La case de l'oncle Tom; ou, vie des nègres en Amérique
Ainsi, pour revêtir la tunique des cieux,
Il rejette au tombeau le linceul odieux,
Vêtement de la mort et voile du silence!
Il échappe au péché, d'un bond victorieux,
Et les liens brisés de son âme asservie
Tombent; et le pardon avec la liberté
Descendent sur le seuil de sa nouvelle vie,
Qui s'appelle immortalité!
Mme Smyth les conduisit bientôt dans la demeure hospitalière d'un bon missionnaire que la charité chrétienne avait placé là, comme un pasteur, pour recueillir les ouailles égarées et perdues, qui viennent sans cesse chercher un asile sur ces bords.
Qui pourra jamais dire les ravissements de ce premier jour de liberté?
Oh! il y a un sixième sens, le sens de la liberté, plus noble et plus élevé cent fois que les autres sens! Se mouvoir, parler, respirer, aller, venir, sans contrôle et sans danger! Qui pourra jamais dire ce repos béni, qui descend sur l'oreiller d'un homme libre, à qui les lois assurent la jouissance des droits que Dieu lui a donnés? Qu'il était charmant et beau pour sa mère, ce visage endormi d'un enfant que le souvenir de mille dangers rendait plus cher!... Oh! pour eux, dans l'exubérance de leur félicité, le sommeil ne leur était pas possible: et cependant ils n'avaient pas un pouce de terre à eux, pas un toit qui leur appartînt; ils avaient dépensé jusqu'à leur dernier dollar.... Ils avaient ce qu'a l'oiseau dans les airs, la fleur dans les champs.... et ils ne pouvaient pas dormir à force de bonheur!
Ah! vous qui prenez à l'homme la liberté, quelles paroles trouverez-vous pour répondre à Dieu?
CHAPITRE XXXVIII.
La victoire.
Combien parmi nous, dans ce chemin pénible de la vie, n'ont pas trop souvent éprouvé qu'il est bien plus aisé de mourir que de vivre?
Le martyr, en face de la mort pleine d'horreurs, de tourments et d'angoisses, trouve dans les terreurs mêmes de son destin un aiguillon et un soutien; il y a comme une excitation vive, une fièvre, une ardeur qui nous fait bravement traverser cette crise de souffrance—le sentiment de l'éternelle gloire.
Mais vivre, mais porter jour après jour le poids, l'amertume, la honte de la servitude.... sentir chacun de ses nerfs torturé, toutes les fibres de la sensibilité l'une après l'autre émoussées.... souffrir ce long martyre du cœur.... voir s'écouler lentement, goutte à goutte, le sang, le meilleur sang de la vie.... ah! voilà la pierre de touche qui fait voir ce qu'il y a vraiment dans un homme ou dans une femme.
Quand Tom se trouva face à face avec son persécuteur, quand il entendit ses menaces, quand il crut que son heure était venue, son cœur battit brave et joyeux dans sa poitrine, il sentit qu'il pouvait supporter les tortures et le feu.... tout, en un mot.... en reportant ses yeux sur la vision bénie de Jésus et du ciel. Mais quand le bourreau fut parti, quand l'excitation présente se fut calmée, alors revint le sentiment de la douleur, alors il s'aperçut que ses membres étaient brisés et moulus, alors il comprit à quel point il était abandonné, dégradé, avili, et sans espoir.
Ce fut une pénible et longue journée.
Longtemps avant qu'il fût guéri de sa blessure, Legree exigea qu'il reprît le travail des champs. Ce furent des tyrannies, des vexations, des injustices de toutes sortes.... tout ce que pouvait inventer l'esprit d'un homme aussi vil que méchant. Celui de nous qui a fait vraiment l'épreuve du malheur, même avec tous les allégements que notre position nous accorde, sait à quel point nous devenons irritables et nerveux. Tom ne s'étonna plus de la sombre tristesse de ses compagnons.... il voyait s'enfuir cette sereine et douce résignation de sa vie, chassée enfin par l'invasion de ce même désespoir dont il était le témoin; il s'était flatté de pouvoir lire la Bible à ses moments de loisirs.... il vit bientôt que chez Legree il n'y avait point de loisir.... Quand la saison pressait, Legree faisait, sans remords, travailler fête et dimanche. Et pourquoi donc ne l'eût-il pas fait? c'était le moyen d'avoir plus de coton et de gagner son pari.... cela lui faisait bien perdre quelques esclaves de plus.... mais cela lui permettait aussi d'en avoir d'autres.... et de meilleurs.... D'abord Tom avait lu chaque soir, au retour de la tâche quotidienne, aux lueurs vacillantes du foyer, un ou deux versets de la Bible. Mais après le cruel traitement qu'il avait reçu, quand il revenait des champs, s'il essayait de lire, sa tête bourdonnait, ses yeux se troublaient, et, tout épuisé, il s'étendait sur le sol avec ses compagnons.
La paix religieuse, la confiance en Dieu qui l'avait soutenu jusque-là, faisaient place maintenant à de sombres accès de doute et de désespoir. Il avait sans cesse devant les yeux le ténébreux problème de sa destinée.... les âmes brisées et terrassées, le mal triomphant, et Dieu silencieux!... Il y avait des semaines, des mois, où son âme douloureuse était remplie de ténèbres et d'amertume. Il pensait à la lettre que miss Ophélia avait écrite à ses amis du Kentucky, et il priait Dieu ardemment d'envoyer quelqu'un pour le délivrer.... Chaque jour il avait le vague espoir de voir arriver quelqu'un pour le racheter.... Personne ne venait, et dans son cœur, sa pensée retombait plus désolée encore et plus navrante!... Il était donc bien inutile de servir Dieu.... puisque Dieu oubliait ainsi! Quelquefois il voyait Cassy; quelquefois, quand il était appelé à l'habitation, il entrevoyait Emmeline, languissante et abattue.... Il ne s'occupait plus guère d'elle.... il n'avait, hélas! le temps de s'occuper de personne!
Un soir, auprès de quelques maigres tisons qui faisaient cuire son souper, il était assis dans un état de prostration et d'accablement complet. Il jeta quelques broussailles sur le feu pour obtenir quelques lueurs, et il tira sa Bible de sa poche; il trouva tous ces passages remarqués qui souvent avaient fait battre son cœur, ces paroles des patriarches et des prophètes, des poëtes et des sages, les voix qui sortent de cette «grande nuée de témoins,» comme parle l'Écriture, qui nous entoure sur le chemin de la vie.... Les mots sacrés avaient-ils perdu leur pouvoir, l'œil obscurci et presque éteint n'en pouvait-il retrouver le sens? Rien ne répondait-il plus à cette inspiration jadis toute-puissante?
Tom soupira profondément.... et il remit le livre dans sa poche.
Un gros éclat de rire retentit tout près de lui.
Tom releva les yeux; il aperçut Legree.
«Eh bien! vieux, vous trouvez à la fin que la religion ne sert pas à grand'chose.... Je savais bien que je fourrerais cela dans votre tête de laine!»
Ce sarcasme fut plus cruel pour Tom que la faim, que le froid, que la nudité!
Il ne répondit rien.
«Vous êtes une bête! reprit Legree: quand je vous achetai, j'avais de bonnes intentions pour vous. Vous auriez été ici beaucoup mieux que Sambo et Quimbo, vous auriez eu du bon temps: au lieu d'être fouetté tous les jours ou tous les deux jours, c'est vous qui auriez fouetté les autres; vous vous seriez promené partout, et de temps en temps, pour vous réchauffer, on vous aurait donné un verre de punch ou de wisky.... Allons! est-ce que cela n'eût pas été bien plus raisonnable? Voyons, jetez-moi au feu ce paquet de bêtises, et entrez dans mon Église.
—Dieu m'en garde! s'écria Tom avec ferveur.
—Vous voyez bien que Dieu ne vous protége pas.... s'il vous protégeait, il n'aurait pas permis que je vous achetasse! votre religion, c'est un tas de mensonges!... je le sais bien, allez! vous feriez mieux de vous attacher à moi.... je suis quelqu'un et je puis quelque chose!
—Non, maître, dit Tom, non! que le Seigneur m'assiste ou qu'il m'abandonne, je m'attacherai à lui, je croirai en lui jusqu'à la fin.
—Vous n'en êtes que plus stupide, fit Legree en crachant dédaigneusement sur lui et en le repoussant du pied; n'importe, je vous abattrai, je vous réduirai.... vous verrez!»
Et Legree s'éloigna.
Quand un poids pesant nous oppresse et qu'il nous a refoulés aussi bas que possible, il y a en nous comme un effort soudain et désespéré, et nous voulons soulever ce poids.... Souvent l'angoisse la plus douloureuse précède le reflux de la joie et du courage.
Il en fut ainsi pour Tom.
Le sarcasme athée et cruel de son maître acheva d'abattre son âme; il se cramponnait encore d'une main fidèle au roc de la foi, mais par une étreinte désespérée et bientôt vaincue.... il restait assis auprès du feu, dans une immobilité de statue. Tout à coup il lui sembla qu'autour de lui les objets disparaissaient, et une vision passa devant ses yeux. Il voyait une tête couronnée d'épines, souffletée et sanglante. Il contemplait, avec autant d'étonnement que de respect, la majestueuse patience de ce visage; le regard mélancolique et profond de ces yeux lui remuait le cœur; il sentait couler en lui des torrents d'émotion, il étendit les bras et tomba à genoux.... Mais tout à coup la vision changea: les épines aiguës devinrent des rayons de gloire, et ce même visage, éclatant d'ineffables splendeurs, se pencha, plein de tendresse et de compassion, vers lui, et une voix dit:
«Celui qui aura vaincu viendra s'asseoir avec moi sur mon trône, comme moi qui ai vaincu je me suis assis avec mon Père sur son trône!»
Combien de temps dura cette extase, Tom lui-même ne le sut jamais. Quand il revint à lui, le feu s'était éteint, la rosée abondante et pénétrante avait mouillé ses vêtements; mais la crise terrible était passée, et, dans la joie qui remplissait son âme, il ne sentait ni la faim, ni le froid, ni l'outrage, ni la misère! Oui, dans le plus profond de son cœur, à ce même instant, il renonça pour jamais à toutes les espérances de la vie présente, et il offrit sa propre volonté en sacrifice d'immolation au Dieu infini! puis il porta ses regards vers ces étoiles, silencieuses, éternelles images de ces troupes d'anges qui ne cessent jamais d'abaisser leurs regards sur l'homme, et dans la solitude de la nuit il entendit retentir les paroles triomphantes d'un hymne qu'il avait souvent chanté dans des jours plus heureux, mais jamais avec un tel sentiment:
Et le soleil s'éteindra dans les cieux;
Mais le Seigneur, mon Dieu, qui me protége,
D'un éternel éclat brille devant mes yeux.
Je meurs! Au séjour des étoiles
Les anges dans leurs bras m'ont déjà transporté,
Et ma main soulève les voiles
Qui cachent les secrets de l'immortalité.
Passez, passez toujours, fugitives années!
Les siècles par milliers sur nous s'en vont glissant;
De rayons éternels nos têtes couronnées
Auront, à tout moment du cycle renaissant;
Autant de jours qu'en commençant!
Ceux de nos lecteurs qui ont étudié les mœurs religieuses des esclaves ont dû entendre plusieurs fois des récits pareils à ceux que nous venons de faire. Nous en avons nous-même, et de leurs lèvres, recueilli de fort touchants. Les psychologues nous parlent d'un certain état dans lequel les sentiments et les idées acquièrent une telle influence et une telle intensité, qu'ils s'emparent des sens extérieurs et les contraignent à leur obéir et à rendre palpable et visible le rêve intérieur. Qui pourra jamais dire jusqu'où l'esprit souverain et dominateur peut amener notre pauvre machine humaine? Qui connaît tous les moyens qu'on emploie pour consoler les affligés? Si le pauvre esclave abandonné croit que Jésus lui est apparu et lui a parlé, qui donc osera le contredire? N'a-t-il pas annoncé que sa mission était de soulager ceux qui souffrent et de délivrer ceux qu'on opprime?
