris donc, ris, pauvre créature, s'écria Chloé; ton tour viendra aussi à toi: tu vivras pour voir ton mari vendu et peut-être pour être vendue toi-même! et tes frères que voilà, ils seront vendus aussi, sans doute, dès qu'ils vaudront un peu d'argent... N'est-ce pas ainsi que l'on nous traite, nous autres nègres?»

A ce moment un des enfants s'écria:

«Voilà madame qui vient!

—Pourquoi vient-elle? Elle n'a rien de bon à faire ici,» s'écria la pauvre Chloé.

Mme Shelby entra. Chloé lui avança une chaise d'un air maussade et rechigné. Mme Shelby ne parut rien remarquer. Elle était pâle et semblait inquiète.

«Tom, dit-elle, je viens pour....»

Tout à coup elle s'arrêta, regarda le groupe silencieux, s'assit, mit un mouchoir sur son visage, et ses sanglots éclatèrent.

«Ah! madame, dit Chloé, ne.... ne....» Et elle-même éclata.... et pendant un instant tous pleurèrent.... et dans ces larmes qu'ils versaient ensemble, elle riche, eux pauvres, s'adoucirent tout à coup le désespoir et la douleur amère qui brûle le cœur de l'opprimé. Oh! vous qui visitez les malheureux, si vous saviez combien tout ce que l'on peut acheter avec votre or, donné d'un air froid, avec un visage qui se détourne, ne vaut pas une douce et bonne larme versée dans un moment de sympathie véritable!

«Mon pauvre Tom, dit Mme Shelby, présentement, je ne puis vous être utile. Si je vous donne de l'argent, on vous le prendra. Mais je vous jure solennellement devant Dieu que je ne vous perdrai pas de vue, et qu'aussitôt que je le pourrai, je vous ferai venir ici; jusque-là, ayez confiance en Dieu!»

Les enfants s'écrièrent:

«Voici M. Haley qui vient!»

Son brutal coup de pied ouvrit la porte. Haley resta debout, de fort mauvaise humeur, fatigué de la course de la nuit et irrité du peu de succès de sa chasse.

«Ici, nègre! Êtes-vous prêt?.... Madame, votre serviteur.» Et il tira son chapeau en apercevant Mme Shelby.

Chloé ferma et ficela la boîte; elle regarda le marchand d'un air irrité. Ses larmes semblaient se changer en étincelles.

Tom se leva avec calme pour suivre son nouveau maître; il chargea la pesante boîte sur ses épaules. La femme prit la petite fille dans ses bras, pour accompagner son mari jusqu'à la voiture. Les enfants suivirent en pleurant.

Mme Shelby alla droit au marchand et le retint un moment; elle lui parlait avec une extrême animation. Cependant toute la famille s'avançait vers la voiture, qui était attelée et près de la porte. Les esclaves jeunes et vieux se pressaient tout autour, pour dire adieu à leur vieux compagnon. Tom était regardé par tous comme le chef des esclaves et comme leur instituteur religieux. Son départ excitait de vifs et sympathiques regrets, surtout parmi les femmes.

«Eh! Chloé, vous supportez cela mieux que moi! dit l'une d'elles, qui fondait en larmes, en voyant le calme sombre de Chloé, debout auprès de la charrette.

—J'ai rentré mes larmes, dit-elle en jetant un regard farouche sur le marchand. Je ne veux pas pleurer devant ce gueux-là!

—Montez!» dit Haley à Tom, en traversant la foule des esclaves, qui le regardaient, le front soucieux.

Tom monta.

Alors, tirant de dessous le siége une pesante paire de fers, Haley les lui attacha autour des chevilles.

Un murmure étouffé d'indignation courut dans la foule, et Mme Shelby s'écria du perron:

«Je vous assure, monsieur Haley, que c'est une précaution bien inutile.

—Je n'en sais rien, madame: j'ai perdu ici même un esclave de cinq cents dollars; je ne veux pas courir de nouveaux risques.

—Que peut-elle donc attendre de lui?» dit la pauvre Chloé d'une voix indignée. Les deux enfants, qui semblaient maintenant comprendre le sort de leur père, se suspendirent à la robe de Chloé, criant, pleurant et gémissant.

«Je regrette, dit Tom, que M. Georges se trouve absent.»

Georges était en effet chez un de ses amis, dans une plantation du voisinage; il ignorait le malheur de Tom.

«Vous exprimerez toute mon affection à M. Georges,» reprit-il d'un ton pénétré.

Haley fouetta le cheval; après avoir jeté un long et dernier regard sur la maison, Tom partit.

M. Shelby était absent.

Il avait vendu Tom sous la pression de la plus dure nécessité, et pour sortir des mains d'un homme qu'il redoutait. Sa première impression, quand l'acte fut accompli, fut comme un sentiment de délivrance. Les supplications de sa femme réveillèrent ses regrets à moitié endormi. Le désintéressement de Tom rendait son chagrin plus cuisant encore. C'est en vain qu'il se répétait à lui-même qu'il avait le droit d'agir ainsi, que tout le monde le ferait, sans même avoir comme lui l'excuse de la nécessité.... Il ne pouvait se convaincre, et, pour ne pas être témoin des dernières et tristes scènes de la séparation, il était parti le matin même, espérant que tout serait fini avant son retour.

Tom et Haley roulaient dans un tourbillon de poussière. Tous les objets familiers à l'esclave passaient comme des fantômes. Les limites de la propriété furent bientôt franchies; on se trouva sur le chemin public.

Au bout d'un mille environ, Haley s'arrêta devant la boutique d'un maréchal, et il entra pour faire faire quelques changements à une paire de menottes.

«Elles sont un peu trop petites pour sa taille, dit Haley en montrant les fers et en regardant Tom.

—Comment! c'est le Tom à Shelby!... Il ne l'a pas vendu, toujours!

—Mais si, il l'a vendu, reprit Haley.

—C'est impossible!... Quoi! lui? Qui l'aurait cru? Eh bien! alors, vous n'avez pas besoin de l'enchaîner ainsi. C'est la meilleure, la plus fidèle créature....

—Oui, oui, dit Haley; mais ce sont les bons qui veulent s'enfuir, précisément. Les brutes se laissent mener où l'on veut.... Pourvu qu'ils aient à manger, ils ne s'inquiètent pas du reste. Mais les esclaves intelligents haïssent le changement comme le péché. Il n'y a qu'un moyen, c'est de les enchaîner. Si on leur laisse des jambes, ils s'en servent; comptez là-dessus.

—Mais, dit le forgeron, tout pensif au milieu de son travail, les nègres du Kentucky n'aiment pas les plantations du sud: il paraît qu'ils y meurent assez vite.

—Mais oui, dit Haley: le climat y est pour beaucoup; il y a aussi bien d'autres choses! enfin ça donne assez de mouvement au marché!

—Eh bien! reprit le maréchal, on ne peut pas s'empêcher de penser que c'est un bien grand malheur de voir aller là un aussi honnête, un aussi brave garçon que ce pauvre Tom.

—Mais il a de la chance: j'ai promis de le bien traiter. Je vais le placer comme domestique dans quelque bonne et ancienne famille, et là, s'il peut échapper à la fièvre et au climat, il aura un sort aussi heureux qu'un nègre puisse le désirer.

—Mais il laisse derrière lui sa femme et ses enfants, je pense bien.

—Oui, mais il en prendra une autre. Dieu sait qu'il y a assez de femmes partout!»

Pendant toute cette conversation, Tom était tristement assis dans la charrette, à la porte de la maison. Tout à coup il entendit le bruit sec, vif et court d'un sabot de cheval. Avant qu'il fût revenu de sa surprise, Georges, son jeune maître, s'élança dans la voiture, lui jeta vivement ses bras autour du cou en poussant un grand cri:

«C'est une infamie! disait-il, oui, une infamie! Qu'ils disent ce qu'ils voudront. Si j'étais un homme, cela ne serait pas; non, cela ne serait pas! reprit-il avec une indignation contenue.

—Ah! monsieur Georges, vous me faites du bien, disait Tom.... J'étais si malheureux de partir sans vous voir!.... Vous me faites vraiment du bien, je vous jure.»

Tom remua un peu le pied. Le regard de Georges tomba sur ses fers.

«Quelle honte! dit-il en levant les mains au ciel. Je vais assommer ce vieux coquin: oui, en vérité!

—Non, monsieur Georges, non; il ne faut même pas parler si haut.... cela ne m'avancerait à rien de le mettre en colère contre moi.

—Eh bien, non! par égard pour vous, Tom, je me contiens.... mais, hélas! rien que d'y penser! Oui, c'est une honte! Ils ne m'ont rien fait dire, pas un mot, et sans Thomas Lincoln je n'en aurais rien su.... Ah! je les ai joliment arrangés à la maison, tous! oui, tous!

—J'ai peur que vous n'ayez eu tort, monsieur Georges.... oui, vous avez eu tort!

—Je n'ai pas pu m'en empêcher; je dis que c'est une honte! Mais, tenez, père Tom, ajouta-t-il en tournant le dos à la boutique et en prenant un air mystérieux, je vous ai apporté mon dollar.

—Oh! je ne puis pas le prendre, monsieur Georges, c'est tout à fait impossible, dit Tom avec émotion.

—Vous allez le prendre, dit Georges. Regardez! Chloé m'a dit de faire un trou au milieu, d'y passer une corde, et de vous le pendre autour du cou. Vous le cacherez sous vos vêtements, pour que ce gueux-là ne vous le prenne point. Tenez, Tom, je vais l'assommer.... cela va me soulager.

—Oh non, ne le faites pas; cela ne me soulagerait pas, moi!

—Allons! soit! dit Georges en attachant le dollar autour du cou de Tom. Boutonnez maintenant votre habit par-dessus, conservez-le, et, chaque fois que vous le regarderez, souvenez-vous que j'irai vous chercher un jour là-bas, et que je vous ramènerai. Je l'ai dit à la mère Chloé, je lui ai dit de ne rien craindre. Je vais m'en occuper, et mon père, jusqu'à ce qu'il le fasse, je vais le tourmenter!

—Oh! monsieur Georges, ne parlez pas ainsi de votre père!

—Mon Dieu! Tom, je n'ai pas de mauvaises intentions....

—Et maintenant, monsieur Georges, dit Tom, il faut que vous soyez un bon jeune homme. N'oubliez pas combien de cœurs s'appuient sur vous. Ne tombez pas dans les folies de la jeunesse; obéissez à votre mère: n'allez pas croire que vous soyez trop grand pour cela. Dites-vous bien, monsieur Georges, qu'il y a une foule de choses heureuses que Dieu peut nous donner deux fois, mais qu'il ne nous donne qu'une mère.... D'ailleurs, monsieur Georges, vous ne rencontrerez jamais une femme comme elle, dussiez-vous vivre cent ans. Restez près d'elle, et maintenant que vous allez grandir, devenez son appui. Vous ferez cela, mon cher enfant; n'est-ce pas que vous le ferez?

—Oui, père Tom, je vous le promets, dit Georges d'un ton sérieux.

—Prenez bien garde à vos paroles, monsieur Georges!... les enfants, quand ils arrivent à votre âge, deviennent parfois volontaires; c'est la nature qui veut cela. Mais les enfants bien élevés, comme vous, ne manquent jamais de respect à leurs parents.—Je ne vous offense pas, monsieur Georges?

—Non, vraiment, père Tom! vous ne m'avez jamais donné que de bons conseils.

—Dam! je suis plus vieux que vous, vous savez,» dit l'oncle Tom en caressant de sa large et forte main la belle tête bouclée de l'enfant. Puis, lui parlant d'une voix douce et tendre comme une voix de femme:

«Je comprends, lui dit-il, toutes vos obligations. Oh! monsieur Georges, vous avez tout pour vous: éducation, lecture, écriture, rang, privilége! Vous deviendrez un bon et brave homme. Tout le monde dans l'habitation, votre père, votre mère, tous seront fiers de vous. Soyez un bon maître comme votre père, un bon chrétien comme votre mère, et souvenez-vous de votre Créateur pendant les jours de votre jeunesse, monsieur Georges.

—Oui, je serai vraiment bon, père Tom, c'est moi qui vous le dis. Je vais devenir de première qualité. Mais ne vous découragez pas! Je vous ferai revenir. Comme je le disais à la mère Chloé ce matin, je ferai rebâtir votre case du haut en bas. Vous aurez un grand parloir, avec un tapis, dès que je serai grand. Oh! vous aurez encore de beaux jours.»

Haley sortit de la maison, les menottes à la main.

«Songez, monsieur, dit Georges d'un air de haute supériorité, que j'instruirai ma famille de la façon dont vous traitez Tom.

—Bien le bonjour! répondit Haley.

—Je pensais que vous auriez eu honte, reprit l'enfant, de passer votre vie à trafiquer des hommes et des femmes et à les enchaîner comme des bêtes... C'est un vil métier!

—Tant que vos illustres parents en achèteront, reprit Haley, je pourrai bien en vendre... C'est à peu près la même chose!...

—Quand je serai un homme, reprit Georges, je ne ferai ni l'un ni l'autre. J'ai honte à présent d'être du Kentucky! Autrefois, j'en étais fier!» Il se dressa sur ses étriers et promena les yeux tout autour de lui, comme pour juger de l'effet de ses paroles sur l'État du Kentucky.

«Allons, père Tom! adieu.... et du courage!

—Adieu! monsieur Georges, adieu! dit Tom, le regardant avec une tendresse mêlée d'admiration. Que Dieu vous bénisse!... Le Kentucky n'en a guère qui vous vaillent!» s'écria-t-il avec un élan du cœur.

Georges partit.... Tom regardait toujours: le bruit du cheval s'éteignit enfin dans le silence; Tom n'entendit plus, ne vit plus rien qui lui rappelât la maison Shelby.... Mais il y avait toujours comme une petite place chaude sur sa poitrine. C'était celle où les mains du jeune homme avaient attaché le dollar.... Tom le serra contre son cœur.

