La case de l'oncle Tom; ou, vie des nègres en Amérique
CHAPITRE XIX.
Où l'on parle encore des expériences et des opinions de miss Ophélia.
«Tom, il est inutile de mettre les chevaux.... je ne veux pas sortir, dit Évangéline.
—Pas sortir, miss Éva?
—Non! Ces choses me sont tombées sur le cœur, Tom; ces choses me sont tombées sur le cœur, répéta-t-elle avec attendrissement; je ne veux pas sortir!»
Et elle rentra dans la maison.
A quelques jours de là, ce fut une autre femme qui vint à la place de Prue. Miss Ophélia était dans la cuisine.
«Eh bien! fit Dinah, qu'est devenue Prue?
—Prue ne viendra plus, dit la femme d'un air mystérieux.
—Pourquoi donc? Elle n'est pas morte?
—Nous ne savons pas trop! Elle est dans la cave....»
Et la femme jeta un coup d'œil sur miss Ophélia.
Miss Ophélia prit les biscottes. Dinah suivit la femme jusqu'à la porte.
«Voyons, qu'a donc Prue?»
La femme semblait à la fois vouloir et ne vouloir pas parler. A la fin, tout bas et d'une voix mystérieuse:
«Eh bien! vous ne le direz à personne.... Prue s'est encore enivrée.... Ils l'ont fait descendre à la cave.... Ils l'y ont laissée tout un jour, et je les ai entendus dire que les mouches s'y étaient mises et qu'elle était morte!»
Dinah leva les mains au ciel.... et, en se retournant, elle aperçut auprès d'elle, pareille à un esprit, la jeune Évangéline. Ses grands yeux mystiques étaient comme dilatés par l'horreur de ce qu'elle venait d'entendre. Il n'y avait plus une goutte de sang sur ses lèvres ni sur ses joues.
«O ciel! miss Éva qui s'évanouit.... Devrions-nous lui laisser entendre de pareilles choses?... son père en deviendra fou!
—Je ne m'évanouis pas, Dinah, reprit Évangéline d'une voix émue.... et pourquoi n'entendrais-je pas cela? La pauvre Prue l'a bien souffert.... elle est plus malheureuse que moi!
—Mais, doux Seigneur! ce n'est pas pour de douces et délicates petites filles comme vous que ces histoires-là sont faites.... elles seraient capables de vous tuer....»
Évangéline soupira encore et monta l'escalier d'un pas triste et lent.
Ophélia, inquiète elle-même, demanda l'histoire de la vieille Prue. Dinah la lui raconta avec force détails. Tom ajouta les particularités qu'il avait apprises d'elle-même.
«C'est abominable, c'est horrible! s'écria miss Ophélia, en entrant dans la chambre où Saint-Clare lisait son journal.
—Quelle nouvelle iniquité?
—Quoi! ils ont fouetté la vieille Prue jusqu'à la mort!»
Et miss Ophélia raconta l'histoire, s'appesantissant sur les circonstances les plus navrantes.
«Je me doutais bien que cela finirait par arriver, dit Saint-Clare, en reprenant sa lecture.
—Ah! vous vous en doutiez, et vous n'avez rien fait pour l'empêcher? dit miss Ophélia.... N'avez-vous pas vos magistrats, quelqu'un enfin qui puisse intervenir dans de telles circonstances?
—On pense généralement que l'intérêt de la propriété doit suffire en telles matières. Si les gens veulent se ruiner, je ne sais qu'y faire. La pauvre créature était, je crois, voleuse et ivrogne; on ne peut pas espérer beaucoup de sympathie en sa faveur!
—Tenez, Augustin, c'est affreux! Ah! voilà qui attirera sur vous la colère du ciel.
—Ma chère cousine, ce n'est pas moi qui l'ai fait et je ne pouvais l'empêcher.... Je l'aurais empêché si je l'avais pu. Que des misérables sans cœur, pleins de brutalité, agissent cruellement.... que puis-je à cela? Ils sont absolus, irresponsables.... Ils n'ont aucun contrôle à subir. L'intervention serait inutile. Il n'y a pas de loi efficace en pareil cas. Ce que nous avons de mieux à faire, c'est de fermer les yeux et les oreilles et de laisser aller les choses!... Nous n'avons pas d'autre ressource.
—Laisser aller les choses! fermer les yeux et les oreilles! vous le pouvez?
—Ma chère enfant, que voulez-vous? Voici une classe tout entière avilie, sans éducation, insolente, provocante.... Elle est livrée entièrement, sans conditions, à des gens comme ceux qui font la majorité dans ce monde, à des gens qui n'ont à redouter aucun contrôle, et qui ne sont même pas assez éclairés pour connaître leurs véritables intérêts.... C'est là le cas, soyez-en sûre, de plus de la moitié du genre humain! Eh bien! dans une société ainsi organisée, que peut faire un homme dont les sentiments sont nobles et humains?... Que peut-il? sinon fermer les yeux et s'endurcir le cœur! Je ne puis pas acheter tous les malheureux que je vois; je ne puis pas me faire chevalier errant et redresser tous les torts dans une ville comme celle-ci. Tout ce que je puis faire, c'est d'essayer de ne pas marcher moi-même dans cette voie.»
Le beau visage de Saint-Clare s'assombrit un instant, il parut même accablé; mais rappelant bientôt un gai sourire, il ajouta:
«Allons, cousine, ne restez pas là debout comme une fée. Vous avez regardé à travers le trou du rideau, voilà tout; ce n'est là qu'un échantillon de ce qui se passe dans le monde, d'une façon ou d'une autre. Si nous examinions tous les malheurs de cette vie, nous n'aurions plus de cœur à rien. C'est comme la cuisine de Dinah.»
Et, s'étendant sur un canapé, Saint-Clare reprit son journal.
Miss Ophélia s'assit, tira son tricot, prit une contenance sévère, et tricota, tricota, tricota! Cependant le feu couvait en silence. Bientôt il éclata.
«Tenez, Augustin, vous pouvez peut-être prendre votre parti là-dessus. Moi, je ne le puis pas! C'est abominable à vous de défendre un tel système. Voilà mon opinion!
—Comment! fit Augustin en relevant la tête, encore!
—Oui! je dis que c'est abominable, reprit-elle avec plus d'animation, de défendre un tel système!
—Le défendre! moi? qui a jamais dit que je le défendais?
—Sans doute, vous le défendez, vous tous, habitants du sud.... Pourquoi avez-vous des esclaves?
—Êtes-vous donc assez innocente et assez naïve pour penser que personne ne fait dans ce monde que ce qu'il croit bon? Ne faites-vous, ou du moins n'avez-vous jamais fait de choses qui vous aient semblé mal?
—Si cela m'est arrivé, je m'en suis repentie, je l'espère, dit miss Ophélia en précipitant ses aiguilles.
—Et moi aussi, dit Saint-Clare en enlevant la peau d'une orange; je me repens toujours.
—Pourquoi continuez-vous, alors?
—N'avez-vous jamais continué à faire mal, même après vous être repentie, ma bonne cousine?
—Seulement quand j'étais très-fortement tentée....
—Eh! mais, c'est que je suis fortement tenté, dit Saint-Clare; voilà bien la difficulté.
—Moi, du moins, je prenais la résolution de ne plus recommencer et de rompre l'habitude.
—Voilà deux ans que je prends la résolution, dit Saint-Clare, et je ne puis me convertir. Vous parvenez, cousine, à vous débarrasser de tous vos péchés?
—Augustin, dit Ophélia d'un ton sérieux en déposant son ouvrage, je mérite que vous me reprochiez mes écarts, je reconnais que tout ce que vous dites est vrai.... personne ne le sent plus vivement que moi! mais il me semble après tout qu'il y a quelque différence entre vous et moi. J'aimerais mieux me couper la main droite que de persévérer dans une conduite que je croirais mauvaise... Mais cependant mes actions sont si peu d'accord avec mes paroles, que je comprends bien que vous me blâmiez!
—Allons, cousine, dit Augustin, s'asseyant par terre à ses pieds et posant sa tête sur ses genoux, ne prenez pas un air si terriblement sérieux. Vous savez que je n'ai jamais été qu'un propre à rien, un rien qui vaille; j'aime à plaisanter un peu avec vous, et voilà tout.... pour vous faire mettre un peu en colère; mais je pense que vous êtes bonne.... Faire le malheur, le désespoir des gens, rien que d'y penser.... cela me fatigue à mourir!
—Auguste, mon cher enfant, dit Ophélia en posant sa main sur le front du jeune homme.... c'est là un bien grave sujet!
—Bien trop grave, dit-il, et je n'aime pas les sujets graves quand il fait chaud. Avec les moustiques et tout le reste, il est impossible d'atteindre à la sublimité de la morale.... Et se relevant tout à coup: C'est une idée cela, dit-il, et une théorie! Je comprends maintenant pourquoi les nations du nord ont toujours été plus vertueuses que celles du midi. Je pénètre au cœur du sujet.
—Auguste, vous serez toujours un écervelé.
—En vérité? au fait, cela se peut bien! Mais je veux être sérieux au moins une fois; donnez-moi ce panier d'oranges. Vous allez me récompenser avec des flacons et me réconforter avec des pommes, si je fais cet effort. Et maintenant, dit-il, en attirant à lui le panier, je commence. Si, par l'effet des événements humains, il arrive qu'il soit nécessaire à un individu de retenir en captivité deux ou trois douzaines de ses semblables, un coup d'œil jeté sur la société....
—Je ne vois pas que vous deveniez plus sérieux, dit miss Ophélia.
—Attendez.... j'arrive.... vous allez voir.... m'y voici.... dit-il; et son beau visage prit tout à coup une expression sérieuse et passionnée. Sur la question de l'esclavage, il ne peut y avoir qu'une opinion. Les planteurs qui profitent de l'esclavage, les ministres qui veulent plaire aux planteurs, les politiques qui veulent gouverner, peuvent asservir le langage et assouplir l'éloquence de manière à étonner le monde; ils peuvent torturer la nature et la Bible, et je ne sais quoi encore: mais ni eux ni le monde n'y croient davantage. L'esclavage vient du diable, voilà! et c'est un assez bel échantillon de ce qu'il peut faire dans sa partie.»
Miss Ophélia laissa tomber son tricot et regarda Saint-Clare qui, sans doute, jouissant de son étonnement continua:
«Vous semblez soupirer! Mais écoutez, que je vous parle net. Cette maudite institution, oui, maudite de Dieu et des hommes, quelle est-elle? Dépouillez-la de ses ornements, soumettez-la à l'analyse.... voyez-la au fond! Quelle est-elle? Quoi! parce que mon frère noir est ignorant et faible, et que je suis instruit et fort, parce que je sais et que je puis, j'ai le droit de le dépouiller de ce qu'il a et de ne lui donner que ce qu'il plaît à mon caprice! Ce qui est trop pénible, trop dur, trop dégoûtant pour moi, je vais dire au noir de le faire! Je n'aime pas à travailler, le noir travaillera! Le soleil me brûle, le noir restera au soleil! Le noir gagnera l'argent, et je le dépenserai; le noir s'enfoncera dans le marécage pour que je puisse marcher à pied sec; le noir fera ma volonté et pas la sienne, tous les jours de sa vie mortelle.... et il n'aura d'autre chance de gagner le ciel que celle qu'il me plaira de lui donner. Voilà ce que c'est que l'esclavage. Je défie qui que ce soit sur terre de lire notre code noir et de dire qu'il est autre chose. On parle des abus de l'esclavage; mensonge! La chose elle-même est l'essence de l'abus. Et la seule raison pour laquelle la terre ne s'entr'ouvre pas sous lui, comme jadis sous Gomorrhe et Sodome, c'est que l'usage de l'esclavage est cent fois plus doux que l'esclavage même. Mais, par pitié et par honte, parce que nous sommes des hommes sortis du sein des femmes et non du ventre des bêtes, nous ne voulons pas, nous n'osons pas, nous ne daignons pas user du plein pouvoir que ces lois sauvages mettent en nos mains. Celui qui va le plus loin et qui fait le plus de mal ne va pas même jusqu'aux limites de la loi.»
Saint-Clare s'était levé, et, comme il lui arrivait toujours dans ses moments d'émotion, il marchait à grands pas. Son noble visage, empreint de la beauté classique des statues grecques, semblait brûler de toute l'ardeur de ses sentiments. Ses grands yeux bleus lançaient des éclairs, son geste avait une énergie puissante. Ophélia ne l'avait jamais vu ainsi. Elle gardait le plus profond silence.
«Je vous le déclare, dit-il en s'arrêtant tout à coup devant sa cousine—mais à quoi donc aboutissent paroles ou sentiments sur un tel sujet?—je vous le déclare: je me suis dit bien des fois que, si ce pays devait s'abîmer dans les entrailles du monde, pour engloutir et dérober à la lumière toutes ces misères et tous ces malheurs, je consentirais volontiers à m'engloutir avec lui! Quand j'ai voyagé sur nos bâtiments ou dans nos campagnes, quand j'ai vu tous ces individus stupides, brutaux, dégoûtants.... à qui nos lois permettent de devenir les despotes d'autant d'hommes qu'ils en pourront acheter avec l'argent escroqué, volé, filouté.... quand j'ai pensé qu'ils sont les maîtres des femmes, des enfants, des jeunes filles.... ah! j'ai été sur le point de maudire mon pays.... de maudire la race humaine!
—Augustin! Augustin! assez, assez! je n'en ai jamais entendu autant, même dans le nord!
—Dans le nord? dit Saint-Clare en changeant tout à coup d'expression et en reprenant son ton insouciant; fi donc! vous autres gens du nord, vous avez le sang froid, vous êtes froids en tout ce que vous faites.... vous ne savez même pas maudire!
—Mais la question est de....
—Oui, Ophélia, la question est une diable de question! la question est de savoir comment j'en suis arrivé à cet état de péché et de misère. Je vais tâcher de reprendre dans les bons vieux termes que vous m'avez enseignés autrefois. Le péché m'est venu par héritage. Mes esclaves étant à mon père, et qui plus est à ma mère, ils sont à moi maintenant, eux et leur postérité, qui a pris un assez large développement. Mon père vint de la Nouvelle-Angleterre: c'était un tout autre homme que le vôtre, un véritable vieux Romain, altier, énergique, noble esprit, mais volonté de fer. Votre père s'établit dans la Nouvelle-Angleterre, pour régner parmi les rochers et contraindre la nature à le nourrir. Le mien vint dans la Louisiane pour gouverner des hommes et des femmes, et les contraindre à travailler pour lui; ma mère....» Et Saint-Clare se leva et alla contempler un portrait suspendu à la muraille; sa vénération éclatait sur ses traits.
«Ma mère, elle était divine! Ne me regardez pas ainsi, Ophélia. Vous savez ce que je veux dire. Elle était sans doute d'une origine mortelle, mais je n'ai jamais vu en elle aucune trace de faiblesses ou d'erreurs mortelles. Tous ceux qui se souviennent d'elle, libres ou esclaves, amis, domestiques, parents, relations, tous disent la même chose. Que vous dirai-je, cousine? Longtemps cette mère s'est tenue debout entre moi et l'incrédulité. Elle était à mes yeux l'incarnation du Nouveau-Testament, la vérité vivante. O ma mère! ma mère!» Et Saint-Clare joignit les mains dans une sorte de transport; puis, se calmant tout à coup, il revint auprès d'Ophélia et s'assit sur une ottomane.
«Mon frère et moi, reprit-il, nous étions jumeaux. On dit que les jumeaux doivent se ressembler. Mon frère et moi nous formions un contraste parfait. Il avait des yeux noirs et fiers, des cheveux de jais, le type romain, le teint brun. Moi j'avais le teint blanc, les yeux bleus, les cheveux d'un blond doré et le profil grec. Il était actif et observateur; j'étais rêveur et indolent. Il était généreux envers ses amis et ses égaux, mais orgueilleux, dominateur, superbe avec ses inférieurs, sans pitié pour tout ce qui tentait de lui résister. Nous étions tous deux fidèles à notre parole: lui, par orgueil et par courage; moi, par suite d'une sorte d'idéal que je m'étais fait. Nous nous aimions comme font les enfants, tantôt plus, tantôt moins; il était le favori de mon père, j'étais celui de ma mère. Il y avait en moi, et pour toute chose, une sensibilité maladive, une délicatesse d'impression que ni lui ni mon père ne s'avisèrent jamais de comprendre, et qu'il ne leur aurait pas été possible de partager; c'était, au contraire, ce qui me valait les sympathies de ma mère. Quand nous nous querellions, Alfred et moi, et que mon père me regardait trop sévèrement, je montais à la chambre de ma mère et je m'asseyais auprès d'elle.... Oh! je la vois encore: son front pâle, son œil sérieux, profond et doux, sa robe blanche.... elle était toujours en blanc.... C'est à elle que je pensais dans mes lectures qui parlaient des saintes vêtues de longs voiles blancs et brillants; c'était une femme d'un haut mérite, grande musicienne. Souvent elle s'asseyait à son orgue, jouant cette antique et majestueuse musique, et chantant, plutôt avec une voix d'ange qu'avec une voix de femme, les chants du culte catholique.... Alors je mettais ma tête sur ses genoux, je pleurais, je rêvais.... et j'éprouvais des émotions.... Oh! les profondes émotions.... et qu'aucune langue ne saurait rendre!
«On ne discutait pas alors les questions de l'esclavage. Personne n'y voyait de mal.
«Mon père était une nature aristocratique. Peut-être, dans une existence antérieure à celle-ci, avait-il appartenu au cercle des esprits les plus hauts, et avait-il apporté sur cette terre l'orgueil de son antique rang: il était arrogant et superbe; mon frère fut frappé à son image.
«Vous savez ce que c'est qu'un aristocrate. Ses sympathies s'arrêtent à une certaine classe sociale, dont il est; passé cela, le genre humain n'existe plus pour lui. En Angleterre la limite est ici, en Amérique elle est là, chez les Birmans elle est ailleurs.... Mais il y a toujours une limite, et les aristocrates ne la dépassent jamais.... Ce qui, dans sa classe, serait un malheur, une calamité, une souveraine injustice, n'est plus ailleurs qu'un fait bien indifférent.... Pour mon père, la ligne de démarcation était la couleur des gens. Avec ses égaux, il n'y eut jamais d'homme plus juste et plus généreux. Quant aux nègres de toutes les nuances, il ne les considérait que comme des animaux intermédiaires entre l'homme et la brute. Ses idées de justice et de générosité étaient en harmonie avec ce principe. Je suis bien persuadé que, si on lui eût demandé à l'improviste et sans préparation: les nègres ont-ils des âmes? il eût hésité et réfléchi avant de répondre: oui! Du reste, mon père se préoccupait fort peu de métaphysique; il n'avait aucun sentiment religieux, et ne voyait en Dieu que le chef des classes supérieures.
«Mon père faisait travailler cinq cents nègres; c'était en affaires un homme minutieux, exigeant, dur. Tout chez lui devait être fait systématiquement, avec une précision et une exactitude que rien ne dérangeait.
«Maintenant, si vous réfléchissez que tout cela devait être fait par une bande de travailleurs paresseux, indolents, étourdis, et qui dans toute leur vie n'avaient jamais appris qu'à manger, vous comprendrez bien vite qu'il devait se passer dans nos plantations des choses horribles, épouvantables pour un enfant sensible comme moi. Ajoutez à cela que le gérant de la plantation, fils d'un renégat du Vermont (je vous en demande bien pardon, cousine), était un homme vigoureux et brutal, qui avait fait longtemps l'apprentissage de la dureté et pris tous ses degrés avant d'entrer dans la pratique. Ni ma mère ni moi ne pûmes jamais le souffrir; mais il avait pris un ascendant souverain sur mon père: c'était le tyran de la plantation.
«Je n'étais alors qu'un tout petit bonhomme, mais j'avais déjà, comme maintenant, l'amour de toutes les choses humaines, une sorte de passion pour l'étude de l'humanité! sous quelque forme que l'humanité se révélât. Souvent on me trouvait dans la case de quelque nègre ou parmi les travailleurs des champs.
«J'étais le favori des nègres.