Les lueurs blanchâtres de l'aube rappelèrent les travailleurs aux champs. Parmi ces malheureux chancelants, accablés, il y en avait un qui marchait d'un pas triomphant; car plus ferme que le sol même sur lequel il marchait était sa foi dans le souverain, dans l'éternel amour! Ah! Legree, tu peux maintenant essayer tes forces! le chagrin, l'humiliation, l'angoisse, le besoin, la perte de toute chose ne feront que le précipiter dans la voie qui le conduira au sanctuaire éternel, où il sera pontife et roi dans le sein de Dieu!
Depuis cet instant, une impénétrable atmosphère de calme et de paix entoura l'humble cœur de l'opprimé. Le Sauveur, toujours présent, faisait sa demeure dans son âme! C'en est fait de ces regrets terrestres, de ces regrets qui saignent! c'en est fait de ces fluctuations, et l'espérance, la crainte et le désir, la volonté humaine, résistante, luttante, sanglante, était abîmée dans la volonté de Dieu. Il sentait si bien que c'était la fin du voyage, l'éternel bonheur lui semblait si proche, si vivant, que la vie était maintenant désarmée; elle ne pouvait plus rien contre lui!
C'était un changement qui n'échappait à personne. La joie et la gaieté lui revenaient. C'était une tranquillité qu'aucune insulte, aucune injure ne pouvaient plus troubler.
«Qu'a donc ce diable de Tom? demandait Legree à Sambo. Il y a quelques jours, il était sot et abattu; et le voilà maintenant gai comme un pinson!
—Dame! maître.... il songe peut-être à s'en aller.
—Je voudrais bien qu'il essayât, dit Legree avec une grimace sauvage.... Hein? s'il essayait, Sambo!
—Hi! hi! ça ferait bien! dit l'horrible gnome, avec un rire obséquieux. Dieu! que ce serait drôle de le voir patauger dans la boue, courant, passant à travers les branches.... et les chiens sur lui!... Ah! Dieu! que je rirais donc! comme quand nous avons repris Molly.... Je croyais que les chiens l'auraient dévorée avant que je pusse les retirer.... Elle en porte encore les marques maintenant.
—Et je réponds qu'elle les portera jusqu'à la mort, dit Legree. Mais attention, Sambo! Si le nègre veut partir, saute dessus....
—Maître, rapportez-vous-en à moi, dit Sambo; je reprendrai le lapin.... Ah! ah! ah!»
Ce dialogue avait lieu entre nos personnages au moment où Legree montait à cheval pour se rendre à la ville voisine.
La nuit, en s'en revenant, il jugea à propos de faire un détour et d'inspecter le quartier.
La nuit était splendide. La lune brillait au ciel; les grandes ombres des beaux arbres de Chine dessinaient sur le gazon leurs maigres silhouettes amincies. Il y avait dans l'air cette sorte de tranquillité transparente qu'on ne trouble pas sans crime. Comme Legree approchait des quartiers, il entendit une voix qui chantait.... C'était rare d'entendre chanter dans un tel lieu; il s'arrêta pour écouter. C'était une voix de ténor; elle chantait:
De notre gloire écrite aux cieux,
Je chasse la peur chimérique
Et sèche les pleurs de mes yeux.
Oui, que le monde se déchaîne,
Que l'enfer s'ouvre mugissant;
De Satan je brave la haine,
Je ris d'un monde menaçant!
Que le malheur, sombre déluge,
Que des tempêtes de douleur
S'abattent sur moi! Mon refuge,
Ma paix, mon tout, c'est toi, Seigneur!
«Oh, oh! se dit Legree, est-ce qu'il croit cela? le croit-il? Comme je hais ces maudits hymnes méthodistes!... Ici, nègre, ici! fit-il en s'élançant sur Tom et en levant son fouet.... Comment osez-vous bien être encore debout quand vous devriez être au lit?... Fermez votre vieille mâchoire noire et rentrez chez vous.... vite!
—Oui, maître,» dit Tom, empressé et joyeux; et il se prépara à rentrer chez lui.
Le bonheur évident de Tom excita au plus haut point l'irritation de Legree. Il s'avança et laboura de coups les épaules et la tête de l'esclave.
«Allons, chien! es-tu aussi content maintenant?»
Les coups ne tombaient que sur l'homme extérieur, ils ne tombaient plus sur le cœur, comme auparavant. Tom resta calme et soumis, et cependant Legree sentit que son pouvoir lui échappait.... sa victime n'était plus sensible. Tom rentra dans sa case. Legree fit faire une volte à son cheval; un éclair passa dans cette âme sombre et méfiante, et y fit briller les lueurs fulgurantes de la conscience. Il comprit que c'était Dieu qui se dressait entre lui et sa victime, et il blasphéma Dieu! Cet homme soumis et silencieux, que ni les railleries, ni les menaces, ni les cruautés ne pouvaient plus émouvoir, réveilla en lui une voix pareille à celle que le divin Maître faisait parler dans l'âme des possédés. Cette voix disait: «Qu'avons-nous à démêler avec toi, Jésus de Nazareth? es-tu venu pour nous tourmenter avant le temps?»
L'âme de Tom débordait de pitié et de sympathie pour tous les pauvres malheureux qui l'entouraient; il lui semblait que les chagrins de sa vie étaient désormais passés, et, de ce trésor de paix et de joie dont le ciel lui avait fait don, il voulait épancher les richesses sur ceux qui souffraient à ses côtés. Il est vrai qu'il en avait rarement l'occasion; mais en allant aux champs, en revenant aux quartiers, pendant les heures du travail, il trouvait encore le moyen de réconforter et de soulager les faibles et les découragés. Ces pauvres créatures, épuisées, abruties, ne pouvaient pas comprendre une pareille conduite; et pourtant, quand ils virent pendant de longues semaines et de longs mois la persévérance de cette bonté, ils sentirent se remuer et vibrer les cordes les plus intimes de leur cœur! Graduellement, insensiblement, cet homme étrange, silencieux, patient, toujours prêt à porter le fardeau de chacun sans réclamer pour lui l'assistance de personne; qui se tenait à part de tout, se montrait le dernier partout, prenait moins que personne et partageait encore avec les autres; qui, dans les nuits glacées, abandonnait sa misérable couverture à quelque pauvre femme tremblante de fièvre; qui dans les champs remplissait le panier des plus faibles, au risque, terrible risque! de ne pas avoir son poids lui-même; qui, sans cesse poursuivi par ce cruel et implacable tyran, leur tyran à tous, ne se permettait jamais, cependant, une parole de blâme, une injure, une malédiction: cet homme acquit sur eux un étrange pouvoir! Quand la presse du travail se fut ralentie, quand on permit aux esclaves de jouir enfin de leurs dimanches, ils se rassemblèrent autour de Tom pour l'entendre parler de Jésus! Ils eussent été bien heureux de se réunir librement pour parler de Dieu, pour prier et pour chanter! Legree ne le voulait pas. Plus d'une fois, avec des jurements et des violences, il dispersa leurs petites réunions. La bonne nouvelle de l'Évangile ne pouvait plus s'annoncer que tout bas, du cœur à l'oreille. Plus d'entretien en commun!
Et cependant, qui pourrait dire avec quel bonheur simple et touchant quelques-uns de ces pauvres esclaves, pour qui la vie, hélas! n'était qu'un voyage sans joie vers un inconnu sans espérance, entendaient parler d'un Rédempteur plein de compassion et d'amour, et d'une patrie céleste? Tous les missionnaires vous diront qu'il n'y a point une race d'hommes sur la terre qui ait accueilli l'Évangile avec une docilité plus empressée que la race africaine. Le principe de la foi sans contrôle et de la confiance sans bornes est en quelque sorte un des éléments naturels de cette race. Maintes fois la semence d'une vérité, portée par le vent du hasard dans les cœurs les plus ignorants, a germé en fruits dont la saveur et l'abondance feraient honte aux cultures les plus habiles.
La pauvre mulâtresse, dont la simple foi avait été brisée et engloutie sous cette avalanche de cruautés et d'injures, sentait maintenant son âme se relever sous l'influence de la sainte Écriture et des hymnes que, sur le chemin du travail, Tom, l'humble missionnaire, murmurait à son oreille. Cassy elle-même, cette âme troublée, cette intelligence égarée, retrouvait un peu de calme et de douceur auprès de cette candeur aimante!
Réduite à un désespoir qui touchait à la folie, irritée par toutes les tortures qui avaient déchiré sa vie, Cassy avait formé dans son âme le projet de venger, dans une heure terrible, toutes les cruautés dont elle avait été le témoin ou la victime.
Une nuit, tout le monde dormait dans la case de Tom: Tom fut tout à coup réveillé. Il aperçut le visage de Cassy qui se montrait par le trou qui servait de fenêtre. Elle fit un geste silencieux pour l'engager à sortir.
Tom sortit.
Il pouvait être une ou deux heures du matin. Il faisait un magnifique clair de lune. Autour d'eux, tout était silence et calme. Un rayon de lumière tomba sur le visage de Cassy. Tom vit passer comme une flamme ardente dans ses yeux noirs et sauvages: ce n'était plus son morne désespoir.
«Venez ici, père Tom, dit-elle en lui mettant sa petite main sur le bras et en l'attirant à elle avec une telle force, qu'on eût dit que cette petite main était d'acier; venez ici; j'ai des nouvelles à vous donner!
—Qu'est-ce donc, miss Cassy? demanda Tom tout ému.
—Tom, voudriez-vous être libre?
—Je le serai, madame, quand il plaira à Dieu!
—Vous pouvez l'être cette nuit!... et il y eut encore un éclair sur le visage de Cassy.... Venez!»
Tom hésita.
«Venez! reprit-elle à voix basse, et en fixant sur lui ses grands yeux, venez! il dort profondément.... J'en ai mis assez dans son eau-de-vie pour qu'il dorme longtemps; si j'en avais eu davantage, je n'aurais pas eu besoin de vous.... mais venez.... la porte de derrière est ouverte; il y a une hache auprès, c'est moi qui l'y ai mise. La porte de sa chambre est ouverte, je vais vous montrer le chemin. J'aurais tout fait moi-même, mais je n'ai plus de force! Allons, venez donc!
—Non, madame, pas pour dix mille mondes! dit Tom avec fermeté et en reculant, malgré tous les efforts de Cassy pour le faire avancer.
—Mais pensez donc à tous ces pauvres malheureux! nous allons les mettre tous en liberté. Nous irons quelque part dans les savanes. Nous trouverons une île, nous y vivrons indépendants. Ces choses-là se font, dit-on, quelquefois.... Toute vie sera meilleure que celle-ci.
—Non! dit Tom, non! le bien ne peut jamais venir du mal; j'aimerais mieux me couper la main!
—Eh bien! je ferai tout moi-même, dit Cassy en s'éloignant.
—O miss Cassy! et Tom se jeta à genoux devant elle; au nom de ce cher Sauveur qui est mort pour nous, ne vendez pas ainsi votre précieuse âme au démon!... il ne sortira de tout cela que du mal! Le Seigneur ne nous appelle point à la vengeance. Il faut souffrir et attendre l'heure de Dieu!
—Attendre! dit Cassy; attendre! mais n'ai-je pas tant attendu déjà que mon cœur en est malade et ma raison obscurcie? Que ne m'a-t-il pas fait souffrir.... à moi.... et à toutes ces misérables créatures?... et vous-même, n'épuise-t-il pas goutte à goutte le sang de votre vie?... Oui.... je suis appelée.... oui! on m'appelle à la vengeance!... son tour est venu! je veux avoir le sang de son cœur!
—Non! non! dit Tom en s'emparant de ses mains qui se tordaient avec des mouvements convulsifs. Non! pauvre âme perdue! il ne faut pas, il ne faut pas! Le doux Seigneur n'a jamais versé d'autre sang que le sien, et il l'a versé pour nous quand nous étions ses ennemis.... Seigneur! aidez-nous à suivre vos traces et à aimer nos ennemis!
—Amen! dit Cassy avec un superbe regard. Aimer de tels ennemis! cela n'est pas dans la chair et le sang!