«Maintenant, Tom, écoutez-moi, dit Haley en montant dans la voiture, où il jeta les menottes. Je veux vous bien traiter, comme je traite toujours mes nègres.... Je veux vous le dire en commençant: soyez bien avec moi, je serai bien avec vous. Je ne suis pas dur avec mes nègres, moi! je suis aussi bon que possible. Soyez bien tranquille; ne me jouez pas de tours comme font les nègres. Avec moi ce serait inutile; je les connais tous. Mais si on est tranquille, et qu'on ne cherche point à s'en aller, on a du bon temps. Sinon, c'est la faute des gens, ce n'est pas la mienne!»

L'exhortation était au moins inutile, s'adressant à un homme qui avait une lourde paire de fers aux pieds. Tom répondit qu'il n'avait pas l'intention de s'enfuir.

C'était l'habitude de Haley, après ces achats, de procéder par des insinuations de cette nature; il voulait inspirer un peu de confiance et de gaieté à sa marchandise, afin d'éviter les scènes désagréables.

Nous prendrons ici congé de l'oncle Tom, pour suivre les aventures des autres personnages de notre histoire.


CHAPITRE XI.

Vers le soir d'une brumeuse journée, un voyageur descendit à la porte d'une petite auberge de campagne, au village de N., dans le Kentucky. Il trouva, dans la salle commune, une compagnie assez mêlée; l'inclémence du temps contraignait tous ces voyageurs à chercher un abri; c'était la mise en scène ordinaire de ces sortes de réunions. Des habitants du Kentucky, grands, forts, osseux, vêtus de blouses de chasse, et couvrant de leurs vastes membres une superficie considérable, s'étendaient tout de leur long, avec la nonchalance particulière à leur race; des carnassières, des poires à poudre, des chiens de chasse et de petits nègres se roulaient pêle-mêle dans les angles. A chaque coin du foyer était assis un homme aux longues jambes, sa chaise à demi renversée, son chapeau sur la tête, et les talons de ses boites souillées de boue sur le manteau de la cheminée. Nous devons avertir nos lecteurs que c'est la position préférée de ceux qui fréquentent les tavernes de l'ouest. Cette attitude favorise chez eux l'exercice de la pensée.

Comme la plupart de ses compatriotes, l'hôte, qui se tenait derrière son comptoir, était grand, de mine joviale; ses membres étaient souples; sa tête, couverte de cheveux abondants, était surmontée d'un très-haut chapeau.

A vrai dire, chacun, dans l'appartement, portait cet emblème caractéristique de la souveraineté de l'homme. Qu'il fût de paille ou de palmier, de castor épais ou de soie brillante, le chapeau révélait chez tous l'indépendance républicaine. Le chapeau, c'est l'homme. Les uns le portaient crânement sur le côté: c'étaient les hommes de joyeuse humeur, les sans-gêne et les malins. Les autres l'enfonçaient jusque sur leur nez: c'étaient les indomptables et les tapageurs, qui portent ainsi leurs chapeaux, parce que c'est ainsi qu'ils veulent le porter. D'autres, au contraire, l'avaient renversé en arrière, hommes vifs et alertes qui veulent tout voir. Les autres, vrais sans-soucis, le placent de toutes sortes de façons.

Les chapeaux eussent mérité une étude de Shakespeare lui-même.

Des nègres, fort à l'aise dans leurs larges pantalons et fort à l'étroit dans leurs chemises, circulaient de tous côtés, sans autre but que de prouver leur désir d'employer tous les objets de la création au service de leur maître et de ses hôtes. Ajoutez à ce tableau un beau feu, vif, pétillant, qui flambait de la façon la plus réjouissante du monde dans une vaste et large cheminée. La porte et les fenêtres étaient ouvertes; les rideaux de calicot flottaient et se gonflaient sous de grosses bouffées d'air humide et froid. Vous avez maintenant une idée des agréments d'une taverne du Kentucky.

Les habitants du Kentucky, à l'heure où nous écrivons, sont une preuve vivante à l'appui de la doctrine qui enseigne la transmission des instincts et des particularités distinctives des races.

Leurs pères étaient de grands chasseurs, vivant dans les bois, dormant sous le ciel, avec les étoiles pour flambeaux. Leurs descendants regardent la maison comme une tente, ont toujours le chapeau sur la tête, s'étendent partout, mettent le talon de leurs bottes sur le manteau des cheminées, comme leurs pères faisaient sur le tronc des arbres, tiennent les fenêtres et les portes ouvertes, hiver comme été, afin d'avoir assez d'air pour leurs vastes poumons, appellent tout le monde «étranger» avec une nonchalante bonhomie[8], et sont, du reste, les plus francs, les plus faciles et les plus gais de tous les hommes.

Telle était la réunion dans laquelle pénétra notre voyageur. C'était un petit homme trapu, mis avec soin: toute l'apparence d'une bonne et franche nature, avec une certaine pointe d'originalité. Il accordait la plus grande attention à sa valise et à son parapluie; il entra, les portant lui-même à la main, et résistant avec opiniâtreté à toutes les offres de service des domestiques qui voulaient lui venir en aide. Il parcourut la salle d'un regard circulaire, où perçait une certaine inquiétude, et, se retirant vers le coin le plus chaud de l'appartement, il plaça ces objets sous sa chaise, s'assit enfin, et regarda avec anxiété le digne personnage dont les talons ornaient l'autre bout de la cheminée et qui crachait à droite et à gauche avec une force et une énergie bien capables d'effrayer un bourgeois minutieux et dont les nerfs sont trop susceptibles.

«Vous allez bien, étranger? dit le gentleman sans façon au nouvel arrivant; et il lança dans sa direction une gorgée de jus de tabac.

—Bien, je vous remercie, répliqua celui-ci, qui recula, non sans effroi, devant l'honneur qui le menaçait.

—Quelles nouvelles? reprit l'autre en tirant de sa poche une carotte de tabac et un grand couteau de chasse.

—Aucune que je sache, répondit l'étranger.

—Vous chiquez? dit le premier interlocuteur; et il présenta au vieux gentleman un morceau de tabac d'un air tout à fait fraternel.

—Non, merci! cela me fait mal, dit le petit homme en repoussant le tabac.

—Ah! vous n'en usez pas!» fit-il familièrement; et il fourra le morceau dans sa bouche.

Le vieux petit gentleman se reculait vivement chaque fois que son frère aux longues côtes crachait dans sa direction. Celui-ci, s'en apercevant, se détourna obliquement, et, dirigeant son artillerie d'un autre côté, il commença de battre en brèche un des landiers avec un déploiement de génie militaire suffisant pour prendre une ville.

«Qu'est-ce que cela? s'écria le vieux gentleman envoyant une partie de l'assemblée se former en groupe autour d'une affiche.

—Un nègre en fuite,» telle fut la réponse laconique d'un des lecteurs.

M. Wilson, tel était le nom du vieux gentleman, M. Wilson se leva, et, après avoir soigneusement rangé sa valise et son parapluie, il tira ses lunettes, les fixa sur son nez, et, cette opération une fois achevée, il lut ce qui suit:

«S'est enfui de la maison du soussigné l'esclave mulâtre Georges, taille de six pieds[9], teint presque blanc, cheveux bruns bouclés, très-intelligent; parle bien, sait lire et écrire; il essayera probablement de se faire passer pour un blanc; il a de profondes cicatrices sur le dos et sur les épaules; la main droite a été marquée au feu de la lettre H.

«Quatre cents dollars à qui le ramènera vivant. La même somme sur preuve justificative qu'il a été tué.»

Le vieux gentleman lut d'un bout à l'autre l'avertissement, comme s'il l'eût étudié.

Le vétéran aux longues jambes, qui avait fait le siége des chenets, ramassa son ennuyeuse longueur, et, cambrant sa vaste taille, il s'avança jusqu'à l'affiche et lança très-résolûment contre elle une gorgée de tabac.

«Voilà le cas que j'en fais!» dit-il.

Et il se rassit.

«Qu'est-ce à dire, étranger? demanda l'hôte.

—Je ferais la même chose à l'auteur s'il était ici, répondit l'homme aux longues jambes en reprenant son ancienne occupation, qui consistait à couper du tabac. Un homme qui possède un esclave de cette valeur et qui ne le traite pas mieux mérite de le perdre.... Des affiches comme celles-là sont une honte pour le Kentucky.... Voilà mon opinion, si quelqu'un veut la savoir.

—C'est assez clair, fit l'aubergiste en portant sur son livre la note du dégât.

—J'ai mon troupeau d'esclaves, monsieur, poursuivit l'homme aux longues jambes en reprenant son attaque contre les chenets, et je leur dis toujours: Garçons, décampez, fuyez, partez quand il vous plaira, je ne m'aviserai jamais de courir après vous.... Et voilà comme je les garde! Persuadez-leur qu'ils sont libres de s'en aller quand ils voudront, cela leur en ôte l'envie. Bien plus, j'ai leurs papiers d'affranchissement tout prêts au cas où ils voudraient partir; ils le savent, et, je vous le dis, étranger, il n'y a pas dans mes parages un homme qui tire meilleur parti que moi de ses nègres. Mes esclaves sont allés maintes fois à Cincinnati avec des poulains pour cinq cents dollars, ils m'ont rapporté l'argent bien exactement, et je le comprends. Traitez-les comme des chiens, ils agiront comme des chiens; traitez-les comme des hommes, ils agiront comme des hommes.»

Et l'honnête maquignon, dans l'ardeur de ses démonstrations, pour donner plus d'éclat aux sentiments moraux qu'il exprimait, les accompagna d'un véritable feu d'artifice dirigé vers l'âtre.

«Je crois, mon ami, que vous avez raison, dit M. Wilson, et l'esclave dont on donne ici le signalement est un individu remarquable: il n'y a point à s'y tromper; il a travaillé pour moi une demi-douzaine d'années dans ma fabrique de sacs; c'était mon meilleur ouvrier; c'est de plus un homme très-ingénieux; il a inventé une machine pour tiller le chanvre: c'est une excellente chose. On s'en sert dans diverses fabriques. Son maître en possède le brevet.

—Oui, dit le maquignon, il le possède, je vous en réponds, et il gagne de l'argent avec aussi; et il a marqué avec le feu la droite de l'esclave! Si j'ai un peu de chance, je le marquerai à son tour, je vous en réponds, et il portera la marque quelque temps.

—Ces esclaves intelligents causent toujours des ennuis et des embarras, dit un homme de mauvaise mine, qui se tenait de l'autre côté de la salle; c'est ce qui fait qu'on est obligé de les tenir sévèrement et de les marquer. S'ils se conduisaient bien, cela n'arriverait pas.

—C'est-à-dire, riposta sèchement le maquignon, que Dieu en a fait des hommes, et que vous vous efforcez d'en faire des bêtes.

—Les nègres distingués n'offrent aucun avantage à leur maître, reprit l'autre, bien retranché qu'il était contre le mépris de son adversaire dans sa stupide et grossière ignorance. A quoi bon le talent des esclaves puisqu'on ne peut s'en servir soi-même? Ils ne l'emploient qu'à vous éclipser. J'ai eu un ou deux de ces individus. Je les ai fait vendre de l'autre côté de la rivière. Je savais bien que je les aurais perdus tôt ou tard....

—Il vaudrait mieux les tuer, pour vous rassurer tout à fait; au moins leurs âmes seraient libres!»

Ici la conversation fut interrompue par l'arrivée dans l'auberge d'un petit boguey à un seul cheval. Il avait une très-jolie apparence; un homme comme il faut, bien mis, était assis sur le siége avec un domestique de couleur qui conduisait.

Toute la compagnie l'examina avec l'intérêt qu'une réunion d'oisifs, retenus au logis par un temps pluvieux, accorde toujours à un nouvel arrivant. Il était très-grand, brun, une complexion espagnole, de beaux yeux noirs expressifs; des cheveux bouclés, également noirs, mais d'un noir sans reflet; son nez aquilin, irréprochable, ses lèvres fines et minces, l'admirable contour de ses membres bien proportionnés, frappèrent toute l'assistance. On pensa que ce devait être un personnage de très-haut rang. Il entra, salua avec une aisance parfaite, indiqua d'un geste à son domestique où il devait poser ses malles, et alla au comptoir, à pas lents, et le chapeau à la main; il se fit inscrire sous le nom d'Henri Butler, d'Oaklands, comté de Shelby; il se retourna, examina l'affiche et la lut de l'air le plus indifférent du monde.

«Dites-moi, Jim, fit-il à son domestique, il me semble que nous avons rencontré un garçon qui ressemblait à cela, tout près de Barnan, n'est-ce pas?

—Oui, monsieur, dit Jim; seulement je n'ai pas vérifié pour la main.

—Ma foi, je n'ai pas pris garde non plus,» dit l'étranger en bâillant d'un air ennuyé.

Il retourna vers l'aubergiste et le pria de lui faire donner un appartement séparé; il avait à écrire sur-le-champ.

L'aubergiste fit preuve du plus obséquieux empressement; une troupe de nègres, vieux et jeunes, mâles et femelles, petits et grands, se leva de tous les coins, avec le bruit d'une couvée de perdrix; ils se mirent à fureter, bouleverser, renverser partout, se marchant sur les talons, et tombant les uns sur les autres, dans l'excès de leur zèle à préparer la chambre de M'ssieu; lui cependant prit une chaise, s'assit au milieu de la compagnie et entama la conversation avec son voisin.

Le manufacturier, M. Wilson, n'avait cessé de regarder l'étranger; c'était une curiosité avide, troublée, mal à l'aise.... Il s'imaginait reconnaître Butler, l'avoir rencontré quelque part; mais il ne pouvait préciser ses souvenirs. A chaque instant, quand l'étranger parlait, souriait, faisait un mouvement, il fixait les yeux sur lui...; puis, soudain, les détournait, quand il rencontrait l'œil noir, brillant et calme de l'étranger. Enfin, tout à coup le souvenir vrai passa dans son esprit avec la rapidité de l'éclair; il se leva, et, d'un air de stupéfaction et de crainte, il s'avança vers Butler.

«M. Wilson, je pense, dit celui-ci du ton d'un homme qui reconnaît, et il lui tendit la main. Je vous demande mille pardons, je ne vous remettais pas tout d'abord... je vois que vous ne m'avez pas oublié: M. Butler, d'Oaklands.