«C'était à mon oreille que se murmuraient toutes les plaintes; je les redisais à ma mère, et nous faisions à nous deux un petit comité pour le redressement des torts. Nous avons arrêté et réprimé bien des cruautés; nous nous étions déjà plus d'une fois réjouis du bien que nous avions su faire. Malheureusement, comme il arrive toujours, j'y mis trop de zèle. Stubbs se plaignit à mon père; il dit qu'il ne pouvait plus régir la propriété, et qu'il allait résigner ses fonctions. Mon père était un mari bon et facile; mais rien n'eût pu le faire renoncer à ce qu'il croyait nécessaire. Il se planta comme un roc entre nous et les esclaves qui travaillaient dans la campagne. Il dit à ma mère, avec une déférence pleine de respect, mais d'un ton qui n'admettait pas de réplique, qu'elle serait la maîtresse absolue des esclaves occupés à l'intérieur, mais qu'elle ne devait pas intervenir dans ce qui se passait au dehors. Il la révérait plus que tout au monde, mais il en eût dit autant à la vierge Marie, si elle eût voulu déranger son système!
«Quelquefois j'entendais ma mère raisonner avec lui, et s'efforcer de réveiller ses sympathies. Il écoutait les appels les plus pathétiques avec une politesse et une égalité d'âme vraiment décourageantes. «Tout se résume en un mot, disait-il, faut-il garder ou renvoyer Stubbs? Stubbs est la ponctualité même; il est honnête, il est capable, expérimenté.... et humain.... mon Dieu! autant qu'on peut l'être. Nous ne pouvons pas espérer la perfection. Eh bien, si je le garde, je dois soutenir son administration..., toute son administration, quand bien même il y aurait çà et là des détails... exceptionnels.... Tout gouvernement a ses indispensables rigueurs. Les règles générales sont quelquefois dures dans leurs applications particulières.» Cette dernière phrase était pour mon père l'excuse de toutes les cruautés. Quand il avait dit cette phrase-là, il mettait les pieds sur le canapé, comme un homme qui vient de terminer une grande affaire, et il s'accordait une heure de sommeil, ou lisait un journal, suivant le cas.
«Mon père avait toutes les qualités de l'homme d'État. Il eût partagé la Pologne comme une orange, et opprimé l'Irlande tout comme un autre, avec l'impassibilité d'un système. Ma mère, désespérée, renonça à la tâche.... On ne saura jamais, avant le dernier jour, ce qu'auront souffert ces natures délicates et généreuses jetées dans des abîmes d'injustice et de cruauté, dont seules elles voient la cruauté et l'injustice! Il y a pour elles des siècles de poignantes douleurs dans ce monde sorti de l'enfer!... Que restait-il à ma mère... sinon d'élever ses enfants et de leur donner son âme?... Mais, quoi qu'on dise de l'éducation, les enfants grandissent et restent ce que la nature les a faits. On ne change pas! Dès le berceau, Alfred fut un aristocrate. En grandissant, il se développa aristocratiquement. Quant aux exhortations maternelles, autant en emporta le vent. Chez moi, au contraire, toutes ses paroles se gravaient profondément. Jamais elle ne contredisait formellement notre père, jamais elle ne sembla complétement différer d'avis avec lui; mais, de toutes les forces de sa nature sympathique, ardente et généreuse, elle gravait en moi, comme avec du feu, l'idée ineffaçable du prix et de la dignité du dernier des hommes. Avec quel respect solennel je regardais son visage quand le soir, me montrant les étoiles, elle me disait: «Voyez, Auguste; la plus humble, la plus obscure d'entre ces pauvres âmes de nos esclaves, après que ces étoiles se seront pour toujours éteintes, vivra aussi longtemps que Dieu lui-même!»
«Elle avait quelques beaux et anciens tableaux, un entre autres: Jésus guérissant un malade. Ces tableaux nous causaient toujours une impression profonde.... «Voyez, Auguste, me disait-elle encore, cet aveugle était un mendiant couvert de haillons.... Aussi le Seigneur ne voulut-il pas le guérir de loin; mais il le fit approcher, et il posa sa main sur lui. Rappelez-vous cela, mon enfant....» Ah! si j'avais vécu sous la tutelle de ma mère!... elle aurait mis en moi je ne sais quel enthousiasme!... J'aurais été un saint, un réformateur, un martyr!... Mais, hélas! hélas! je la quittai à treize ans.... et je ne la revis jamais!»
Saint-Clare appuya sa tête dans sa main et se tut.... Au bout d'un instant, il releva les yeux et continua:
«Voyons! qu'est-ce au fond que la vertu humaine?
«Une affaire de latitude et de longitude, une question de géographie et de tempérament; la plus grosse part n'est qu'un accident. Ainsi, par exemple, voilà votre père.... Il s'établit dans le Vermont, dans une ville où, par le fait, tout le monde est libre et égal.... Il devient membre de l'Église régulière, il devient diacre, avec le temps il devient abolitionniste, et il nous regarde comme des païens, ou peu s'en faut. Et cependant, sous bien des rapports, ce n'est qu'une seconde édition de mon père; c'est le même esprit puissant, hautain, dominateur. Vous savez fort bien qu'il y a dans votre village une foule de gens à qui vous ne persuaderez pas que l'esquire Saint-Clare ne se mette beaucoup au-dessus d'eux. Le fait est que, bien qu'il vive à une époque démocratique et qu'il ait adopté les idées démocratiques..., au fond du cœur c'est un aristocrate autant que mon père, qui tenait sous ses lois cinq ou six cents esclaves.»
Miss Ophélia ne parut pas trouver fidèle ce tableau de son père.... Elle déposa le tricot pour répondre; Saint-Clare l'arrêta.
«Je sais ce que vous allez dire. Je ne prétends pas qu'ils soient égaux en fait: l'un d'eux fut placé dans des circonstances où tout luttait contre ses tendances naturelles; chez l'autre, tout les secondait. Celui-ci devint un vieux démocrate, obstiné, fier et hautain; celui-là, un vieux despote, fier, hautain, obstiné.... et voilà! Faites-les tous deux planteurs à la Louisiane, et ils se ressembleront comme deux balles fondues dans le même moule.
—Comme vous êtes un enfant peu respectueux! dit Ophélia.
—Je ne veux pas lui manquer de respect, repartit Saint-Clare: mais vous savez que la vénération n'est pas mon fort.... Je reviens à mon histoire.
«Mon père mourut, laissant à mon frère et à moi toute sa propriété à partager comme nous l'entendions. Il n'y avait pas sur la terre de Dieu une âme plus généreuse, un esprit plus noble qu'Alfred dans tous ses rapports avec des égaux. Toutes ces questions d'intérêt ne soulevèrent point entre nous le moindre nuage. Nous entreprîmes de faire valoir la plantation en commun. Alfred, qui, dans la vie active et la pratique des affaires, en valait deux comme moi, devint un planteur aussi enthousiaste qu'heureux.
«Deux années d'expérience me démontrèrent que je ne pouvais partager plus longtemps cette existence.
«Avoir un troupeau de sept cents esclaves que je ne pouvais connaître personnellement, pour lesquels je ne pouvais éprouver individuellement aucun intérêt; esclaves que l'on vendait, que l'on achetait, que l'on nourrissait, que l'on menait comme autant de bêtes à cornes; songer combien on s'inquiétait peu de leur refuser les moindres jouissances de la vie la plus grossière; être obligé d'avoir des surveillants, des régisseurs; être obligé d'employer le fouet comme moyen suprême de gouvernement: tout cela devint pour moi une insupportable torture!... Et, quand je venais à penser à tout le cas que ma mère faisait de ces pauvres âmes humaines..., je tremblais!
«C'est une absurdité que de parler du bonheur que peuvent goûter les esclaves. Je perds patience quand j'entends ces singulières apologies des hommes du nord, qui essayent ainsi de pallier nos fautes! Nous savons mieux ce qui en est. Osez me dire qu'un homme doit travailler toute sa vie, depuis l'aube jusqu'au soir, sous l'œil vigilant d'un maître, sans pouvoir manifester une fois une volonté irresponsable.... courbé sous la même tâche, monotone et terrible, et cela pour deux paires de pantalons et une paire de souliers par an, avec tout juste assez de nourriture pour être en état de continuer sa tâche.... oui, qu'un homme me dise qu'il est indifférent à une créature humaine de se voir traitée de cette façon.... et cet homme, ce chien! je l'achète et je le ferai travailler sans scrupule, lui!
—J'avais toujours supposé, dit miss Ophélia, que vous autres vous approuviez tous l'esclavage, que vous pensiez qu'il était juste et conforme à l'Écriture.
—Non, nous n'en sommes pas encore réduits là; Alfred, qui est le despote le plus déterminé qu'on puisse voir, ne prétend pas à ce genre de défense. Non; il se tient debout, ferme et fier, sur ce bon vieux et respectable terrain, le droit du plus fort. Il dit, et il a raison, que les planteurs américains font, à leur manière, ce que font l'aristocratie et la finance d'Angleterre. Pour ceux-là, les esclaves sont les basses classes.... Et que font-ils? ils se les approprient, corps et âme, chair et esprit, et les emploient à leurs besoins.... Et il défend cette conduite par des arguments au moins spécieux: il dit qu'il ne peut point y avoir de haute civilisation sans l'esclavage des masses. Qu'on le nomme ou qu'on ne le nomme pas esclavage, peu importe! il faut, dit-il, qu'il y ait une classe inférieure condamnée au travail physique, et réduite à la vie animale, et une classe élevée en qui résident la richesse et le loisir, une classe qui développe son intelligence, marche en tête du progrès et dirige le reste du monde. Ainsi raisonne-t-il, parce que, dit-il, il est né aristocrate.... Moi, au contraire, je repousse ce système.... parce que je suis né démocrate.
—Je n'admets pas la comparaison, dit miss Ophélia; car enfin le travailleur anglais n'est pas l'objet d'un trafic et d'un commerce, il n'est point arraché à sa famille et fouetté.
—Il est autant à la discrétion de celui qui l'emploie que s'il lui était réellement vendu. Le maître peut frapper l'esclave jusqu'à ce que mort s'ensuive.... mais le capitaliste anglais peut affamer jusqu'à la mort! Et, quant à la sécurité de la famille, je ne sais pas en vérité où elle est le plus menacée.... Celui-ci voit vendre ses enfants; celui-là les voit mourir de faim chez lui!
—Mais ce n'est point justifier l'esclavage que de prouver qu'il n'est pas pire que de très-mauvaises choses.
—Je ne prétends pas le justifier. Je dis plus: je dis que notre esclavage est la plus audacieuse violation des droits humains. Acheter un homme comme un cheval, lui regarder à la dent, faire craquer ses jointures, le faire trotter et le payer! avoir des spéculateurs, des éleveurs, des négociants, des courtiers du corps et de l'âme des hommes.... oui, tout cela rend l'abus plus visible aux yeux du monde civilisé, bien qu'en réalité la chose soit à peu près la même en Angleterre et en Amérique: l'exploitation d'une classe par l'autre.
—Je n'avais jamais vu cette face de la question, dit miss Ophélia.
—J'ai voyagé en Angleterre, j'ai recueilli de nombreux documents sur l'état des classes inférieures, et je ne pense pas que l'on puisse contredire Alfred, quand il dit que la position de ses esclaves est meilleure que celle d'une grande partie des ouvriers de l'Angleterre. Ne concluez pas de ce que je dis qu'Alfred soit un maître dur. Non, il ne l'est pas. Il est despote; il est sans pitié contre l'insubordination; il tuerait un homme comme un daim, si cet homme lui résistait; mais, en général, il met son orgueil à ce que ses esclaves soient bien traités et bien nourris. Pendant que j'étais avec lui, j'insistai plusieurs fois pour qu'on s'occupât un peu de leur instruction. Par égard pour moi, il se procura un aumônier. Il les faisait catéchiser le dimanche.... Je crois qu'au fond de l'âme il s'imaginait que c'était à peu près comme s'il eût donné un aumônier à ses chevaux et à ses chiens!... Et le fait est qu'une âme qui, depuis l'heure de la naissance, a été soumise à toutes les influences qui avilissent et dégradent, livrée toute la semaine à des œuvres où la pensée n'est pas, ne saurait tirer grand avantage de quelques heures qu'on lui abandonne chaque dimanche. Les directeurs des écoles du dimanche parmi la population manufacturière de l'Angleterre pourraient peut-être nous dire que le résultat est le même ici et là. Cependant il y a parmi nous quelques exceptions frappantes, parce que le nègre est naturellement plus susceptible que le blanc d'éprouver le sentiment religieux.
—Eh bien! dit miss Ophélia, comment avez-vous abandonné votre plantation?
—Nous marchâmes d'accord quelque temps; puis Alfred s'aperçut que je n'étais pas un planteur. Il trouva mauvais, après avoir changé, réformé, amélioré pour me plaire, que je ne me tinsse point encore pour satisfait. Et, en vérité, c'était la chose elle-même que je haïssais. C'était la perpétration de cette brutalité, de cette ignorance et de cette misère; c'était l'emploi de ces hommes et de ces femmes travaillant à gagner de l'argent pour moi! Et puis, j'avais le tort d'intervenir sans cesse dans les détails: étant moi-même le plus paresseux des hommes, je n'étais que trop porté à sympathiser avec les paresseux de mon espèce.
«Quand de pauvres diables, indolents et étourdis, mettaient des pierres au fond de leurs balles de coton pour les rendre plus pesantes, ou remplissaient leurs sacs de poussière avec du coton par-dessus, il me semblait si bien qu'à leur place j'en aurais fait tout autant, que je ne pouvais pas consentir à leur laisser donner le fouet.... Il n'y eut bientôt plus de discipline dans la plantation. J'en vins avec Alfred au point où j'en étais, quelques années auparavant, avec mon honoré père.... Il me dit que j'avais une sentimentalité de femme, et que je ne ferais jamais d'affaires au moyen des esclaves. Il me conseilla de prendre la maison de banque et l'habitation de famille à Orléans.... et de faire des vers.... Il garderait, lui, la direction de la plantation. Nous nous séparâmes donc, et je vins ici.
—Pourquoi alors n'avez-vous pas affranchi vos esclaves?
—Je n'en ai pas eu le courage. Les employer comme des instruments pour gagner de l'argent, je ne pouvais pas! Les garder pour dépenser mon argent avec eux, cela me parut moins mal.... Quelques-uns étaient des esclaves d'intérieur; j'y étais fort attaché.... Les plus jeunes étaient les enfants des plus vieux..., ils étaient tous enchantés de leur sort avec moi....»
Ici Saint-Clare se tut un moment et se mit à marcher tout pensif dans le salon.
«Il y eut, reprit-il bientôt, il y eut un temps dans ma vie où j'eus des projets et des espérances.... Je voulais alors faire quelque chose et non pas me laisser aller au flot et au courant; j'eus comme le vague instinct de devenir un émancipateur, de laver ma patrie de cette tache et de cette honte.... Tous les jeunes gens, j'imagine, ont de pareils accès de fièvre, au moins une fois.
—Mais alors.... pourquoi ne l'avez-vous pas fait? pourquoi, après avoir mis la main à la charrue, avoir ensuite regardé en arrière?
—Les choses ne tournèrent pas comme je m'y attendais, et j'eus, comme Salomon, le désespoir de la vie! Chez moi, comme chez lui, c'était peut-être la condition nécessaire de la sagesse.... Mais enfin, pour une cause ou pour une autre, au lieu de prendre une place dans ce monde et de le régénérer, je devins un morceau de bois flottant, emporté et rapporté par chaque marée.... Alfred m'attaque chaque fois que nous nous rencontrons, et il a facilement raison de moi. Sa vie est le résultat logique de ses principes, tandis qu'avec moi les principes sont d'un côté et la vie de l'autre.
—Hélas! mon cher cousin, comment pouvez-vous vous complaire?
—Me complaire! mais je la déteste, cette vie!... Où en étions-nous? Ah! vous parliez de l'affranchissement! Je ne crois pas que mes sentiments sur l'esclavage me soient particuliers. Je rencontre beaucoup d'hommes qui, au fond de l'âme, pensent absolument comme moi.... La terre sanglote sous l'esclavage; et, si malheureux qu'il soit pour l'esclave, il est encore pire pour le maître.... Il n'y a pas besoin de lunettes pour voir qu'une nombreuse classe dégradée, vicieuse, paresseuse, vivant au milieu de nous, est pour nous un grand mal.... La finance et l'aristocratie anglaise ont du moins le bonheur de ne pas être mêlées à la classe qu'elles dégradent.... Mais ici cette classe est dans nos propres maisons; elle se mêle à nos enfants, elle a sur eux plus d'influence que nous-mêmes; c'est une race à laquelle les enfants s'attachent, à laquelle ils voudront toujours s'assimiler. Si Évangéline n'était pas un ange plutôt qu'un enfant ordinaire, Évangéline serait perdue.... Il vaudrait autant laisser courir la petite vérole parmi nous et croire que nos enfants ne l'attraperont pas, que de laisser avec eux cette ignorance et ces vices, sans en redouter la contagion. Nos lois cependant s'opposent à toute mesure efficace d'éducation générale, et elles font bien. Instruisez une seule génération, et nous sommes ruinés de fond en comble.... Si nous ne leur donnons pas la liberté, ils la prendront.
—Et quelle sera, selon vous, la fin de tout ceci?
—Je ne sais; ce qu'il y a de certain, c'est qu'aujourd'hui une colère sourde gronde à travers les masses dans le monde entier: je sens venir.... ou demain, ou plus tard.... un terrible Dies iræ.... Les mêmes événements se préparent en Europe, en Angleterre du moins, et dans ce pays. Ma mère avait coutume de parler d'un millésime qui approchait et qui verrait le règne du Christ, et la liberté et le bonheur de tous les hommes. Quand j'étais enfant elle m'apprenait à prier pour l'avénement de ce règne. Quelquefois je songe que ce soupir, ce murmure, ce froissement que l'on entend maintenant parmi les ossements desséchés, prédit le prochain avénement de ce règne.... Mais qui pourra vivre le jour où il apparaîtra?
—Augustin, il y a des moments où je crois que vous n'êtes pas loin du règne de Dieu, dit Ophélia, en attachant un regard inquiet sur son cousin.
—Merci, cousine, de votre bonne opinion.... J'ai des hauts et des bas! En théorie, je touche aux portes du ciel.... S'agit-il de pratique, je suis dans la poussière de la terre.... Mais on sonne pour le thé.... Venez, cousine.... J'espère maintenant que vous ne direz plus que je n'ai pas parlé sérieusement une fois en ma vie....»
A table on fit allusion à la mort de Prue.
«Je crois bien, cousine, dit Mme Saint-Clare, que vous allez nous prendre tous pour des barbares.
—Je pense, répondit Ophélia, que c'est là une chose barbare; mais je ne pense pas que vous soyez tous des barbares.
—Il y a de ces nègres, dit Marie, dont il est vraiment impossible d'avoir raison; ils sont si méchants qu'ils ne doivent pas vivre.... Je ne me sens pas la moindre compassion pour eux! S'ils se conduisaient mieux, cela n'arriverait pas.
—Mais, maman, dit Éva, la pauvre créature était malheureuse: c'est ce qui la faisait boire!
—Ah bien, si c'est là une excuse! Je suis malheureuse aussi, moi! Très-souvent je pense, ajouta-t-elle d'un air rêveur, que j'ai eu à subir de plus terribles épreuves que les siennes! La misère des noirs provient de leur méchanceté; il y en a que les plus terribles sévérités du monde ne sauraient dompter.... Je me rappelle que mon père eut jadis un homme qui était si paresseux, qu'il s'enfuit pour ne pas travailler; il errait dans les savanes, volant et commettant toutes sortes de méfaits: cet homme fut pris et fouetté.... Il recommença, on le fouetta encore; cela ne servit de rien. A la fin il rampa encore jusqu'aux savanes, bien qu'il pût à peine marcher.... il y mourut, et notez qu'il n'avait aucun motif d'agir ainsi, car chez mon père les nègres étaient toujours bien traités.
—Il m'est arrivé une fois, dit Saint-Clare, de soumettre un homme dont tous les maîtres et tous les surveillants avaient désespéré.
—Vous! dit Marie.... Ah! je serais curieuse de savoir comment vous avez jamais pu faire pareille chose!