—Non, madame, ce n'est pas dans la nature.... mais c'est dans la grâce.... et cela s'appelle la victoire!... Quand nous pouvons aimer et prier, partout et malgré tout, la bataille est finie, et la victoire est venue! gloire à Dieu!...» Et l'œil humide, la voix tremblante, Tom regarda les cieux.
Oui, race africaine, appelée la dernière entre les nations, appelée à la couronne d'épines, à l'humiliation, à la sueur sanglante et aux agonies de la croix, race africaine, voilà ta victoire! voilà ton règne avec le Christ, quand le royaume du Christ descendra sur la terre!
Cette tendresse sympathique de Tom, cette douce voix, ces larmes émues, qui tombaient comme une rosée sur l'âme inquiète de cette pauvre femme, calmèrent le feu dévorant de ses regards; elle baissa les yeux.... et Tom sentit se détendre les muscles de sa main.
«Est-ce que je ne vous ai pas dit, reprit-elle, que les méchants esprits me suivaient? O père Tom! je ne puis pas prier.... je voudrais bien pouvoir! Je n'ai pas prié depuis que mes enfants ont été vendus. Ce que vous dites doit être juste.... oui, cela doit être!... Mais, quand je veux prier, je ne puis que haïr et maudire! non! je ne puis prier!...
—Pauvre âme! dit Tom tout ému, le démon veut vous avoir, et il vous passe à son crible comme du grain! Moi, je prie le Seigneur pour vous.... O miss Cassy! tournez-vous vers le doux Jésus, il est venu pour relever les cœurs brisés et pour consoler ceux qui pleurent.»
Cassy ne répondait rien, mais de grosses larmes tombaient de ses yeux baissés...
Tom la contempla un moment en silence; puis, d'une voix qui hésitait:
«Si vous pouviez vous en aller d'ici, si la chose était possible, je vous conseillerais de partir avec Emmeline, c'est-à-dire si vous le pouviez sans vous rendre coupable du sang versé.... Oh! pas autrement!
—Tenterez-vous la chance avec nous, père Tom?
—Non. Il y a un temps où je l'aurais fait.... mais Dieu m'a confié une tâche à remplir auprès de ces malheureux.... Je resterai avec eux; avec eux je porterai ma croix jusqu'à la fin! Il n'en est pas de même pour vous.... vous êtes trop tentée.... vous ne pourriez peut-être pas résister.... il vaut mieux que vous vous en alliez.... si vous pouvez.
—Je ne connais d'autre fuite que le tombeau! Il n'est point de bête sur la terre ou sous les eaux qui n'ait où se reposer; le serpent et l'alligator trouvent un gîte pour dormir en paix.... Pour nous seuls il n'y a rien!... Là-bas, au fond des savanes les plus épaisses, les chiens nous chasseront et nous trouveront.... Chacun et tout est contre nous.... jusqu'aux bêtes.... Où irai-je?»
Tom n'osait répondre; mais enfin:
«Allez, dit-il, à celui qui a sauvé Daniel de la gueule des lions, à celui qui a sauvé les trois Hébreux du feu de la fournaise, à celui qui a marché sur les flots et ordonné aux vents d'être calmes. Il vit toujours, et j'ai la ferme confiance qu'il peut vous délivrer! Essayez! et je prierai pour vous de toute ma force!»
Quelle est donc cette étrange loi des âmes qui fait qu'une pensée longtemps dédaignée, sur laquelle on marche, pierre inutile et méprisée, tout à coup jaillit en étincelles et rayonne de feux? c'est un diamant à présent!
Cassy, pendant de longues heures, avait médité toutes les probabilités d'une évasion possible, elle avait formé mille plans qu'elle avait bientôt rejetés comme impraticables.... et maintenant il se présentait à elle une idée si simple, si complétement réalisable, qu'elle se sentait toute remplie d'espérances....
«Père Tom, j'essayerai!
—Amen! dit Tom; que Dieu vous aide!»
CHAPITRE XXXIX.
Le stratagème.
La route du méchant est ténébreuse: il ne sait point où est la pierre d'achoppement.
PROVERBES, IV, 19.
Le grenier de Simon Legree était, comme tous les greniers du monde, un lieu désolé, immense, plein de poussière, tendu de toiles d'araignée et jonché de débris de toute espèce. L'opulente famille qui avait occupé cette maison aux jours de sa splendeur y avait apporté des meubles magnifiques. On en avait repris une partie; le reste avait été laissé là, oublié, négligé, moisissant dans la chambre ou entassé dans ce grenier. Deux immenses caisses d'emballage se tenaient debout, appuyées au mur du grenier. Il n'y avait qu'une petite fenêtre; à travers sa vitre terne et souillée glissait un jour douteux et rare qui tombait sur des chaises aux grands dossiers, sur des tables poudreuses qui avaient eu jadis de plus brillantes destinées. Ce grenier faisait rêver sorcières et revenants. Il avait aussi ses légendes qui augmentaient encore la terreur superstitieuse des nègres.
Il y avait de cela quelques années, une négresse qui avait encouru la disgrâce de Legree y avait été renfermée plusieurs semaines. Que se passa-t-il là? Nous ne le dirons pas!... Mais un beau jour, on en retira le corps de cette malheureuse pour le porter en terre.... Et depuis, le bruit courut que l'on entendait des jurements, des malédictions et des coups retentissants, mêlés à des voix plaintives et aux gémissements du désespoir! Ces légendes parvinrent aux oreilles de Legree; il entra dans une violente colère, et fit serment que le premier qui s'aviserait jamais d'en reparler aurait l'occasion d'aller voir par lui-même ce qu'il en fallait croire.... Legree ne menaçait de rien moins que d'enchaîner le coupable dans le grenier toute une semaine; cette menace n'ébranla pas la croyance des nègres, mais elle suffit pour leur imposer silence.
Peu à peu l'escalier qui conduisait au grenier, et même le vestibule qui conduisait à l'escalier, furent bientôt abandonnés de tout le monde. La peur empêchait de parler; on oublia.
Il vint à l'esprit de Cassy de tirer parti de cette crainte superstitieuse, et de la faire servir à sa délivrance et au salut de sa compagne.
Cassy couchait sous le grenier même.
Un jour, sans consulter Legree, elle prit sur elle de faire très-ostensiblement enlever ses meubles, qu'on alla porter dans une chambre très-éloignée. Les esclaves qu'on avait chargés de cette tâche causaient et s'agitaient avec grand bruit et grand fracas au moment où Legree rentra d'une promenade à cheval.
«Eh bien! Cassy! qu'est-ce donc? De quel côté souffle le vent aujourd'hui?
—Je prends une autre chambre, dit Cassy d'un air revêche.... voilà tout!
—Cela me plaît!
—Eh que diable! pourquoi? vous dis-je.
—Dame! je voudrais bien dormir un peu de temps en temps....
—Dormir!... et qui vous en empêche?
—Je le dirai bien, si vous voulez l'entendre.
—Parlez donc, gueuse.
—Oh! je sais bien que cela ne vous ferait pas d'effet à vous.... Ce ne sont que des sanglots, des coups, des gens qui roulent sur le plancher du grenier, la moitié de la nuit.... de minuit jusqu'au matin.
—Des gens dans le grenier! dit Legree fort mal à son aise, mais s'efforçant de rire; et quelles gens donc, Cassy?»
Cassy releva ses yeux noirs et perçants, et regardant Legree avec une expression qui fit courir le frisson dans ses os:
«En vérité, Simon! vous demandez quelles gens, vous! C'est vous qui devriez me le dire.... vous ne le savez pas, peut-être!»
Legree se mit à jurer et lui donna un coup de fouet.... Elle fit un bond de côté, franchit le seuil de l'appartement, et se retournant:
«Dormez donc une nuit dans cette chambre, dit-elle, et vous verrez! je vous conseille d'essayer.» Elle ferma la porte et tira le verrou.
Legree tempêta, jura, menaça de jeter la porte à terre.... ce qu'il ne fit toutefois pas; il se ravisa et arpenta la chambre d'un pas inquiet. Cassy vit bien que la flèche avait touché le but, et depuis ce moment, avec la plus habile persévérance, elle ne cessa d'accroître les vaines terreurs de son maître.
Elle planta dans les crevasses du toit des goulots de bouteilles, et le plus léger vent qui passait au travers se changeait en soupirs plaintifs et en gémissements douloureux, et, si le vent devenait plus fort, c'étaient des sanglots et des cris de désespoir.
Quelquefois les esclaves entendaient tous ces bruits étranges, et le souvenir de la vieille légende leur revenait à l'esprit. Une sorte de terreur mystérieuse planait sur toute la maison. On n'osait pas s'en entretenir devant Legree; mais cette atmosphère d'invincible horreur l'enveloppait et pesait sur lui.
Il n'y a au monde que l'athée pour être superstitieux.
Le chrétien se repose plein de calme dans sa foi en un père sage et souverain régulateur, dont la présence remplit d'ordre et de lumière le vide de l'inconnu.... Mais pour l'homme qui a détrôné Dieu, le monde des esprits est, suivant l'expression du poëte hébreu «un monde de ténèbres et l'ombre de la mort!» Pour lui, la vie et la mort sont peuplées de spectres et de fantômes terriblement inconnus, mystérieusement vagues!
L'élément moral, endormi dans l'âme de Legree, avait été réveillé à chacune de ses rencontres avec Tom, mais réveillé pour rencontrer les terribles résistances de l'esprit du mal; et cependant il y avait en lui un frémissement, une émotion qui se faisait sentir jusque dans les abîmes du monde intérieur, chaque fois qu'il entendait une syllabe de ces prières et de ces hymnes.... et tout cela se convertissait en mystérieuses terreurs.
Rien de plus étrange que l'influence de Cassy sur cet homme.
Il était son maître, son tyran, son bourreau.... elle était dans ses mains, sans appui, sans protection.... tout entière! il le savait! Mais l'homme le plus grossier ne peut vivre sans cesse à côté d'une femme de quelque supériorité sans en ressentir l'influence. Quand il l'acheta, c'était, comme elle-même l'avait dit à Tom, une femme délicate.... Lui, sans remords, sous le talon de sa botte, il la brisa! Mais le temps, le désespoir, des influences fâcheuses émoussèrent chez elle les grâces féminines; le feu des violentes passions s'alluma.... elle le maîtrisa, jusqu'à un certain point.... et Legree la tyrannisait et la redoutait tout à la fois....
Cette influence était devenue plus réelle et plus importune depuis qu'une demi-folie avait donné à ses paroles une teinte d'étrangeté fantastique.
Une nuit ou deux après cette petite scène, Legree était assis dans le vieux salon, auprès d'un feu de bois vacillant, qui jetait tout autour ses lueurs incertaines. C'était une de ces nuits, pleines de tempête et de vent, qui soulèvent dans les vieilles maisons en ruines des escadrons de bruits indescriptibles! Les fenêtres craquaient, les volets battaient, les vents mugissaient, hurlaient et se précipitaient en tourbillonnant dans la cheminée, rejetant dans la chambre des cendres et de la fumée, comme si une légion de démons fût descendue avec eux. Legree s'était d'abord occupé de faire des comptes, puis il avait lu les journaux: Cassy était assise dans un coin, regardant le feu tristement.
Legree rejeta le journal et prit un vieux livre qui se trouvait sur la table: Cassy l'avait lu pendant une partie de la soirée. Legree se mit à le feuilleter. C'était un de ces recueils d'affreuses histoires, meurtres sanglants, légendes fantastiques, visions surnaturelles; édition grossière, illustrations enluminées, mais qui vous empoignent et vous fascinent dès que vous les avez seulement ouverts!
Legree poussa bien quelques exclamations dédaigneuses et pleines de dégoût, mais il tournait toujours la page. Après avoir lu un instant, il rejeta le livre avec une imprécation.
«Vous ne croyez pas aux esprits, Cassy, n'est-ce pas? et il prit les pincettes et tisonna. Je vous croyais trop de sens pour vous laisser effrayer par des bruits.
—Qu'est-ce que cela vous fait, ce que je crois? répondit Cassy d'un ton maussade.