—Oui! oui! oui!!» dit Wilson, comme un homme qui parlerait dans un rêve.

Au même instant, un négrillon entra; il annonça que la chambre de M'ssieu était prête.

«Jim! veillez aux bagages! fit négligemment le gentleman, et s'adressant à M. Wilson: Je serais heureux, lui dit-il, d'avoir avec vous quelques instants d'entretien, dans ma chambre, si vous le vouliez bien.»

M. Wilson le suivit d'un air égaré. Ils entrèrent dans une vaste chambre de l'étage supérieur où pétillait un bon feu. Les domestiques mettaient la dernière main aux arrangements intérieurs.

Quand tout fut terminé et que les gens se furent retirés, le jeune homme ferma résolûment la porte, mit la clef dans sa poche, se retourna, croisa les bras sur sa poitrine et regarda en face et fixement M. Wilson.

«Georges!

—Oui, Georges, dit le jeune homme. Je suis, j'imagine, assez bien déguisé, reprit-il avec un sourire. Une décoction de noix vertes a donné à ma face blanche une assez belle nuance brune. J'ai teint mes cheveux en noir; vous voyez que je ne suis plus du tout conforme au signalement!

—Ah! Georges, c'est un jeu dangereux que vous jouez là! je ne vous l'aurais pas conseillé.

—Aussi j'en prends la responsabilité,» répondit Georges avec un fier sourire.

Nous ferons remarquer en passant que Georges, par son père, était un blanc. Sa mère était une de ces infortunées que leur beauté désigne pour être les esclaves des passions de leurs maîtres, pauvres mères dont les enfants sont destinés à ne jamais connaître leur père! Il devait à une des plus nobles familles du Kentucky les beaux traits d'un visage européen, et un caractère indomptable et superbe; il devait à sa mère une certaine couleur, amplement rachetée par de magnifiques yeux noirs. Avec un léger changement dans cette teinte de la peau et dans la couleur des cheveux, c'était maintenant un véritable Espagnol. Comme la grâce des formes et l'élégance des manières lui avaient toujours été naturelles, il n'éprouvait aucun embarras à remplir le rôle audacieux qu'il avait choisi: celui d'un gentleman en voyage.

M. Wilson, bonne nature au fond, mais vieillard timide et minutieux, arpentait la chambre à grands pas, «roulant le chaos dans son âme,» selon l'expression de John Bunyan, déjà cité, partagé entre le désir de venir au secours de Georges et le sentiment confus de l'ordre et de la loi qu'il fallait faire respecter. Tout en continuant sa promenade, il s'exprima donc en ces termes:

«Ainsi, Georges, vous êtes évadé, fuyant votre maître légitime. Je ne m'en étonne pas, Georges, mais je m'en afflige. Oui, Georges, décidément, je crois que je dois vous parler ainsi; c'est mon devoir!

—De quoi êtes-vous affligé? dit Georges d'un ton calme.

—Mais de vous voir, pour ainsi dire, en opposition avec les lois de votre pays!

—Mon pays! dit Georges avec une expression à la fois violente et amère; mon pays! je n'en ai d'autre que la tombe! plût à Dieu que j'y fusse déjà!

—Quoi! Georges.... Oh! non! non! il ne faut pas! Cette façon de parler est mauvaise, contraire à l'Écriture! Georges, vous avez un mauvais maître, je le sais; il se conduit mal. Je ne prétends pas le défendre; mais vous savez que l'ange contraignit Agar à retourner chez Sara et à ployer sous sa main; l'Apôtre a renvoyé Onésime à son maître!

—Ne me citez pas la Bible de cette façon-là, monsieur Wilson, reprit Georges avec des éclairs dans les yeux. Non, ne le faites pas. Ma femme est chrétienne; je le serai moi-même si jamais j'arrive dans un lieu où je puisse l'être. Mais citer la Bible à un homme qui se trouve dans ma position.... tenez, c'est le pousser à faire le contraire de ce qui s'y trouve. J'en appelle au Dieu tout-puissant, je lui soumets le cas, je lui demande si j'ai tort de vouloir être libre.

—Oui! ces sentiments sont naturels, Georges, dit le bon vieillard en se mouchant.... Ils sont naturels.... Mais mon devoir n'est pas de vous encourager dans cette voie. Oui, mon cher enfant, je m'afflige pour vous.... Vous êtes dans une très-mauvaise condition, très-mauvaise. Mais l'Apôtre a dit: Que chacun conserve la condition à laquelle il a été appelé.... Nous devons nous soumettre aux volontés de la Providence.... Ne le pensez-vous pas?»

Georges était debout, la tête rejetée en arrière, les bras croisés sur sa large poitrine; un sourire amer contractait ses lèvres.

«Je vous le demande, monsieur Wilson, si les Indiens vous emmenaient prisonnier, s'ils vous arrachaient à votre femme et à vos enfants, s'ils voulaient vous contraindre à moudre leur blé pendant toute votre vie, dites-moi un peu, penseriez-vous que c'est votre devoir de demeurer dans la condition à laquelle vous auriez été appelé? Je serais plutôt porté à croire que vous regarderiez le premier cheval que vous pourriez attraper comme une indication plus certaine des volontés de la Providence! N'est-ce point?»

Le vieillard releva les yeux: c'était une nouvelle face de la question. Quoiqu'il ne fût pas un logicien très-distingué, il avait du moins sur beaucoup d'autres raisonneurs cette immense supériorité que, là où il n'y avait rien à dire, il ne disait rien! Il se contenta donc de passer à diverses reprises la main sur son parapluie dont il régularisa et rabattit les plis avec le plus grand soin. Il continua ensuite ses exhortations, tout en se bornant à des développements très-généraux.

«Vous voyez, Georges, vous savez maintenant que j'ai toujours été votre ami. Tout ce que j'ai dit, je l'ai dit pour votre bien; il me semble qu'à présent vous courez de terribles dangers. Vous ne pouvez espérer de les surmonter. Si vous êtes pris, vous serez plus malheureux que jamais! Vous serez accablé de mauvais traitements, à moitié tué et envoyé dans le sud.

—Monsieur Wilson, je sais tout cela, dit Georges. Je cours la chance.»

Ici Georges entr'ouvrit son par-dessus et montra un coutelas et deux pistolets à sa ceinture.

«Voilà! dit-il, je les attends.... Je n'irai jamais dans le sud. Si l'on en vient là, je saurai me conquérir au moins six pieds de sol libre.... le premier et le dernier morceau de terre que j'aurai dans le Kentucky!

—Ah! Georges! vous voilà dans une terrible surexcitation d'esprit; c'est presque du désespoir. Vous me faites peur. Briser les lois de votre pays!

—Encore mon pays! Monsieur Wilson, vous avez un pays, vous, mais quel pays ai-je, moi, et ceux qui me ressemblent? fils de mères esclaves, quelles lois y a-t-il pour nous? Nous ne les faisons pas; nous ne les consentons pas; elles ne nous regardent point, elles font tout pour nous briser et nous abattre! N'ai-je pas entendu vos discours du 4 juillet[10]? Ne nous dites-vous pas une fois par an que les gouvernements ne tirent leur autorité que du consentement des sujets? Et quand on entend cela, ne peut-on point penser et comparer?»

L'esprit de M. Wilson pourrait être assez justement assimilé à une balle de coton, douce, moelleuse, embrouillée, sans résistance. Il plaignait Georges de tout son cœur; il comprenait vaguement, obscurément, les sentiments qui l'agitaient; mais il croyait qu'il était de son devoir de s'obstiner à lui adresser de bons discours.

«Georges, c'est mal! je dois vous le dire en ami. Vous ne devriez pas nourrir de telles pensées; elles sont mauvaises pour un homme de votre condition, très-mauvaises!»

Et M. Wilson s'assit auprès de la table et se mit à mordre convulsivement le manche de son parapluie.

«Voyons, monsieur Wilson, dit Georges en s'approchant et s'asseyant résolûment tout près de lui, front contre front; voyons, regardez-moi donc! ne suis-je pas un homme comme vous? Voyez mon visage, voyez mes mains, voyez mon corps.... Et le jeune homme se leva fièrement.... Eh bien! ne suis-je pas un homme.... autant que qui que ce soit? Monsieur Wilson! écoutez ce que je vais vous dire: j'ai eu pour père un de vos messieurs du Kentucky; il n'a même pas daigné s'occuper de moi.... Il m'a laissé vendre.... avec ses chiens et ses chevaux. J'ai vu ma mère et sept enfants à l'encan du shérif.... devant ses yeux.... un à un.... ils ont été vendus à sept maîtres différents; j'étais le plus jeune: elle vint et s'agenouilla devant le vieux maître qui m'achetait, le suppliant de l'acheter avec moi pour qu'elle pût avoir un de ses enfants; il la repoussa du talon de sa lourde botte!... Je l'ai vu faire. Le dernier souvenir que j'aie gardé de ma mère, c'est le bruit de ses sanglots et de ses cris, quand on m'attacha au cou du cheval qui allait m'emporter loin d'elle!

—Et après?

—Mon maître s'arrangea avec un des acheteurs, et il prit ma sœur aînée. Elle était pieuse et bonne, membre de l'Église des anabaptistes, et aussi belle que ma pauvre mère l'avait été! elle était bien élevée et avait d'excellentes façons. Je fus d'abord heureux de la voir acheter: c'était une amie que j'avais près de moi. Hélas! je dus bientôt m'en affliger. Monsieur! je suis resté à la porte pendant qu'on la fouettait; il me semblait que chaque coup retombait à nu sur mon cœur. Et je ne pouvais rien.... rien pour la secourir! Et elle était fouettée, monsieur, pour avoir voulu vivre d'une vie chaste et chrétienne: vos lois ne donnent point aux filles esclaves le droit de vivre ainsi! Enfin, je l'ai vue enchaîner avec la troupe d'un marchand de chair humaine, qui l'emmenait à la Nouvelle-Orléans, et cela.... pour ce que je vous ai dit! Depuis, je n'ai jamais entendu parler d'elle. Je grandis; des années, de longues années passèrent! Ni mère, ni père, ni sœur! Pas une âme vivante qui se souciât de moi plus que d'un chien!... Rien que le fouet, les injures et la faim! Oui, monsieur, j'ai eu si faim, que j'étais heureux de manger les os qu'ils jetaient à leurs chiens! Et pourtant, quand j'étais petit enfant et que je passais à pleurer mes nuits sans sommeil, ce n'était pas le fouet, ce n'était pas la faim qui me faisaient pleurer.... C'était ma mère et ma sœur! Je pleurais parce que je n'avais point d'ami sur terre pour m'aimer. J'ignorais ce que pouvaient être la paix et le bonheur. Jusqu'au jour où j'entrai dans votre fabrique, on ne m'avait pas dit une bonne parole. Monsieur Wilson, vous m'avez doucement traité, vous m'avez encouragé à bien faire, à lire, à écrire, à faire quelque chose par moi-même. Dieu sait combien je vous en suis reconnaissant! C'est à cette époque que j'ai rencontré ma femme. Vous l'avez vue. Vous savez combien elle est belle! Quand j'ai senti qu'elle m'aimait, quand je l'ai épousée.... je ne me suis plus cru au nombre des vivants: j'étais si heureux! Elle est bonne autant qu'elle est belle! Mais quoi! voilà que mon maître vient.... il m'arrache à mon travail, à mes amis, à tout ce que j'aime, et il me rejette dans la boue! Et pourquoi? parce que, dit-il, j'oublie qui je suis.... Il veut m'apprendre que je ne suis qu'un esclave! mais voilà qui est la fin de tout, et pire que tout! Il se met entre ma femme et moi.... Il veut que je l'abandonne et que j'en prenne une autre.... et tout cela, vos lois lui permettent de le faire.... en dépit de Dieu et des hommes! Monsieur Wilson, prenez-y garde! il n'y a pas une de ces choses qui ont brisé le cœur de ma mère, de ma sœur et de ma femme.... il n'y a pas une de ces choses qui ne soit permise par vos lois. Chaque homme, dans le Kentucky, peut faire cela, et personne ne peut lui dire non! Appelez-vous ces lois les lois de MON pays? Monsieur, je n'ai pas plus de pays que je n'ai de père! Mais j'en aurai un plus tard.... tout ce que je demande à votre pays, à vous, c'est qu'il me laisse, c'est que je puisse en sortir tranquillement. Si j'arrive au Canada, où les lois m'assisteront et me protégeront, le Canada sera mon pays, et j'obéirai à ses lois; et si l'on veut m'arrêter, que l'on prenne garde! car je suis un désespéré! je combattrai pour ma liberté jusqu'au dernier soupir de ma poitrine! Vous dites que vos pères ont fait cela: s'ils ont eu raison, j'aurai raison aussi, moi!»

Georges parla tantôt assis près de la table, tantôt debout et parcourant la chambre à grands pas; il parla avec des larmes et des éclairs dans les yeux, et des gestes désespérés.

C'en était beaucoup trop pour le vieillard auquel il s'adressait; il tira de sa poche un grand mouchoir de soie jaune et s'essuya le visage.

«Que le diable emporte les maîtres! s'écria-t-il dans une explosion de colère. Malédiction sur eux!... Ah! est-ce que j'ai juré? Allons, Georges, en avant, en avant! mais soyez prudent, mon garçon! Ne tuez personne, Georges, à moins que.... tenez, il vaudrait mieux ne pas tuer! oui, cela vaudrait mieux. Pour moi, je ne voudrais faire de mal à personne, vous savez. Où est votre femme, Georges? ajouta-t-il en se levant avec un mouvement nerveux, et en parcourant la chambre.

—Partie, monsieur, partie! emportant son enfant dans ses bras. Où? Dieu seul le sait! Elle a pour guide l'étoile du Nord! Quand nous retrouverons-nous?... Nous retrouverons-nous sur cette terre?... Personne ne pourrait le dire.

—Est ce bien possible?... Vous me confondez! Cette famille était si bonne!

—Les bonnes familles contractent des dettes, et les lois de votre pays leur permettent d'arracher l'enfant du sein de sa mère pour payer la dette du maître! dit Georges avec amertume.