—C'était un Africain, un hercule, un géant. On sentait en lui je ne sais quel puissant instinct de liberté.... Je n'ai jamais rencontré d'homme plus indomptable; c'était un vrai lion d'Afrique. On l'appelait Scipion. On n'avait jamais pu rien en faire. Les surveillants, d'une plantation à l'autre, le vendaient et le revendaient. Enfin Alfred l'acheta, comptant pouvoir le réduire. Un jour il assomma le surveillant et se sauva dans les savanes. Je visitai la plantation d'Alfred; c'était après notre partage. Alfred était dans un état d'exaspération terrible. Je lui dis que c'était sa faute, et que je gageais bien de mater le rebelle. On convint que si je le prenais il serait à moi pour que je pusse expérimenter sur lui. Nous nous mîmes en chasse à six ou sept, avec des fusils et des chiens. Vous savez qu'on peut mettre autant d'enthousiasme à la chasse de l'homme qu'à celle du daim; tout cela est affaire d'habitude. Je me sentais moi-même un peu excité, quoique je ne me fusse posé que comme médiateur, au cas où il serait repris.
«Nous lançons nos chevaux. Les chiens aboient sur la piste. Nous le débusquons. Il courait et bondissait comme un chevreuil: il nous laissa longtemps en arrière. Enfin il se trouva arrêté par un épais fourré de cannes à sucre. Il se retourna pour nous faire face, et je dois dire qu'il combattit bravement les chiens; rien qu'avec ses poings il en assomma deux ou trois qu'il envoya rouler à droite et à gauche. Un coup de fusil l'abattit; il vint tomber tout sanglant à mes pieds. Le pauvre homme leva vers moi des yeux où il y avait à la fois du désespoir et du courage. Je rappelai les gens et les chiens, qui allaient se jeter sur lui, et je le revendiquai comme mon prisonnier: ce fut tout ce que je pus faire que de les empêcher de le fusiller dans l'ivresse du triomphe. Je tins au marché et je l'achetai d'Alfred. Je l'entrepris donc.... Je l'avais rendu, au bout de quinze jours, aussi doux et aussi soumis qu'un agneau.
—Que lui fîtes-vous? s'écria Marie.
—Ce fut bien simple.... Je le fis mettre dans ma chambre, je lui donnai un bon lit.... je pansai ses blessures.... je le veillai moi-même jusqu'à ce qu'il fût debout.... puis je l'affranchis, et je lui dis qu'il pouvait s'en aller où il lui plairait....
—Et s'en alla-t-il? fit miss Ophélia.
—Non; l'imbécile déchira le papier en deux et refusa de me quitter.... Je n'ai jamais eu un serviteur plus dévoué.... fidèle et vrai comme l'acier!... Quelque temps après il se fit chrétien et devint doux comme un enfant.... Il surveilla mon habitation sur le lac et s'acquitta de ce soin d'une façon irréprochable; le choléra l'a emporté.... Je puis dire qu'il a donné sa vie pour moi.... J'étais malade à la mort; c'était une vraie panique; tout le monde m'abandonnait. Scipion fit des efforts inouïs... et me rappela à la vie; mais le pauvre homme fut pris lui-même; on ne put le sauver.... Je n'ai perdu personne que j'aie regretté davantage.»
Éva, pendant ce récit, s'était peu à peu rapprochée de son père, ses petites lèvres entr'ouvertes, ses yeux dilatés, et, sur son visage, toutes les marques d'un intérêt absorbant.
Quand Saint-Clare se tut, elle lui jeta les bras autour du cou, fondit en larmes et éclata en sanglots convulsifs.
«Éva, chère enfant.... qu'est-ce donc? dit Saint-Clare en voyant cette frêle créature toute tremblante d'émotion.... Il ne faut plus rien dire de pareil devant elle.... elle est si nerveuse!
—Papa, je ne suis pas nerveuse, dit Éva en se dominant avec une puissance de résolution singulière chez une aussi jeune enfant; je ne suis pas nerveuse, mais ces choses-là me tombent dans le cœur!...
—Que voulez-vous dire Éva?
—Je ne saurais vous expliquer.... Je pense bien des choses.... Peut-être qu'un jour je vous les dirai.
—Pense, pense toujours, chère! Seulement ne pleure pas et ne fais pas de peine à ton père. Regardez, voyez quelle jolie pêche j'ai cueillie pour vous!»
Éva, souriant, prit la pêche; mais on voyait toujours un petit frémissement nerveux au coin de ses lèvres.
«Venez voir les poissons rouges,» dit Saint-Clare en la prenant par la main, et il l'emmena dans la cour. On entendit bientôt de joyeux éclats de rire; Éva et Saint-Clare se jetaient des roses et se poursuivaient dans les allées.
Notre humble ami Tom court, je crois, grand risque de se trouver négligé au milieu des aventures de tous ces nobles personnages; mais, si nos lecteurs veulent bien nous accompagner dans une petite chambre au-dessus des écuries, ils pourront se mettre bien vite au courant de ses affaires.
C'était une chambre décente; elle contenait un lit, une chaise, une petite table en bois grossier, sur laquelle on voyait la Bible de Tom et son livre de cantiques. Tom est maintenant assis à cette table, son ardoise devant lui, appliqué à quelque travail qui absorbe toute l'attention de sa pensée.
Les sentiments et le regret de la famille étaient devenus si puissants dans le cœur de Tom, qu'il avait demandé à Éva une feuille de papier à lettre, et, appelant à lui toute la science calligraphique qu'il devait aux soins de M. Georges, il avait pris la résolution audacieuse d'écrire une lettre; il en faisait d'abord le brouillon sur son ardoise. Tom était dans le plus grand embarras.... Il avait oublié la forme de certaines lettres, et il ne se rappelait pas trop la valeur des autres.... Pendant qu'il cherchait péniblement, Éva, légère comme un oiseau, vint se poser derrière sa chaise et regarda par-dessus son épaule.
«O père Tom! quelles drôles de choses vous faites là!
—J'essaye d'écrire à ma pauvre vieille femme, miss Éva, et à mes petits enfants.... Tom passa sur ses yeux le revers de sa main.... Mais j'ai bien peur de ne pas pouvoir, ajouta-t-il.
—Je voudrais bien vous aider, Tom; j'ai un peu appris à écrire; l'année dernière je savais former toutes mes lettres, mais j'ai peur aussi d'avoir oublié....»
Éva rapprocha sa petite tête blonde de la grosse tête noire de Tom, et ils entamèrent à eux deux une discussion sérieuse; ils étaient aussi ignorants l'un que l'autre. Après beaucoup d'efforts, de réflexion et de tentatives, la chose commença à prendre un air d'écriture.
«Ah! père Tom! voilà qui est très-beau, disait Éva en jetant des regards ravis sur leur ouvrage.... Comme elle sera heureuse, votre femme!... et les petits enfants donc! Oh! que c'est mal de vous avoir enlevé à eux! Je demanderai à papa de vous renvoyer dans quelque temps.
—Mon ancienne maîtresse m'a dit qu'elle me rachèterait dès qu'elle le pourrait. J'espère qu'elle le fera. Le jeune monsieur Georges a dit qu'il viendrait me chercher.... et il m'a donné ce dollar comme un gage. Et Tom tira de sa poitrine le petit dollar....
—Oh! alors il reviendra, c'est certain, dit Évangéline.... J'en suis bien contente!
—Il faut que je leur écrive, vous voyez bien, pour leur faire savoir où je suis, et apprendre à la pauvre Chloé que je suis bien. Elle avait si peur pour moi, cette pauvre âme!
—Eh bien, Tom!» fit Saint-Clare, arrivant au même moment à sa porte.
Tom et Éva se levèrent en même temps.
«Qu'est-ce? fit Saint-Clare en s'approchant et en regardant l'ardoise....
—C'est une lettre, dit Tom.... Est-ce que ce n'est pas bien?
—Je ne voudrais vous décourager ni l'un ni l'autre.... mais je crois, Tom, que vous feriez mieux de me prier de vous l'écrire.... C'est ce que je vais faire en descendant de cheval....
—C'est très-important qu'il écrive, reprit Éva, parce que, voyez-vous bien, père, sa maîtresse lui a dit qu'elle enverrait de l'argent pour le racheter.»
Saint-Clare pensa en lui-même que c'était probablement une de ces promesses téméraires, comme en font les maîtres bienveillants pour adoucir dans l'âme de l'esclave l'horreur qu'il a d'être vendu; mais il se garda bien de faire tout haut le commentaire de sa pensée.... il se contenta d'ordonner à Tom de seller les chevaux.
Dans la soirée, la lettre de Tom fut bien et dûment écrite et logée dans la boîte aux lettres.
Cependant miss Ophélia persévérait dans sa ligne de conduite et poursuivait les réformes. Dans la maison, depuis Dinah jusqu'au plus mince moricaud, on s'accordait à dire qu'elle était très-curieuse; c'est le terme dont se servent les esclaves du sud pour donner à entendre que leurs maîtres ne leur conviennent point....
L'élite de la domesticité, Adolphe, Jane et Rosa, assuraient que ce n'était point une dame, les dames ne s'occupant pas ainsi de tout comme elle; elle n'avait pas d'air[17]; ils s'étonnaient qu'elle pût être apparentée aux Saint-Clare.
M. Saint-Clare, de son côté, déclarait qu'il était fatigant de voir Ophélia aussi occupée. L'activité d'Ophélia était vraiment assez grande pour donner quelque prétexte à la plainte. Elle cousait et rapiéçait depuis l'aube jusqu'à la nuit, comme si elle eût été sous la tyrannie de quelques pressantes nécessités.... Le soir venu, elle repliait l'ouvrage.... mais pour reprendre immédiatement le tricot.... et les aiguilles d'aller, d'aller, d'aller! Oui, c'était vraiment une fatigue de la voir.
CHAPITRE XX.
Topsy.
Un matin, pendant que miss Ophélia vaquait aux soins du ménage, elle entendit la voix de Saint-Clare qui l'appelait du bas de l'escalier.
«Descendez, cousine, j'ai quelque chose à vous montrer.
—Qu'est-ce? fit miss Ophélia en descendant sa couture à la main.
—Voyez!... c'est une acquisition que je viens de faire pour vous.» Et il fit avancer une petite négresse de huit à neuf ans.
C'était bien un des plus noirs visages de sa race.... Ses yeux ronds avaient l'éclat des grains de verroterie; ils se tournaient avec une incessante mobilité vers tous les objets qui se trouvaient dans l'appartement. Sa bouche, à moitié ouverte par l'étonnement que lui causaient tant de merveilles, découvrait une étincelante rangée de dents blanches. Sa chevelure laineuse était divisée en petites tresses qui s'éparpillaient autour de sa tête. L'expression de sa physionomie était un étonnant mélange de finesse et de ruse, sur lesquelles s'étendait, comme un voile, une sorte de gravité solennelle et dolente.... Elle n'avait pour tout vêtement qu'un vieux sac déchiré. Elle tenait ses mains obstinément croisées sur sa poitrine. Il y avait dans toute sa personne un je ne sais quoi de bizarre et de fantastique. Ce n'était point une femme: c'était une apparition. Miss Ophélia était déconcertée.... elle lui trouvait un air païen. Enfin, se retournant vers Saint-Clare:
«Augustin, pourquoi avez-vous amené cela ici?
—Eh mais, pour que vous puissiez l'instruire et l'élever comme il faut. J'ai pensé que c'était un assez joli petit échantillon de la race des corbeaux. Ici, Topsy! ajouta-t-il, en sifflant comme un homme qui veut fixer l'attention d'un chien; voyons! chante-nous une de tes chansons et fais-nous voir une de tes danses.»
On vit briller dans les yeux de verre une sorte de drôlerie malicieuse, et d'une voix claire et perçante elle chanta une vieille mélodie nègre; elle accompagnait son chant d'un mouvement mesuré des mains et des pieds.... elle frappait dans ses mains, elle bondissait, elle entrechoquait ses genoux: c'était un rhythme étrange et sauvage.... Elle faisait entendre aussi de temps en temps ces sons rauques et gutturaux qui distinguent la musique de sa race; enfin, après deux ou trois cabrioles, elle poussa une note finale suraiguë, aussi étrangère aux gammes des mélodies humaines que le sifflet d'une locomotive, puis elle se laissa tomber sur le parquet, resta les mains jointes, et une expression de douceur et de solennité extatique reparut sur son visage.... Mais il partait toujours du coin de son œil des regards furtifs et astucieux.
Miss Ophélia ne disait mot: elle était stupéfaite. Saint-Clare, comme un garçon malicieux qu'il était, semblait jouir de son étonnement, et, s'adressant à l'enfant:
«Topsy, voici votre nouvelle maîtresse. Je vais vous donner à elle. Faites attention à bien vous conduire.
—Oui, m'sieu, fit Topsy avec sa gravité solennelle, mais en clignant de l'œil d'un air assez méchant.
—Il faut être bonne, Topsy; vous entendez?
—Oh! oui, m'sieu, reprit Topsy en joignant dévotement les mains.
—Voyons, Augustin, qu'est-ce que cela veut dire? reprit enfin miss Ophélia; votre maison est déjà pleine de ces petites pestes; on ne peut pas faire un pas sans marcher dessus.... Je me lève le matin, je trouve un négrillon endormi derrière la porte.... ici c'est une tête noire qui se montre sous la table; un autre est étendu sur le paillasson; ils fourmillent, ils crient, ils grimpent.... et vous avez besoin d'en amener encore!... mais pourquoi faire, bon Dieu?
—Pour que vous l'instruisiez: ne vous l'ai-je pas déjà dit? Vous prêchez toujours sur l'éducation, j'ai voulu vous donner une nature vierge.... essayez-vous la main; élevez-la comme elle doit être élevée.
—Je n'en ai pas besoin, je vous assure; j'ai déjà plus à faire que je ne puis.
—Voilà comme vous êtes tous, vous autres chrétiens. Vous formez des associations, et vous envoyez quelque pauvre missionnaire passer sa vie parmi les païens. Mais qu'on me montre un seul de vous qui prenne avec lui un de ces malheureux et qui se donne la peine de le convertir! Non! quand on en arrive là.... ils sont sales et désagréables, dit-on, c'est trop de soin.... et ceci, et cela!
—Ah! je ne voyais pas la chose sous ce point de vue-là, dit miss Ophélia, se radoucissant déjà. Eh bien! ce sera presque une œuvre apostolique.» Et elle regarda plus favorablement l'enfant.
Saint-Clare avait touché juste. La conscience de miss Ophélia était toujours en éveil. Elle ajouta pourtant:
«Il n'était peut-être pas nécessaire d'acheter.... Il y en a dans la maison pour mon temps et ma peine.
—Allons! soit, cousine, dit Saint-Clare en se retirant, je dois vous demander pardon de tous ces propos; vous êtes si bonne qu'ils ne sauraient vous toucher. Voici le fait: cette petite appartenait à un couple d'ivrognes qui tiennent une misérable gargote.... Je passe devant leur porte tous les jours; j'étais fatigué de les entendre, celle-ci pleurer, les autres jurer après et la battre.... elle paraissait espiègle et drôle.... j'ai cru que l'on pouvait en tirer quelque chose.... je l'ai achetée pour vous l'offrir.... Essayez maintenant de lui donner une éducation orthodoxe, à la façon de la Nouvelle-Angleterre.... nous verrons comment cela tournera.... Je n'ai pas, moi, de dispositions pour l'enseignement, mais je serai enchanté de vous voir essayer.
—Je ferai ce que je pourrai, dit miss Ophélia.» Et elle s'approcha de son nouveau sujet, avec la précaution que l'on prendrait vis-à-vis d'une araignée noire, pour laquelle on aurait des intentions bienveillantes.
«Elle est affreusement sale et presque nue....
—Eh bien! faites-la descendre pour qu'on la nettoie et qu'on l'habille....»
Miss Ophélia la conduisit vers les régions de la cuisine.
«Quel besoin d'une nouvelle négresse a donc miss Ophélia? se demanda la cuisinière, en surveillant la nouvelle arrivée d'un air peu amical.... On ne va pas, je suppose, me la mettre de travers dans les jambes.
—Ah fi! dirent Jane et Rosa avec un suprême dégoût, qu'elle ne se montre pas sur notre passage.... Si nous savons pourquoi monsieur a voulu avoir encore un de ces affreux nègres de plus!...
—Avez-vous fini? s'écria la vieille Dinah, prenant pour elle une partie de la remarque. Elle n'est pas plus noire que vous, miss Rosa. Vous avez l'air de vous croire blanche! Eh bien! vous n'êtes ni blanche, ni noire.... Il faudrait pourtant être l'une ou l'autre.»
Miss Ophélia vit bien que personne ne se souciait de présider à l'opération du nettoyage et de l'habillement de la nouvelle venue; elle résolut donc d'y procéder elle-même, avec l'assistance très-peu aimable et très-peu gracieuse de Mlle Jane.
Il ne serait peut-être pas très-convenable de faire devant des natures délicates le récit détaillé de cette toilette d'une enfant jusque-là négligée et maltraitée.... Hélas! dans ce monde, des multitudes d'êtres vivent dans un état tel, que les nerfs de leurs semblables ne peuvent en supporter la simple description. Miss Ophélia était une femme pratique, pleine de résolution et de fermeté; elle brava tous les inconvénients, non pas, il est vrai, sans quelque répugnance.... mais elle remplit la tâche. Ses principes ne pouvaient l'obliger à faire davantage. Quand elle découvrit, sur les épaules et sur le dos de l'enfant, de larges cicatrices et des callosités nombreuses, marques du système sous lequel on l'avait élevée, elle sentit en elle-même son cœur ému de compassion.
«Voyez-vous, disait Jane, en montrant les marques, est-ce que cela ne fait pas bien voir sa malice? Nous aurons de belle besogne avec elle. Je hais ces vilains nègres.... si dégoûtants, pouah! je m'étonne que monsieur l'ait achetée.»
Topsy écoutait ces commentaires dont elle était l'objet avec son air dolent et sournois; seulement ses yeux vifs et perçants se portaient à chaque instant sur les pendants d'oreille de Jane. Quand elle fut complétement vêtue, et assez convenablement, quand enfin on lui eut coupé les cheveux, miss Ophélia éprouva une certaine satisfaction, et dit qu'elle avait ainsi l'air plus chrétien qu'auparavant. Elle commença même à méditer quelque plan d'éducation.
Elle s'assit devant la jeune esclave et se mit à l'interroger.
«Quel âge avez-vous, Topsy?
—Je sais pas, madame.... Et elle fit une grimace qui laissa voir toutes ses dents.
—Comment, vous ne savez pas votre âge? personne ne vous l'a dit? Quelle est votre mère?
—Je n'en ai jamais eu, dit l'enfant avec une autre grimace.
—Jamais eu de mère! que voulez-vous dire? Où êtes-vous née?
—Je suis jamais née,» continua Topsy avec des grimaces tellement diaboliques que, si miss Orphélia eût été nerveuse, elle eût pu se croire en face de quelque affreux petit gnome du pays des chimères. Mais miss Orphélia n'était pas nerveuse du tout; c'était une femme de bon sens, énergique et intrépide; elle reprit donc avec un peu de sévérité:
«Ce n'est pas ainsi qu'il faut me répondre, mon enfant; je ne plaisante pas avec vous: dites-moi où vous êtes née et ce qu'étaient votre père et votre mère.
—Je ne suis pas née, reprit l'enfant avec plus de fermeté, je n'ai eu ni père, ni mère, ni rien.... J'ai été élevée par un spéculateur, avec une troupe d'autres... c'était la vieille mère Sue qui nous soignait.»
L'enfant était sincère: cela se voyait. Alors Jane, en ricanant:
«Voyez ces gueux de nègres.... les spéculateurs les achètent bon marché quand ils sont petits, et les vendent cher quand ils sont grands.
—Combien de temps avez-vous vécu avec votre maître et votre maîtresse?
—Je sais pas.
—Un an? plus? moins?
—Sais pas.
—Voyez-vous ça! reprit Jane, ces misérables nègres.... ils ne peuvent pas répondre.... Ça n'a pas l'idée du temps; ils ne savent pas ce que c'est qu'une année.... ils ne savent pas leur âge!
—Avez-vous entendu parler de Dieu, Topsy?»
L'enfant parut étonnée et fit sa grimace habituelle.
«Savez-vous qui vous a créée?
—Personne, j' crois;» et elle se mit à rire.