—Quand j'étais à la mer, reprit Legree, on voulait me faire peur avec des histoires terribles.... Ça ne me faisait rien du tout.... Je suis trop dur pour me laisser entamer.... entendez-vous bien?»
L'esclave, toujours assise dans son coin, le regardait fixement: ses yeux avaient cet éclat étrange qui le troublait toujours....
«Ce bruit, c'étaient des rats et du vent.... Les rats font un bruit du diable; je les ai souvent entendus dans la cale du vaisseau.... Quant au vent, qu'est-ce que ça me fait, le vent?»
Cassy n'ignorait pas l'effet de son regard: elle ne lui répondit pas; mais elle continua de le fasciner en projetant sur lui le rayon de ses yeux étranges et presque surnaturels.
«Voyons, femme, parlez, dit Legree, est-ce que vous ne croyez pas cela?
—Les rats peuvent-ils descendre les escaliers, traverser un vestibule et ouvrir une porte, quand vous l'avez fermée au verrou, et que vous avez mis une chaise contre? Les rats peuvent-ils marcher, marcher, marcher jusqu'à votre lit.... et mettre la main sur vous.... comme ceci?»
Et Cassy posa sa main glacée sur la main de Legree, et le regarda avec des yeux étincelants.
Legree fit un bond en arrière avec l'effroi d'un homme que tourmente le cauchemar.
«Femme! que voulez-vous dire? personne ne vous a fait cela?
—Oh! non... certainement non.... Est-ce que j'ai dit?... non, non! reprit Cassy avec un sourire de froid dédain.
—Comment! on a fait.... Vous avez vu?... réellement! Allons, Cassy, parlez donc! dites-moi!
—Allez coucher là-haut, si vous voulez le savoir!
—Venait-il du grenier?
—Il!... Quoi, il?
—Mais.... ce que vous dites!
—Moi! je ne vous ai rien dit,» reprit Cassy d'un ton brusque.
Legree, de plus en plus troublé, mesura le salon de long en large.
«Il faut que je voie cela, dit-il, cette nuit-même.... Je prendrai mes pistolets....
—Eh bien, à la bonne heure! voilà ce que je vous conseille. Couchez dans cette chambre, et tenez-vous prêt à faire feu.»
Legree frappa du pied et commença à jurer.
«Ne jurez pas, dit Cassy; on ne sait pas qui est-ce qui peut vous entendre! Et.... qu'est-ce?...
—Eh bien! qu'est-ce donc?» fit Legree.
Une vieille horloge d'Allemagne, placée dans un coin du salon, se mit à sonner lentement ses douze coups.
Legree ne prononçait plus une parole, ne faisait plus un mouvement; il était comme pétrifié.... Cassy, le regardant avec ses yeux perçants et moqueurs, comptait les heures qui sonnaient.
«Douze! C'est maintenant que nous allons voir....»
Elle se retourna, ouvrit la porte du vestibule et se tint debout dans l'attitude d'une personne qui écoute....
«Silence!... fit-elle en levant son doigt.
—Ce n'est que le vent, dit Legree.... Entendez-vous comme il souffle avec rage?
—Simon! ici! dit Cassy à voix basse.... Et elle le prit par la main et l'attira jusqu'au fond de l'escalier.... Savez-vous ce que c'est que cela?»
Un cri sauvage, qui partait du grenier, roula d'échos en échos dans l'escalier. Les genoux de Legree s'entre-choquèrent.... son visage blêmit de terreur.
«Eh bien! vos pistolets? dit Cassy avec une ironie qui glaçait le sang dans les veines de Simon.... Voilà le moment d'examiner, comme vous disiez.... Allons donc! ils y sont.
—Je ne veux pas y aller, dit Legree avec une imprécation.
—Eh! pourquoi donc? il n'y a pas de revenants, vous savez bien!... Allons! Et Cassy monta l'escalier en riant et en se retournant vers lui. Allons, venez!
—Je crois que vous êtes le diable? Revenez, coquine! revenez, Cassy, je ne veux pas que vous y alliez!»
Cassy, riant de son rire sauvage, volait d'étage en étage. Simon l'entendit ouvrir la porte du grenier. Au même instant la rafale s'engouffra dans l'escalier avec un bruit horrible.... Elle éteignit le flambeau que Simon tenait à la main.... Simon crut avoir tous ces bruits dans l'oreille!
Il s'enfuit dans le salon; Cassy vint bientôt l'y rejoindre. Elle était calme, pâle et froide; on eût dit le génie de sa vengeance. Ses yeux avaient toujours le même éclair terrible!
«Eh bien! j'espère que vous êtes content!
—Que le diable vous emporte!
—Eh bien! quoi? je suis montée, et j'ai fermé les portes: voilà tout! Que croyez-vous donc qu'il y ait dans le grenier, Simon?
—Cela ne vous regarde pas!
—En vérité? eh bien, je suis enchantée de ne plus coucher dessous....»
Cassy avait eu soin de tenir ouverte la fenêtre du grenier. Au moment où elle ouvrit la porte, le vent éteignit la chandelle de Legree: rien de plus simple!
Ceci peut donner une idée des tours de toute façon que Cassy jouait à Legree. Il eût mieux aimé mettre sa main dans la gueule d'un lion que de faire une visite domiciliaire dans son grenier. La nuit, quand tout le monde dormait, Cassy transportait force provisions dans le grenier. Elle y fit passer une partie de sa garde-robe et de celle d'Emmeline. Tout était prêt: elle n'attendait plus qu'une occasion.
Au moyen de quelques cajoleries faites à Legree, et profitant d'un accès de bonne humeur, elle obtint de lui qu'il l'emmenât un jour à la ville voisine, située précisément sur le bord de la rivière Rouge. Douée d'une de ces mémoires prodigieuses qui daguerréotypent les lieux, elle nota toutes les particularités de la route et calcula le temps que l'on mettrait à la parcourir.
Le temps de l'exécution est arrivé: nos lecteurs seront peut-être curieux de jeter un coup d'œil dans les coulisses, et de voir les préparatifs du coup d'État.
Le soir approche, Legree est absent: il est allé voir une de ses fermes. Depuis plusieurs jours Cassy s'est montrée envers lui d'une prévenance et d'une égalité d'humeur auxquelles il n'est pas accoutumé. Ils sont dans les meilleurs termes, du moins en apparence! Cassy est dans la chambre d'Emmeline: Emmeline est avec elle: elles préparent deux petits paquets.
—Ce sera suffisant, dit Cassy; votre chapeau, et partons, il est temps.
—On peut encore nous voir!
—Eh! sans doute, répondit froidement Cassy; mais ne savez-vous pas que, de quelque façon qu'on s'y prenne, on aura toujours la chasse? Nous nous y prenons de la bonne façon. Nous sortirons par la porte de derrière et nous gagnerons le bas des quartiers.... Sambo ou Quimbo nous verront, c'est sûr! ils nous donneront la chasse. Nous nous jetterons alors dans la savane; ils ne pourront pas nous suivre avant d'avoir donné l'alarme et mis les chiens sur nos traces.... C'est du temps de gagné....
«Tandis qu'ici ils crient et se bousculent, comme ils font toujours, vous et moi nous atteignons l'extrémité de la crique qui longe la maison; nous marchons dans l'eau jusqu'à la porte. Ceci mettra les chiens en défaut; dans l'eau ils perdront le flair. Ils quitteront tous la maison pour se mettre à nos trousses. Nous autres, alors, nous rentrons par la porte de derrière et nous grimpons au grenier, où j'ai préparé un bon lit dans une des grandes caisses. Il faudra rester quelque temps dans le grenier; car, voyez-vous, pour nous retrouver, il remuera ciel et terre! il mettra sur pied les plus malins surveillants des autres plantations; on fouillera jusqu'au plus petit coin de terre dans la savane.... il se vante que personne ne peut lui échapper. Ainsi, vous voyez, il faudra le laisser chasser à cœur joie.
—Quel beau plan! Cassy, il n'y avait que vous pour trouver cela!»
Il n'y avait dans l'œil de Cassy ni joie ni enthousiasme; mais il y avait la fermeté du désespoir.
«Venez,» dit-elle en prenant Emmeline par la main.
Les deux fugitives sortirent sans bruit de la maison, et, grâce aux ombres du soir déjà plus épaisses, elles purent pénétrer dans les quartiers.
Le croissant de la lune, posé comme un signet d'argent, à l'occident du ciel, retardait un peu l'approche de la nuit sombre. Au moment où elles touchaient à la lisière de la savane qui entourait la plantation comme un vaste cercle, elles entendirent, comme Cassy l'avait prédit, une voix qui les appelait: ce n'était pas la voix de Sambo, cependant; c'était celle de Legree, qui les poursuivait avec toutes les marques de la plus violente colère.
A cette voix, la pauvre Emmeline se sentit faiblir.... elle saisit le bras de Cassy:
«O Cassy! je vais m'évanouir....
—Si vous vous évanouissez, je vous tue!»
Et Cassy tira un petit stylet dont elle fit étinceler la pointe brillante devant les yeux de la jeune fille.
Ce procédé eut un plein succès. Emmeline ne s'évanouit pas, elle réussit à se glisser avec Cassy dans le labyrinthe de la savane, si sombre et si profonde que Legree ne pouvait entreprendre de les y poursuivre seul.
«Allons! bien! dit-il en ricanant, elles se sont fourrées dans le piége.... les coquines! elles sont sûres de leur affaire; elles vont suer!»
«Hola! ici, Sambo, Quimbo, ici.... tous! fit Legree en se présentant au quartier où tout le monde, hommes et femmes, venait de rentrer. Il y a deux marrons dans la savane. Cinq dollars à tout nègre qui les prendra. Lâchez le chien, lâchez Tigre et Furie, lâchez-les tous!»
La nouvelle de l'évasion produisit en un instant la sensation la plus vive. Les esclaves accoururent de toutes parts pour offrir leurs services: ceux-ci dans l'espoir de la récompense, ceux-là par un effet de cette obséquiosité rampante qui est une déplorable conséquence de l'esclavage. On courait, on allumait les torches de résine; on découplait les chiens, dont les sauvages et rauques aboiements ajoutaient encore au désordre de toute la scène.
«Maître, faut-il tirer dessus, si nous ne pouvons pas les prendre?»
Ainsi parlait Sambo, à qui son maître venait de remettre une carabine.
«Tirez sur Cassy, si vous voulez.... il est temps qu'elle aille au diable à qui elle appartient.... mais pas sur la jeune!... Allons, garçons, en avant, et du vif!... Pour celui qui les prend, cinq dollars, et, quoi qu'il arrive, un verre d'eau-de-vie pour chacun.»
On vit alors, à la lueur résineuse des torches, au milieu des jurements, des cris sauvages, des aboiements retentissants, toute la troupe, hommes et bêtes, se précipiter vers la savane.... Le reste des esclaves suivait à quelque distance.... La maison était déserte quand Emmeline et Cassy rentrèrent. Les clameurs de ceux qui les poursuivaient remplissaient les airs. Cependant Emmeline et Cassy, des fenêtres du salon, suivaient de l'œil le mouvement des flambeaux qui se dispersaient sur les lisières lointaines.
«Voyez, dit Emmeline.... la chasse commence! Voyez comme ces flambeaux courent et dansent! Les chiens! entendez-vous les chiens? Si nous étions là-bas, notre chance ne vaudrait pas un picaillon! Oh! par pitié, cachons-nous vite!
—Il n'y a pas besoin de se presser, répondit froidement Cassy.... Les voilà tous en chasse; c'est l'amusement de la soirée.... Montons l'escalier tout doucement; cependant, ajouta-t-elle en prenant résolûment une clef dans la poche d'un habit que Legree avait jeté là dans sa précipitation, cependant je vais prendre quelque chose pour payer notre passage.»
Elle ouvrit un coffre et en tira une liasse de billets qu'elle compta rapidement.
«Oh! non, dit Emmeline, ne faisons pas cela!
—Ah! vraiment, dit Cassy, et pourquoi donc? Vaut-il mieux mourir de faim dans les savanes que d'avoir ceci pour payer notre passage aux États libres? L'argent fait tout, jeune fille!»