—Bien! bien! dit l'honnête vieillard en fouillant dans sa poche. Je ne veux pas discuter là-dessus, non, mordieu! je ne veux pas écouter mon jugement. Tenez, Georges, ajouta-t-il, en tirant de son portefeuille un paquet de billets.

—Non, cher et bon monsieur, dit Georges, vous avez fait beaucoup pour moi, et ceci pourrait vous jeter dans de grands ennuis. J'ai assez d'argent, je pense, pour aller jusqu'au bout de ma route....

—Je veux que vous acceptiez, Georges; l'argent est partout d'un grand secours. On ne peut en avoir trop, pourvu qu'on l'emploie honnêtement. Prenez, mon enfant, prenez! prenez!

—Eh bien! à une condition, dit Georges, c'est que je vous le rendrai un jour.

—Et maintenant, Georges, combien de temps comptez-vous voyager de la sorte? Pas longtemps et pas loin, n'est-ce pas?... C'est bien imaginé; mais c'est trop audacieux. Et ce nègre, quel est-il?

—Un fidèle: il a passé au Canada il y a plus d'un an, et puis, il a appris que son maître, furieux contre lui, torturait sa pauvre vieille mère.... il revient pour la secourir; il épie l'occasion de l'enlever.

—A-t-il réussi?

—Pas encore: il rôde autour de la place. Il va venir avec moi jusqu'à l'Ohio pour me remettre entre les mains des amis qui l'ont secouru; puis il reviendra la chercher.

—C'est dangereux, bien dangereux,» reprit le vieillard.

Georges releva la tête et sourit dédaigneusement.

Le vieillard le regarda de la tête aux pieds avec une sorte d'admiration naïve.

«Georges, lui dit-il, vous vous êtes singulièrement développé; vous portez la tête, vous agissez, vous parlez comme un autre homme.

—C'est que je suis un homme libre, reprit Georges avec orgueil; oui, monsieur, j'ai dit pour la dernière fois «Maître» à un autre homme. Je suis libre!

—Prenez garde! vous n'êtes pas sauvé; vous pouvez être pris.

—Si l'on en vient là.... tous les hommes sont libres et égaux dans le tombeau, monsieur Wilson!

—En vérité, votre audace me confond, reprit Wilson. Venir ici, à la plus proche taverne!

—Mais, monsieur Wilson, c'est si hardi, et cette taverne est si proche, qu'ils n'y penseront jamais. On ira me chercher plus loin.... et d'ailleurs, vous-même vous ne m'auriez pas reconnu. Le maître de Jim ne vit pas dans ce pays.... Jim y est tout à fait étranger; il est abandonné maintenant, on ne le cherche plus, et personne, je pense, ne me reconnaîtra au signalement de l'affiche.»

Georges tira son gant et montra la cicatrice d'une blessure récemment guérie.

«Ce sont les adieux de M. Harris, fit-il avec mépris. Il y a quinze jours, il lui prit fantaisie de me faire cette marque, parce que, disait-il, il pensait que je tâcherais de m'évader au premier moment. C'est particulier!... qu'en dites-vous?... Et il remit son gant.

—Je déclare que mon sang se glace quand je pense à tout cela.... Votre position, vos périls.... oh!

—Mon sang, à moi, a été glacé dans mes veines pendant des années.... il bouillonne maintenant! Allons, cher monsieur, reprit-il après quelques instants de silence, j'ai vu que vous me reconnaissiez, et j'ai voulu causer un peu avec vous, pour que votre surprise ne me trahît pas. Mais adieu! je pars demain matin de bonne heure, avant le jour. Demain soir, j'espère dormir en sécurité sur la rive de l'Ohio! Je voyagerai de jour, descendrai aux meilleurs hôtels, et dînerai à la table commune, avec les maîtres de la terre! Allons! adieu, monsieur, si vous apprenez que je suis pris, vous saurez que je suis mort.... Adieu!»

Georges se tint droit et ferme comme un roc, et tendit la main avec la dignité d'un prince. Le bon petit vieillard la secoua cordialement, et, après avoir jeté autour de lui un regard timide, il prit son parapluie et sortit.

Georges demeura un instant pensif, attachant ses regards sur la porte qu'il fermait. Une pensée traversa son esprit: il s'élança vers la porte, et l'ouvrant:

«Monsieur Wilson, encore un mot!»

M. Wilson rentra. Georges ferma la porte à clef comme auparavant, attacha un instant ses yeux irrésolus sur le parquet, puis enfin relevant la tête par un soudain effort:

«Monsieur Wilson, vous vous êtes conduit avec moi comme un chrétien. J'ai besoin de vous demander encore un acte de bonté chrétienne.

—Allez, Georges.

—Eh bien! monsieur, ce que vous disiez est vrai. Je cours un danger terrible; que je meure.... je ne connais pas en ce monde âme vivante qui seulement y prenne garde....» On entendait les palpitations de sa poitrine haletante; il ajouta avec un pénible effort: «On me jettera là comme un chien, et, un jour après, personne n'y pensera.... excepté ma pauvre femme! pauvre âme! elle se désolera et pleurera.... Si vous vouliez bien essayer de lui faire passer cette petite épingle. C'est un présent de Noël qu'elle m'a fait. Chère, chère enfant! Donnez-le-lui, et dites lui que je l'ai aimée jusqu'à la fin.... Voulez-vous, monsieur, voulez-vous? reprit-il d'une voix émue.

—Oui, certes, pauvre jeune homme! dit M. Wilson, les yeux humides et la voix tremblante.

—Dites-lui encore, reprit Georges, qu'elle aille au Canada, si elle peut, c'est là mon dernier vœu. Peu importe que sa maîtresse soit bonne, peu importe qu'elle soit attachée à cette maison, l'esclavage finit toujours par la misère. Dites-lui de faire de notre enfant un homme libre.... et alors il ne souffrira pas comme j'ai souffert. Dites-lui cela, monsieur Wilson, voulez-vous?

—Oui, Georges, je le lui dirai.... Mais j'ai la confiance que vous ne mourrez pas. Du courage! vous êtes un brave garçon. Ayez confiance en Dieu, Georges. Je souhaite de tout mon cœur que vous arriviez au bout de.... de.... Oui, je le souhaite.

—Y a-t-il un Dieu pour qu'on ait confiance en lui? fit Georges avec tant d'amertume que la parole expira sur les lèvres du vieillard. Ah! ce que j'ai vu dans ma vie me fait trop sentir qu'il ne peut pas y avoir de Dieu! Vous ne savez pas, vous autres, chrétiens, ce que nous pensons de tout cela! Il y a un Dieu pour vous, il n'y en a pas pour nous!

—Ah! mon enfant, ne pensez pas ainsi, dit le vieillard avec des sanglots. Dieu existe.... il existe! Autour de lui, il y a des nuages et de l'obscurité, mais son trône est placé entre la justice et la vérité. Il y a un Dieu, Georges; croyez en lui, confiez-vous en lui, et, j'en suis sûr, il vous assistera. Chaque chose sera mise à sa place, sinon en cette vie, au moins en l'autre!»

La véritable piété, la bienveillance de ce simple vieillard semblaient le revêtir d'une sorte de dignité et donnaient à ses paroles une autorité souveraine. Georges, qui se promenait à grands pas dans la chambre, s'arrêta un instant tout pensif; puis il lui dit tranquillement:

«Je vous remercie de me parler ainsi, mon ami; j'y penserai.»


CHAPITRE XII.

Un commerce permis par la loi.

«Dans Rama, une voix fut entendue; il y eut des pleurs, des lamentations et une grande douleur. Rachel pleurait ses enfants et ne voulait pas être consolée.»

La Bible.



M. Haley et Tom continuèrent leur route, absorbés l'un et l'autre dans leurs réflexions. C'est une chose curieuse que les réflexions de deux personnes assises l'une à côté de l'autre. Elles sont sur le même siége: elles ont les mêmes yeux, les mêmes oreilles, les mêmes mains, enfin les mêmes organes, et ce sont les mêmes objets qui passent devant leurs yeux.... Et cependant quelle profonde différence dans leur pensée!

Voici, par exemple, M. Haley: eh bien! il songe à la taille de Tom, à sa hauteur, à sa largeur, au prix qu'il en aura, s'il parvient à le conserver gras et en bon état jusqu'au marché; il se demande de combien de têtes il devra composer son troupeau; il suppute la valeur de certains arrangements d'hommes, de femmes et d'enfants.... puis il réfléchit à son humanité; il se dit que tant d'autres mettent les fers aux pieds et aux mains de leurs nègres, tandis que lui veut bien se contenter des fers aux pieds, et laisser à Tom l'usage de ses mains.... aussi longtemps du moins qu'il se conduira bien.... puis il soupire en pensant à l'ingratitude humaine, et il en arrive à se demander si Tom apprécie bien ses bontés.... Il a été tellement trompé par des nègres, qu'il avait pourtant bien traités.... il s'étonne de voir combien, malgré cela, il est cependant resté bon!

Quant à Tom, il réfléchit à quelques mots d'un gros vieux livre, qui lui trottent par la tête. «Nous n'avons point ici-bas de demeure permanente, mais nous en cherchons une pour la vie à venir. C'est pourquoi Dieu lui-même n'a pas honte d'être appelé Notre Dieu, car il nous a préparé lui-même une cité.» Ces paroles d'un vieux livre, que consultent surtout les illettrés et les ignorants, ont eu, dans tous les temps, un étrange pouvoir sur l'esprit du pauvre et du simple; elles soulèvent l'esprit des profondeurs de l'abîme, et là où il n'y avait que le sombre désespoir, elles réveillent, comme l'appel de la trompette, le courage, l'énergie et l'enthousiasme....

Haley tira plusieurs journaux de sa poche et se mit à lire les annonces avec une attention qui l'absorbait complétement. Il n'était pas positivement fort sur la lecture; sa lecture à lui était une sorte de récitatif à demi-voix, comme s'il eût eu besoin du contrôle de ses oreilles, avant d'accepter le témoignage de ses yeux. Il voulait s'entendre. C'est ainsi qu'il récita lentement le paragraphe suivant:

VENTE PAR AUTORITÉ DE JUSTICE.—NÈGRES.

Conformément à l'arrêt de la cour, seront vendus le mardi 21 février, devant la porte du palais, en la ville de Washington, dans le Kentucky, les nègres dont les noms suivent:

Agar, âgée de 60 ans;
John, âgé de 30 ans;
Ben, âgé de 21 ans;
Saül, âgé de 25 ans;
Albert, âgé de 14 ans.

Ils seront vendus au bénéfice et pour le compte des créanciers et héritiers de la succession de Josse Blutchford, esquire.

Signé: SAMUEL MORRIS,

THOMAS PLENT, syndics.

«Il faudra que je voie cela, dit Haley s'adressant à Tom, faute d'autre interlocuteur. Vous voyez, Tom, je vais avoir une belle troupe pour mettre avec vous.... cela vous sera une société. Rien n'est agréable comme la bonne compagnie, vous savez. Nous allons donc d'abord et avant tout nous rendre directement à Washington. Là je vais vous faire enfermer dans la prison, pendant que je ferai mes affaires.»

Tom reçut cette agréable nouvelle avec une douceur parfaite, mais il se demandait simplement dans son cœur combien de ces malheureux avaient des femmes et des enfants; il se demandait s'ils sentiraient autant que lui le chagrin de les quitter. Et puis, il faut bien l'avouer, ce naïf avertissement donné à Tom qu'on allait le jeter en prison, n'était nullement de nature à faire impression sur un pauvre homme qui avait mis tout son orgueil à tenir une ligne de conduite irréprochable.... Tom était un peu orgueilleux de son honnêteté; il n'avait que cela dont il pût être fier.... S'il eût appartenu aux classes élevées du monde, il n'eût pas été réduit à cette extrémité. La journée se passa, et, vers le soir, Haley et Tom se trouvèrent installés à Washington, celui-ci dans une prison, celui-là dans une taverne.

Le lendemain, vers onze heures, une foule très-mêlée se pressait au pied de l'escalier du tribunal: ceux-ci fumaient, ceux-là chiquaient; les uns crachaient, les autres parlaient, suivant les goûts respectifs des personnages.

On attendait l'ouverture des enchères. Les hommes et les femmes qu'on allait vendre formaient un groupe à part; ils se parlaient entre eux à voix basse. La femme désignée sous le nom d'Agar était une véritable Africaine de tournure et de visage; elle pouvait avoir soixante ans, mais elle en portait davantage: la maladie et les fatigues l'avaient vieillie avant l'âge. Elle était presque aveugle, et ses membres étaient perclus de rhumatismes. A côté d'elle se tenait le dernier de ses fils, Albert, petit, mais alerte et beau garçon de quatorze ans. C'était le dernier survivant d'une nombreuse famille que la malheureuse mère avait vu vendre pour les marchés du sud. La pauvre vieille appuyait sur lui ses deux mains tremblantes, et jetait un regard inquiet et timide sur tous ceux qui s'approchaient pour l'examiner.

«Ne craignez rien, mère Agar, dit le plus vieux des nègres. J'en ai parlé à M. Thomas, et il espère pouvoir arranger cela de manière à vous vendre tous deux ensemble, dans un seul lot.

—Ils n'ont pas à dire que je ne puis plus travailler, fit la pauvre vieille en élevant ses mains tremblantes. Je puis faire la cuisine, écurer, frotter.... Je mérite bien qu'on m'achète.... Et puis, je serai vendue bon marché, dites-lui cela, vous, reprit-elle vivement.»

Cependant Haley fendit la foule, arriva au vieux nègre, lui fit ouvrir la bouche, examina la mâchoire, frappa de petits coups sur les dents, le fit lever, se dresser, courber le dos, et accomplir diverses évolutions pour montrer ses muscles. Puis il passa au suivant et lui fit subir le même examen. Il alla enfin vers Albert, lui tâta le bras, étendit ses mains, regarda ses doigts et le fit sauter pour voir sa souplesse.

«Il ne peut pas être vendu sans moi, dit la vieille femme avec une énergie passionnée. Lui et moi nous ne faisons qu'un seul lot; je suis encore très-forte, m'sieu, je peux faire un tas d'ouvrage: comptez là-dessus.