L'idée parut la divertir fort. Elle redoubla ses clignements d'yeux et elle reprit:
«J'ai grandi; personne n' m'a faite.
—Savez-vous coudre? demanda miss Ophélia, qui sentait la nécessité de faire des questions d'un ordre moins élevé.
—Non.
—Que savez-vous faire? que faisiez-vous pour vos maîtres?
—Je sais tirer de l'eau, laver les plats, frotter les couteaux, servir le monde.
—Étaient-ils bons pour vous?
—Je crois bien!» fit-elle en jetant un regard défiant sur miss Ophélia.
Miss Ophélia mit un terme à cet entretien peu encourageant. Saint-Clare était appuyé sur le dos de sa chaise.
«Eh bien! cousine, voilà un sol vierge.... vous n'aurez rien à arracher; semez-y vos idées.»
Les idées de miss Ophélia sur l'éducation, de même que toutes ses autres idées, étaient nettement déterminées. C'étaient les idées qui prévalaient, il y a cent ans, dans la Nouvelle-Angleterre, et qui persistent encore dans certaines parties du pays à l'abri de la corruption (là où il n'y a pas de chemin de fer). Ces idées peuvent du reste s'exprimer en peu de mots. Apprendre aux enfants quand ils doivent parler, leur enseigner le catéchisme, la lecture, l'écriture, les fouetter quand ils mentent.... Que ce système soit de beaucoup dépassé, aujourd'hui que l'on verse sur l'éducation des torrents de lumière, c'est possible, mais on n'en conviendra pas moins que nos grand'mères, avec ce régime dont tant de gens se souviennent, sont parvenues à élever des hommes et des femmes qui en valaient bien d'autres.
En tout cas, miss Ophélia ne connaissait pas d'autre système, et elle s'empressait d'appliquer celui-ci à sa petite païenne.
Il y eut une déclaration des droits: Topsy fut considérée comme appartenant à miss Ophélia. Celle-ci, voyant l'accueil peu gracieux que l'enfant recevait à l'office, résolut de borner à sa propre chambre la sphère de ses opérations. Avec un dévouement que quelques-unes de nos lectrices apprécieront, au lieu de se préparer de ses propres mains un lit confortable, de balayer elle-même et d'épousseter sa chambre, elle se condamna au martyre volontaire d'apprendre à Topsy comment on fait toutes ces choses. C'était rude! Si jamais nos lectrices en viennent là, elles comprendront le mérite de ce sacrifice.
Miss Ophélia fit donc venir Topsy dans sa chambre dès le premier matin, et elle commença solennellement à l'instruire dans l'art mystérieux de faire un lit. Voyez donc Topsy! Elle est décrassée; on l'a débarrassée de toutes ces petites queues tressées qui faisaient jadis la joie de son cœur; elle a une robe propre; elle a un tablier bien empesé; elle se tient respectueusement devant miss Ophélia avec un air solennel vraiment digne d'un enterrement.
«Je vais vous montrer, Topsy, comment un lit doit être fait. Je tiens beaucoup à mon lit. Vous devez donc attentivement remarquer ce que vous allez voir.
—Oui, m'ame, dit Topsy en soupirant profondément et avec une expression de tristesse lugubre.
—Regardez, Topsy, voici le haut bout du drap, voici l'envers, voici l'endroit. Vous vous rappellerez, n'est-ce pas?
—Oui, madame, dit Topsy avec toutes les marques d'une profonde attention.
—Le drap de dessus, poursuivit miss Ophélia, doit être rabattu de cette façon, il faut le border fortement sous les pieds, le côté le plus épais du côté des pieds.
—Oui, madame.»
Ajoutons que, pendant que miss Ophélia avait tourné le dos pour joindre l'exemple au précepte, la jeune élève était parvenue à s'emparer d'une paire de gants et d'un ruban qu'elle avait adroitement coulés dans ses manches. Les mains étaient revenues promptement se croiser sur la poitrine, dans la position la plus inoffensive.
«Voyons, Topsy, comment vous ferez,» dit miss Ophélia en retirant les couvertures. Et elle s'assit.
Topsy s'acquitta de sa tâche avec autant d'adresse que de gravité, à la complète satisfaction de miss Ophélia. Elle étira les draps, rabattit jusqu'au moindre pli, et montra un sérieux et une attention qui édifiaient son institutrice. Mais un mouvement malheureux fit passer un bout de ruban qui flotta hors de la manche et attira tout à coup l'attention de miss Ophélia. Elle s'élança vers l'infortuné ruban.
«Qu'est-ce, vilaine? méchante enfant, vous avez volé cela!»
Le ruban tombait de la manche de Topsy; elle ne fut cependant pas trop déconcertée.... Elle le regarda avec un air d'innocence et de stupéfaction profonde.
«Quoi! c'est le ruban de miss Phélia, n'est-ce pas? Comment a-t-il pu venir dans ma manche?...
—Topsy, ne mentez pas, méchante créature; vous l'avez volé.
—Missis! je déclare pour cela que cela n'est pas. Je viens de le voir à cette minute même pour la première fois.
—Topsy, reprit miss Ophélia, ne savez-vous pas que c'est très-mal de mentir?
—Je ne mens jamais, miss Phélia, reprit Topsy avec toute la gravité de la vertu. C'est la vérité que je viens de vous dire, la pure vérité!
—Topsy, vous continuez de mentir.... Je vais vous faire donner le fouet.
—Hélas! missis, vous me ferez fouetter toute la journée, que je ne pourrai pas dire autre chose.... reprit Topsy en bégayant.... Je n'ai pas même vu ce ruban.... Il faut qu'il se soit pris dans ma manche.... Miss Phélia l'a sans doute laissé sur son lit.... Voilà comme ça s'est fait.»
Ce mensonge évident indigna tellement miss Ophélia qu'elle saisit l'enfant et la secoua.
«Ne me répétez pas cela!»
Le choc fit tomber les gants de l'autre manche.
«Eh bien! allez-vous me dire encore que vous n'avez pas volé le ruban?»
Topsy avoua qu'elle avait volé les gants, mais nia obstinément qu'elle eût pris le ruban.
«Eh bien! si vous confessez tout, vous n'allez pas avoir le fouet.»
Topsy fit des aveux complets, avec toutes les marques d'une contrition parfaite.
«Allons, parlez! vous devez avoir pris autre chose encore depuis que vous êtes dans la maison.... Je vous ai laissée courir hier toute la journée.... dites-moi ce que vous avez fait, et vous n'aurez pas le fouet.
—Eh bien! missis, j'ai pris la chose rouge que miss Éva porte autour du cou...
—Méchante créature! et quoi encore?
—J'ai pris les boucles d'oreille de Rosa, vous savez, ses boucles rouges...
—Rapportez-moi cela tout à l'heure... tout cela, vous dis-je!
—Hélas! m'ame, je peux pas... c'est brûlé!
—Brûlé! quel mensonge!... Allons, tout de suite... ou le fouet!»
Alors, avec des protestations retentissantes, des larmes et des sanglots, Topsy déclara que cela ne se pouvait pas, que c'était brûlé, tout brûlé...
«Et pourquoi avoir brûlé?
—Parce que je suis méchante, oui, très-méchante.... Je ne puis pas m'en empêcher....»
Au même instant Éva entra fort innocemment dans la chambre, son collier rouge au cou.
«Éva, où avez-vous retrouvé votre collier?
—Retrouvé? mais je l'ai eu toute la journée...
—Hier?
—Hier aussi, cousine; et, ce qui est plus drôle, je l'ai eu toute la nuit... j'ai oublié de l'ôter en me couchant.»
Miss Ophélia parut fort étonnée... Elle le fut bien davantage encore; car au même instant Rosa entra, portant sur sa tête un panier de linge frais repassé... Les pendants de corail tintaient à ses oreilles....
«Je ne sais vraiment pas quoi faire à cette enfant, dit miss Ophélia désespérée... Topsy, pourquoi m'avez-vous dit que vous aviez pris?...
—Missis m'avait dit d'avouer... je n'avais pas autre chose à avouer, dit Topsy en se frottant les yeux.
—Mais je ne voulais pas vous faire avouer des choses que vous n'avez pas faites.... c'est encore mentir.
—Vraiment! c'est encore mentir? dit Topsy d'un air de parfaite innocence.
—Il n'y a pas un brin de vérité dans cette espèce, dit Rosa en regardant Topsy avec indignation.... Si j'étais que de M. Saint-Clare, je la ferais fouetter jusqu'au sang.... ça lui apprendrait.
—Non, non, Rosa, dit Évangeline d'un ton de commandement qu'elle savait prendre quelquefois.... il ne faut pas parler ainsi.... Je ne veux pas entendre parler ainsi.
—Ah! miss Éva, vous êtes trop bonne.... Vous ne savez pas comment il faut agir avec les nègres.... il n'y a pas d'autre moyen que de les rouer de coups.... C'est moi qui vous le dis....
—Fi donc! Rosa.... c'est indigne, pas un mot de plus sur ce sujet...» Et l'œil de l'enfant lança des éclairs.... et il y eut sur sa joue comme une nuance d'incarnat plus foncée.
Rosa fut subjuguée.
«Miss Éva a le sang de son père dans les veines.... c'est évident, murmura-t-elle en sortant.... elle soutient tout le monde.... c'est tout comme son père!»
Évangéline regardait Topsy.
Voici donc deux enfants qui représentent les deux pôles du monde social. Voici la blanche et noble enfant, aux cheveux d'or, à l'œil profond, au front intelligent et superbe, aux mouvements aristocratiques; et tout près d'elle, rampante, noire, défiante, rusée, subtile et menteuse, une autre enfant. Oui, voilà bien deux types et deux races: la race saxonne, produit de la civilisation, portée dans les entrailles des siècles, et qui a derrière elle et pour elle de longues années de commandement, d'éducation et de suprématie morale et matérielle, et la race africaine, cette fille des siècles opprimés, ce produit de l'asservissement, de l'ignorance, de la misère et du vice....
Peut-être que quelque chose de ces pensées traversait l'âme d'Éva. Mais les pensées des enfants ne sont que des pensées vagues, des instincts obscurs.... Cependant ces instincts se remuaient sourdement dans le noble cœur de la jeune fille, sans qu'elle trouvât encore de mots pour les exprimer. Quand miss Ophélia s'emporta en reproches violents contre la méchante conduite de Topsy, Éva parut triste et incertaine, puis elle dit d'une voix bien douce:
«Pauvre Topsy! qu'avez-vous besoin de voler? Vous savez qu'on va prendre bien soin de vous.... J'aimerais bien mieux vous donner tout ce que j'ai que de vous voir voler....»
C'était la première parole de bonté que Topsy eût jamais entendue. La douceur de cette voix, le charme de ces façons, agirent étrangement sur ce cœur sauvage et indompté.... et dans cet œil rond, perçant et vif, on vit briller quelque chose comme une larme. Puis on entendit un petit rire sec, et Topsy fit sa grimace habituelle. Non! l'oreille qui n'a jamais entendu que des mots durs et cruels est nécessairement incrédule la première fois qu'elle entend la parole de cette céleste chose, la tendresse et la bonté! Pour Topsy, ce que disait Évangéline était tout simplement drôle et incompréhensible. Elle n'y croyait pas!
Mais comment donc s'y prendre avec Topsy? Miss Ophélia y perdait son latin. Son plan ne semblait guère applicable.... Elle voulait avoir le temps d'y penser.... et, pour avoir ce temps-là, elle enferma Topsy dans un cabinet noir. Elle croyait à l'influence morale des cabinets noirs sur les enfants!
«Je ne vois pas trop, dit-elle à Saint-Clare, comment je pourrai élever cette enfant sans lui donner le fouet!
—Eh! fouettez-la à cœur joie.... Je vous donne plein pouvoir, faites à votre guise!
—Il faut toujours fouetter les enfants, dit miss Ophélia, je n'ai jamais entendu dire qu'on pût les élever sans cela!
—C'est évident! reprit Saint-Clare, riant en lui même. Faites comme vous l'entendrez.... Je vous ferai une simple observation. J'ai vu frapper cette enfant avec la pelle à feu; je l'ai vu assommer à coups de pincettes.... enfin, avec tout ce qui leur tombait sous la main.... elle est faite à tout cela; voyez-vous, il faudra que vous la fassiez fouetter bien vigoureusement pour que cela puisse avoir quelque effet.
—Que faire alors?
—La question est grave.... je désire que vous y répondiez vous-même. Que faut-il faire avec un être humain qui ne peut être gouverné que par le nerf de bœuf? Cela arrive; cela est même assez commun ici-bas!
—Je ne sais, mais je n'ai jamais vu d'enfant pareil!...
—On voit souvent parmi nous et des femmes et des hommes qui ne valent pas mieux. Que faire alors?
—C'est ce que je ne saurais dire, reprit miss Ophélia.
—Ni moi non plus, dit Saint-Clare. Les horribles cruautés, les sévices dont on remplit parfois les journaux, la mort de Prue, par exemple, quelle en est la cause? On la trouve souvent dans la blâmable conduite des uns et des autres.... Le maître devient de plus en plus cruel, l'esclave de plus en plus endurci. Il en est du fouet et des mauvais traitements comme du laudanum; il faut doubler la dose quand la sensibilité diminue. J'ai vu cela bien vite quand je suis devenu possesseur d'esclaves.... Je résolus de ne pas commencer, parce que je ne saurais pas où finir. Je voulus du moins sauver ma moralité, à moi.... Aussi mes esclaves se conduisent comme des enfants gâtés.... Je crois que cela vaut mieux pour eux et pour moi que de nous endurcir et de nous dégrader tous ensemble. Vous avez beaucoup parlé de notre responsabilité dans l'éducation, cousine.... J'avais véritablement besoin de vous voir essayer avec une enfant qui n'est, après tout, qu'un échantillon de mille autres.
—C'est votre système qui fait de tels enfants, dit miss Ophélia.
—J'en conviens, mais les voilà faits.... ils existent.... quel parti prendre maintenant?
—Je ne puis pas vous remercier de l'expérience, mais je vois là un devoir; je persévérerai, et je tâcherai de faire de mon mieux.»
Miss Ophélia se mit résolûment à la tâche: elle eut du zèle, elle eut de l'énergie, elle fixa l'ordre et l'heure du travail; elle entreprit de lui apprendre à lire et à coudre.
La lecture marcha assez bien. Topsy apprit ses lettres, que c'était une merveille.... elle lut bientôt couramment.... la couture offrit plus de difficultés. Souple comme un chat, remuante comme un singe, elle avait en horreur l'immobilité qu'exige ce genre de travail.... elle brisait les aiguilles, les jetait par la fenêtre, ou les glissait dans les fentes du mur. Elle cassait ou emmêlait son fil, ou bien encore, d'un geste subtil et invisible, elle escamotait les bobines tout entières: elle avait la rapidité de doigts d'un prestidigitateur, et composait son visage avec une incroyable puissance. Miss Ophélia avait beau se dire que de tels accidents, si répétés, ne pouvaient arriver tout seuls, jamais, malgré la plus active surveillance, elle ne pouvait la trouver en défaut.
Topsy fut bientôt remarquée dans la maison; elle avait d'inépuisables ressources; elle mimait, singeait et grimaçait; elle dansait, sautait, grimpait, pirouettait, sifflait et imitait tous les cris et toutes les intonations imaginables. Aux heures de récréation, elle avait invariablement à ses trousses tous les enfants de la maison, qui la suivaient, la bouche béante, admirant et étonnés. Miss Éva était elle-même comme éblouie de toute cette diablerie fantastique; l'œil magique du serpent ne fascine-t-il point la colombe? Miss Ophélia regrettait qu'Éva prît tant de goût à la société de Topsy; elle priait Saint-Clare d'y mettre ordre.
«Ah bah! laissez faire les enfants.... Topsy ne lui fera que du bien.
—Une enfant si dépravée! Ne craignez-vous point plutôt qu'elle ne lui enseigne le mal?
—Non! c'est impossible.... avec une autre enfant.... peut-être! mais le mal glisse sur le cœur d'Éva comme la rosée sur une feuille, sans y pénétrer.
—Ce n'est jamais sûr. Je sais bien pour mon compte que je ne laisserais pas mes enfants jouer avec Topsy.
—Vos enfants, non, mais les miens, oui, reprit Saint-Clare.... Si Éva eût pu être gâtée.... ce serait fait depuis longtemps.»
Topsy avait d'abord été dédaignée et méprisée par les autres esclaves.
Ils comprirent bientôt qu'il fallait revenir sur son compte. On s'aperçut que ceux dont elle avait à se plaindre recevaient un châtiment qui ne se faisait jamais attendre. C'était une paire de boucles d'oreilles, c'était quelque bijou favori qu'on ne retrouvait plus. C'était un objet de toilette tout gâté.... ou bien on trébuchait par accident contre un baquet rempli d'eau bouillante.... Ou bien encore une libation d'eau sale tombait comme un déluge sur des épaules en habit de gala.... Ordonnait-on une enquête? impossible de découvrir l'auteur du délit.... Topsy était citée devant les grandes assises de la cuisine.... Elle parvenait toujours à établir son innocence.
On n'avait pas le moindre doute, mais on n'avait pas non plus la moindre preuve, et miss Ophélia était trop juste pour sévir sans preuves.
L'instant, d'ailleurs, était toujours si bien choisi qu'il n'était pas possible de découvrir le coupable. Avait-elle à se venger de Jane ou de Rosa, elle attendait le moment (ce moment-là arrivait toujours) où elles étaient en disgrâce auprès de leur maîtresse, peu disposée alors à favorablement accueillir leurs griefs. En un mot, Topsy fit bientôt comprendre à tout le monde qu'il fallait la laisser en repos. C'est ce que l'on fit.
Topsy avait la main habile et preste. Elle apprenait avec une étonnante vivacité tout ce qu'on voulait lui montrer. En quelques leçons elle sut faire la chambre de miss Ophélia comme celle-ci voulait qu'elle fût faite, et, malgré ses exigences, miss Ophélia ne pouvait la trouver en faute. Il était impossible de mieux tendre le drap, de mieux poser l'oreiller, de mieux balayer, épousseter, arranger, que ne faisait Topsy, quand elle le voulait; mais par malheur elle ne voulait pas souvent.
Si miss Ophélia, après deux ou trois jours de surveillance attentive, s'imaginait que Topsy était maintenant tout à fait dans la bonne voie, et que, s'occupant d'autres choses, elle l'abandonnât à elle-même, Topsy, pendant une ou deux heures, faisait de la chambre un vrai chaos. Au lieu de faire le lit, elle enlevait les taies d'oreiller, et, passant sa tête laineuse entre les traversins, elle se couronnait d'un bizarre diadème de plumes, qui pointaient dans toutes les directions; elle grimpait au ciel du lit, et de là se suspendait la tête en bas; elle étendait les draps comme un tapis dans l'appartement, elle habillait le traversin avec la camisole de nuit de miss Ophélia; et au milieu de tout cela elle chantait, sifflait, se regardait dans la glace, se faisait des grimaces: pour tout dire, un vrai diable!
Un jour, miss Ophélia, par une négligence bien étrange chez une femme comme elle, avait oublié la clef sur son tiroir. En rentrant, elle trouva Topsy parée de son beau châle rouge en crêpe de Chine, qu'elle avait enroulé en turban autour de sa tête; elle marchait devant la glace avec des airs de reine de théâtre en répétition.
«Topsy, s'écria-t-elle à bout de patience, qui vous fait donc agir ainsi?
—Sais pas, m'ame! c'est peut-être parce que je suis bien méchante!
—Je ne sais pas, moi, ce que je ferai de vous, Topsy.
—Faut me fouetter, m'ame! mon ancienne maîtresse me fouettait toujours; j'ai besoin de ça pour travailler!
—Non, Topsy, je ne veux pas vous fouetter.... vous pouvez très-bien faire si vous voulez: pourquoi ne voulez-vous pas?
—J'avais l'habitude d'être fouettée, m'ame; je crois que c'est bon pour moi!»
Miss Ophélia usait parfois de la recette; Topsy ne manquait jamais d'entrer en convulsions.... elle poussait des cris perçants, elle sanglotait, pleurait, gémissait.... Une demi-heure après, perchée sur quelque saillie du balcon, entourée de la troupe des petits négrillons, elle témoignait le plus profond dédain pour tout ce qui s'était passé.