Et Cassy mit les billets dans son sein.
«Mon Dieu! mais c'est voler! soupira Emmeline.
—Voler! dit Cassy avec un rire de mépris.... Que peuvent-ils donc nous reprocher, eux qui nous volent nos corps et nos âmes? Chacun de ces billets aussi est volé à de pauvres créatures, mourant de faim et de misère, qui vont au diable, finalement, pour le plus grand intérêt de Simon Legree!... Ah! je voudrais bien l'entendre parler de vol, lui! Mais venez, montons; j'ai une provision de chandelles et des livres pour passer le temps. Vous pouvez être certaine qu'ils ne viendront pas nous chercher là. S'ils y viennent, je remplis le rôle de fantôme pour les divertir.»
Quand Emmeline arriva au grenier, elle aperçut une immense caisse, qui avait jadis servi à l'emballage des gros meubles: cette caisse était placée sur le côté, de telle sorte que l'ouverture faisait face à la charpente du toit. Cassy alluma une petite lampe, et les deux femmes se glissant, et presque rampant, parvinrent à s'établir dans la boîte. La boîte était garnie d'une paire de petits matelas et de quelques coussins; il y avait dans une autre boîte des vêtements et des provisions de toute sorte pour le voyage. Cassy avait réduit tout cela à un volume incroyablement petit.
Cassy suspendit la lampe à un crochet qu'elle avait fixé à une des parois de la caisse.
«Voici notre logement, dit-elle; comment le trouvez-vous?
—Croyez-vous qu'ils ne fouilleront pas le grenier?
—Je voudrais bien que Simon Legree essayât! il décamperait bien vite! Quant aux esclaves, il n'en est pas un qui n'aimât mieux être fusillé que de mettre le nez ici.»
Emmeline, un peu rassurée, s'accouda sur son coussin.
«Dites-moi, Cassy, quelle était votre intention, tantôt, quand vous m'avez menacée de me tuer?»
Emmeline faisait cette question avec la plus extrême candeur.
«Je voulais vous empêcher de vous évanouir, et j'ai réussi, vous voyez bien. Et maintenant, Emmeline, il faut vous habituer à ne pas vous évanouir: quoi qu'il arrive, cela ne sert à rien. Si je ne vous avais pas empêchée tantôt, ce misérable vous aurait maintenant en son pouvoir....»
Emmeline frissonna.
Les deux femmes se turent. Cassy lisait un livre français. Emmeline, accablée de fatigue, s'assoupit un instant.... Elle fut réveillée par de bruyantes clameurs, des piétinements de chevaux et des aboiements de chiens furieux.
Elle poussa un petit cri.
«C'est la chasse qui revient, dit froidement Cassy. Ne craignez rien! Regardez par cette lucarne!... Ne les voyez-vous pas tous là-bas?... Il faut que Simon y renonce pour cette nuit. Son cheval est-il couvert de boue à force d'avoir galopé dans la savane! Les chevaux aussi ont l'oreille basse.... Ah! mon bon monsieur, il vous faudra recommencer la chasse plus d'une fois.... Ce n'est pas là qu'est le gibier!
—Oh! taisez-vous, dit Emmeline, s'ils vous entendaient!
—S'ils entendent quelque chose, ils se garderont bien de venir. Il n'y a pas de danger.... Nous pouvons faire tout le bruit que nous voudrons.... ça n'en sera que mieux.»
Enfin le silence de minuit descendit sur la maison; Legree, maudissant sa mauvaise chance et méditant pour le lendemain de terribles vengeances, alla prosaïquement se mettre au lit.
CHAPITRE XL.
Le martyr.
Non le ciel n'oublie pas le juste: la vie peut lui refuser ses vulgaires faveurs; méprisé des hommes, brisé, le cœur saignant, il peut mourir; mais Dieu a marqué tous ses jours de douleur, il a accepté toutes ses larmes amères, et, dans le ciel, de longues années de bonheur le payeront de tout ce que ses enfants souffrent ici-bas.
Bryant.
Le plus long voyage a son terme, la nuit la plus sombre aboutit à une aurore.... La fuite incessante, inexorable des heures, pousse le jour du méchant vers l'éternelle nuit, et la nuit du bon vers le jour éternel. Nous avons marché bien longtemps avec notre humble ami dans la vallée de l'esclavage. Nous avons traversé les champs en fleur de l'indulgence et de la bonté. Nous avons assisté aux séparations qui brisent le cœur, quand l'homme est arraché à tout ce qui lui est cher. Nous avons abordé avec lui dans cette île pleine de soleil, où des mains généreuses cachaient les chaînes sous les guirlandes de fleurs. Enfin, toujours près de lui, nous avons vu les derniers rayons de l'espérance terrestre s'éteindre dans les ombres. Nous avons vu comment, dans l'horreur des plus profondes ténèbres, le firmament de l'inconnu s'était tout à coup illuminé des splendeurs prophétiques des nouvelles étoiles.
Et maintenant voici l'étoile du matin qui se lève sur la montagne! nous sentons des brises et des zéphyrs qui ne viennent pas de ce monde.... Voici que bientôt vont s'ouvrir les portes du jour éternel.
La fuite d'Emmeline et de Cassy irrita au dernier point le caractère déjà si terrible de Legree. Ainsi qu'on devait bien s'y attendre, sa colère retomba sur la tête de Tom, innocent et sans défense. Quand Legree annonça cette fuite aux esclaves, il y eut chez Tom un éclair des yeux, un geste des mains, qui se tendirent vers le ciel. Legree vit tout. Il remarqua que Tom ne se joignait point à la meute des persécuteurs. Il songea bien à l'y contraindre, mais il connaissait l'inflexibilité des principes de Tom; il était trop pressé pour entrer maintenant en lutte avec lui.
Tom resta donc aux quartiers avec quelques esclaves, à qui il avait enseigné à prier; ils firent des vœux pour les fugitifs.
Quand Legree revint, furieux et désappointé, la colère depuis longtemps amassée contre son esclave prit une expression de rage folle. Cet homme ne l'avait-il pas bravé avec ses résolutions inébranlables? bravé depuis le premier moment où il l'avait acheté? Et ne sentait-on pas en lui un esprit, silencieux peut-être, mais qui n'en dévorait pas moins, comme les flammes de l'enfer?
«Je le hais! dit Legree en s'asseyant sur le bord de son lit.... Je le hais et il m'appartient! Ne puis-je pas en faire ce qu'il me plaira? Je voudrais bien voir qui m'empêcherait!»
Et Legree serra le poing comme s'il eût eu dans les mains quelque chose qu'il voulait briser.
Tom, dira-t-on, était pourtant un bon et fidèle esclave! Legree l'en haïssait davantage. Et pourtant cette considération l'arrêtait.
Le lendemain, il ne voulut rien dire encore.... il résolut d'assembler les planteurs voisins, avec des chiens et des fusils, d'entourer la savane et de faire une chasse en règle. S'il réussissait, c'était bien; sinon, il ferait comparaître Tom devant lui, et alors....—à cette pensée ses dents claquaient, et son sang bouillait!—alors il le briserait, ou bien.... Il lui vint une pensée infernale.... et il accueillit cette pensée!
Ah! l'on prétend que l'intérêt du maître est pour l'esclave une sauvegarde suffisante; mais, dans les emportements furieux où la volonté s'égare, l'homme donnerait son âme à l'enfer pour arriver à ses fins.... et l'on veut qu'il épargne le corps d'un autre! folie!
«Bien! dit Cassy, faisant une reconnaissance par la lucarne, voilà que la chasse va recommencer aujourd'hui.»
Quelques cavaliers caracolaient devant la maison, et des couples de chiens étrangers voulaient échapper aux esclaves; ils aboyaient et se mordaient.
Deux de ces hommes étaient les surveillants des plantations voisines; les autres étaient des connaissances de taverne, rencontrées par Legree à la ville voisine; ils se joignaient à la chasse en amateurs. On imaginerait difficilement un plus affreux assemblage. Legree versait l'eau-de-vie à flots, il la faisait circuler parmi les esclaves venus des autres plantations. On veut faire de cette corvée une partie de plaisir pour les nègres.
Cassy approcha son oreille de la lucarne; le vent frais du matin, qui soufflait vers elle, lui apportait la conversation presque tout entière. Une ironie amère se répandit sur son visage sévère et sombre; quand elle les entendit se partager le terrain, discuter le mérite de leurs chiens, dire quand il faudrait faire feu et décider quel traitement on ferait à chacune des fugitives une fois reprises, elle se rejeta en arrière, les mains jointes et les yeux au ciel.
«Oh! grand Dieu tout-puissant! nous sommes tous pécheurs; mais qu'avons-nous fait, nous, pour être traitées ainsi?»
Et, sur son visage comme dans sa voix, il y avait une émotion terrible.
«Si ce n'était pas pour vous, mon enfant, dit-elle à Emmeline, j'irais à eux, et je remercierais celui qui voudrait me donner un coup de fusil.... Que ferai-je de la liberté, moi! me redonnera-t-elle mes enfants? me refera-t-elle ce que j'étais?»
La jeune esclave, dans son enfantine simplicité, était tout effrayée de l'humeur sombre de Cassy.... elle la regarda d'un air inquiet et ne répondit rien; mais elle prit sa main avec un geste caressant et doux.
«Pauvre Cassy! n'ayez pas de ces pensées..., Si Dieu vous rend la liberté, il vous rendra aussi votre fille, peut-être.... Moi, du moins, je serai toujours pour vous comme une fille. Hélas! je sais bien que je ne reverrai jamais ma pauvre vieille mère.... Je vous aimerai, Cassy, que vous m'aimiez ou non!»
Cette âme douce et charmante l'emporta enfin. Cassy vint s'asseoir auprès d'elle, lui passa un bras autour du cou et caressa ses beaux cheveux bruns; et de son côté Emmeline admirait la beauté de ses yeux, adoucis par les larmes.
«O Lina! dit Cassy, j'ai eu faim pour mes enfants, pour eux j'ai eu soif, et à force de les pleurer mes yeux se sont éteints! Ici, oh! ici, ajouta-t-elle en se frappant la poitrine, plus rien.... plus rien que le désespoir! Oh! si Dieu me rendait mes enfants, je pourrais prier alors!
—Il faut avoir confiance en lui, dit Emmeline, il est notre père.
—Sa fureur s'appesantit sur nous, et il s'est détourné dans sa colère.
—Non, Cassy, il aura pitié de nous. Espérons en lui! moi, j'ai toujours espéré!»
La chasse fut longue, vive, animée, mais sans résultat. Cassy jeta un regard ironique de triomphe sur Legree qui descendait de cheval, fatigué et découragé.
«Maintenant, Quimbo, dit-il en s'étendant tout de son long dans le salon, allez, et amenez-moi ce Tom ici, vite!.... Le vieux drôle est au fait de tout ceci.... je ferai sortir le secret de sa vieille peau noire, ou je saurai pourquoi!»
Sambo et Quimbo, qui se détestaient l'un l'autre, n'étaient d'accord que dans leur haine contre Tom.... Legree leur avait dit tout d'abord qu'il avait acheté Tom pour en faire un surveillant général pendant son absence. Ce fut l'origine de leur mauvais vouloir. Il s'accrut encore chez ces natures basses et viles, dès qu'ils surent l'esclave dans la disgrâce du maître. On comprendra l'empressement que Quimbo dut mettre à exécuter les ordres de Simon.
Tom, en recevant le message, eut comme un pressentiment dans l'âme: il connaissait le plan des fugitives; il savait où elles se trouvaient maintenant. Il connaissait le terrible caractère de l'homme avec lequel il avait à lutter; il connaissait son pouvoir despotique; mais il savait aussi que Dieu lui donnerait la force de braver la mort plutôt que de trahir la faiblesse et le malheur.
Il déposa son panier à terre, et levant les yeux au ciel: «Seigneur, dit-il, je remets mon âme entre tes mains! Dieu de vérité, c'est toi qui m'as racheté!»
Et il se livra sans résistance aux mains brutales de Quimbo.