—Dans une plantation? dit Haley avec un coup d'œil de mépris. En voilà une histoire!» Puis, comme s'il eût suffisamment examiné, il se promena dans la cour, regardant à droite et à gauche, les mains dans ses poches, le cigare à la bouche, le chapeau sur l'oreille, prêt à agir.

«Qu'en pensez-vous? dit un homme qui avait suivi de l'œil l'examen de Haley, comme pour se former une opinion d'après la sienne.

—Ma foi! dit Haley en crachant, je vais pousser l'enfant.

—Ils veulent vendre l'enfant et la vieille mère ensemble.

—Je leur en souhaite! Un tas de vieux os! elle ne vaut pas le sel qu'elle mangerait.

—Vous n'en voudriez donc pas?

—Il faudrait être fou pour en vouloir; elle est à moitié aveugle, les membres perclus, et idiote.

—Il y a des gens qui achètent ces vieilles femmes et qui en tirent plus de parti qu'on ne pense, dit l'interlocuteur de Haley en paraissant réfléchir.

—Cela ne me va pas, à moi, dit Haley, je n'en voudrais pas, quand on me la donnerait. J'ai vu mon affaire....

—Ah! c'est une pitié de ne pas l'acheter avec son fils; elle lui semble si attachée! Ils la donneront à bon compte, j'en suis sûr.

—Quand l'argent est perdu, c'est toujours trop cher! Je vais acheter l'enfant pour les plantations. Je ne voudrais pas y emmener la mère. Non, encore un coup, quand on me la donnerait!

—Elle va être désespérée.

—Sans doute,» dit froidement Haley.

La conversation se trouva interrompue par le bruit de la foule tumultueuse. Le commissaire-priseur, petit homme trapu, à l'air affairé et important, se fraya un passage à l'aide de ses coudes. La pauvre vieille retint son souffle et s'attacha convulsivement à son fils.

«Tenez-vous auprès de votre mère, Albert; ils nous vendront ensemble, dit-elle.

—Ah! maman! j'ai peur que non, dit l'enfant.

—Il le faut, ou je péris,» dit la pauvre femme avec une grande véhémence.

Le commissaire commanda le silence, et, d'une voix de stentor, il annonça que la vente allait commencer.

La foule se recula un peu, et l'on commença. Les différents esclaves furent vendus à des prix qui montraient que les affaires allaient bien. Deux d'entre eux furent adjugés à Haley.

«Allons! viens çà, petit, dit le commissaire en touchant l'enfant de son marteau; debout, et montre comme tu es souple.

—Mettez-nous ensemble, s'il vous plaît, messieurs, dit la vieille femme en se serrant contre son fils.

—Au large! répondit le commissaire d'un ton brutal, en lui faisant lâcher prise. Vous venez la dernière! Allons! noiraud, saute;» et en même temps il poussa l'enfant vers l'estrade. Un profond sanglot se fit entendre derrière lui; l'enfant s'arrêta et se retourna; mais il n'avait pas de temps à lui.... il dut marcher; les larmes tombaient de ses grands yeux brillants.

Son beau visage, sa tournure gracieuse, ses membres souples excitèrent vivement les concurrents. Une douzaine d'enchères vinrent simultanément assaillir l'oreille du commissaire. L'enfant inquiet, effrayé, jetait les yeux de tous côtés en entendant ce bruit et cette lutte des enchères se disputant sa personne. Enfin le marteau retomba. L'acquéreur était Haley. L'enfant fut poussé de l'estrade vers son nouveau maître. Il s'arrêta encore un instant pour regarder sa vieille mère, dont les membres tremblaient, et qui tendait vers lui ses mains émues.

«Achetez-moi aussi, m'sieu, disait-elle, pour l'amour de notre cher Seigneur, achetez-moi aussi. Je mourrai si vous ne m'achetez pas....

—Vous mourriez bien davantage si je vous achetais, dit Haley. Non!» Et il pirouetta sur ses talons.

L'enchère de la vieille ne fut pas longue.... L'homme qui avait causé avec Haley, et qui ne semblait pas dépourvu de tout sentiment de pitié, l'acheta pour une misère.

La foule commença alors à se disperser.

Les pauvres victimes de la vente, qui avaient vécu ensemble pendant des années, se réunirent autour de la pauvre mère désolée, dont l'agonie était navrante.

«Ne pouvaient-ils pas m'en laisser un? Le maître avait toujours dit qu'on m'en laisserait un, répétait-elle sans cesse avec une expression déchirante.

—Ayez confiance en Dieu, mère Agar, lui dit lentement le plus vieux des esclaves.

—Quel bien ça me fera-t-il? dit-elle avec des sanglots amers.

—Ma mère! ma mère! ne parlez pas ainsi, faisait l'enfant.... On dit que vous avez un bon maître.

—Que m'importe! que m'importe! Albert, mon enfant.... mon dernier enfant! Comment pourrai-je?...

—Voyons! enlevez-la.... ne pouvez-vous pas, quelques-uns? dit Haley sèchement; ça ne lui fait que du mal, tout ça.»

Le vieux nègre, moitié force, moitié persuasion, dénoua l'étreinte convulsive, et, tout en la conduisant vers la charrette de son nouveau maître, la troupe des esclaves s'efforça de la consoler.

«Marchons, dit Haley en réunissant ses trois acquisitions.» Il tira des menottes qu'il leur passa aux poignets. Il attacha ensuite les menottes à une longue chaîne, puis il les chassa devant lui jusqu'à la prison.

Quelques jours après, Haley et ses esclaves étaient rendus sains et saufs sur un des bateaux de l'Ohio. C'était le commencement de son troupeau: il devait l'augmenter pendant le trajet de divers articles du même genre que lui ou son agent avaient rassemblés sur les divers points du parcours.

La Belle-Rivière, brave et beau vaisseau (ni plus beau ni plus brave ne sillonna jamais les eaux d'un fleuve), la Belle-Rivière suivait gaiement le courant, sous un ciel splendide; à l'avant flottait le pavillon américain aux bandes semées d'étoiles. Le pont était couvert de gentlemen et de femmes en grande toilette qui se promenaient paisiblement et jouissaient des charmes d'une belle journée. Tout était vie, fête, animation. Mais le troupeau de Haley, entassé dans la cale avec les autres marchandises, ne paraissait pas apprécier les charmes de sa position. Ils étaient assis en cercle et causaient entre eux à voix basse.

«Enfants! cria Haley en arrivant brusquement, j'espère que le cœur va bien! de la joie, de la belle humeur! pas de mélancolie, voyez-vous; de la gaieté! Conduisez-vous bien, je me conduirai bien!»

Les esclaves répondirent par leur invariable: «Oui, maître!» C'est le mot de passe de cette pauvre Afrique. Mais nous devons avouer qu'ils ne paraissaient pas d'une gaieté parfaite: ils avaient tous certains petits préjugés à l'égard de leurs mères, de leurs femmes, de leurs enfants, qu'ils avaient vus pour la dernière fois, et, bien que la joie leur fût ordonnée par ceux-là même qui les désolaient, la joie venait assez difficilement.

«J'avais une femme, dit l'article catalogué sous la désignation de «John, âgé de trente ans,» qui posait ses mains enchaînées sur les genoux de Tom, j'avais une femme, je n'ai plus entendu parler d'elle!... Pauvre femme!

—Où demeure-t-elle? demanda Tom.

—Tout près d'ici, dans une taverne.... Je voudrais la voir encore une fois en ce monde,» ajouta-t-il.

Pauvre John! c'était assez naturel! Et, pendant qu'il parlait, les larmes tombaient de ses yeux, tout comme s'il eût été un blanc! Tom tira un long soupir de son cœur malade, et à son humble façon il essaya de le consoler.

Au-dessus de leur tête, dans la cabine, étaient assis des pères et des mères, maris et femmes, et, joyeux, sautillants, des enfants qui tournaient autour d'eux, comme autant de petits papillons.

C'était une scène de la vie heureuse, confortable et facile.

«Oh! maman! disait un enfant qui remontait de la cale, il y a un négrier à bord. Il y a cinq ou six esclaves en bas.

—Pauvres créatures! dit la mère d'une voix qui tenait le milieu entre la colère et l'indignation.

—Qu'est-ce donc? dit une autre femme.

—De pauvres esclaves au-dessous de nous, et ils ont des chaînes!

—Quelle honte pour notre pays qu'un tel spectacle!

—Oh! il y a bien à dire pour et contre, disait une mère qui était assise et cousait à la porte de son salon particulier, tandis que son petit garçon et ses petites filles jouaient autour d'elle. J'ai voyagé dans le sud, et je dois dire que je suis persuadée que les esclaves sont plus heureux que s'ils étaient libres.

—Oui, sous certains rapports, quelques-uns sont fort bien, je vous l'accorde, reprit la femme à laquelle cette remarque s'adressait. Mais ce qu'il y a de plus révoltant pour moi dans l'esclavage, c'est cet outrage aux sentiments et aux affections, c'est la séparation cruelle de ceux qui s'aiment.

—Oh! certainement, c'est là une très-mauvaise chose, reprit l'autre en soulevant une petite robe d'enfant qu'elle venait de terminer et en examinant l'effet de ses enjolivements; mais du moins je pense que cela arrive bien rarement.

—Souvent, au contraire, reprit l'autre avec vivacité. J'ai vécu longtemps dans le Kentucky et dans la Virginie, et j'en ai vu assez pour briser un cœur. Supposez, madame, que vos deux enfants vous sont arrachés.... et qu'on les vend!

—On ne peut pas juger d'après nos sentiments des sentiments de cette classe, dit l'autre en atteignant quelque ouvrage de laine.

—Oh! vous ne connaissez rien d'eux pour parler ainsi! Moi, je suis née, j'ai été élevée parmi eux, et je sais qu'ils sentent aussi vivement, et même plus vivement que nous.

—En vérité!... et elle bâilla, regarda parla fenêtre de la cabine, puis enfin répéta en manière de conclusion ce qu'elle avait dit d'abord: Après tout, je pense qu'ils sont plus heureux que s'ils étaient libres.

—Indubitablement, l'intention de la Providence est que l'Africain soit esclave et réduit à la plus basse condition, dit un gentleman d'aspect grave, vêtu de noir comme un membre du clergé. Que Chanaan soit maudit et le serviteur des serviteurs! dit l'Écriture.

—Et moi je vous demande si c'est là ce que le texte signifie, dit un homme de haute taille qui se trouvait tout près.

—Indubitablement! Il a plu à la Providence, pour quelque impénétrable raison, de soumettre une race à l'esclavage depuis des siècles. Nous ne pouvons pas nous élever contre cela.

—Eh bien! soit. Allons de l'avant[11] et achetons des nègres, puisque c'est l'intention de la Providence.... n'est-ce pas, monsieur?... Et celui qui parlait se retourna vers Haley, debout contre la porte, les mains dans ses poches, et fort attentif à cette conversation.

—Oui, continua l'homme à la grande taille, nous devons nous soumettre aux intentions de la Providence; les nègres doivent être vendus, traqués, opprimés. Ils sont faits pour cela.... Voilà une manière de voir tout à fait rassurante, n'est-ce pas, étranger?... Et cette fois encore il s'adressa à notre ami Haley.

—Je n'ai jamais réfléchi là-dessus, répondit Haley, je n'en pourrais pas dire si long.... Je n'ai pas d'instruction. J'ai pris le commerce pour gagner ma vie; si c'est mal, j'aurai soin de m'en repentir à temps, vous savez!

—Et maintenant vous avez soin de ne pas y penser, hein? Voyez un peu ce que c'est pourtant que de connaître les saintes Écritures. Si, comme ce brave gentleman, vous aviez seulement lu la Bible, vous n'auriez pas même eu besoin de songer à vous repentir.... plus tard; c'eût été une peine d'épargnée. Vous auriez seulement dit: Maudit soit.... le nom m'échappe.... et vous eussiez tranquillement continué vos petites affaires.»

Et l'homme à la longue taille, qui n'était autre que l'honnête maquignon que nous avons présenté au lecteur dans la taverne du Kentucky, s'assit et se mit à fumer. Un sourire ironique passait sur son visage long et sec.

Un grand jeune homme maigre, dont la physionomie exprimait à la fois la sensibilité et l'intelligence, se mêlant à la conversation:

«Tout ce que vous voulez que l'on vous fasse, dit-il, faites-le vous-même aux autres; et il ajouta: Cela est aussi de l'Écriture, je pense, aussi bien que votre: Maudit soit Chanaan!

—Eh mais! cela nous semble un texte assez clair, à nous autres pauvres diables,» fit le maquignon; et il se mit à fumer comme un volcan.

Le jeune homme s'arrêta un instant; il semblait se demander s'il devait en dire davantage. Mais le bateau s'arrêta tout à coup, et la compagnie s'élança sur le pont pour voir en quel lieu l'on abordait.

«Ce sont deux ministres?» dit le maquignon à un de ses voisins.

Le voisin fit signe que oui.

Au moment même où le bateau s'arrêta, une négresse s'élança sur la planche de débarquement, fendit la foule, et bondit jusqu'à la cale des esclaves; elle jeta ses bras autour du cou de cette marchandise désignée «John, âgé de trente ans,» et fit entendre des plaintes déchirantes mêlées de sanglots et de larmes.

C'était le mari et la femme.

Mais à quoi bon raconter cette histoire, trop souvent racontée, racontée chaque jour?... les liens du cœur déchirés et brisés! Oui, les faibles brisés et déchirés au profit et pour l'avantage des forts.... Ces choses-là n'ont pas besoin d'être dites.... car chaque instant de la vie les redit.... et les redit aussi à l'oreille de CELUI qui n'est pas sourd, quoiqu'il demeure bien longtemps silencieux....

Le jeune homme qui avait plaidé la cause de l'humanité et de Dieu se tenait debout, les bras croisés et contemplant cette scène; il se retourna vers Haley, qui se tenait à ses côtés, et, d'une voix que l'émotion entrecoupait: «Mon ami! lui dit-il, comment osez-vous, comment pouvez-vous faire un tel commerce? Regardez ces pauvres créatures! Ah! je me réjouis d'aller rejoindre chez moi ma femme et mes enfants, et la même cloche qui donne le signal pour me réunir à eux va séparer pour toujours ce pauvre mari et cette pauvre femme.... Songez-y bien! Dieu vous jugera là-dessus....»