«Ah! ah! miss Phélia me donne le fouet.... elle ne tuerait pas une mouche avec son fouet.... Il fallait voir mon ancien maître comme il faisait voler la chair.... il savait la manière, lui, mon ancien maître!»
Topsy faisait parade de ses monstruosités; elle les considérait comme une distinction flatteuse.
«Voyons, négrillons! disait-elle à ses auditeurs, savez-vous que vous êtes tous pécheurs. Oui, vous l'êtes, tout le monde l'est! Les blancs aussi sont pécheurs! C'est miss Phélia qui l'a dit.... Mais je crois que les nègres sont les plus gros pécheurs.... Personne ne l'est plus que moi! Je suis si méchante qu'on ne peut rien faire de moi! Mon ancienne maîtresse jurait après moi la moitié du temps. Je crois que je suis la plus méchante créature du monde!»
Et faisant une gambade, Topsy, vive et légère, s'élançait sur quelque grillage élevé, se pavanant dans ses malices.
Chaque dimanche, miss Ophélia s'occupait activement de lui apprendre son catéchisme. Topsy avait, à un haut degré, la mémoire des mots, et elle récitait avec une volubilité qui enchantait son institutrice.
«Quel bien pensez-vous que cela lui fasse? disait Saint-Clare.
—Mais cela a toujours fait du bien aux enfants.... c'est ce qu'il faut leur apprendre, vous savez.
—Qu'ils comprennent ou non?
—Oh! les enfants ne comprennent jamais tout d'abord, mais ça leur vient en grandissant.
—Ça ne m'est pas encore venu, dit Saint-Clare, quoique je puisse dire que vous m'avez joliment fourré mes leçons dans la tête.
—Ah! Augustin, vous aviez de grandes dispositions et vous me donniez de bien belles espérances!
—Eh bien! est-ce que....
—Je voudrais que vous fussiez aussi bon aujourd'hui que vous l'étiez alors, Augustin.
—Je le voudrais bien aussi, cousine, allez! Mais continuez.... catéchisez Topsy; peut-être en ferez-vous quelque chose!»
Topsy qui, pendant cette conversation, s'était tenue les mains décemment croisées, immobile comme une statue de marbre noir, continua son récit sur un signe de miss Ophélia.
«Nos premiers parents, à qui Dieu avait laissé la liberté, tombèrent bientôt de l'état dans lequel ils avaient été créés.»
A ce passage, Topsy cligna de l'œil et parut désirer une explication.
—Qu'est-ce, Topsy? fit miss Ophélia.
—Cet état, missis, était-ce l'État de Kentucky?
—Quel état, Topsy?
—L'état de nos premiers parents. Mon maître disait toujours que nous venions de l'État de Kentucky.»
Saint-Clare se mit à rire.
«Voyez, dit-il à miss Ophélia; vous lui donnez une explication, elle s'en fait une autre. Il y a là, reprit-il, toute une théorie d'émigration.
—Taisez-vous donc, Augustin.... Que puis-je faire, si vous plaisantez ainsi?
—D'honneur, je ne veux plus troubler la leçon,» dit Saint-Clare. Il prit son journal et s'assit en silence. La récitation allait assez bien; seulement, de temps en temps, quelque mot important se trouvait changé de place d'une façon assez bizarre.... On avait beau faire, Topsy s'obstinait dans sa transposition; et, malgré toutes ses promesses, Saint-Clare prenait un malin plaisir à ces méprises: il appelait Topsy et se faisait répéter le passage avec une joie diabolique, malgré les vertueuses remontrances de miss Ophélia.
«Mais que voulez-vous que je fasse de cette enfant, si vous vous conduisez ainsi?
—Allons, soit! j'ai tort, je ne recommencerai plus.... mais je trouve cela si amusant de voir ces petites jambes trébucher sur ces grands mots!
—Vous la faites persévérer dans ses torts....
—Que voulez-vous? Un mot pour elle est aussi bon que l'autre.
—Vous voulez que j'en fasse quelque chose? Eh bien, souvenez-vous qu'elle est une créature raisonnable.... et prenez garde à l'influence que vous pouvez avoir sur elle....
—C'est juste.... mais, comme dit Topsy: «Je suis si méchant!»
Ainsi se poursuivit, pendant un an ou deux, l'éducation de Topsy. Miss Ophélia s'habitua de jour en jour à elle comme on s'habitue aux maladies chroniques, à la névralgie et à la migraine.
Saint-Clare s'en amusait comme on s'amuse d'un perroquet ou d'un chien d'arrêt. Quand les fautes de Topsy lui fermaient tout autre asile, elle venait se réfugier derrière sa chaise, et Saint-Clare trouvait toujours le moyen de faire sa paix; elle trouvait, elle, le moyen de lui soutirer quelque monnaie pour acheter des noix ou du sucre candi qu'elle distribuait avec une inépuisable générosité aux autres enfants de la maison: car, pour être juste, nous devons dire que Topsy était libérale, et qu'elle avait le cœur très-haut.... Elle ne faisait de mal qu'à elle.
Et maintenant que la voilà introduite dans notre corps de ballet, elle y figurera, à son tour, avec nos autres personnages.
CHAPITRE XXI.
Le Kentucky.
Peut-être nos lecteurs voudront-ils bien jeter un coup d'œil en arrière, revenir vers la ferme du Kentucky, à la case du père Tom, et voir un peu ce qui se passe chez ceux que nous avons depuis si longtemps négligés.
C'est le soir, le soir d'un jour d'été.... les portes et les fenêtres du grand salon sont ouvertes.... on attend la brise qui rafraîchit: on la désire, on l'appelle. M. Shelby est assis dans une vaste pièce qui communique avec le salon, et qui s'étend sur toute la façade de la maison.... il est à demi renversé sur une chaise, les pieds étendus sur une autre; il fume le cigare de l'après-dînée. Mme Shelby est assise à la porte de l'appartement, elle travaille à quelque belle couture. On voit qu'elle a quelque chose sur l'esprit et qu'elle cherche l'occasion et le moment favorable pour le dire.
«Savez-vous, dit-elle enfin, que Chloé a reçu une lettre de Tom?
—Ah! vraiment? Il paraît qu'il a trouvé des amis là-bas.... Comment va-t-il, ce pauvre vieux Tom?
—Il a été acheté par une excellente famille.... Je crois qu'il est bien traité et qu'il n'a pas trop à faire.
—Ah! tant mieux! tant mieux! Cela me fait plaisir, dit très-sincèrement M. Shelby; Tom va se trouver réconcilié avec les résidences du sud.... Il ne va plus songer à revenir ici, je pense bien.
—Au contraire, il demande très-vivement si on aura bientôt assez d'argent pour le racheter.
—Cela, je n'en sais rien, dit M. Shelby. Quand les affaires commencent à tourner mal, on ne sait pas où cela s'arrête. C'est comme dans une savane, où l'on tombe d'un bourbier dans un autre. Emprunter de l'un pour payer l'autre, prendre à celui-ci pour rendre à celui-là.... les échéances arrivent avant qu'on ait eu le temps de fumer un cigare et de se retourner. Ah! les factures! et les recouvrements!... la grêle!
—Mais il me semble, cher, qu'on pourrait éclairer au moins la position. Si vous vendiez les chevaux.... une de vos fermes.... pour payer partout.
—C'est ridicule, Émilie, ce que vous dites là! Tenez, vous êtes la plus charmante femme de Kentucky.... mais vous êtes en cela comme toutes les femmes.... vous n'entendez rien aux affaires....
—Ne pourriez-vous du moins m'initier un peu aux vôtres? me donner, par exemple, la note de ce que vous devez et de ce qu'on vous doit.... J'essayerais, je verrais s'il m'est possible de vous aider à économiser....
—Ne me tourmentez pas.... je ne puis vous dire exactement.... je sais à peu près, mais on n'arrange pas les affaires comme Chloé arrange la croûte de ses pâtés.... N'en parlons plus.... Je vous le répète, vous n'entendez pas les affaires....»
Et M. Shelby, ne sachant pas d'autre moyen de faire triompher ses idées, grossit sa voix. C'est un argument irrésistible dans la bouche d'un mari qui discute avec sa femme.
Mme Shelby se tut et soupira un peu: bien qu'elle ne fût qu'une femme, comme disait son mari, elle avait cependant une intelligence nette, claire et pratique, et une force de caractère supérieure à son mari; elle était beaucoup plus capable que M. Shelby ne se l'imaginait. Elle avait à cœur d'accomplir les promesses faites à Tom et à Chloé, et elle se désolait de voir les obstacles se multiplier autour d'elle.
«Ne croyez-vous pas que nous puissions en arriver là? reprit-elle. Cette pauvre Chloé! elle ne pense qu'à cela.
—J'en suis fâché. Nous avons fait là une promesse téméraire.... Je ne suis maintenant sûr de rien; mais ce qu'il y a de mieux à faire, c'est de prévenir Chloé.... Elle s'y fera! Tom, dans un an ou deux, aura une autre femme.... et elle-même prendra quelqu'un.
—Monsieur Shelby, j'ai appris à mes gens que leur mariage est aussi sacré que le nôtre. Je ne donnerai jamais un pareil conseil à Chloé.
—Il est désolant, ma chère, que vous les ayez ainsi surchargés d'une morale bien au-dessus de leur position. C'est ce que j'ai toujours cru.
—Ce n'est que la morale de la Bible, monsieur.
—Soit! n'en parlons plus, Émilie.... Je n'ai rien à démêler avec vos idées religieuses.... seulement, je persiste à penser qu'elles ne conviennent pas à des gens de cette condition.
—Oui! vous avez raison.... elles ne conviennent pas à cette condition.... C'est pourquoi je hais cette condition.... Je vous le déclare mon ami, je me regarde comme liée par les promesses que j'ai faites à ces malheureux.... Si je ne puis avoir d'argent d'une autre façon.... eh bien! je donnerai des leçons de musique. Je gagnerai assez.... et je compléterai ainsi, à moi seule, la somme nécessaire.
—Je n'y consentirai jamais.... Vous ne voudriez pas, Émilie, vous dégrader à ce point....
—Me dégrader! dites-vous.... Je serais plus dégradée par cela que par ma promesse violée! Non certes!
—Allons! vous êtes toujours héroïque et transcendantale, mais vous ferez bien d'y réfléchir avant d'entreprendre cet œuvre de don Quichottisme....»
Cette conversation fut interrompue par l'apparition de la mère Chloé au bout de la véranda.
«Madame voudrait-elle voir ce lot de volailles[18]?»
Mme Shelby s'approcha.
«Je me demandais si madame ne serait pas bien aise d'avoir un pâté de poulet.
—Mon Dieu! cela m'est indifférent; faites comme vous voudrez, mère Chloé.»
Chloé tenait les poulets d'un air distrait.... Il était bien évident que ce n'était pas aux poulets qu'elle songeait. Enfin, avec ce petit rire sec et bref, particulier aux gens de race nègre quand ils s'apprêtent à faire une proposition douteuse:
«Mon Dieu! fit-elle, pourquoi donc Monsieur et Madame s'occupent-ils tant de gagner de l'argent.... quand ils ont le moyen dans la main?...»
Chloé fit encore entendre un petit rire.
«Je ne vous comprends pas, fit Mme Shelby, devinant bien aux façons de Chloé qu'elle n'avait pas perdu un mot de la conversation qui venait d'avoir lieu entre elle et son mari; je ne vous comprends pas!
—Eh mais, fit Chloé, les autres gens louent leurs nègres et gagnent de l'argent avec.... Pourquoi garder à la maison tant de bouches qui mangent?
—Eh bien, parlez, Chloé, lequel de nos esclaves nous proposez-vous de louer?
—Proposer! je ne propose rien, madame! seulement, il y a Samuel qui disait qu'il y avait à Louisville des fabricants qui donneraient bien quatre dollars par semaine pour quelqu'un qui saurait faire les gâteaux et la pâtisserie.... Oui, madame, quatre dollars!
—Eh bien, Chloé?
—Mais, madame, je pense qu'il est bientôt temps que Sally fasse quelque chose. Sally a toujours été sous moi; maintenant, elle en sait autant que moi, voyez-vous bien! et, si madame voulait me laisser aller, je gagnerais de l'argent là-bas.... pour les gâteaux et les pâtés, je ne crains pas un chabricant.
—Un fabricant, Chloé, un fabricant!
—Peut-être bien, madame! les mots sont si curieux.... je me trompe toujours.
—Ainsi, Chloé, vous consentiriez à quitter vos enfants?
—Ils sont assez grands pour travailler et Sally prendrait soin de la petite.... C'est un bijou, la petite! il n'y a rien à faire après elle...
—Louisville est bien loin d'ici.
—Oh Dieu! ça ne me fait pas peur! c'est au bas de la rivière..., pas loin de mon vieux mari, je pense?...»
Cette dernière partie de la réponse fut faite d'un ton interrogatif, ses yeux attachés sur Mme Shelby.
«Hélas! Chloé, c'est à plus de cent milles de distance!»
Chloé fut comme abattue.
«N'importe, Chloé, reprit Mme Shelby, cela vous rapprochera toujours.... et tout ce que vous gagnerez sera mis de côté pour le rachat de votre mari.»
Parfois un rayon éclatant argente un nuage obscur. C'est ainsi que tout à coup brilla la face noire de Chloé.... Oui, elle rayonna!
«Oh! si madame n'est pas trop bonne! s'écria-t-elle. Je pensais bien à cela.... Je n'ai besoin ni de souliers, ni d'habits, ni de rien! je pourrais mettre tout de côté! Combien y a-t-il de semaines dans l'année, madame?
—Cinquante-deux, Chloé.
—Cinquante-deux! à quatre dollars par semaine.... combien cela fait-il?
—Deux cent huit dollars par an.
—Ah! vraiment? fit Chloé d'un air ravi.... Et combien me faudrait-il d'années pour....
—Quatre ou cinq ans.... Mais vous n'attendrez pas cela..., j'ajouterai.
—Oh! je ne voudrais pas que madame donnât des leçons.... ni rien de pareil,... Monsieur a bien raison! cela ne se peut pas.... J'espère bien que personne de la famille n'en sera réduit là.... tant que j'aurai des mains....
—Ne craignez rien, Chloé, reprit Mme Shelby en souriant, j'aurai soin de l'honneur de la famille.... Mais quand comptez-vous partir?
—Mais je ne comptais sur rien.... Seulement Sam va descendre la rivière pour conduire des poulains.... Il dit qu'il m'emmènerait bien avec lui.... J'ai mis mes affaires ensemble. Si madame voulait, je partirais demain matin avec Sam.... Si madame voulait écrire ma passe et me donner une recommandation....
—Soit! je vais m'en occuper.... si M. Shelby ne s'y oppose pas. Il faut que je lui en parle.»
Mme Shelby rentra chez elle, et Chloé, ravie, courut à sa case pour faire ses préparatifs.
«Vous ne savez pas, monsieur Georges? je pars demain pour Louisville, dit-elle au jeune homme qui entra dans la case, et la trouva occupée de mettre en ordre les petits effets du baby.... Je fais le paquet de Suzette, j'arrange tout. Je pars, monsieur Georges, je pars.... Quatre dollars la semaine.... et madame les mettra de côté pour racheter mon vieil homme.
—Eh bien! en voilà une affaire.... dit Georges. Et comment vous en allez-vous?
—Demain matin, avec Sam. Et maintenant, monsieur Georges, vous allez vous asseoir là et écrire à mon pauvre homme.... et lui dire tout.... Vous voulez bien?
—Certainement! dit Georges. Le père Tom sera joliment content de recevoir de nos nouvelles.... Je vais chercher de l'encre et du papier.... Je vais lui parler des nouveaux poulains et de tout!
—Oui! oui! monsieur Georges, allez.... Je vais vous avoir un morceau de poulet ou quelque autre chose.... Vous ne souperez plus bien des fois avec votre pauvre mère Chloé!»
CHAPITRE XXII.
L'arbre se flétrit.—La fleur se fane.
La vie passe jour après jour; ainsi s'écoulèrent deux années de l'existence de notre ami Tom. Il était séparé de tout ce que son cœur aimait; il soupirait après tout ce qu'il avait laissé derrière lui, et cependant nous ne pouvons pas dire qu'il fût malheureux.... La harpe des sentiments humains est ainsi tendue, que si un choc n'en brise pas à la fois toutes les cordes, il leur reste toujours quelques harmonies. Si nous jetons les yeux en arrière, vers les époques de nos épreuves et de nos malheurs, nous voyons que chaque heure, en passant, nous apporta ses douceurs et ses allégements, et que, si nous n'avons pas été complétement heureux, nous n'avons pas été non plus complétement malheureux....
Tom avait appris à se contenter de son sort, quel qu'il pût être. C'est la Bible qui lui avait enseigné cette doctrine; elle lui semblait raisonnable et juste. Elle était en parfait accord avec la tendance de son âme pensive et réfléchie.
Comme nous l'avons déjà dit, Georges avait répondu exactement à sa lettre, et d'une belle et bonne écriture d'écolier que Tom pouvait lire, à ce qu'il disait, d'un bout de la chambre à l'autre. Cette lettre lui donnait de nombreux détails domestiques; nos lecteurs les connaissent déjà. Elle annonçait que Chloé était en location à Louisville, où, par son habileté dans tout ce qui touchait aux pâtes fines, elle gagnait beaucoup d'argent.... On disait à Tom que cet argent était destiné à son rachat. Moïse et Pierre travaillaient bien, et le baby trottait dans la maison, sous la surveillance de Sally en particulier, et de tout le monde en général.
La case de Tom était provisoirement fermée, mais Georges s'étendait, avec beaucoup d'éloquence et d'imagination, sur les embellissements et agrandissements qu'il y ferait au moment du retour de Tom.
Le reste de l'épître contenait la liste des travaux scolaires de Georges. Chaque article avait reçu l'honneur d'une majuscule fleurie. Georges disait aussi le nom de quatre nouveaux poulains venus au monde depuis le départ de Tom. Georges ajoutait, à ce propos, que le père et la mère se portaient bien.
Le style de Georges était net et concis; aux yeux de Tom cette lettre était la plus magnifique composition des temps modernes.... Il ne se lassait jamais de la contempler.... Il tint même conseil avec Éva pour savoir comment on pourrait l'encadrer, afin de l'accrocher dans sa chambre.... Il ne fut arrêté que par la difficulté de trouver le moyen de faire voir à la fois les deux côtés de la page.
L'amitié de Tom et d'Éva grandissait à mesure que l'enfant grandissait elle-même.... Il serait difficile de dire quelle place elle tenait dans l'âme douce et impressionnable du fidèle serviteur. Il aimait Éva comme quelque chose de fragile et de terrestre, mais il la vénérait aussi comme quelque chose de céleste et de divin. Il la contemplait comme un matelot italien contemple l'Enfant Jésus, avec un mélange de tendresse et de respect.... Son plus grand bonheur, c'était de satisfaire les gracieuses fantaisies d'Éva et de contenter ces mille désirs enfantins qui assiégent les jeunes cœurs, mobiles et changeants comme les couleurs de l'arc-en-ciel. Allait-il au marché le matin, ce qu'il recherchait tout d'abord c'était l'étalage du fleuriste; il voulait pour elle le plus beau bouquet, pour elle la plus belle pêche et la plus grosse orange. Ce qui le charmait surtout, c'était d'apercevoir au retour cette jolie tête, dorée comme un rayon de soleil, l'attendant sur le seuil de la porte, toute prête à lui faire sa question ingénue: «Eh bien! père Tom, que m'apportez-vous aujourd'hui?»
L'affection d'Éva n'était pas moins zélée dans sa reconnaissance. Ce n'était qu'une enfant, mais elle avait le suprême talent de bien lire. Son oreille délicate et musicale, son imagination vive et poétique, un instinct sympathique qui lui révélait tout à coup le grand et le beau, la rendaient propre à faire de la Bible une lecture telle, que Tom n'en avait jamais entendu de pareille. Elle lut d'abord pour plaire à son humble ami; puis cette ardente nature, comme une jeune vigne jetant ses vrilles flexibles et souples, se suspendit bientôt à l'arbre majestueux du peuple juif. Éva s'éprit de ce livre parce qu'il la touchait et qu'il produisait en elle ces émotions profondes et obscures, si chères à l'imagination des enfants.