«Ah! ah! dit le géant en l'entraînant, on va faire le compte, maintenant! Maître est bien en arrière.... plus reculer maintenant!... faut régler! pas d'erreur! ah! ah! aider les nègres au maître à s'en aller! Nous allons voir.... nous allons voir!»
Pas une seule de ces paroles sauvages n'atteignit l'oreille de Tom; une voix qui parlait plus haut lui disait: «Ne crains pas ceux qui peuvent tuer le corps et qui après cela ne peuvent plus rien!» Et à ces mots les os et les nerfs de ce pauvre esclave vibraient en lui comme s'ils eussent été touchés par le doigt de Dieu! Et dans une seule âme il avait la force de dix mille! Il marchait, et les arbres, les buissons, les huttes de l'esclavage, et toute cette nature, témoin de sa dégradation, passaient confusément devant ses yeux, comme le paysage s'enfuit devant le char emporté par une course rapide. Son cœur battait.... il entrevoyait la patrie céleste.... il sentait que son heure était proche!
Legree marcha vers lui, et, le saisissant brusquement par le col de sa veste, les dents serrées, dans le paroxysme de la colère:
«Eh bien! Tom, lui dit-il, savez-vous que j'ai résolu de vous tuer?
—C'est très-possible, maître, répondit Tom avec le plus grand calme.
—Oui.... j'ai.... résolu.... de.... vous.... tuer.... reprit Legree en appuyant sur chaque mot, si vous ne me dites pas ce que vous savez.... Ces femmes?....»
Tom se tut.
«Entendez-vous? fit Legree en trépignant, et avec un rugissement de lion en fureur; parlez!
—Je n'ai rien à vous dire, maître, reprit Tom d'une voix lente, ferme et résolue.
—Osez-vous bien me parler ainsi, vieux chrétien noir? Ainsi vous ne savez pas?
Tom resta silencieux.
«Parlez! s'écria Legree, éclatant comme un tonnerre, et le frappant avec violence. Savez-vous quelque chose?
—Je sais, mais je ne peux pas dire.... Je puis mourir!»
Legree respira avec effort; il contint sa rage, prit Tom par le bras, et s'approchant, visage contre visage, il lui dit d'une voix terrible:
«Écoutez bien! vous croyez que, parce qu'une fois déjà je vous ai laissé là, je ne sais pas ce que je dis.... Mais cette fois mon parti est pris. J'ai calculé la dépense! Vous m'avez toujours résisté.... Eh bien! je vais vous dompter ou vous tuer! L'un ou l'autre! Je compterai les gouttes de sang qu'il y a dans vos veines.... et je les prendrai une à une jusqu'à ce que vous cédiez!»
Tom releva les yeux sur son maître et répondit:
«Maître, si vous étiez dans la peine, malade, mourant, et que je pusse vous sauver.... Oh! je donnerais tout le sang de mon cœur. Oui! si tout ce qu'il y a de sang dans ce pauvre vieux corps pouvait sauver votre âme précieuse, je le donnerais aussi volontiers que le Seigneur a lui-même donné pour moi son propre sang!... O maître, ne vous chargez pas de ce grand péché! vous vous ferez plus de mal qu'à moi! Quoi que vous puissiez faire, mes souffrances seront bientôt passées; mais, si vous ne vous repentez pas, les vôtres n'auront jamais de fin!»
Les paroles de Tom, au milieu des violences de Legree, étaient comme une bouffée de musique céleste entre deux rafales de tempête! Cette expansion de tendresse fut suivie d'un moment de silence. Legree s'arrêta, immobile, hagard. Le calme devint si profond, qu'on entendait le tic-tac de la vieille horloge, dont l'aiguille silencieuse et vigilante mesurait les derniers instants de miséricorde et d'épreuve accordés à ce cœur endurci!
Ce ne fut qu'un moment.
Il y eut de l'hésitation, de l'irrésolution, de l'incertitude; mais l'esprit du mal revint sept fois plus fort, et Legree, écumant de rage, terrassa sa victime.
Les scènes de cruauté révoltent notre cœur et blessent notre oreille. On a la force de faire ce que l'on n'a pas la force d'entendre. Cela vient des nerfs! Ce qu'un de nos semblables, un de nos frères en Jésus-Christ peut souffrir, cela même ne peut pas se dire tout bas; tout cela vous trouble l'âme! Et cependant, Amérique, ô mon pays! ces choses, on les fait tous les jours à l'ombre de tes lois! O Christ! ton Église les voit.... et elle se tait!
Mais il y eut autrefois quelqu'un dont les souffrances firent de l'instrument des tortures, de la dégradation et de la honte, un symbole d'honneur, de gloire et d'immortalité. Là où se trouve l'esprit de celui-là, ni le sang, ni la dégradation, ni l'insulte, ne sauront empêcher la dernière lutte du chrétien de devenir son triomphe.
Ah! durant cette longue nuit, fût-il seul, celui dont l'âme aimante et généreuse supporta tant d'horribles traitements?
Non! à côté de lui il y avait quelqu'un que lui seul voyait.... et qu'il voyait en Jésus-Christ!
Le tentateur aussi se tenait à côté de lui, aveuglé par le despotisme furieux et voulant souiller l'agonie par la trahison! Mais ce brave cœur fidèle se tint ferme sur le roc éternel. Comme le divin Maître, il savait que, s'il pouvait sauver les autres, il ne pouvait pas se sauver lui-même.... et aucune torture ne put lui arracher d'autres paroles que des paroles de prière et de foi!
«Il va passer, maître, dit Sambo, touché malgré lui de la patience de sa victime.
—Encore! toujours! encore! jusqu'à ce qu'il cède, hurla Legree. J'aurai les dernières gouttes de son sang, ou il avouera!»
Tom ouvrit les yeux et regarda son maître.
«Pauvre malheureux! dit-il, vous n'en pouvez faire davantage; et il s'évanouit.
—Je crois, sur mon âme, qu'il est fini, dit Legree en s'approchant pour le regarder. Oui! mort! Allons! voilà enfin sa bouche fermée.... c'est toujours cela de gagné.»
Oui, Legree, cette bouche se tait! mais qui fera taire aussi cette voix qui parle dans ton âme? Ton âme! il n'y a plus pour elle ni repentir, ni prière, ni espérance.... elle ressent déjà les ardeurs du feu qui ne s'éteindra plus!
Tom n'était pas tout à fait mort. Ses pieuses prières, ses étranges paroles firent une profonde impression sur les deux misérables dont on avait fait les instruments de son supplice. Quand Legree fut parti, ils le relevèrent et s'efforcèrent de le rappeler à la vie.... Quelle faveur pour lui!
«Certainement nous avons fait là une bien mauvaise chose, dit Sambo; mais j'espère que c'est sur le compte du maître, et pas sur le nôtre!»
Ils lavèrent ses blessures et lui firent un lit avec le coton jeté au rebut. L'un d'eux courut au logis, et demanda, comme pour lui, un verre d'eau-de-vie qu'il rapporta. Il en versa quelques gouttes dans la bouche de Tom.
«Tom! nous avons été bien méchants pour vous! dit Quimbo.
—Je vous pardonne de tout mon cœur, répondit Tom d'une voix mourante.
—O Tom! dites-nous donc un peu ce que c'est que Jésus? Jésus qui est resté près de vous toute la nuit, quel est-il?»
Ces mots ranimèrent l'esprit défaillant. Il dit, en quelques phrases brèves, mais énergiques, quel était ce Jésus! il dit sa vie et sa mort, et sa présence partout, et sa puissance qui sauve!
Et ils pleurèrent.... ces deux hommes farouches!
«Pourquoi donc n'en avons-nous point entendu parler plus tôt? dit Sambo; mais je crois! je ne puis m'empêcher de croire!... Seigneur Jésus, ayez pitié de nous!
—Pauvres créatures! disait Tom, que je voudrais donc souffrir encore pour vous conduire au Christ! O Seigneur! donne-moi ces deux âmes encore!»
Dieu entendit cette prière.
CHAPITRE XLI.
Le jeune maître.
Deux jours plus tard, un jeune homme, conduisant une légère voiture, traversait l'avenue bordée des arbres de Chine. Il jeta vivement les rênes sur le cou des chevaux et demanda où était le maître du logis.
Ce jeune homme était Georges Shelby.
Il est nécessaire, pour savoir comment il se trouvait là, de remonter un peu le cours de notre histoire.
La lettre de miss Ophélia à Mme Shelby se trouva oubliée un mois ou deux dans un bureau de poste. Pendant ce temps, Tom fut vendu et amené, comme nous l'avons vu, sur les bords de la rivière Rouge.
Cette nouvelle affligea vivement Mme Shelby; pour le moment il n'y avait rien à faire. Elle veillait au chevet de son mari, dangereusement malade et souvent en proie au délire de la fièvre. Georges Shelby était devenu un grand jeune homme, il aidait sa mère et surveillait l'administration générale des affaires de la famille. Miss Ophélia avait eu soin d'indiquer l'adresse de l'homme d'affaires de Saint-Clare. On lui écrivit pour avoir des renseignements; la position de la famille ne permettait pas de faire davantage. La mort de M. Shelby vint apporter d'autres préoccupations.
M. Shelby prouva sa confiance dans l'habileté de sa femme en lui laissant l'administration générale de sa fortune: c'était lui mettre de nouvelles affaires sur les bras.
Mme Shelby, avec son énergie habituelle, entreprit de démêler l'écheveau embrouillé. Elle et Georges s'occupèrent tout d'abord d'examiner et de vérifier les comptes, de vendre et de payer. Mme Shelby voulait liquider et purger, quoi qu'il advînt. C'est à cette époque que Mme Shelby reçut une réponse de l'homme d'affaires: il ne savait rien. Tom avait été vendu aux enchères, il avait touché le prix pour M. Saint-Clare: il ne fallait pas lui en demander davantage.
Ni Georges ni Mme Shelby ne pouvaient se contenter d'une telle réponse. Au bout de six mois les affaires de Mme Shelby appelèrent Georges au bas de l'Ohio; il résolut de visiter la Nouvelle-Orléans et de prendre des renseignements sur le pauvre Tom.
Après de longues et infructueuses recherches, Georges rencontra un homme de la Nouvelle-Orléans qui lui donna tous les détails désirables. Il partit, argent en poche, pour la rivière Rouge, bien décidé à racheter son vieil ami.
On l'introduisit. Legree était au salon.
Legree reçut le jeune étranger avec une politesse assez brusque.
«J'ai appris, dit Georges, que vous avez acheté à la Nouvelle-Orléans un esclave du nom de Tom. Il partait de chez mon père, et je viens voir s'il ne me serait pas possible de le racheter.»
Le front de Legree se rembrunit et sa colère éclata de nouveau.
«Oui, dit-il, en effet, j'ai acheté un individu de ce nom.... C'est un marché du diable que j'ai fait là! Un chien impudent! un mauvais drôle toujours en révolte! Il poussait mes nègres à fuir.... Il a fait partir d'ici deux filles qui valaient mille dollars pièce. Il en est convenu, et, quand je lui ai ordonné de me dire où elles étaient, il a fièrement répondu qu'il le savait bien, mais qu'il ne voulait pas le dire.... et il s'est obstiné, quoique je l'aie fait fouetter d'importance et à plusieurs reprises. Je crois qu'il est en train d'essayer de mourir, mais je ne sais s'il y réussira....
—Où est-il? s'écria Georges; où est-il? je veux le voir!»
Et les joues du jeune homme s'empourprèrent, et ses yeux lancèrent des flammes. Cependant il ne dit rien encore.
«Il est dans ce magasin,» dit un petit bonhomme qui tenait le cheval de Georges.
Legree jura après l'enfant et lui envoya un coup de pied; Georges, sans ajouter une parole, s'élança vers le magasin....
Tom était resté couché deux jours depuis cette fatale nuit. Il ne souffrait plus.... tous les nerfs qui font sentir la souffrance étaient brisés ou émoussés.... il était dans une sorte de stupeur tranquille. Une organisation robuste et vaillante ne relâche pas tout d'un coup l'âme qu'elle emprisonnait; de temps en temps, pendant la nuit, les esclaves prenaient, sur les heures de leur repos, au moins quelques instants pour lui rendre ces pieux devoirs et ces consolations de l'affection, dont il avait été si prodigue envers eux.... Pauvres gens! qui avaient bien peu à donner—le verre d'eau de l'Évangile!—mais qui donnaient avec le cœur.