Le marchand d'esclaves s'éloigna en silence.

Alors, le touchant du coude, le maquignon lui dit:

«Il y a prêtres et prêtres, n'est-ce pas?.... Ce n'est pas celui-là qui dirait: Maudit soit Chanaan!»

Haley fit entendre un grognement sourd.

«Et je ne l'en blâme pas, continua le maquignon... Mais puisse sa prédiction ne pas s'accomplir quand vous compterez avec le Seigneur, comme nous ferons tous!»

Haley s'en alla tout pensif vers l'autre bout du bateau.

«Si je gagne joliment sur mes deux ou trois prochaines troupes, se dit-il à lui-même, je me retire des affaires... ce n'est pas un commerce sûr!» Et tirant de sa poche un portefeuille, il se mit à faire ses comptes. Plus d'un a trouvé là comme Haley le moyen de calmer sa conscience inquiète.

Cependant le vaisseau quitta la rive et fendit orgueilleusement les flots; et ce fut encore, comme avant, des scènes de gaieté charmante.

Les hommes causaient, mangeaient, lisaient, fumaient. Les femmes s'occupaient à coudre; les enfants jouaient à leurs pieds, et la Belle-Rivière poursuivait sa marche paisible.

Un jour, on stationna dans une petite ville du Kentucky. Haley descendit pour affaires.

Tom, à qui ses fers permettaient de marcher un peu, s'approcha du port et jeta un regard distrait sur les quais. Au bout d'un instant, il vit revenir Haley d'un pas rapide: il était accompagné d'une femme de couleur qui portait un enfant dans ses bras; elle avait une mise fort décente. Un mulâtre la suivait avec une petite malle. Elle marchait gaiement, en causant avec l'homme qui portait la malle; elle franchit la planche et entra dans le bateau.

La cloche sonna, la vapeur siffla, la machine mugit, et le bateau reprit sa course.

La femme s'avança à travers les boîtes et les colis, s'installa à l'avant du bateau, s'assit et se mit à jouer avec son enfant.

Haley, après deux ou trois tours, vint s'asseoir auprès d'elle et entama la conversation d'un ton assez indifférent.

Tom vit un nuage sombre passer sur le front de la jeune femme; elle répondit d'une voix brève et avec emportement:

«Je ne vous crois pas, oh! je ne vous crois pas! Vous voulez vous jouer de moi....

—Si vous ne me croyez pas, regardez, dit Haley; et il tira un papier de sa poche. Voici l'acte de vente, et le nom de votre maître s'y trouve bien; j'ai payé un bon prix, allez! je puis le dire.

—Non! je ne puis croire que mon maître m'ait trompée ainsi, dit la jeune femme, avec une agitation croissante.

—Vous pouvez le demander à tous ceux qui savent lire. Ici! fit-il à un homme qui passait.... Voulez-vous nous lire cela?... Pouvez-vous? Cette femme ne veut pas croire ce que je lui dis.

—Eh bien! c'est un acte de vente, signé John Fosdick, vous livrant la fille Lucy et son enfant. C'est en règle, autant que je puis croire.»

Les exclamations passionnées de la jeune femme rassemblèrent la foule, et le marchand expliqua la cause de son agitation.

«Il me disait que j'allais à Louisville, me louer comme cuisinière dans la taverne où mon mari travaille. Mon maître me l'a dit de sa propre bouche.... Je ne puis pas croire qu'il m'ait menti!

—Mais il vous a vendue, ma pauvre femme! il n'y a point à en douter, dit un homme à la physionomie bienveillante, qui venait d'examiner l'acte. Il l'a fait.... c'est évident!

—Alors il est inutile d'en parler davantage, dit la femme se calmant tout à coup, et serrant plus étroitement son enfant dans ses bras.» Elle s'assit sur sa boîte, se détourna, et regarda la rivière d'un air distrait.

«Elle en prend assez bien son parti, fit Haley; elle se calme, à ce que je vois.»

La jeune femme semblait calme, en effet; une tiède et douce brise d'été passa sur son front, comme un souffle ami. Douce brise, qui ne se demande pas si le front qu'elle rafraîchit est d'ivoire ou d'ébène! Elle voyait briller sur les eaux, en longs sillons d'or, les derniers rayons du soleil couchant; elle entendait des voix joyeuses, pleine de rire et de gaieté; mais son cœur ne se relevait plus: on eût dit qu'il y avait une grosse pierre dessus!

Le baby se dressa contre elle, tapota ses joues avec ses petites mains, et se remuant, riant et criant, s'efforça de la tirer de sa stupeur.... Elle le prit tout à coup et le serra convulsivement dans ses bras. Puis, lentement, une à une, elle laissa tomber ses larmes sur ce doux visage innocent et étonné.... Puis elle retrouva encore une fois son calme, et s'occupa d'allaiter et de soigner l'enfant.

C'était un enfant de dix mois, mais plein de force et de promesses: il était grand avec de beaux membres vigoureux! La mère ne s'occupa plus que de lui, surveillant et contenant sa remuante activité.

«Voilà un beau garçon! fit un homme qui s'arrêta tout à coup devant lui. Quel âge?

—Dix mois et demi,» répondit la mère.

L'homme siffla, l'enfant se retourna; l'homme lui présenta alors un bâton de sucre candi, l'enfant le saisit avidement, et le mit où les enfants mettent tout, dans sa bouche.

«Le petit drôle! il sait bien ce que c'est.» L'homme siffla encore et s'en alla, passa devant Haley, qui fumait assez gravement sur une pile de malles.

L'étranger tira une allumette et alluma son cigare.

«Une gentille sorte de femme que vous avez achetée là.

—Mais oui, assez, je m'en vante, fit Haley, en envoyant une bouffée de fumée.

—Pour le sud?»

Haley fit signe que oui et continua de fumer.

—Les plantations?

—Oui; je remplis une commande, et je crois que je pourrai la faire passer. On m'assure qu'elle est bonne cuisinière, on pourra s'en servir en cette qualité ou la mettre à éplucher du coton; elle a les doigts à cela. Je l'ai examinée.... en tout cas, elle est facile à vendre.... Et Haley reprit son cigare.

—Ils n'ont pas besoin du petit dans une plantation?

—Je le vendrai à la première occasion, dit Haley en allumant un second cigare.

—Comptez-vous le vendre cher? Et l'homme monta aussi sur la pile de malles et s'assit à son aise auprès de Haley.

—Je ne sais pas trop.... peut-être; c'est un joli petit! droit, gras, fort, des chairs dures comme brique.

—C'est vrai; mais quel tracas et quelle dépense pour l'élever!

—Bah! bah! ça s'élève tout seul. On ne s'en occupe pas plus que des petits chiens; dans un mois il courra tout seul.

—J'ai une bonne place pour les élever. Je pensais à vous le prendre. Notre cuisinière en a perdu un la semaine dernière, il s'est noyé dans la cuve pendant qu'elle étendait le linge; on ne ferait pas mal de lui donner celui-ci à élever à la place de l'autre.»

Haley et l'étranger continuèrent à fumer sans mot dire: ni l'un ni l'autre ne semblait vouloir aborder la question. Enfin, l'étranger reprit:

«Vous n'en voudriez pas demander plus de dix dollars, puisque aussi bien vous devez vous en débarrasser!»

Haley hocha la tête et cracha dédaigneusement.

«Impossible à ce prix-là....»

Et il continua de fumer.

—Eh bien! étranger, combien donc en voulez-vous?

—Ma foi! je peux bien l'élever moi-même ou le faire élever.... On n'en voit pas souvent de cette beauté et de cette santé-là. Il vaudra cent dollars dans six mois d'ici. Si je le soigne, il en vaudra deux cents dans un an ou deux.... Je ne le puis donner maintenant pour moins de cinquante.

—Étranger, c'est exorbitant.

—C'est comme cela, dit Haley, en secouant la tête.

—J'en offre trente, et pas un centime de plus!

—Je vais vous dire ce qu'il faut faire, reprit Haley en crachant de nouveau. Je partage la différence. Donnez-moi quarante-cinq dollars. C'est tout ce que je puis faire!

—Convenu.

—C'est marché fait! dit Haley. Où débarquez-vous?

—A Louisville.

—A Louisville! Parfaitement, nous y arriverons à la brune.... le petit dormira.... vous le prendrez sans bruit, sans le faire crier.... J'aime que tout se fasse tranquillement. Je déteste le bruit et l'agitation.» Les bank-notes passèrent de la poche de l'acquéreur dans celle du vendeur, et Haley reprit son cigare.

C'était une brillante et tranquille soirée.... Le bateau s'arrêta au quai de Louisville.

La jeune femme était assise, son enfant dans ses bras; elle gardait un paisible silence. Quand elle entendit le nom de la ville, elle plaça rapidement l'enfant dans une sorte de crèche qui se trouvait naturellement creusée entre les malles; elle y avait auparavant soigneusement étendu son manteau. Puis elle s'élança rapidement du côté où l'on débarquait, espérant que, parmi les garçons d'hôtel qui se pressaient sur le port, elle apercevrait son mari. Elle se penchait en avant, son âme dans ses yeux, et s'efforçait, parmi toutes ces têtes, d'en retrouver une.

La foule passait entre elle et son enfant.

«Voilà le moment, dit Haley en prenant l'enfant endormi et en le remettant à l'étranger. Ne l'éveillez pas, ne le faites pas crier. Ce serait un tapage du diable avec la fille!»

L'homme emporta sa proie avec précaution, et se perdit dans la foule.

Quand le bateau, grondant et mugissant, eut quitté la rive et repris sa course, la femme retourna à sa place. Elle y trouva Haley; mais l'enfant n'y était plus.

«Quoi! comment! où? s'écria-t-elle avec l'égarement de la surprise.

—Lucy, dit le marchand, votre enfant est parti.... il fallait vous le dire tôt ou tard. Vous saviez que nous ne pouvions l'emmener dans le sud. J'ai profité d'une occasion; je l'ai placé dans une excellente famille, où il sera mieux élevé que vous n'auriez pu l'élever vous-même.»

Haley en était arrivé à ce point de perfection chrétienne et politique, que certains ministres et certains hommes d'État du nord ne cessent de nous prêcher, et qui consiste à étouffer toute faiblesse et tout préjugé humain. Son cœur était ce que le vôtre et le mien deviendront sans doute un jour, grâce à cette culture heureuse. Le regard sauvage de profonde angoisse et d'incurable désespoir que Lucy jeta sur Haley aurait troublé un homme moins endurci: mais lui était fait à tout! Il avait rencontré ce regard-là cent fois! Et vous aussi, ami lecteur, vous pourrez vous faire à ces choses-là!

Pour Haley, cette suprême angoisse tourmentant un sombre visage, cette respiration étouffée, ces mains qui se crispaient.... ce n'étaient que les incidents nécessaires du commerce.... Il se demandait si elle n'allait pas crier et faire une scène tumultueuse sur le bateau; car, pareil en cela aux autres défenseurs de nos institutions, il ne pouvait souffrir le désordre.

La femme ne cria pas.

Le coup avait frappé trop droit au cœur pour qu'elle pût trouver des paroles et des larmes.

Elle s'assit comme frappée de vertige.

Ses mains retombèrent sans vie à ses côtés; ses yeux regardèrent sans voir; le bruit, le tumulte bourdonnaient à son oreille comme à travers le trouble d'un songe.... et elle était là, sans cris et sans pleurs pour exprimer son désespoir.

Elle était calme!

Le marchand, qui était, après tout, aussi humain que la plupart de nos hommes politiques, se préparait à lui offrir toutes les consolations que pouvaient exiger les circonstances.

«Je sais bien, Lucy, que c'est toujours dur dans le premier moment; mais une fille intelligente et raisonnable comme vous n'en fait rien paraître.... Vous savez que c'est nécessaire.... on ne peut empêcher cela!

—Oh! monsieur.... ne me dites pas cela.... oh! non!...»

Il continua:

«Vous êtes une fille de mérite, Lucy; je veux bien agir avec vous, vous trouver une bonne place, au bas de la rivière.... Vous aurez bientôt un autre mari.... Une aussi jolie femme que vous!

—Ah! monsieur! si vous vouliez seulement ne pas me parler....» dit la femme.

Et il y avait dans sa voix une si poignante angoisse, que le marchand comprit bien qu'il était au-dessus de ses moyens, à lui, de consoler une telle douleur.

Il s'éloigna. Lucy cacha sa tête sous son manteau. Haley se promena de long en large, mais de temps en temps il s'arrêtait devant elle et la regardait.

«Elle prend cela mal, se disait-il à lui-même.... et pourtant elle est tranquille. Et voyant le manteau: Qu'elle sue un peu!... ça la soulagera.»

Tom avait tout vu, tout compris; pour lui, il y avait là quelque chose d'une indicible horreur. C'est que sa pauvre âme, simple, ignorante, une âme de nègre, n'avait pas appris à généraliser et à voir les choses de si haut!... Si seulement il avait été instruit par certains ministres de Jésus-Christ, il eût eu de plus saines idées. Il eût vu que ce n'était là qu'un incident journalier du commerce légal, un commerce qui est l'âme d'une institution à laquelle après tout on ne peut reprocher d'autres maux que les maux inséparables de toutes les relations de la vie sociale et domestique, comme dit si bien un théologien d'Amérique.

Mais Tom, pauvre et ignorant, dont la lecture s'était bornée au Nouveau-Testament, ne pouvait se consoler et se fortifier par d'aussi hautes pensées, et son âme saignait en dedans à la vue des malheurs de cette CHOSE infortunée, qu'il voyait là étendue sur un tas de malles.... comme une misérable plante flétrie! que la loi constitutionnelle de l'Amérique classe froidement entre les paquets, les colis et les balles de marchandises au milieu desquels la voilà!

Tom s'approcha d'elle, il essaya de lui dire quelque chose.

Elle ne répondit que par un gémissement.