Ce qui lui plaisait surtout, c'était la révélation et les prophéties. Les images merveilleuses et mystiques et le langage ardent l'impressionnaient d'autant plus qu'elle les saisissait moins. La jeune enfant et le vieil enfant étaient toujours dans un merveilleux accord. Tout ce qu'ils savaient, c'est que le livre leur parlait d'une gloire qui leur serait révélée plus tard, de quelque chose de meilleur qui arriverait un jour et qui ferait la joie de leur âme, sans qu'ils comprissent pourtant comment cela se pourrait faire.... Mais, s'il n'en est pas ainsi dans les sciences physiques, dans les sciences morales, du moins, il n'est pas besoin de comprendre pour profiter.... L'âme, une étrangère timide, s'éveille entre deux éternités confuses: l'éternel passé, l'éternel avenir! La lumière ne brille autour d'elle que dans un bien étroit espace; il faut donc qu'elle s'élance vers l'inconnu, et les voix mystérieuses, et les ombres mouvantes qui viennent à elle, se détachant de la colonne obscure de l'inspiration, trouvent toujours des échos et des réponses dans cette nature humaine, pleine d'attente.... Les images mystiques sont comme autant de perles et de talismans couverts d'hiéroglyphes incompréhensibles, que l'on enferme dans son sein, en attendant le jour où l'on pourra les lire.
A cette époque de notre histoire, toute la maison de Saint-Clare est établie dans la villa du lac Pontchartrain. Les chaleurs de l'été ont chassé de la ville poudreuse et embrasée tous ceux qui peuvent la fuir et gagner les bords du lac, rafraîchis par les soupirs de la brise marine.
La villa de Saint-Clare était un cottage comme on en voit dans les Indes Orientales. Elle était entourée de légères galeries en bambous, et s'ouvrait de toutes parts sur des jardins et des parcs. Le grand salon dominait un jardin embaumé des fleurs des tropiques, et où se rencontraient les plus merveilleuses plantes. Des sentiers, qui se contournaient en spirales tortueuses, descendaient jusqu'au bord du lac, dont la nappe argentée miroitait sous les rayons du soleil, tableau changeant toujours, toujours charmant!
Maintenant le soleil se couche dans ses torrents d'or fluide, qui semblent inonder l'horizon d'un déluge de rayons et faire des eaux comme un autre ciel étincelant. Le lac était rayé de pourpre et d'or; çà et là brillaient les blanches ailes des vaisseaux comme autant de fantômes qui passent; l'œil des petites étoiles scintillait sous leur paupière d'or, pendant qu'elles se regardaient toutes tremblantes dans le miroir des eaux.
Évangéline et Tom étaient assis sur un siége de mousse, dans le jardin. C'était un dimanche soir. La Bible d'Éva était ouverte sur ses genoux. Elle lisait:
«Et je vis une mer de verre mêlée de feu.»
«Tom, dit-elle en s'interrompant tout à coup et en montrant le lac, c'est bien cela!
—Qu'est-ce, miss Éva?
—Vous ne voyez pas? dit-elle; là.... Et elle indiquait du doigt les eaux de cristal qui, s'élevant et s'abaissant, réfléchissaient les rayons du ciel.... Eh bien! Tom, vous le voyez, c'est la mer de verre mêlée de feu.
—C'est assez vrai, miss Éva.... Et Tom chanta:
J'irais de Chanaan voir la rive éternelle,
Et les anges brillants guideraient mon essor
Jérusalem, vers ta cité nouvelle!
—Où croyez-vous, père Tom, dit alors miss Éva, que soit située la Jérusalem nouvelle?
—Là-haut, dans les nuages, miss Éva!
—Oh! alors, dit Évangéline, je crois bien que je la vois. Regardez ces nuages-là, s'ils ne semblent pas de grandes portes de perles.... Et voyez-vous, plus loin, mais bien plus loin, si ce n'est pas comme tout or?... Tom, chantez quelque chose sur les anges brillants.»
Et Tom chanta ces paroles d'un hymne méthodiste bien connu:
Qui s'enivre de gloire.
Ils sont vêtus de rayons lumineux,
Et portent dans leurs mains des palmes de victoire.
«Père Tom, je les ai vus!» dit Éva.
Pour Tom cela ne faisait pas le moindre doute; il ne s'étonna même pas de l'assertion d'Éva. Si Éva lui eût dit qu'elle était allée au ciel.... Tom aurait trouvé la chose fort probable.
«Ils viennent à moi quelquefois pendant mon sommeil, ces anges.»
Et les yeux d'Éva prirent une expression rêveuse, et elle murmura:
Et portent dans leurs mains des palmes de victoire.
«Père Tom, dit-elle ensuite à l'esclave... je m'en vais là!...
—Là! où, miss Éva?»
Évangéline se leva et étendit sa petite main vers le ciel.... Le rayon du soir se jouait dans sa chevelure dorée; il versait sur ses joues un éclat qui n'était point de cette terre.... et ses yeux s'attachaient invinciblement vers le ciel!
«Oui, je m'en vais là, vers les esprits brillants!... Tom, j'irai avant peu!»
Le pauvre vieux cœur fidèle ressentit comme un choc.... et Tom se rappela combien de fois, depuis six mois, il avait remarqué que les petites mains d'Évangeline devenaient plus fines, et sa peau plus transparente, et sa respiration plus courte.... Il se rappela, quand elle jouait et courait dans les jardins, combien elle était vite fatiguée et languissante. Il avait entendu miss Ophélia parler d'une toux que les médicaments ne pouvaient guérir.... Et maintenant encore les mains, les joues ardentes étaient comme brûlantes de fièvre.... et cependant, la pensée qui se cachait derrière les paroles d'Éva ne s'était jamais présentée à son esprit!
A-t-il jamais existé un enfant comme Éva? Oui, sans doute; mais le nom de ces êtres charmants ne se retrouve que sur la pierre des tombeaux. Leur doux sourire, leurs yeux célestes, leurs paroles étranges sont maintenant parmi les trésors ensevelis des cœurs qui regrettent!... Dans combien de familles entendez-vous la légende de ces êtres, qui étaient toute grâce et toute bonté.... et auprès de qui les vivants ne sont rien! Le ciel n'a-t-il point une troupe d'anges destinés à séjourner quelque temps parmi nous pour attendrir le rude cœur des hommes? Quand vous voyez dans l'œil cette lumière profonde, quand la jeune âme se révèle en des mots plus tendres et plus sages qu'on n'en trouve dans la bouche des enfants, n'espérez pas que vous garderez cette chère créature.... le sceau du ciel est déjà posé sur elle, et cette lumière de ses yeux, c'est la lumière de l'immortalité!
Et toi aussi, Évangéline bien-aimée, belle étoile de la maison, tu disparais et tu t'effaces.... et ceux-là mêmes l'ignorent qui t'aiment le mieux!
La conversation de Tom et d'Éva fut interrompue par un soudain appel de miss Ophélia.
«Éva! Éva! comment, chère petite! mais voilà la rosée qui tombe.... il ne faut pas rester là!»
Éva et Tom se hâtèrent de rentrer.
La vieille miss Ophélia était excellente pour les malades. Elle était de la Nouvelle-Angleterre. Elle avait remarqué les premiers et terribles progrès de ce mal silencieux et perfide qui enlève par milliers les plus chers et les plus beaux, et, avant qu'une seule fibre de la vie soit brisée, semble les marquer irrévocablement pour la mort.
Elle avait observé cette petite toux sèche, cet incarnat trop vif de la joue; et ni l'éclat des yeux ni la fiévreuse animation du visage n'avaient pu tromper sa vigilance.
Elle essaya de faire partager ses inquiétudes à Saint-Clare.... Saint-Clare repoussa ses insinuations avec sa gaieté et son insouciance habituelles.
«Pas de mauvais augures, cousine, je les déteste! Ne voyez-vous pas que c'est la croissance? A ce moment-là les enfants sont toujours plus faibles.
—Mais cette toux?...
—Ce n'est rien, elle a peut-être attrapé un rhume....
—Hélas! c'est ainsi que furent prises Élisa Jams, Hélène et Maria Sanders.
—Assez de discours funèbres!... Vous autres, vieilles gens, vous devenez si sages, qu'un enfant ne peut tousser ou éternuer sans que vous ne voyiez là le désespoir ou la mort.... Je ne vous demande qu'une chose: surveillez bien Éva, préservez-la de l'air du soir, ne la laissez pas trop s'échauffer au jeu.... et tout ira bien.»
Ainsi parla Saint-Clare.
Au fond de l'âme il se sentait inquiet. Il épiait Éva jour par jour, avec une anxiété fiévreuse.... Il répétait trop souvent: «Éva est très-bien,... cette toux n'est rien....» Il ne la quittait presque plus; il l'emmenait plus souvent avec lui dans ses promenades à cheval.... Chaque jour il rapportait quelque boisson fortifiante, quelque recette nouvelle; non pas, ajoutait-il, que l'enfant en eût besoin; mais cela ne pouvait pas lui faire de mal.
S'il faut le dire, ce qui jetait dans son cœur une angoisse plus profonde, c'était cette maturité précoce et toujours croissante de l'âme et des sentiments d'Éva.... Elle gardait sans doute toutes les grâces charmantes de l'enfance; mais parfois aussi, sans même en avoir conscience, elle laissait tomber des mots d'une telle portée et d'une si étrange profondeur, qu'on était forcé de les prendre pour une sorte de révélation. Dans ces moments-là, Saint-Clare éprouvait comme un malaise intérieur.... un frisson passait sur lui.... et il serrait sa fille dans ses bras, comme si cette douce étreinte eût pu la sauver.... et il lui prenait des envies farouches de ne la plus quitter.... de ne pas la laisser sortir de ses bras....
Cependant, le cœur et l'âme de l'enfant semblaient se fondre en paroles d'amour et de tendresse; elle avait toujours été généreuse, mais, par une sorte d'impulsion instinctive. Il y avait maintenant en elle ce je ne sais quoi de touchant et de réfléchi qui révèle la femme. Elle aimait bien encore à jouer avec Topsy et les autres petits nègres; mais elle paraissait plutôt regarder leurs jeux qu'y prendre part. Elle restait quelquefois une demi-heure à rire des tours et des malices de Topsy.... puis tout à coup un nuage passait sur ses traits.... il y avait dans ses yeux comme un brouillard.... et ses pensées étaient bien loin, bien loin....
«Maman, dit-elle un jour à sa mère, pourquoi n'apprenons-nous pas à lire à nos esclaves?...
—Quelle question! On ne fait jamais cela.
—Pourquoi ne le fait-on pas?
—Parce que cela ne leur servirait pas. Cela ne les ferait pas mieux travailler.... et ils n'ont été créés que pour travailler.
—Mais il faut qu'ils lisent la Bible, maman, pour apprendre à connaître la volonté de Dieu.
—Ils peuvent se la faire lire tant que cela leur est nécessaire.
—Il me semble, maman, que la Bible est faite pour que chacun se la lise à soi-même.... On a souvent besoin de cette lecture quand personne n'est là pour la faire.
—Éva! vous êtes une enfant bien singulière!
—Miss Ophélia a bien appris à lire à Topsy!
—Oui, et vous voyez quel bien ça lui fait.... Topsy est la plus méchante créature que j'aie jamais vue.
—Mais il y a cette pauvre Mammy.... elle aime tant la Bible et serait si heureuse de pouvoir la lire! Que fera-t-elle quand je ne pourrai plus la lire pour elle?»
Mme Saint-Clare, tout occupée à fouiller dans ses tiroirs, répondit d'un ton distrait: «Oui, oui, sans doute; mais vous aurez bientôt autre chose à quoi penser.... Vous ne pourrez pas lire la Bible à vos esclaves toute votre vie.... non pas que ce ne soit une très-bonne chose, que j'ai faite moi-même quand je me portais bien.... mais, quand il faudra vous habiller, aller dans le monde, vous n'aurez pas le temps.... Voyez, ajouta-t-elle, les bijoux que je vous donnerai quand vous sortirez.... ce sont ceux que je portais à mon premier bal. Je puis vous dire, Éva, que je fis sensation.»
Éva prit le coffret, elle en tira un collier de diamants... Ses grands yeux pensifs s'arrêtèrent un instant sur lui.... Mais ses pensées étaient ailleurs.
«Comme vous semblez rêveuse, mon enfant!
—Est-ce que cela vaut beaucoup d'argent, maman?
—Sans doute: votre père les a envoyé chercher en France.... C'est presque une fortune.
—Je voudrais en avoir le prix pour en faire ce que je voudrais.
—Et qu'en voudriez-vous faire?
—Acheter une ferme dans les États libres, y emmener tous nos esclaves, et leur donner des maîtres pour leur apprendre à lire et à écrire.»
Éva fut interrompue par les éclats de rire de sa mère.
«Tenir une pension.... ah! ah! ah!.... Vous leur apprendriez aussi à jouer du piano et à peindre sur velours?
—Je leur apprendrais à lire la Bible.... à lire et à écrire leurs lettres, dit Éva d'un ton calme et résolu.... Je sais, maman, combien il leur est pénible d'ignorer ces choses.... Demandez à Tom! et à bien d'autres.... Ils devraient savoir!
—Allons, c'est bien! Vous n'êtes qu'une enfant.... Vous ne connaissez rien à tout cela.... Et puis, vous me faites mal à la tête....»
Mme Saint-Clare tenait toujours un mal de tête en réserve pour le cas où la conversation n'était pas de son goût.
Éva sortit.
A partir de ce moment, elle donna très-assidûment des leçons de lecture à Mammy.
CHAPITRE XXIII.
Henrique.
Ce fut vers cette époque de notre histoire qu'Alfred, le frère de Saint-Clare, vint avec son fils, jeune garçon de douze ans, passer un jour ou deux dans la villa du lac Pontchartrain.
On ne pouvait rien voir de plus étrange et de plus beau que ces deux frères jumeaux l'un près de l'autre. La nature, au lieu de les faire ressemblants, avait comme pris à tâche de n'établir entre eux que des différences.
Ils avaient l'habitude de se promener ensemble, bras dessus bras dessous, dans les allées du jardin, et l'on pouvait seulement alors bien comparer Augustin, les yeux bleus, les cheveux blonds comme l'or, les traits vifs et toutes les formes ondoyantes et aériennes, et Alfred, l'œil noir, le profil romain et fier, les membres puissants et la tournure hardie. Ils n'étaient jamais d'accord et ne s'ennuyaient jamais d'être ensemble: le contraste même devenait un lien.
Le fils aîné d'Alfred, Henrique, avait l'œil noir et le maintien aristocratique de son père. A peine arrivé à la villa, il se sentit comme fasciné par les attractions spirituelles[19] de sa cousine Évangéline.
Évangéline avait un petit poney favori, blanc comme la neige. Il était commode comme un berceau et aussi doux que sa petite maîtresse.
Tom conduisait ce poney derrière la véranda au moment même où un jeune mulâtre de treize à quatorze ans amenait à Henrique un petit cheval arabe, tout noir, qu'on avait fait venir à grands frais pour lui.
Henrique était fier, comme un enfant, de sa nouvelle acquisition. Au moment de prendre les rênes des mains de son jeune groom, il examina le cheval avec soin, et sa figure s'assombrit...
«Eh bien! Dodo, paresseux petit chien! vous n'avez pas étrillé mon cheval, ce matin?
—Pardon, m'sieu, fit Dodo d'un ton soumis... il faut qu'il ait ramassé cette poussière.
—Taisez-vous, canaille! dit Henrique en levant son fouet avec violence... Comment vous permettez-vous d'ouvrir la bouche?»
Le groom était un beau mulâtre aux yeux brillants, de la même taille qu'Henrique. Ses cheveux bouclés encadraient un front élevé et plein d'audace; il avait du sang des blancs dans les veines... On put le voir au soudain éclat de sa joue et à l'étincelle de ses yeux quand il voulut répondre....
«M'sieu Henrique!»
A peine ouvrait-il la bouche qu'Henrique lui sangla le visage d'un coup de fouet, et, le saisissant par le bras, il le fit mettre à genoux et le battit à perdre haleine.
«Impudent chien! cela t'apprendra à me répliquer! Remmenez ce cheval et pansez-le avec soin.... Je vous remettrai à votre place, moi!
—Mon jeune monsieur, dit Tom, je sais ce qu'il allait vous dire: le cheval s'est roulé par terre en sortant de l'écurie.... il est si ardent!... c'est comme cela qu'il a attrapé toute cette poussière... j'assistais à son pansement...
—Vous, silence! jusqu'à ce qu'on vous interroge.»
Il tourna sur ses talons et fit quelques pas vers Éva, qui se tenait debout, en habit de cheval.
«Je regrette, cousine, que ce stupide drôle vous ait fait attendre.... Veuillez vous asseoir.... il va revenir à l'instant.... Qu'avez-vous donc, cousine? vous semblez triste!
—Comment avez-vous pu être si cruel et si méchant envers ce pauvre Dodo!
—Cruel! méchant! reprit l'enfant avec une surprise toute naïve. Qu'entendez-vous par là, chère Éva?
—Je ne veux pas que vous m'appeliez chère Éva quand vous vous conduisez ainsi.
—Chère cousine, vous ne connaissez pas Dodo! Il n'y a pas d'autre moyen d'en avoir raison; il est si plein de mensonge et de détours!... il faut l'abattre tout d'abord, et ne pas lui laisser ouvrir la bouche.... C'est ainsi que fait papa...
—Mais le père Tom dit que c'est un accident.... et Tom ne dit jamais que ce qui est vrai.
—Alors, c'est un vieux nègre bien rare dans son espèce.... Dodo va mentir dès qu'il va pouvoir parler.
—Vous le rendez fourbe par terreur, en le traitant ainsi....
—Allons, Éva, vous avez un caprice pour Dodo; je vous préviens que je vais être jaloux...
—Mais vous venez de le battre, et il ne le méritait pas.
—Cela fera compensation avec une autre fois où il le méritera sans l'être. Avec Dodo les coups ne sont jamais perdus. C'est un diable! Mais je ne le battrai plus devant vous, si cela vous fait de la peine.»
Éva n'était certes pas satisfaite; mais elle comprit bien qu'il serait inutile de vouloir faire partager ses sentiments à son beau cousin.
Dodo apparut bientôt avec les chevaux.
«Allons, Dodo, vous avez bien fait cette fois, dit-il d'un air gracieux. Venez maintenant ici, et tenez le cheval de miss Éva, tandis que je vais la mettre en selle.»
Dodo approcha, et se tint tout près du cheval d'Éva. Son visage était bouleversé, et on voyait à ses yeux qu'il avait pleuré.
Henri, très-fier de ses façons aristocratiques, de son adresse et de sa courtoisie chevaleresque, eut bientôt mis en selle sa jolie cousine, puis, rassemblant les rênes, il les lui plaça dans la main.
Mais Éva se pencha de l'autre côté du cheval, du côté où se trouvait l'esclave....
«Vous êtes un brave garçon, Dodo, lui dit-elle, je vous remercie.»
Dodo, tout surpris, leva les yeux sur ce jeune et doux visage.... il se sentait venir des larmes; le sang lui monta aux joues.
«Ici, Dodo!» s'écria Henrique d'une voix impérieuse.
Dodo s'élança et tint le cheval pendant que son maître montait.
«Tenez, voici de l'argent pour acheter du sucre candi.» Et il lui jeta un picaillon.
Les deux enfants s'éloignèrent.
Dodo les suivit des yeux: l'un d'eux lui avait donné de l'argent.... l'autre lui avait donné.... ce qu'il désirait bien davantage: une bonne parole dite avec bonté!
Il n'y avait que quelques mois que Dodo était séparé de sa mère. Son maître l'avait acheté dans un entrepôt d'esclaves à cause de sa belle figure. Il allait bien avec le beau poney! Il faisait ses débuts sous Henrique.
La scène avait eu pour témoin les deux frères Saint-Clare, qui se promenaient dans le jardin.
Augustin fut indigné; mais il se contenta de dire avec son ironie habituelle:
«J'espère, Alfred, que c'est là ce que nous pouvons appeler une éducation républicaine.
—Henrique est un vrai diable quand le sang lui bout, répondit Alfred avec une égale ironie.
—Eh mais, vous devez approuver cela, fit Augustin assez sèchement.