Sur ce visage, insensible déjà, leurs larmes étaient tombées.... larmes d'un repentir tardif dans ces âmes païennes, que son amour, sa tendresse et sa résignation avaient enfin touchées.... On murmurait sur lui des prières douloureuses, adressées à ce Sauveur enfin trouvé, dont ils ne connaissaient guère que le nom, mais que jamais n'invoquera en vain le cœur ignorant qui a la foi!
Cassy, qui s'était glissée hors de sa retraite et qui rôdait partout, l'oreille aux aguets, apprit le sacrifice que Tom avait fait pour Emmeline et pour elle. La nuit précédente, bravant le danger d'être découverte, elle était venue. Elle avait été touchée des dernières paroles qui s'étaient exhalées de cette bouche aimante, et la glace du désespoir, cet hiver de l'âme, s'était peu à peu fondue, et cette créature sombre et hautaine avait pleuré et prié.
Quand Georges entra dans le vieux magasin, il sentit que la tête lui tournait.... Il faillit se trouver mal.
«Est-il possible? est-il possible, père Tom? Mon pauvre vieil ami!»
Et il s'agenouilla par terre à côté de Tom.
Il y eut dans cette voix quelque chose qui pénétra jusqu'à l'âme du mourant.... Il remua doucement la tête et dit:
«Dieu fait mon lit de mort plus doux que le duvet!»
Georges se pencha vers le pauvre esclave, et il laissa tomber de belles larmes, qui faisaient honneur à son cœur viril.
«Père Tom! mon cher ami, réveillez-vous! parlez encore un peu.... regardez-moi! c'est M. Georges, votre petit M. Georges.... ne me connaissez-vous pas?
—Monsieur Georges!» fit Tom, ouvrant les yeux et parlant d'une voix presque éteinte.... Et il parut comme hors de lui.
Puis lentement et peu à peu les idées revenaient dans son esprit.... l'œil errant devenait fixe et brillait! tout le visage s'éclaira, ses mains calleuses se joignirent et, le long de ses joues, les larmes coulèrent.
«Dieu soit béni! c'est tout.... oui c'est tout ce que je souhaitais! ils ne m'ont pas oublié.... cela me réchauffe l'âme! cela fait du bien à mon pauvre cœur! je vais maintenant mourir content! Bénis Dieu, ô mon âme!
—Non! vous n'allez pas mourir.... il ne faut pas que vous mouriez.... ne pensez pas à cela! je viens pour vous racheter et vous emmener chez nous! s'écria Georges avec une impétuosité entraînante.
—Ah! monsieur Georges, vous êtes venu trop tard! Le Seigneur m'a acheté, et il veut aussi m'emmener chez lui, et je veux y aller.... le ciel vaut mieux que le Kentucky!
—Ne mourez pas, Tom; votre mort me tuerait! Tenez, seulement de penser à ce que vous avez souffert, cela me brise le cœur! Et vous voir couché dans cet affreux trou! pauvre, pauvre cher Tom!
—Oh! non, pas pauvre! dit Tom avec solennité; j'ai été pauvre, mais ce temps-là est passé! Je suis maintenant sur le seuil de la gloire.... Oh! monsieur Georges, le ciel est venu! J'ai remporté la victoire, le Seigneur Jésus me l'a donnée.... Gloire à son nom!»
Georges était frappé de respect et d'étonnement en voyant avec quelle puissance et quelle force ces phrases brisées et suspendues étaient prononcées par Tom.... Il admirait et se taisait....
Tom prit la main de son jeune maître, et la serrant dans la sienne:
«Il ne faut pas dire à Chloé dans quel état vous m'avez trouvé.... Pauvre chère âme! ce serait pour elle un coup trop affreux.... dites-lui seulement que vous m'avez vu allant à la gloire, et que je ne pouvais rester pour personne. Dites-lui que Dieu a été à mes côtés, partout et toujours, et que pour moi il a rendu tout facile et léger! Et mes pauvres enfants, et le tout petit.... la petite fille.... Oh! mon pauvre vieux cœur a été bien brisé en pensant à eux! dites-leur à tous de me suivre.... de me suivre! Assurez de mes bons sentiments mon maître et ma bonne maîtresse, enfin tout le monde là-bas! Vous ne savez pas, monsieur Georges, il me semble que j'aime tout, toutes les créatures, partout.... Aimer, il n'y a que cela au monde! O monsieur Georges! quelle chose que d'être chrétien!»
En ce moment Legree vint rôder à la porte du vieux magasin; il regarda d'un air maussade et avec une indifférence affectée, puis il s'éloigna.
«Le vieux scélérat! dit Georges avec indignation, cela me fait du bien de penser qu'un jour le diable lui rendra tout cela!
—Oh! non.... il ne faut pas, reprit Tom en serrant la main du jeune homme.... C'est une pauvre malheureuse créature, et c'est effrayant de penser à cela! S'il pouvait seulement se repentir, le Seigneur lui pardonnerait.... mais j'ai bien peur qu'il ne se repente pas....
—Et moi, je l'espère bien, fit Georges; je ne voudrais pas le voir dans le ciel!
—Ah! monsieur Georges, vous me faites de la peine! n'ayez pas de ces idées-là!... il ne m'a pas fait de mal, lui!... il m'a ouvert les portes du royaume, voilà tout!»
A ce moment, la force fiévreuse que la joie de revoir son jeune maître avait rendue au mourant s'évanouit pour ne plus revenir.... une soudaine faiblesse s'empara de lui.... ses yeux se fermèrent, et l'on vit passer sur sa joue ce mystérieux et sublime changement qui annonce l'approche des autres mondes....
La respiration s'embarrassa, elle devint courte et pénible; la vaste poitrine se soulevait et s'abaissait péniblement, mais le visage gardait toujours une expression sérieuse et triomphante.
«Qui donc, qui donc nous séparera de l'amour du Christ?» murmurait-il d'une voix qui luttait contre les dernières faiblesses.... et il s'endormit avec un sourire.
Georges s'assit, immobile et respectueux.... Pour lui cette place était sainte.... Il ferma ces yeux éteints pour toujours.... et, quand il se releva, il n'avait plus dans l'âme que cette pensée, exprimée par son vieil ami:
«Être chrétien.... quelle chose!»
Il se retourna. Legree était debout derrière lui, la mine refrognée....
L'influence de cette scène de mort avait calmé la fougue impétueuse du jeune homme. La présence de Legree lui était cependant toujours pénible. Il voulait s'éloigner de lui, en échangeant aussi peu de paroles qu'il serait possible.
Il fixa sur le planteur son œil noir et perçant, et montrant le cadavre:
«Vous avez eu de lui tout ce que vous avez pu en tirer. Combien pour le corps? Je veux l'emporter et lui donner une honnête sépulture....
—Je ne vends pas les nègres morts, dit Legree d'un ton rogue: libre à vous de l'enterrer où vous voudrez et quand vous voudrez.
—Enfants, dit Georges, d'un ton d'autorité, à deux ou trois nègres qui se trouvaient là et qui regardaient le corps, aidez-moi à le soulever et à le mettre dans ma voiture: ensuite vous me donnerez une bêche!»
Un des esclaves courut chercher une bêche. Les deux autres avec Georges portèrent le corps dans la voiture.
Georges n'adressa à Legree ni une parole ni un regard. Legree le laissa commander sans mot dire; il sifflait avec une sorte d'indifférence qui n'était qu'apparente.... il suivit la voiture jusqu'à la porte.
Georges étendit son manteau dans la voiture, et dessus il coucha le mort, reculant le siége pour lui faire place. Puis il se retourna, regarda Legree fixement, et lui dit avec un calme forcé:
«Je ne vous ai pas encore dit ce que je pense de cette atroce affaire; ce n'est ni le lieu ni le moment. Mais, monsieur, ce sang innocent sera vengé. Je proclamerai ce meurtre.... J'irai trouver le magistrat et je vous dénoncerai!
—Allez! dit Legree en faisant claquer ses doigts d'un air de mépris. Allez! je voudrais bien voir comment vous vous y prendrez! et les témoins? et la preuve? allez!»
Georges ne sentit que trop la force de ce défi! Il n'y avait pas un blanc dans l'habitation, et dans les cours du sud le témoignage du sang mêlé n'est rien!... Il crut un moment qu'il allait déchirer la voûte des cieux, en poussant le cri de vengeance de son cœur indigné.... Le ciel resta sourd!
«Après tout, fit Legree, voilà bien du tapage pour un nègre mort!»
Ce mot-là fut une étincelle sur un baril de poudre. La prudence n'était pas une des vertus cardinales de ce jeune enfant du Kentucky. Georges se retourna sur lui, et d'un coup terrible, frappé en plein visage, il le renversa. Et alors, le foulant aux pieds, brûlant de colère, le défi dans l'œil, il ressemblait assez à son glorieux homonyme, triomphant du dragon.
Décidément, il y a des gens qui gagnent à être battus; couchez-les dans la poussière, ils vont être remplis de respect pour vous.... Legree était de ces gens-là. Il se releva, secoua ses vêtements poudreux et suivit de l'œil la voiture qui s'éloigna lentement.... On voyait qu'il respectait Georges; il n'ouvrit pas la bouche avant que tout eût disparu.
Au delà des limites de la plantation, Georges avait remarqué un petit monticule, sec, sablonneux et ombragé de quelques arbres.
C'est là qu'il creusa le tombeau.
Quand tout fut prêt:
«Maître, dirent les nègres, faut-il reprendre le manteau?
—Non, non, ensevelissez-le avec! Pauvre Tom, c'est tout ce que je puis te donner maintenant; mais cela, du moins, tu l'auras!»
Tom fut descendu dans la fosse; les esclaves la remplirent en silence; ils dressèrent la modeste tombe, et la recouvrirent de gazons verts.
«Maintenant, mes enfants, allez-vous-en, dit Georges en leur glissant quelques pièces dans la main.»
Eux, cependant, ne s'en allèrent pas.
«Si le jeune maître voulait nous acheter, dit l'un....
—Nous vous servirions si fidèlement! reprenait l'autre.
—La vie est dure ici.... Achetez-nous, s'il vous plaît!
—Je ne puis, dit Georges tout ému, je ne puis;» et il s'efforçait de les éloigner.
Les pauvres esclaves parurent abattus, et ils se retirèrent en silence.
Georges s'agenouilla sur la tombe de son humble ami.
«Dieu éternel, dit-il, Dieu éternel! sois témoin qu'à partir de cette heure je m'engage à faire tout ce que je puis faire pour affranchir mon pays de cette malédiction de l'esclavage!»
Aucun monument n'indique la place où repose notre ami....
A quoi bon? Son Dieu sait où il est couché, et il le relèvera,—immortel!—pour apparaître avec lui dans sa gloire.
Ne le plaignez point: ni cette vie ni cette mort ne demandent votre pitié. Ce n'est pas dans les splendeurs de la puissance que Dieu place ses héros; c'est dans le dévouement, c'est dans le sacrifice, c'est dans l'amour qui souffre.... Bénis soient les hommes appelés à partager le sort de Jésus, et à porter avec patience sa croix sur leurs épaules! C'est d'eux qu'il a été écrit:
«Bienheureux ceux qui pleurent! car ils seront consolés.»
CHAPITRE XLII.
Une histoire de revenants véritable.
On comprendra facilement que les histoires de revenants et de fantômes durent se propager activement parmi les esclaves de Legree.
On se disait à l'oreille que, pendant la nuit, on entendait des bruits de pas qui descendaient l'escalier du grenier et parcouraient toute la maison. C'est en vain que l'on avait fermé au verrou la porte des étages supérieurs. Le fantôme avait une double clef dans sa poche, ou bien, en vertu du privilége qu'ont eu de tout temps les fantômes, il passait à travers le trou de la serrure, et continuait sa promenade, comme devant, avec une liberté vraiment alarmante.