Mais lui, doucement, les larmes dans la voix et sur ses joues, il lui parla de ce cœur qui aime dans les cieux.... de ce Jésus plein de pitié, de cette patrie éternelle.... Mais l'angoisse avait fermé ses oreilles, et son cœur paralysé ne pouvait plus sentir.

La nuit vint, nuit calme, sereine, glorieuse, solennelle, brillante de ses innombrables étoiles, splendides regards des anges abaissés sur la terre, nuit étincelante et silencieuse! Ah! ce ciel est trop haut! ni voix émue, ni douce parole, ni main amie n'en descendirent.... L'un après l'autre, tous les bruits du travail et du plaisir s'éteignirent sur le bateau. On entendait distinctement le murmure du sillage que traçait la proue du vaisseau.... Tom s'étendit sur un coffre.... il entendait de temps en temps un cri ou un sanglot étouffé.... «Que ferai-je, Seigneur!... O mon Dieu! secourez moi....»—Et ce bruit lui-même s'éteignit.

Vers minuit, Tom fut réveillé en sursaut.... quelque chose de noir passa rapidement à côté de lui, il entendit la chute d'un corps dans l'eau.

Personne que lui n'entendit. Il releva la tête: la place de la femme était vide, il se leva et la chercha en vain. Le pauvre cœur était paisible maintenant; et le fleuve coulait, calme, limpide et brillant, comme s'il ne l'eût pas englouti dans ses abîmes.

Patience! patience! vous dont la poitrine se gonfle d'indignation à de pareils récits. Pas un gémissement de l'angoisse, pas une larme de l'oppression ne seront oubliés par l'homme des douleurs, par le roi de gloire! Lui, dans son sein patient et généreux, il porte les angoisses du monde; comme lui, supportez avec patience et souffrez avec amour: car, aussi vrai qu'il est Dieu, le temps de la rédemption approche!

Haley s'éveilla de bonne heure et vint pour visiter sa marchandise humaine. Ce fut son tour d'avoir l'air inquiet et troublé.

«Où est donc cette fille?» demanda-t-il à Tom.

Tom, qui connaissait le prix de la discrétion, ne crut pas devoir faire part de ses observations et de ses soupçons: il se contenta de répondre qu'il n'en savait rien.

«Il est impossible qu'elle soit débarquée cette nuit.... j'étais éveillé et sur le qui-vive à toutes les stations.... je ne confie ma surveillance à personne.»

Ces mots étaient adressés confidentiellement à Tom, dans le but de l'engager lui-même à des confidences.

Tom ne répondit rien.

Le marchand fouilla le bateau de la poupe à la proue, regardant parmi les boîtes, les barils, les ballots, les machines, et jusque dans les cheminées.

Ce fut en vain.

«Voyons, Tom, soyez franc... vous savez ce qu'il en est.... Ne dites pas non! je suis sûr que vous le savez! J'ai vu la femme couchée ici à dix heures.... je l'ai encore vue à minuit.... et même entre une heure et deux.... A quatre heures, elle n'y était plus. Vous dormiez tout à côté.... vous voyez bien que vous savez! vous ne pouvez pas le nier!

—Eh bien, monsieur, dit Tom.... il s'est fait ce matin auprès de moi comme un bruit.... j'ai été à demi réveillé.... j'ai entendu comme un clapotement dans l'eau.... je me suis alors réveillé tout à fait.... la femme n'y était plus. Voilà tout ce que je sais....»

Le marchand ne fut ni troublé ni étonné: comme nous l'avons dit précédemment, il était fait à certaines choses. La présence terrible de la mort n'avait point pour lui de mystérieuse impression. La mort! il l'avait souvent rencontrée.... c'était une circonstance de son commerce; il était familiarisé avec elle; il la regardait comme un douanier exigeant, qui entravait, fort mal à propos, ses opérations.... il ne voyait dans Lucy qu'un colis. Il se disait qu'il avait vraiment bien du guignon, et que, si cela continuait, il ne tirerait pas un sou de sa cargaison. En un mot, il se regardait comme un homme très-malheureux.... mais il n'y avait pas de remède: la femme avait passé dans un pays qui ne rend jamais les fugitifs, fussent-ils réclamés par la glorieuse Union tout entière....

Le marchand, de fort mauvaise humeur, alla s'asseoir, tira son registre et inscrivit au chapitre des pertes le corps et l'âme qui venaient de partir!

Un grossier personnage, n'est-ce pas, ce marchand d'esclaves! pas le moindre sentiment.... C'est répugnant!

Mais aussi, comme ils sont mal considérés!... On les méprise.... On ne les reçoit pas dans la bonne compagnie.

Soit! mais qui fait le marchand? Qui est le plus à blâmer? l'homme intelligent, instruit, bien élevé, qui défend le système dont le marchand est l'inévitable résultat, ou le pauvre marchand lui-même? C'est vous qui faites l'opinion publique complice de l'esclavage. C'est vous qui dépravez cet homme; c'est vous qui le débauchez au point qu'il ne sent plus sa honte!... En quoi donc êtes-vous meilleur que lui?

Est-ce parce que vous êtes instruit et lui ignorant? parce que vous êtes au sommet et lui au bas de l'échelle sociale? Est-ce parce que vous êtes le produit d'une civilisation raffinée, tandis qu'il n'est qu'un homme grossier? parce que vous avez des talents et qu'il n'en a pas?

Croyez-le, au jour du jugement, ces raisons-là seront pour lui et contre vous!

Après avoir offert ces échantillons du commerce légal, nous devons prier que l'on ne croie pas que les législateurs américains sont complétement dépourvus d'humanité.... comme on serait tenté de le penser, en voyant les efforts que l'on fait chez nous pour protéger et perpétuer ce commerce.

Qui ne sait que nos grands hommes se surpassent eux-mêmes quand ils déclament contre la traite.... chez les étrangers? Nous avons une armée de Clarkson et de Wilberforce, vraiment fort édifiante à entendre! Faire la traite en Afrique, c'est horrible...! c'est à n'y pas penser! Mais la traite dans le Kentucky!... oh! c'est une tout autre affaire!


CHAPITRE XIII.

Chez les quakers.

Une scène heureuse et paisible se déroule maintenant devant nos yeux. Nous pénétrons dans une cuisine vaste et spacieuse; les murs sont rehaussés de riches couleurs; pas un atome de poussière sur les briques jaunes de l'aire, frottées et polies; des piles de vaisselle d'étain brillant excitent l'appétit, en vous faisant songer à une foule de bonnes choses. Le noir fourneau reluit; les chaises de bois, vieilles et massives, reluisent aussi. On aperçoit une petite chaise à bascule et qui se referme; le coussin est rapiécé. Tout auprès il y en a une plus grande, une chaise antique et maternelle, dont les larges bras ouverts semblent vous convier doucement à goûter l'hospitalité de ses coussins de plumes. C'est là un véritable siége attrayant, confortable, et qui, pour les honnêtes et chères joies du foyer, vaut vraiment bien une douzaine de vos chaises de velours ou de brocatelle des salons à la mode.

Dans cette chaise, où elle se balance doucement, les yeux attachés sur son ouvrage, se trouve notre ancienne amie, la fugitive Élisa. Oui, elle est là, plus pâle et plus maigre que dans le Kentucky; on devine sous ses longues paupières, on lit dans les plis de sa bouche une douleur à la fois calme et profonde. Il était facile de voir combien ce jeune cœur était devenu ferme et vaillant sous l'austère discipline du malheur. Elle relevait de temps en temps les yeux pour suivre les ébats du petit Henri, brillant et léger comme un papillon des tropiques. On découvrait chez elle une puissance de volonté, une inébranlable résolution inconnue à ses jeunes et heureuses années.

Auprès d'elle est une femme qui tient sur ses genoux un plat d'étain, dans lequel elle range soigneusement des pêches sèches. Elle peut avoir de cinquante-cinq à soixante ans, mais c'est un de ces visages que les années ne semblent toucher que pour les embellir. Sa cape de crêpe, blanche comme la neige, est exactement faite comme celle que portent les femmes des quakers; un mouchoir de simple mousseline blanche, croisé sur sa poitrine en longs plis paisibles, son châle, sa robe, tout révèle la communion à laquelle elle appartient. Son visage rond avait des couleurs roses, et ce doux et fin duvet qui rappelle la pêche déjà mûre. Ses cheveux, auxquels l'âge mêlait des fils d'argent, étaient rejetés en arrière et découvraient un front noble et élevé. Le temps n'y avait point tracé d'autre inscription que celle-ci: «Paix sur la terre aux hommes de bonne volonté[12]!» Ses grands yeux bruns étaient lumineux, pleins de sentiment et de loyauté. Il suffisait de la regarder en face pour sentir que l'on voyait jusqu'au fond d'un cœur sincère et bon. On a tant célébré, tant chanté la beauté des jeunes filles! pourquoi donc ne louerait-on pas la beauté des vieilles femmes? Si quelqu'un a besoin d'inspiration pour ce thème nouveau, qu'il regarde notre amie, la bonne Rachel Halliday, assise dans sa petite chaise à bascule. La chaise craquait et criait; peut-être avait-elle pris froid dans ses jeunes années, ses nerfs étaient peut-être agacés, ou bien encore c'était une tendance à l'asthme: mais à chacun de ses mouvements elle faisait entendre un grincement qui eût été vraiment intolérable dans toute autre chaise; cependant le vieux Siméon Halliday déclarait souvent que pour lui ce bruit était aussi agréable qu'une musique, et les enfants prétendaient qu'ils n'auraient voulu pour rien au monde être privés du plaisir d'entendre la chaise de leur mère.... Pourquoi? C'est que, depuis vingt ans et plus, des paroles aimantes, de douces morales, des tendresses maternelles, étaient descendues de cette chaise. Combien avait-elle guéri de cœurs et d'âmes malades! Combien de difficultés résolues!... et tout cela avec quelques mots d'une femme aimante et bonne.

Que Dieu la bénisse!

«Eh bien! Élisa, tu[13] comptes toujours passer au Canada? dit-elle d'une voix douce en continuant de regarder ses pêches.

—Oui, madame, dit Élisa avec beaucoup de fermeté; il faut que je parte; je n'ose point rester ici.

—Et que feras-tu, une fois là-bas? il faut y songer, ma fille!»

Ma fille était un mot qui venait tout naturellement sur les lèvres de Rachel Halliday, parce que ses traits et sa physionomie rappelaient sans cesse la douce idée qu'on se fait d'une mère....

Les mains d'Élisa tremblèrent, et quelques larmes coulèrent sur son ouvrage.... mais elle répondit avec fermeté: «Je ferai ce que je pourrai: j'espère que je trouverai quelque ouvrage.

—Tu sais que tu peux rester ici tant qu'il te plaira, dit Rachel.

—Oh! merci! fit Élisa, mais (elle regarda Henri) je ne puis pas dormir la nuit. Hier encore, je rêvais que je voyais cet homme entrer dans la cour....»

Et elle frissonna.

«Pauvre enfant! dit Rachel en essuyant ses yeux; mais il ne faut pas t'inquiéter ainsi: Dieu a voulu qu'aucun fugitif n'ait encore été arraché de notre village; il faut bien espérer que l'on ne commencera pas par toi.»

La porte s'ouvrit, et une petite femme courte, ronde, une vraie pelotte à épingles, se tint sur le seuil: rien n'égalait l'éclat de son visage en fleurs. Je ne puis la comparer qu'à une pomme mûre. Elle était vêtue comme Rachel: un gris sévère; un fichu de mousseline couvrait sa poitrine rebondie.

«Ruth Stedman! dit Rachel en s'avançant avec empressement vers elle; comment vas-tu, Ruth?... Et elle lui prit les deux mains.

—A merveille,» dit Ruth en tirant son petit chapeau de quakeresse et l'époussetant avec son mouchoir; et elle découvrit une petite tête ronde sur laquelle le petit chapeau allait et venait, avec des airs tapageurs, malgré tous les efforts de la main qui voulait le retenir. Certaines boucles de cheveux frisés s'échappaient aussi çà et là et voulaient incessamment être remises à leur place, qu'elles quittaient toujours. La nouvelle arrivante, qui pouvait avoir vingt-cinq ans, abandonna enfin le miroir devant lequel elle avait fait tous ces petits arrangements. Elle parut très-contente d'elle-même.

Tout le monde l'eût été à sa place, car c'était une jolie petite femme, à l'air ouvert, à la figure rayonnante, et bien propre à réjouir le cœur d'un homme.

«Ruth, voici notre amie Élisa Harris, et le petit enfant dont je t'ai parlé.

—Je suis très-heureuse de te voir, Élisa, très-heureuse! dit Ruth en lui serrant la main comme si Élisa eût été pour elle une vieille amie depuis longtemps attendue. Voilà ton cher petit garçon.... je lui apporte un gâteau.»

Elle présenta à Henry un cœur en pâtisserie, que l'enfant accepta timidement en regardant Ruth à travers ses longues boucles flottantes.

«Où est ton baby? dit Rachel.

—Oh! il vient; mais ta petite Mary s'en est emparée, et elle le conduit à la ferme pour le montrer aux enfants.»

Au même instant la porte s'ouvrit, et Mary, visage rose aux grands yeux bruns, le portrait de sa mère, entra dans la chambre avec le baby.

«Ah, ah! dit Rachel en prenant le marmot blanc et potelé dans ses bras, comme il est joli, et comme il vient!

—C'est vrai, c'est vrai,» dit Ruth.

Et elle prit l'enfant et le débarrassa d'un par-dessus de soie bleu et de divers châles et surtouts dont elle l'avait enveloppé; et donnant une chiquenaude ici, un coup de main là, elle l'arrangea, l'ajusta, le bichonna, l'embrassa de tout son cœur, et le déposa sur le plancher pour qu'il pût reprendre ses idées.

Le baby était sans doute habitué à ces façons d'agir, car il fourra son doigt dans sa bouche et parut bientôt absorbé dans ses propres réflexions, tandis que la mère, s'asseyant enfin, prit un long bas chiné de blanc et de bleu, et se mit à tricoter avec ardeur.

«Mary, tu ferais bien de remplir la chaudière,» dit Rachel d'une voix douce.