—Que j'approuve ou non, je ne saurais l'empêcher. Henrique est une vraie tempête. Voilà longtemps que nous l'avons abandonné, sa mère et moi. Mais ce Dodo est un drôle, et une volée de coups de fouet ne peut pas lui faire de mal.
—Non, sans doute. C'est pour lui apprendre la première ligne du catéchisme républicain: tous les hommes sont nés libres et égaux.
—Pouah! c'est une de ces bêtises sentimentales que Jefferson a pêchées en France.... Il faudrait retirer cela de la circulation, maintenant.
—C'est ce que je crois, répondit Saint-Clare d'un ton significatif.
—Nous voyons assez clairement, reprit Alfred, que tous les hommes ne sont pas nés libres ni égaux.... tant s'en faut! Pour ma part, je crois qu'il y a moitié de vrai dans cette facétie républicaine. Les gens riches, instruits, bien élevés, civilisés, en un mot, doivent avoir entre eux des droits égaux. Mais pas la canaille!
—Fort bien.... si vous parvenez à maintenir la canaille dans cette opinion. Elle a eu son tour en France!
—Aussi faut-il la tenir à bas, continuellement et sans relâche.... Et c'est ce que je ferai, dit Alfred en appuyant fortement son pied sur le sol comme s'il eût tenu quelqu'un sous lui.
—Quand on lâche, cela fait une fameuse glissade, reprit Augustin: à Saint-Domingue, par exemple!
—Nous y prendrons garde dans ce pays-ci: nous saurons bien nous opposer à toutes ces tentatives d'instruction, d'éducation que l'on fait maintenant. Il ne faut pas que les nègres soient instruits.
—Il n'est plus temps de parler ainsi.... Ils reçoivent une éducation.... seulement nous ne savons pas laquelle. Notre système actuel est brutal et barbare. Nous brisons tous les liens humains, et avec des hommes nous faisons des bêtes.... Qu'ils aient le dessus, et nous les retrouverons.... ce que nous les aurons faits!
—Mais ils n'auront jamais le dessus!
—C'est juste! dit Saint-Clare. Chauffez la machine sans lever la soupape, asseyez-vous dessus au contraire, vous verrez où nous aborderons.
—Eh oui, nous verrons. Je ne craindrai pas pour mon compte de m'asseoir sur la soupape, tant que la chaudière sera solide et que la machine fonctionnera bien.
—Les nobles de Louis XVI en pensèrent autant.... et l'Autriche! et Pie IX!... Et un beau matin vous vous rencontrerez tous en l'air.... quand la chaudière sautera!
—Dies declarabit! fit Alfred en riant.
—Eh bien! je vous dis, moi, reprit Augustin, que, s'il y a maintenant quelque prévision où l'on puisse retrouver des symptômes d'une irrécusable vérité, c'est la prévision du soulèvement des masses.... c'est le triomphe des classes inférieures, qui deviendront les supérieures.
—Allons! Augustin, c'est encore une de vos stupidités de républicain rouge. Tudieu! quel clubiste! Pour moi j'espère que je serai mort avant le millésime qui marquera l'avénement de vos mains sales!
—Sales ou non, ces mains-là vous gouverneront à leur tour.... et vous aurez des législateurs comme vous aurez su vous les faire! La noblesse française a voulu avoir un peuple de sans-culottes, elle a eu à cœur joie un gouvernement de sans-culottes et Haïti....
—Ah! de grâce, Augustin! n'avons-nous pas déjà assez de ce misérable Haïti? Les Haïtiens n'étaient pas des Anglo-Saxons.... S'ils eussent été des Anglo-Saxons.... les choses ne se seraient point passées ainsi!... Les Anglo-Saxons sont la race dominatrice du monde: cela est et cela sera!
—Oui! mais savez-vous qu'il y a pas mal de sang anglo-saxon infusé dans les veines de nos esclaves?... Il y en a beaucoup parmi eux à qui maintenant il ne reste de l'Afrique.... que ce qu'il leur en faut pour embraser de ses ardeurs tropicales notre fermeté calme et prévoyante.... Oui, si le tocsin de Saint-Domingue sonne l'heure fatale parmi nous, ce sera vraiment la race anglo-saxonne qui dirigera la révolte: les fils des hommes blancs, dont le sang charrie nos sentiments hautains dans leurs veines brûlantes, ne seront pas toujours vendus, achetés et livrés.... Ils se lèveront.... et ils soulèveront avec eux la race maternelle!
—Sottises, folies, que tout cela!
—C'est ce qu'on dit depuis longtemps, fit Augustin; c'était ainsi du temps de Noé... et ce sera toujours ainsi.... Ils mangeaient, ils buvaient; ils plantaient, ils bâtissaient.... et ils ne s'apercevaient pas que le flot montait pour les prendre.
—Allons! vous auriez un vrai talent pour la propagande, fit Alfred en riant, mais ne craignez rien pour nous. Nos possessions sont assurées. Nous avons la force.... Et, appuyant encore une fois son pied sur le sol, il ajouta: Cette race est par terre.... elle y restera! Nous avons assez d'énergie pour ménager notre poudre.
—Oui! des enfants élevés comme votre Henrique seront d'excellents gardiens pour vos magasins à poudre.... Ils sont si calmes.... ils se possèdent si bien! Le proverbe dit pourtant: Ceux qui ne savent pas se gouverner ne savent pas gouverner les autres....
—Oui, il y a là une difficulté, dit Alfred tout pensif; notre système embarrasse l'éducation des enfants.... Il donne un trop libre cours aux passions, qui sont déjà si violentes sous ce climat. Henrique m'inquiète parfois.... Il est généreux, il a le cœur chaud.... mais quand il est excité, c'est une véritable fusée! Je crois que je l'enverrai dans le nord, où l'obéissance est plus en honneur, où il verra plus de ses égaux et moins de ses inférieurs.
—Si l'éducation des enfants est l'œuvre la plus importante de l'humanité, poursuivit Augustin, ce que vous avouez là est bien une preuve que notre système à nous est mauvais.
—Il a ses avantages et ses désavantages.... Il nous donne des enfants mâles et courageux.... Les vices de la race abjecte fortifient en nous les vertus contraires.... Henrique a un sentiment plus vif de la vérité, depuis qu'il voit que la fourberie et le mensonge sont le lot ordinaire de l'esclavage.
—Voilà, dit Augustin, une façon chrétienne d'envisager les choses!
—Eh! mon Dieu! ni plus ni moins chrétienne que la plupart des choses de ce monde.
—C'est possible! dit Saint-Clare.
—Enfin, Augustin, tout ce que nous disons là ne sert à rien, nous avons parcouru cette vieille route cinquante fois sans aboutir. Mais que diriez-vous d'une partie de trictrac?
Les deux frères remontèrent sous la véranda, et s'assirent à une petite table de bambou, le casier devant eux. Pendant qu'ils rangeaient les pièces, Alfred dit:
«En vérité, Augustin, si je pensais comme vous, je ferais une chose....
—Ah! ah! je vous reconnais là, vous voulez toujours faire quelque chose.... Eh bien! quoi?
—Mais, élevez et instruisez vos esclaves.... comme échantillon.»
Et Alfred sourit assez dédaigneusement.
«Me dire d'élever mes esclaves, quand ils sont écrasés sous la masse des abus sociaux! Autant vaudrait placer sur eux le mont Etna et leur dire de se redresser! Un homme ne peut rien contre la société.... Pour que l'éducation fasse quelque chose, il faut que ce soit l'éducation de l'État.... il faut du moins que l'État n'y mette point d'entraves!
—A vous le dé!» dit Alfred.
Et les deux frères jouèrent silencieusement jusqu'à ce qu'ils entendissent le bruit des chevaux qui rentraient.
«Voici venir les enfants, dit Augustin en se levant; voyez, frère, avez-vous jamais rien vu d'aussi beau?»
C'était vraiment une charmante chose que ces deux enfants. Henrique, avec sa tête hardie, ses boucles noires et lustrées, ses yeux brillants, son rire joyeux, se penchait vers sa belle cousine. Éva portait la toque bleue et un habit de cheval de la même couleur; l'exercice avait donné à ses joues un incarnat plus vif, et rendait vraiment étrange la transparence de son teint et ses cheveux dorés comme une auréole.
«Par le ciel! quelle éblouissante beauté, dit Alfred.... Elle fera un jour le désespoir de plus d'un cœur, je vous jure!
—Oui, le désespoir.... Dieu sait que j'en ai peur,» dit Saint-Clare d'une voix qui devint amère tout à coup.
Et il s'élança pour la recevoir comme elle descendait de cheval.
«Éva, chère âme! vous n'êtes pas trop fatiguée? dit-il en la serrant dans ses bras.
—Non, papa.»
Mais Saint-Clare sentait sa respiration courte et embarrassée.... et il tremblait.
«Pourquoi courez-vous si vite, chère? Vous savez que cela n'est pas bon pour vous!
—Je trouve cela si amusant!... ça me plaît tant!... J'ai oublié....»
Saint-Clare l'emporta dans ses bras jusque sur le sofa et l'y déposa.
«Henrique! vous devez avoir soin d'Éva, vous ne devez pas galoper si vite avec elle.
—J'en aurai soin,» dit Henrique en s'asseyant auprès du sofa et en prenant la main d'Évangéline.
Éva se trouva mieux; les deux frères reprirent leur jeu, et on laissa les enfants seuls.
«Savez-vous bien, Éva, que je suis tout triste que papa ne reste que deux jours ici? Je vais être si longtemps sans vous voir! Si j'étais avec vous, j'essayerais de devenir bon, de ne plus battre Dodo.... Je n'ai pas l'intention de lui faire de mal.... mais, vous savez, je suis si vif!... Je vous assure que je ne suis pas mauvais pour lui! Je lui donne un picaillon de temps en temps... et vous voyez que je l'habille bien.... En somme, Dodo est assez heureux.
—Vous trouveriez-vous heureux, s'il n'y avait autour de vous personne pour vous aimer?
—Moi? non, sans doute!
—Eh bien! vous avez pris Dodo à ceux qui l'aimaient.... et maintenant il n'a plus d'affection auprès de lui.... ce bien-là, vous ne pourrez pas le lui rendre.
—Eh! mon Dieu non, je ne puis pas.... je ne puis pas l'aimer, ni moi, ni personne ici!
—Pourquoi ne pouvez-vous pas? dit Évangéline.
—Aimer Dodo!... Que voulez-vous dire, Éva? Il me plaît assez.... mais l'aimer! Est-ce que vous aimez vos esclaves?
—Sans doute.
—Quelle folie!
—La Bible ne dit-elle point qu'il faut aimer tout le monde?
—Ah! la Bible.... elle dit sans doute beaucoup de choses.... mais ces choses-là, vous savez.... personne ne les fait! personne, Éva!»
Éva ne répondit rien.... ses yeux étaient fixes et pleins de larmes et de rêveries.
«En tout cas, reprit-elle, aimez Dodo, par égard pour moi, mon cher cousin, et soyez bon pour lui!
—Pour vous, chère, j'aimerais tout au monde, car vous êtes bien la plus aimable créature que j'aie jamais vue.»
Henrique prononça ces mots avec une vivacité qui fit monter le sang à son beau visage. Éva reçut sa promesse avec une simplicité parfaite et sans aucune émotion.
«Je suis bien aise, mon cher Henrique, répondit-elle, que vous pensiez ainsi; vous ne l'oublierez pas, j'espère.»
La cloche du dîner mit fin à l'entretien.
CHAPITRE XXIV.
Sinistres présages.
Deux jours après cette petite scène, Alfred et Augustin se séparaient. Éva, que la compagnie de son jeune cousin avait un peu excitée, s'était livrée à des exercices au-dessus de ses forces; elle commença à décliner rapidement. Saint-Clare songea donc à consulter. Il avait toujours reculé. Appeler un médecin, n'était-ce pas reconnaître la triste vérité? Mais Éva ayant été assez mal pour garder deux jours la chambre, le médecin fut appelé.
Marie Saint-Clare n'avait pas remarqué ce déclin rapide de la force et de la santé de sa fille. Elle était alors absorbée par l'étude de deux ou trois maladies nouvelles, dont elle-même se croyait atteinte, mais elle ne croyait pas que personne pût souffrir autant qu'elle: c'était son premier article de foi. Elle repoussait avec une sorte d'indignation l'idée que quelqu'un pût être malade autour d'elle. Elle était toujours certaine que, pour les autres, c'était paresse ou manque d'énergie. «S'ils avaient eu, pensait-elle, tous les maux qui l'accablaient, ils auraient bientôt vu la différence!»
Miss Ophélia avait plusieurs fois, mais toujours en vain, tenté d'éveiller ses craintes maternelles au sujet d'Éva.
«Je ne la trouve pas mal du tout, répondait-elle. Elle court.... elle joue....
—Mais elle a une toux!
—Une toux! Oh! ne me parlez pas de la toux. Moi, j'ai toussé toute ma vie. A l'âge d'Éva, on me croyait minée par la consomption; Mammy me veillait toutes les nuits.... Oh! la toux d'Éva n'est rien.
—Mais cette faiblesse.... cette respiration courte....
—Oh! j'ai eu cela pendant des années et des années. C'est nerveux, purement nerveux!
—Mais, la nuit, elle a des sueurs....
—J'en ai eu moi-même pendant dix ans.... Souvent tous mes linges étaient trempés; il n'y avait plus un fil de sec dans mes vêtements de nuit. Mammy était obligée d'étendre mes draps pour les faire sécher. Les sueurs d'Éva ne sont rien à côté de cela!»
Miss Ophélia se tut pendant quelques jours.
Quand la maladie d'Éva devint trop visible, quand le médecin eut été appelé, Marie se jeta dans un autre extrême. Elle savait bien, disait-elle, elle en avait toujours eu le pressentiment, elle savait bien qu'elle était destinée à être la plus malheureuse des mères.... Malade comme elle était, il lui faudrait voir son enfant unique et bien-aimée emportée avant elle. Et Marie tourmentait Mammy toutes les nuits, et le jour elle criait et se lamentait sur ce nouveau, sur cet affreux malheur.
«Ma chère Marie, ne parlez pas ainsi, disait Saint-Clare; il ne faut point se désespérer tout de suite!
—Ah! Saint-Clare, vous n'avez pas le cœur d'une mère! vous ne pouvez pas comprendre.... non, jamais vous ne me comprendrez!
—Mais, Marie, le mal n'est pas sans remède.
—Je ne saurais, Saint-Clare, partager votre indifférence; si vous ne sentez rien quand votre pauvre enfant est dans un tel état.... je ne suis pas comme vous! c'est un coup trop fort pour moi, après ce que j'ai déjà souffert.
—Il est vrai, reprenait Saint-Clare, qu'Éva est bien délicate, je l'ai toujours remarqué; elle a grandi si vite que la croissance l'a épuisée.... elle est dans une période critique.... Mais ce qui l'accable maintenant, ce sont les chaleurs de l'été, et puis elle s'est trop fatiguée avec son cousin.... Le médecin dit qu'il y a bien de l'espoir encore.
—Allons! si vous pouvez ainsi voir les choses en beau, tant mieux! Il est heureux que tout le monde n'ait pas des délicatesses de sensitive.... Je voudrais bien, pour mon compte, ne pas sentir comme je fais; cela n'aboutit qu'à me rendre complétement malheureuse! J'aimerais mieux avoir votre calme d'esprit.»
Tout le monde dans la maison souhaitait en effet ce calme à Marie, car elle faisait parade de son nouveau malheur et en profitait pour tourmenter tous ceux qui l'approchaient.... Tout ce qu'on disait, tout ce qu'on faisait, tout ce qu'on ne faisait pas, lui démontrait, disait-elle, qu'elle était environnée de cœurs durs, d'êtres insensibles, qui ne prenaient aucun souci de ses tourments. La pauvre Éva l'entendait parfois, et elle pleurait de compassion pour les tristesses de sa mère, s'affligeant tout bas de la tourmenter ainsi.
Au bout d'une quinzaine de jours il y eut une grande amélioration dans les symptômes. Il y eut une de ces trêves décevantes que ce mal inexorable accorde si souvent à ses victimes, pour se jouer de l'espérance sur le bord même du tombeau. Éva promène encore ses petits pas dans le jardin, elle court encore autour des galeries.... Elle joue, elle rit.... et son père, ivre de joie, dit à tout le monde qu'elle a retrouvé sa belle santé.... Seuls le médecin et miss Ophélia ne partagent point cette mortelle sécurité. Il y avait aussi un autre cœur qui ne s'y trompait pas, c'était le pauvre petit cœur d'Éva. Quelle voix vient donc parfois dire à l'âme, une voix si douce et si claire! que ses jours terrestres sont comptés?... Ah! c'est le secret instinct de la nature qui se sent défaillir, ou c'est l'élan enthousiaste de l'âme qui pressent l'approche de l'immortalité.... Qu'importe? il y avait dans le cœur d'Éva une certitude calme, douce, prophétique, qu'elle était maintenant près du ciel. Oui, calme comme un beau coucher de soleil! Oui, douce comme la sérénité brillante d'une après-midi d'automne! Et dans cette certitude même le jeune cœur trouvait un repos qui n'était troublé que par la pensée du chagrin de ceux qui l'aimaient si chèrement.
Pour elle, bien qu'entourée de si charmantes tendresses, et malgré les perspectives radieuses qu'ouvrait devant elle une vie que lui faisaient si belle et l'opulence et l'affection, elle n'avait aucun regret de mourir.
Dans ce livre qu'elle avait lu si souvent avec son vieil ami, elle avait vu, l'espoir dans le cœur, l'image de celui qui aima tant les petits enfants. Elle y avait tant pensé, elle l'avait regardé si souvent, que pour elle il avait cessé d'être une image et une peinture d'un passé lointain, mais il était devenu une réalité vivante, qui l'entourait à chaque instant! L'amour de celui-là remplissait son cœur d'une tendresse surhumaine. C'était à lui, disait-elle, c'était à lui, c'était vers sa demeure qu'elle allait!
Et cependant elle éprouvait les angoisses d'une amère tendresse, quand elle songeait à tous ceux qu'elle allait laisser derrière elle, à son père surtout! Sans peut-être s'en rendre compte bien distinctement, elle sentait pourtant qu'elle était plus dans ce cœur-là que dans tout autre. Elle aimait sa mère.... elle était si aimante! mais l'égoïsme de Mme Saint-Clare l'affligeait et l'embarrassait à la fois, car elle croyait bien fort que sa mère devait toujours avoir raison.... Il y avait bien quelque chose qu'elle ne pouvait pas s'expliquer; mais elle se disait: Après tout, c'est maman!... et elle l'aimait bien!
Elle regrettait aussi ces bons et fidèles esclaves pour lesquels elle était comme la lumière du jour, comme le rayon du soleil! Les enfants ont rarement des idées générales.... mais Éva n'était point un enfant ordinaire. Les maux de l'esclavage, dont elle avait été le témoin, étaient tombés un à un dans les profondeurs de cette âme pensive et réfléchie: elle avait le vague désir de faire quelque chose pour eux, de soulager et de sauver, non pas seulement les siens, mais tous ceux-là qui souffraient comme eux; et il y avait comme un pénible contraste entre l'ardeur de ses désirs et la fragilité de sa frêle enveloppe.
«Père Tom, disait-elle un jour en lisant la Bible, je comprends bien pourquoi Jésus a voulu mourir pour nous....
—Pourquoi? miss Éva.
—Parce que je sens que je l'aurais voulu aussi.
—Comment? expliquez-vous, miss Éva.... je ne comprends pas.
—Je ne saurais vous expliquer; mais sur le bateau, vous vous rappelez? quand je vis ces pauvres créatures.... les unes avaient perdu leurs maris, les autres leurs mères.... il y avait des mères aussi qui pleuraient leurs petits enfants.... Plus tard, quand j'entendis l'histoire de Prue (n'était-ce pas terrible?)... enfin bien d'autres fois encore, je sentis que je mourrais avec joie si ma mort pouvait mettre fin à toutes ces misères.... Oui, je voudrais mourir pour eux,» reprit-elle avec une profonde émotion, en posant sa petite main fine sur la main de Tom.
Tom la regardait avec vénération. Saint-Clare appela sa fille; elle disparut. Tom la suivait encore du regard en essuyant ses yeux.