Mary alla au puits, revint bientôt et mit la chaudière sur le fourneau, où elle commença à fumer et à chanter sa chanson joyeuse et hospitalière. La même main, d'après les conseils de Rachel, mit les pêches sur le feu dans un grand plat d'étain.

Rachel prit alors un moule blanc comme la neige, attacha un tablier, et se mit à faire des gâteaux, après avoir dit à sa fille:

«Mary, tu ferais bien de dire à John d'apprêter un poulet.»

Mary obéit.

«Comment va Abigail Peters? dit Rachel, tout en faisant ses biscuits.

—Oh! beaucoup mieux, dit Ruth. J'y suis allée ce matin; j'ai fait le lit et arrangé la maison. La Hello y va cette après-midi et fera du pain et des pâtés pour quelques jours; et j'ai promis d'y retourner pour la garder ce soir.

—J'irai demain, dit Rachel, je laverai et raccommoderai le linge.

—Tu feras bien, dit Ruth; j'ai appris, ajouta-t-elle, qu'Anna Stanwood est malade. John a veillé la nuit dernière. J'irai demain.

—Que John vienne prendre ses repas ici, dit Rachel, si tu dois rester toute la journée.

—Merci, Rachel; nous verrons demain.... Mais voici Siméon.»

Siméon Halliday, grand, robuste, vêtu d'un pantalon et d'une veste de drap grossier, et coiffé d'un chapeau à larges bords, entra au même instant.

«Comment va, Ruth? dit-il affectueusement; et il tendit sa large paume à la petite main grassouillette. Et John?

—Oh! John va bien, ainsi que tous nos gens, répondit Ruth d'un ton joyeux.

—Quelles nouvelles, père? dit Rachel en mettant ses gâteaux au four.

—Peters Stelbins m'a dit qu'ils seraient ici cette nuit avec des amis, dit Siméon d'une voix significative, tout en lavant ses mains à une jolie fontaine qui se trouvait dans un cabinet à côté.

—Vraiment! dit Rachel d'un air pensif et en jetant un coup d'œil sur Élisa.

—Ne m'as-tu pas dit que tu te nommais Harris?» demanda Siméon en rentrant.

Rachel regarda vivement son mari. Élisa, toute tremblante, répondit: «Oui.»

Ses craintes toujours exagérées lui firent croire que l'on avait sans doute placardé des affiches à son sujet.

«Mère! dit Siméon du fond du cabinet.

—Que veux-tu, père? dit Rachel en frottant ses mains enfarinées, et elle alla vers le cabinet.

—Le mari de cette enfant est dans la colonie, murmura Siméon; il sera ici cette nuit...

—Et tu ne le dis pas, père! fit Rachel le visage tout rayonnant.

—Il est ici, reprit Siméon; Peters est allé là-bas hier avec la charrette; il y a trouvé une vieille femme et deux hommes: l'un d'eux s'appelle Georges Harris. D'après ce qu'elle a dit de son histoire, je suis certain que c'est lui. C'est un beau et aimable garçon.

—Allons-nous le lui dire maintenant? fit Siméon. Disons-le d'abord à Ruth. Ici, Ruth, viens!»

Ruth laissa son tricot et accourut.

«Ruth, ton avis! Le père dit que le mari d'Élisa est dans la dernière troupe, et qu'il sera ici cette nuit.»

La joie de la petite quakeresse éclata et coupa la phrase: elle bondit et frappa dans ses mains. Deux boucles frisées tombèrent sur son fichu blanc.

«Calme-toi, chérie, lui dit doucement Rachel, calme-toi, Ruth. Voyons! faut-il lui apprendre cela maintenant?

—Eh oui! maintenant, à l'instant même! Dieu! si c'était mon pauvre John!... dis-le-lui sur-le-champ!

—Ah! tu ne songes qu'à ton prochain, Ruth; c'est bien! dit Siméon en la regardant avec attendrissement.

—Eh bien! mais n'est-ce pas pour cela que nous sommes faits? Si je n'aimais pas John et le baby.... je ne saurais compatir à ses chagrins à elle. Voyons, viens! Parle-lui maintenant.»

Et elle posa ses mains persuasives sur le bras de Rachel.

«Emmenez-la dans la chambre; je vais arranger le poulet pendant ce temps-là.»

Rachel entra dans la cuisine, où Élisa était en train de coudre, et, ouvrant la porte d'une petite chambre à coucher, elle lui dit doucement:

«Viens, ma fille, viens! j'ai des nouvelles à t'apprendre.»

Le sang monta au visage pâle d'Élisa. Elle se leva tout émue, saisie d'un tremblement nerveux, et jeta les yeux sur son fils.

«Non! non! dit la petite Ruth en se levant et en lui prenant la main, non! jamais!... Ne crains rien. Ce sont de bonnes nouvelles, Élisa.... ne crains rien. Va, va!» Et elle la poussa vers la porte qu'elle ferma après elle. Puis, revenant sur ses pas, elle prit le petit Henri et se mit à l'embrasser.

«Tu vas voir ton père, petit! sais-tu cela? ton père qui va venir!» Et elle lui répétait toujours la même chose: l'enfant ébahi la regardait avec de grands yeux.

Cependant une autre scène se passait dans la chambre.

Rachel attira Élisa vers elle et lui dit:

«Le Seigneur a eu pitié de toi, ma fille, il a tiré ton mari de la maison de servitude!»

Un nuage de sang rose monta aux joues d'Élisa, puis il redescendit jusqu'à son cœur; elle s'assit pâle et presque inanimée.

«Du courage, mon enfant, du courage! ajouta-t-elle en posant ses mains sur la tête d'Élisa. Il est avec des amis; ils l'amèneront ici.... cette nuit.

—Cette nuit! répétait Élisa; cette nuit!»

Les mots perdaient leur signification pour elle. Il y avait dans sa tête toute la confusion d'un rêve; un nuage passait devant son esprit.

Quand elle revint à elle, elle se trouva sur un lit, enveloppée d'une couverture; la petite Ruth, à ses côtés, lui frottait les mains avec du camphre. Elle ouvrit les yeux avec une langueur pleine de délices; elle éprouvait le bonheur de celui qui a été longtemps chargé d'un lourd fardeau et qu'on en délivre.

Ses nerfs, toujours irrités depuis la première heure de sa fuite, se détendirent peu à peu. Un sentiment tout nouveau de repos et de sécurité descendit sur elle. Elle restait couchée, ses grands yeux noirs ouverts, et, comme dans un rêve paisible, elle suivait les mouvements de ceux qui l'entouraient. Elle voyait la porte de l'autre chambre ouverte, elle voyait la table du souper avec sa nappe blanche comme la neige. Elle entendait le murmure et la chanson de la théière, elle voyait Ruth trottant menu, portant des gâteaux, des conserves, et s'arrêtant de temps en temps pour mettre une galette entre les mains d'Henri, ou pour caresser sa petite tête, ou pour enrouler les jolies boucles de l'enfant autour de ses doigts blancs. Elle voyait la taille majestueuse et l'air maternel de Rachel, qui venait de temps en temps auprès du lit pour relever et arranger les couvertures. Il lui semblait voir descendre de ses grands yeux bruns comme de brillants rayons de soleil. Elle vit le mari de Ruth qui entrait; elle vit Ruth s'élancer vers lui, chuchoter tout bas, avec force gestes expressifs et montrant du doigt la chambre où elle était; elle la vit s'asseoir à la table du thé, son baby entre les bras. Elle les vit tous à table, et le petit Henri dans sa grande chaise, tout près de Rachel, et comme à l'ombre de ses ailes. Et puis elle entendait le doux murmure de la causerie, et le cliquetis des cuillers et le choc des tasses et des assiettes... C'était le rêve du repos heureux! Élisa s'endormit comme elle n'avait jamais dormi depuis cette terrible heure de minuit, où, prenant son enfant dans ses bras, elle s'était enfuie à la lueur glacée des étoiles.

Elle rêvait d'un beau pays, d'une terre de repos, de rivages verdoyants, d'îles charmantes et de belles eaux, étincelantes sous le soleil. Là, dans une maison où des voix amies lui disaient qu'elle était chez elle, elle voyait jouer son enfant, son enfant heureux et libre; elle entendait les pas de son mari, elle devinait son approche, ses bras l'entouraient, les larmes de Georges tombaient sur son visage.... et elle s'éveillait.

Ce n'était point un rêve.

Depuis longtemps la nuit était venue; son enfant dormait paisiblement à ses côtés. Un flambeau jetait dans la chambre ses clartés douteuses, et Georges sanglotait au chevet de son lit.

Le lendemain fut une heureuse matinée pour la maison du quaker. La mère fut debout dès l'aube, et entourée de filles et de garçons que nous n'avons pas eu le temps de présenter hier à nos lecteurs, et qui maintenant obéissaient avec amour à son «Vous ferez bien,» ou à son «Ne ferez-vous pas bien?» Elle s'occupait activement des préparatifs du déjeuner. Le déjeuner, dans cette luxuriante vallée d'Indiana, est chose compliquée et qui nécessite le concours de bien des mains. Ève n'eût pas suffi à cueillir toutes les roses du paradis.

John cependant courait à la fontaine; Siméon le jeune passait au tamis la farine de maïs destinée aux gâteaux; Mary était chargée de moudre le café; Rachel était partout, faisant les gâteaux, apprêtant le poulet et répandant sur toute la scène comme un gai rayon de soleil. Le zèle des jeunes servants n'était pas toujours bien réglé, mais comme elle rétablissait vite le calme et la paix avec un «Allons! Allons!» ou un «Je ne voudrais pas!»

Les poëtes ont chanté la ceinture de Vénus, qui fit tourner toutes les têtes du vieux monde. Pour notre compte, nous aimerions mieux la ceinture de Rachel Halliday, qui empêchait les têtes de tourner.

Elle serait plus appropriée que l'autre aux besoins des temps modernes, décidément.

Pendant que ces petits préparatifs allaient leur train, Siméon l'aîné, en manches de chemises, se livrait à une opération anti-patriarcale: il faisait sa barbe!

Tout allait si bien, si doucement, si harmonieusement dans la grande cuisine, que chacun semblait heureux de ce qu'il faisait; il y avait une telle atmosphère d'affectueuse confiance, les couteaux et les fourchettes, en s'en allant sur la table, avaient les uns contre les autres des retentissements si mélodieux, le poulet et le jambon chantaient si fort dans la poêle, ils semblaient si heureux d'être frits de cette façon-là et non pas d'une autre, le petit Henri, Élisa et Georges, quand ils parurent, reçurent un accueil si cordial et si réjouissant, qu'ils crurent moins à une réalité qu'à un rêve.

Ils furent bientôt à table tous ensemble. Mary seule restait auprès du feu, faisant rôtir des tartines. On les servait à mesure qu'elles atteignaient cette belle nuance d'un brun doré, qui est le beau idéal des tartines.

Rachel, au milieu de sa table, n'avait jamais paru si véritablement, si complétement heureuse. Elle trouvait le moyen de se montrer maternelle et cordiale rien que dans sa manière de vous passer un plat de gâteaux ou de vous verser une tasse de thé. On eût dit qu'elle mettait une âme dans la nourriture et le breuvage qu'elle vous offrait.

C'était la première fois que Georges s'asseyait comme un égal à la table des blancs; il éprouva d'abord un peu de contrainte et un certain embarras, qui se dissipèrent bientôt comme un brouillard devant le rayon matinal de cette bonté si pleine d'effusion.

C'était bien une maison: une maison! un intérieur! Georges n'avait jamais su ce que ce mot-là voulait dire. La croyance en Dieu, la confiance en sa providence, entourèrent pour la première fois son cœur d'un nuage doré d'espérance. Le doute sombre, misanthropique, athée et poignant, le désespoir amer, s'évanouirent devant la lumière de cet Évangile vivant, respirant sur des faces vivantes, prêché par des actes d'amour et de bon vouloir qui s'ignorent eux-mêmes, mais qui, pareils au verre d'eau donné au nom du Christ, ne perdront jamais leur récompense.

«Père, si l'on te découvrait encore? dit le jeune Siméon en étendant son beurre sur son gâteau.

—Je payerais l'amende, répondit tranquillement celui-ci.

—Mais s'ils te mettaient en prison?

—Ta mère et toi ne pourriez-vous faire marcher la ferme? dit Siméon en souriant.

—Maman peut faire tout, répondit l'enfant;... mais n'est-ce point une honte que de telles lois?

—Il ne faut pas mal parler de nos législateurs, Siméon, reprit le père avec autorité. Dieu nous a donné les biens terrestres pour que nous puissions faire justice et merci; si les législateurs exigent de nous le prix de nos bonnes œuvres, donnons-le!

—Je hais ces propriétaires d'esclaves, dit l'enfant, qui dans ce moment-là n'était pas plus chrétien qu'un réformateur moderne.

—Tu m'étonnes, mon fils! ce ne sont pas là les leçons de ta mère; je ferais pour le maître de l'esclave ce que je fais pour l'esclave lui-même, s'il venait frapper à ma porte dans l'affliction.»

Siméon devint écarlate, mais la mère se contenta de sourire.

«Siméon est mon bon fils, dit-elle; il grandira et il deviendra comme son père.

—Je pense, mon cher hôte, que vous n'êtes exposé à aucun ennui à cause de nous, dit Georges avec anxiété.

—Ne crains rien, Georges; c'est pour cela que nous sommes au monde.... Si nous n'étions pas des gens à supporter quelque chose pour la bonne cause, nous ne serions pas dignes de notre nom.

—Mais pour moi, dit Georges, je ne le souffrirai pas!

—Ne crains rien, ami Georges; ce n'est pas pour toi, c'est pour Dieu et l'humanité, ce que nous en faisons.... Reste ici tranquillement tout le jour. Cette nuit, à dix heures, Phinéas Fletcher vous conduira tous à la prochaine station. Les persécuteurs se hâtent après toi, nous ne voulons pas te retenir.

—Alors, pourquoi attendre? dit Georges.

—Tu es ici en sûreté tout le jour. Dans notre colonie, tous sont fidèles et tous veillent. D'ailleurs il est plus sûr pour toi de voyager pendant la nuit.»


CHAPITRE XIV.

Évangéline.

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