«Il est inutile d'essayer de retenir ici miss Éva, dit-il à Mammy qu'il rencontra un instant après; le Seigneur lui a mis sa marque sur le front.
—Oui, oui, fit Mammy en élevant ses mains vers le ciel, c'est ce que j'ai toujours dit. Elle n'a jamais ressemblé aux enfants qui doivent vivre! Il y a toujours eu quelque chose de profond dans ses yeux. J'en ai bien souvent parlé à madame.... Voilà que cela approche.... nous le voyons bien tous.... Pauvre petit agneau du bon Dieu!»
Évangéline vint en courant rejoindre son père sous la galerie. Le soleil descendait à l'horizon, et semait derrière elle comme des rayons de gloire. Elle était en robe blanche, ses cheveux blonds flottaient, ses joues étaient animées, et la fièvre, qui brûlait son sang, donnait à ses yeux un éclat surnaturel.
Saint-Clare l'avait appelée pour lui montrer une statuette qu'il venait de lui acheter. Mais son seul aspect le frappa d'une émotion aussi soudaine que pénible. Il y a un genre de beauté à la fois si parfaite et si fragile que nous ne pouvons en supporter la vue. Le pauvre père la serra tout à coup dans ses bras et oublia ce qu'il voulait lui dire.
«Éva chérie, vous êtes mieux depuis quelques jours.... N'est-ce pas que vous êtes mieux?
—Papa, dit Éva avec fermeté, il y a bien longtemps que j'ai quelque chose à vous dire. Je veux vous le dire maintenant, avant que je sois devenue trop faible.»
Saint-Clare se sentit trembler. Éva s'assit sur ses genoux, appuya sa petite tête sur sa poitrine et lui dit:
«Il est inutile, papa, de s'occuper de moi plus longtemps. Voici venir le moment où je vous quitterai.... Je m'en vais pour ne plus revenir....»
Évangéline soupira.
—Ah! comment, ma chère petite Éva, dit Saint-Clare d'une voix qu'il voulait rendre gaie et que l'émotion rendait tremblante, vous devenez nerveuse? vous vous laissez abattre!... Il ne faut pas vous abandonner à ces sombres pensées.... Voyez! je vous ai acheté une petite statuette.
—Non, père, dit Éva en repoussant doucement l'objet, il ne faut pas vous y tromper.... Je ne suis pas mieux, je le vois bien.... Je vais partir avant peu.... Je ne suis pas nerveuse, je ne me laisse pas abattre.... Si ce n'était pour vous, père, et pour ceux qui m'aiment, je serais parfaitement heureuse.... Il faut que je m'en aille... bien loin, bien loin!
—Mais qu'as-tu, chère, et qui donc a rendu ce pauvre petit cœur si triste?... On te donne ici tout ce qui peut te rendre heureuse!
—J'aime mieux aller au ciel: cependant, à cause de ceux que j'aime, je voudrais bien consentir à vivre encore. Il y a bien des choses ici qui m'attristent, qui me semblent terribles.... J'aimerais mieux être là-haut.... et pourtant je ne voudrais pas vous quitter.... Tenez! cela me brise le cœur.
—Eh bien! dites-moi ce qui vous attriste, Éva! Dites-moi ce qui vous semble si terrible.
—Mon Dieu! des choses qui se sont toujours faites.... qui se font tous les jours.... Tenez! ce sont tous nos esclaves qui m'affligent.... ils m'aiment bien, ils sont tous bons et tendres pour moi.... je voudrais qu'ils fussent libres....
—Mais, chère petite, voyez!... est-ce qu'ils ne sont pas assez heureux chez nous?...
—Oui, papa; mais, s'il vous arrivait quelque chose, que deviendraient-ils?... Il y a très-peu d'hommes comme vous, papa.... Mon oncle Alfred n'est pas comme vous, ni maman non plus.... Pensez aux maîtres de la pauvre Prue.... Oh! quelles affreuses choses! les gens font et peuvent faire!... Elle frissonna.
—Ma chère enfant, vous êtes trop impressionnable.... je regrette que l'on vous ait jamais conté de telles histoires.
—Eh bien oui, père, c'est là ce qui me tourmente! Vous voulez que je vive heureuse.... que je n'aie ni peines ni souffrances.... que je n'entende pas même une histoire triste.... quand il y a de pauvres gens qui n'ont que des douleurs et du chagrin toute leur vie.... Cela me semble égoïste!... Il faut que je connaisse ces douleurs.... il faut que j'y compatisse.... Tenez, père, ces choses-là tombent dans mon cœur et s'y enfoncent profondément.... Cela me fait penser.... penser! Papa, est-ce qu'il n'y aurait vraiment pas du tout moyen de rendre la liberté à tous les esclaves?
—C'est bien difficile à faire, mon enfant.... L'esclavage est une bien mauvaise chose, au jugement de bien du monde, et moi-même je le condamne.... Je désirerais de tout mon cœur qu'il n'y eût plus un seul esclave sur la terre; mais le moyen d'en arriver là, je ne le connais pas!
—Papa! vous êtes si bienveillant, si affectueux, si bon, vous savez si bien toucher en parlant!... Ne pouvez-vous point aller un peu dans les habitations... et essayer de persuader aux gens de faire... ce qu'il faut? Quand je serai morte, père, vous penserez à moi.... et, pour l'amour de moi, vous ferez cela.... Je le ferais moi-même si je pouvais!
—Morte, Éva?... Quand tu seras morte!... Oh! ne me parle pas ainsi, enfant.... N'es-tu pas tout ce que je possède au monde?
—L'enfant de cette pauvre vieille Prue était aussi tout ce qu'elle possédait!... et elle l'a entendu pleurer sans pouvoir le secourir. Papa! ces pauvres créatures aiment leurs enfants autant que vous m'aimez.... Oh! faites quelque chose pour elles! Tenez, cette pauvre Mammy aime ses enfants.... je l'ai vue pleurer en parlant d'eux! Tom aime aussi ses enfants, dont il est séparé.... Ah! père, c'est terrible de voir ces choses-là tous les jours.
—Allons, allons, cher ange! dit Saint-Clare d'une voix pleine de tendresse, ne vous affligez plus, ne parlez plus de mourir.... Je vous promets de faire tout ce que vous voudrez.
—Eh bien, cher père! promettez-moi que Tom aura sa liberté aussitôt que.... Elle s'arrêta; puis, avec un peu d'hésitation: Aussitôt que je serai partie.
—Oui, chère, je ferai tout ce que vous me demanderez.
—Cher père, ajouta-t-elle en mettant sa joue brûlante contre la joue de son père, combien je voudrais que nous pussions nous en aller ensemble!
—Et où donc, chère?
—Dans la demeure de notre Sauveur.... C'est le séjour de la paix.... de la douceur et de l'amour....»
L'enfant en parlait naïvement comme d'un lieu dont elle serait revenue.
«Ne voulez-vous point y venir, père?»
Saint-Clare la pressa contre sa poitrine, mais il ne répondit rien.
«Vous viendrez à moi,» reprit l'enfant d'une voix calme, mais pleine d'assurance.
Elle prenait souvent cette voix-là sans même s'en douter.
«Oui, je vous suivrai, dit Saint-Clare.... je ne vous oublierai pas....»
Cependant le soir versait autour d'eux une ombre plus solennelle. Saint-Clare s'assit. Il ne parlait plus, mais il serrait contre son cœur cette forme frêle et charmante. Il ne voyait plus le regard profond, mais la voix venait encore à lui, pareille à la voix d'un esprit; et alors, comme une sorte de vision du jugement dernier, il lui sembla revoir tout le passé de sa vie, qui se levait devant ses yeux. Il entendait les prières et les cantiques de sa mère; il sentait de nouveau ses jeunes désirs et ses aspirations vers le bien; et puis, entre ces moments bénis et l'heure présente, il y avait les années sceptiques et mondaines, ce que l'on appelle la vie comme il faut! Ah! nous pensons beaucoup, beaucoup dans un tel moment.... Les réflexions et les sentiments se pressaient dans l'âme de Saint-Clare, mais il ne trouvait pas de paroles.
La nuit était venue.... Il porta sa fille dans sa chambre, et, quand elle fut prête pour la nuit, il renvoya les femmes, et la prenant encore une fois dans ses bras, il la berça jusqu'à ce qu'elle se fût doucement endormie.
CHAPITRE XXV.
La petite Évangéliste.
C'était une après-midi de dimanche. Saint-Clare était étendu sur une chaise longue. Il fumait sous la véranda. Marie était couchée sur un sofa, contre la fenêtre du salon qui s'ouvrait sur la galerie. Elle était protégée contre les moustiques par un voile de gaze. Elle tenait, d'une main languissante, un livre de prières élégamment relié; elle tenait ce livre parce que c'était dimanche, et elle s'imaginait qu'elle l'avait lu, bien qu'en réalité elle se fût contentée de faire quelques petits sommes, le livre à la main.
Miss Ophélia qui, après bien des recherches, avait découvert, à quelque distance, une réunion méthodiste, y était allée, conduite par Tom et accompagnée d'Éva.
«Je vous dis, Augustin, faisait Marie après avoir un instant rêvé, qu'il faut envoyer à la ville chercher mon docteur Posey. Je suis sûre que j'ai une maladie de cœur!
—Eh! mon Dieu, ma chère, qu'avez-vous besoin de ce médecin? Celui d'Éva me paraît fort capable!
—Je ne m'y fierais pas dans un cas grave.... et tel est le mien, j'ose le dire.... J'y ai songé ces deux ou trois dernières nuits.... J'ai eu tant d'épreuves à subir.... et j'ai une sensibilité si douloureuse!...
—Imaginations! Marie! Je ne crois pas à votre maladie de cœur....
—Oh! je sais bien que vous n'y croyez pas; je devais m'attendre à cela!... Un rhume d'Éva vous inquiète..., mais moi! je suis bien le moindre de vos soucis....
—Mon Dieu! ma chère, si vous y tenez, après tout, à avoir une maladie de cœur.... je soutiendrai, envers et contre tous, que vous en avez une.... seulement, je ne le savais pas!...
—Je désire qu'un jour vous n'ayez pas à vous repentir de vos railleries.... mais, que vous le croyiez ou non, mes inquiétudes pour Éva, la peine que je me suis donnée pour cette chère enfant, ont développé le germe que je porte en moi depuis longtemps.»
Il eût été assez difficile de dire quelles peines Marie s'était données. C'est la réflexion que Saint-Clare se fit à part lui en s'en allant fumer plus loin, comme un vrai mari sans cœur, jusqu'à ce que la voiture revint, ramenant miss Ophélia et sa nièce Éva, qui descendirent au pied du perron.
Miss Ophélia, suivant son habitude, alla tout droit à sa chambre pour ôter son châle et son chapeau. Éva alla se poser sur les genoux de son père, pour lui raconter ce qu'elle avait entendu à l'office.
Ils entendirent bientôt les retentissantes exclamations de miss Ophélia, dont la chambre s'ouvrait aussi sur la véranda. Miss Ophélia adressait de violents reproches à quelqu'un.
«Quel nouveau méfait Topsy a-t-elle donc commis? dit Saint-Clare.... Tout ce bruit est à cause d'elle, je le parierais!»
Un instant après miss Ophélia, toujours indignée, parut, traînant la coupable après elle.
«Venez ici, disait-elle, je vais le dire à votre maître.
—Eh bien! qu'est-ce? qu'y a-t-il encore? demanda Augustin.
—Il y a que je ne veux plus être tourmentée par cette petite peste. Je ne puis la souffrir davantage. C'est plus que la chair et le sang n'en peuvent supporter. Figurez-vous! je l'avais enfermée là-haut, et je lui avais donné une hymne à étudier. Que fait-elle? Elle épie l'endroit où je mets ma clef, elle va à ma commode, prend une garniture de chapeau et la taille en pièces pour faire des robes de poupées. Je n'ai de ma vie rien vu de pareil!
—Je vous disais bien, cousine, fit Marie, que vous vous apercevriez un jour qu'on ne peut élever ces créatures-là sans sévérité. S'il m'était permis, ajouta-t-elle en lançant un regard plein de reproches à son mari, s'il m'était permis d'agir comme je l'entends.... j'enverrais cette créature à la correction.... je la ferais fouetter.... jusqu'à ce qu'elle ne pût tenir sur ses jambes....
—Je n'en doute pas le moins du monde, fit Saint-Clare. Que l'on me parle maintenant de la douce tutelle des femmes! Je n'en ai pas vu une douzaine dans ma vie qui ne fussent disposées à vous faire assommer un cheval ou un esclave.... pour peu qu'on les laissât faire.
—Toujours vos fades railleries, Saint-Clare! Notre cousine est une femme de sens, et elle juge maintenant comme moi.»
Miss Ophélia était susceptible de l'indignation que peut éprouver, à ses heures, une sage et calme maîtresse de maison. Cette indignation avait été assez justement excitée par la conduite de Topsy, et, à sa place, beaucoup de nos lectrices eussent fait comme elle; mais les paroles de Marie, qui allaient bien au delà du but, la refroidirent singulièrement.
«Pour rien au monde, dit-elle, je ne saurais voir traiter cet enfant aussi cruellement. Mais je vous l'avoue, Augustin, je suis à bout de voie. Je lui ai donné leçons sur leçons.... je l'ai sermonnée à m'en fatiguer.... je l'ai même fouettée.... punie de toutes les manières.... et rien! elle est aujourd'hui ce qu'elle était le premier jour.
—Allons, ici, petite guenon!» fit Saint-Clare, appelant l'enfant à lui.
Topsy approcha. Ses yeux ronds et malins brillaient et clignotaient. On y voyait un mélange de crainte et d'espièglerie.
«Pourquoi vous conduire ainsi? demanda Saint-Clare, que cette étrange physionomie intéressait toujours.
—C'est mon mauvais cœur, à ce que dit miss Phélia, répondit Topsy d'un ton piteux.
—Ne savez-vous tout ce que miss Ophélia a fait pour vous? Elle assure qu'elle a fait tout ce qu'elle a pu imaginer....
—Las! m'sieu, ma vieille maîtresse en disait autant aussi.... Elle me fouettait un petit peu plus fort, elle m'arrachait les cheveux et me cognait la tête contre la porte.... mais ça n'me faisait pas de bien! Je crois que, si on m'avait arraché tous les cheveux brin à brin, ça n'm'aurait pas fait davantage!... J'suis si méchante! Las! m'sieu, vous savez, je n'suis qu'une négresse! c'est comme cela que nous sommes, nous autres!
—Allons, je l'abandonne, fit miss Ophélia, je ne puis pas avoir ce tracas plus longtemps.
—Voulez-vous me permettre une seule question? dit Saint-Clare.
—Laquelle?
—Si votre Évangile n'est pas assez fort pour convertir un de ces pauvres petits païens que vous avez là entre les mains, à vous toute seule, à quoi bon envoyer deux malheureux missionnaires parmi des milliers d'individus qui ne valent pas mieux que Topsy? Topsy est un échantillon d'un million d'autres!»
Miss Ophélia ne répondit rien; mais Éva, qui était restée témoin silencieux de toute la scène, fit signe à Topsy de la suivre. Il y avait dans un coin de la galerie une petite pièce vitrée dont Saint-Clare se servait comme de salon de lecture. C'est là qu'Éva et Topsy se retirèrent.
«Que veut faire Éva? dit Saint-Clare; il faut que je voie.»
Et, s'avançant sur la pointe des pieds, il souleva le rideau de la porte vitrée et regarda, puis, mettant un doigt sur ses lèvres, il fit signe à miss Ophélia de s'approcher tout doucement.
Les deux enfants étaient assises sur le plancher, le visage tourné du côté de la porte.... Topsy avait son air d'insouciance et de malice habituelle. Mais, au contraire, Éva, en face d'elle, paraissait profondément émue; il y avait des larmes dans ses grands yeux.
«Qu'est-ce qui vous rend si méchante, Topsy? Pourquoi ne voulez-vous point essayer d'être bonne? Est-ce que vous n'aimez personne, Topsy?
—Je n'ai personne à aimer, dit Topsy. J'aime le sucre candi. Je n'aime pas autre chose.
—Mais vous aimez votre père et votre mère.
—Je n'en ai pas eu, vous savez.... je vous l'ai déjà dit, miss Éva.
—Oh! c'est vrai, répondit Éva tristement. Mais n'avez-vous point un frère, une sœur, une tante!
—Non, non.... ni rien, ni personne!
—Eh bien! si vous vouliez seulement essayer d'être bonne, vous pourriez....
—J'aurais beau faire, je ne serais jamais qu'une négresse! dit Topsy. Ah! si je pouvais me faire écorcher et devenir blanche, alors j'essayerais....
—Mais on peut vous aimer, bien que vous soyez noire, Topsy. Si vous étiez bonne, miss Ophélia vous aimerait.»
Topsy fit entendre le ricanement brusque et court dont elle se servait habituellement pour exprimer son incrédulité.
«Vous ne croyez pas? reprit Éva.
—Non! pas du tout: elle ne peut pas me supporter parce que je suis noire.... elle aimerait mieux toucher un crapaud que de me toucher!... Personne ne peut aimer les nègres, et les nègres ne peuvent rien faire de bon.... Qu'est-ce que cela me fait?... Et Topsy se mit à siffler!...
—O Topsy, pauvre enfant, je vous aime, moi! fit Éva, dont le cœur éclata tout d'un coup; et elle appuya sa petite main fine et blanche sur l'épaule de Topsy. Oui, je vous aime, reprit-elle, parce que vous n'avez ni père, ni mère, ni amis.... parce que vous êtes une pauvre fille maltraitée.... Je vous aime! et je veux que vous soyez bonne.... Tenez, Topsy, je suis bien malade, et je crois que je ne vivrai pas longtemps.... Eh bien! cela me fait de la peine de vous voir méchante.... je voudrais vous voir essayer d'être bonne par amour pour moi. Mon Dieu! je n'ai que bien peu de temps à rester avec vous!»
Et les larmes débordèrent des yeux perçants de la petite négresse et roulant lentement, une à une, elles tombèrent sur la petite main blanche d'Éva. Oui, dans cet instant, un éclair de la vraie foi, un rayon de la clarté céleste traversa les ténèbres de cette âme païenne; elle posa sa tête entre ses genoux et pleura et sanglota. Cependant l'autre belle enfant, penchée sur elle, semblait l'ange brillant du Seigneur, qui s'incline pour relever le pécheur abattu.
«Pauvre Topsy! reprit Éva, ne savez-vous pas que Jésus nous aime tous également? il veut vous aimer aussi bien que moi.... il vous aime comme je fais, mais il vous aime plus parce qu'il est meilleur.... il vous aidera à être bonne, et à la fin vous pourrez aller au ciel et devenir un bel ange pour toujours, aussi bien que si vous aviez été blanche. Songez-y bien, Topsy, vous pouvez être un jour un de ces esprits tout brillants, comme il y en a dans les cantiques de Tom.
—O chère miss Éva! ô chère miss Éva! dit l'enfant, j'essayerai, j'essayerai!... Jusqu'ici tout cela m'avait été bien égal!»
Saint-Clare laissa retomber le rideau.
«Elle me rappelle ma mère, dit-il à miss Ophélia; c'est bien ce qu'elle me disait: Si nous voulons rendre la vue aux aveugles, il faut faire comme le Christ faisait, les appeler à nous et mettre nos mains sur eux!
—J'ai toujours eu un préjugé contre les nègres, dit miss Ophélia, je ne pouvais souffrir que cette petite me touchât; mais je ne pensais point qu'elle s'en aperçût!
—N'espérez pas cacher cela aux enfants! dit Saint-Clare; comblez-les de faveurs et de bienfaits, vous n'exciterez pas en eux le moindre sentiment de gratitude, tant qu'ils devineront cette répugnance de votre cœur.... c'est étrange, mais cela est.
—Je ne sais comment je pourrai me vaincre là-dessus, dit miss Ophélia, ils me sont désagréables.... particulièrement cette petite.... Comment vaincre ces sentiments?
—Voyez Éva!
—Oh! Éva! elle est si aimante!.... Après tout, elle fait comme le Christ.... Ah! je voudrais être comme elle: elle me fait ma leçon!
—Ce ne serait pas la première fois qu'un petit enfant aurait instruit un vieil écolier,» répondit Saint-Clare.