Quelle forme extérieure l'esprit revêtait-il? les avis étaient partagés. Les nègres, et quelquefois les blancs, ont l'habitude de fermer les yeux et de se couvrir la tête de leurs habits ou de leurs couvertures dès qu'il se présente le moindre revenant. Mais jamais les yeux de l'âme n'ont une perspicacité plus éveillée que quand les yeux du corps sont fermés. On faisait donc, dans toutes les cases, les portraits en pied du fantôme, tous jurés et certifiés véritables; et, comme il arrive souvent aux portraits, aucun ne ressemblait aux autres. Je me trompe: il y avait chez tous le signe particulier des fantômes, le long suaire blanc pour vêtement. Les pauvres gens n'étaient pas versés dans l'histoire ancienne, et ils ignoraient que ce costume a maintenant pour lui l'autorité de Shakspeare, qui a dit:
Les morts en blancs linceuls parcourent les cités!
La coïncidence des opinions de Shakspeare et des nègres est un fait remarquable de pneumatologie que nous signalons à l'attention des psychologues.
Quoi qu'il en soit, nous avons, nous, des raisons particulières de croire qu'une grande figure, vêtue d'un drap blanc, se promenait, à l'heure des fantômes, autour des appartements de Legree; elle ouvrait les portes, circulait dans la maison; elle apparaissait et disparaissait, puis, traversant encore une fois l'escalier silencieux, elle remontait jusqu'au grenier.... et cependant, le lendemain matin, on retrouvait les portes fermées et verrouillées aussi solidement que jamais.
Le murmure de ces conversations arrivait jusqu'à Legree. Plus on voulait le lui cacher et plus il en fut impressionné. Il but plus d'eau-de-vie que jamais, eut la tête toujours échauffée, et jura un peu plus fort qu'auparavant.... pendant le jour. La nuit, il rêvait, et ses visions prenaient un caractère de moins en moins agréable. La nuit qui suivit l'enterrement de Tom, il se rendit à la ville voisine pour faire une orgie. Elle fut complète. Il revint tard, fatigué, ferma sa porte, retira la clef et se mit au lit.
On a beau dire, quelque peine qu'il se donne pour la soumettre, l'âme d'un méchant homme est pour lui une hôtesse inquiète et terrible! Qui peut comprendre ses doutes et ses terreurs? Qui pourra sonder ses formidables peut-être? ces frissons et ces tremblements, qu'il ne peut pas plus réprimer qu'il ne peut anéantir l'éternité qui l'attend? Oh! le fou qui ferme sa porte pour empêcher les fantômes d'entrer, et qui renferme dans sa poitrine un fantôme qu'il n'ose pas affronter seul, et dont la voix étouffée, et comme accablée par la montagne que le monde jette dessus, retentit pourtant, comme la trompette du jugement dernier!
Ceci n'empêcha pas Legree de fermer sa porte à clef et de mettre une chaise contre la porte. Il plaça une veilleuse à la tête de son lit et ses pistolets à côté. Il examina les espagnolettes et la ferrure des fenêtres, puis il jura qu'il ne craignait ni les anges ni les démons.
Il s'endormit.
Il dormit, car il était fatigué; il dormit profondément. Mais il passa bientôt comme une ombre sur son sommeil, une terreur, la crainte vague de quelque chose d'affreux; il crut reconnaître le linceul de sa mère; mais c'était Cassy qui le portait; elle le tenait, elle le montrait à Legree.... Il entendit un bruit confus de cris et de gémissements, et au milieu de tout cela il sentait qu'il dormait, et il faisait mille efforts pour se réveiller. Il se réveilla à moitié.... Il était bien sûr que quelque chose venait dans sa chambre. Il s'apercevait que la porte était ouverte.... mais il ne pouvait remuer ni les pieds, ni les mains.... Enfin il se retourna d'une pièce..... La porte était ouverte; il vit une main qui éteignait la lampe.
La lune était voilée de nuages et de brouillards, et il vit pourtant, il vit quelque chose de blanc qui glissait.... Il entendit le petit frôlement des vêtements du fantôme.... Le fantôme se tint immobile auprès de son lit.... Une forte main toucha sa main trois fois, et une voix qui parlait tout bas, mais avec un accent terrible, répéta par trois fois: «Viens! viens! viens!...» Il suait de peur; mais, sans qu'il sût quand ni comment, la chose avait disparu. Legree sauta du lit, il courut à la porte; elle était fermée et verrouillée.... Legree perdit connaissance.
A partir de ce moment, Legree fut plus intrépide buveur que jamais: il ne buvait plus, comme auparavant, avec prudence et réserve; il buvait avec fureur.... encore.... encore.... toujours!
Le bruit se répandit bientôt dans le pays que Legree était malade, puis qu'il se mourait. Il était puni de ses excès par cette affreuse maladie qui semble projeter sur la vie présente comme l'ombre des châtiments de l'autre vie. Personne ne pouvait supporter les horreurs de son agonie: il criait, il sanglotait, il jurait.... et le seul récit des visions qui passaient devant ses yeux glaçait le sang dans les veines. A son lit de mort, immobile, sombre, inexorable, une grande figure de femme se tenait debout et disait:
«Viens.... viens.... viens!...»
Par une singulière coïncidence, la nuit même de sa dernière vision, on trouva toutes les portes de la maison grandes ouvertes. Quelques-uns des nègres assurèrent avoir vu deux formes blanches qui se glissaient à travers les arbres de l'avenue et qui gagnaient la grande route.
Le soleil se levait: Cassy et Emmeline s'arrêtèrent sur un tertre d'arbres, tout près de la ville.
Cassy était vêtue de noir, à la façon des créoles espagnoles. Un petit chapeau et un voile aux épaisses broderies cachaient complétement son visage; elle avait distribué les rôles en arrêtant son plan d'évasion: elle ferait la dame et Emmeline la suivante.
Élevée depuis sa plus tendre enfance avec les gens du bel air, Cassy en avait le langage, les allures et les façons: les débris de sa garde-robe, jadis splendide, et ce qui lui restait de joyaux et de bijoux, lui permettaient d'avoir le costume de son rôle.
Elle s'arrêta dans une maison du faubourg où elle avait remarqué des malles à vendre: elle en acheta une fort belle; elle se fit suivre par un homme qui la portait, accompagné d'un serviteur chargé du gros bagage, et d'une femme de chambre qui tenait à la main son sac de nuit et des paquets poudreux; elle fit une entrée triomphale dans la petite taverne.
La première personne qu'elle y rencontra, ce fut Georges Shelby, qui attendait l'arrivée du bateau.
Cassy, du haut de son observatoire dans le grenier, avait aperçu le jeune homme... elle l'avait vu emporter le corps de Tom, elle avait observé, avec une joie secrète, toutes les circonstances de son entrevue avec Legree. Elle avait assez entendu parler de lui aux nègres, elle savait qui il était et par lui-même, et par rapport à Tom. Elle se sentit tout à coup pleine de confiance, quand elle vit qu'il attendait le bateau comme elle.
L'air, les façons, le langage de Cassy et son argent qui sonnait éloignaient tout soupçon chez les gens de l'hôtel.... Est-ce qu'on soupçonne jamais ceux qui payent bien?... c'est le point capital!... Cassy ne l'avait point oublié en garnissant son porte-monnaie.
Le bateau arriva vers le soir.
Georges Shelby offrit la main à Cassy, et la conduisit à bord avec la politesse et la courtoisie naturelles à un habitant du Kentucky. Il lui fit donner une bonne cabine.
Cassy prétexta une indisposition et garda le lit pendant tout le temps qu'on resta sur la rivière Rouge. Elle reçut les soins assidus et dévoués de sa jeune suivante.
On arriva sur le Mississipi. Georges, apprenant que l'étrangère, aussi bien que lui, continuait sa route, lui proposa de prendre une chambre sur le même bateau qu'elle. Avec son bon cœur ordinaire, il était plein de compassion pour cette santé languissante; et il entoura Cassy de ses prévenances et de ses bons offices.
Nos trois voyageurs sont donc maintenant à bord du beau steamer le Cincinnati, et ils remontent le fleuve, entraînés par la puissante vapeur.
La santé de Cassy s'était remise. Elle venait souvent s'asseoir sur le pont, elle paraissait à table, et on parlait d'elle, parmi les voyageurs, comme d'une femme qui avait dû être parfaitement belle.
Depuis le premier instant que Georges avait aperçu son visage, il avait été frappé d'une de ces ressemblances indéfinissables et vagues, dont chacun a été préoccupé au moins une fois en sa vie... il ne pouvait s'empêcher de la regarder, de l'examiner sans cesse. Qu'elle fût à table, ou assise à la porte de sa cabine, elle rencontrait toujours les yeux du jeune homme fixés sur elle; il est vrai qu'il les détournait poliment, quand elle lui faisait voir que cet examen la gênait.
Cassy se trouva bientôt mal à son aise. Elle crut que Georges soupçonnait quelque chose. Enfin elle résolut de s'en remettre à sa générosité: elle lui confia son histoire.
Georges était tout plein de sympathie pour une personne qui avait échappé à Legree. Il ne pouvait parler de cette plantation, il ne pouvait y penser de sang-froid; et, avec cette courageuse insouciance des résultats, qui caractérise son âge et sa position, il lui donna l'assurance qu'il ferait tout pour la sauver.
La cabine qui touchait celle de Cassy était occupée par une française, Mme de Thou, accompagnée d'une charmante petite fille qui pouvait avoir vu mûrir douze étés.
Cette dame, ayant appris dans la conversation que Georges était du Kentucky, se sentit toute disposée à faire sa connaissance; elle avait un puissant auxiliaire dans sa petite fille, qui était bien le plus charmant joujou dont pût s'amuser l'ennui d'une traversée de quinze jours.
Georges venait souvent s'asseoir à la porte de la cabine, et Cassy pouvait entendre toute leur conversation.
Mme de Thou faisait les plus minutieuses questions sur le Kentucky, où elle avait, disait-elle, passé sa première enfance.
Georges fut surpris d'apprendre qu'elle avait vécu dans son propre voisinage; il n'était pas moins étonné qu'elle connût si parfaitement et les personnes et les choses de son pays.
«Connaissez-vous, lui dit un jour Mme de Thou, un homme de votre voisinage du nom de Harris?
—Il y a un drôle de ce nom pas loin de la maison, répondit Georges; nous n'avons jamais eu de grands rapports avec lui.
—C'est, je crois, un riche possesseur d'esclaves?»
Mme de Thou fit cette question avec un intérêt plus vif qu'elle n'eût voulu le laisser voir.
«Oui, répondit Georges étonné.
—Alors vous pouvez, vous devez savoir s'il a eu un mulâtre du nom de Georges?
—Certainement.... Georges Harris. Je le connais parfaitement.... Il a épousé une esclave de ma mère.... Il s'est sauvé au Canada.
—Sauvé! dit Mme de Thou, sauvé!... Merci, mon Dieu!»
Il y eut une question dans le regard de Georges; mais cette question, il ne la fit pas.
Mme de Thou appuya sa tête dans sa main et fondit en larmes.
«C'est mon frère! s'écria-t-elle.
—Quoi! dit Georges d'un ton de profonde surprise.
—Oui, dit Mme de Thou en relevant fièrement la tête et en essuyant ses yeux; oui, monsieur Shelby, Georges Harris est mon frère.
—Je suis stupéfait, dit Georges; et il recula un peu sa chaise pour contempler attentivement Mme de Thou.
—Je fus vendue tout enfant et envoyée dans le sud. Je fus achetée par un homme bon et généreux. Il m'emmena dans les Indes occidentales, m'affranchit et m'épousa.... Il vient de mourir.... Moi j'allais dans le Kentucky, pour tâcher de retrouver mon frère et pour le racheter.
—Je l'ai entendu parler d'une sœur.... Émilie.
—C'est moi!... mais, je vous prie.... mon frère.... quelle sorte?...
—Oh! un charmant jeune homme, malgré la malédiction de l'esclavage!... un homme du premier mérite.... de l'intelligence.... des principes.... tout!... Je le connais bien, parce qu'il a pris femme chez nous...
—Et sa femme?
—Un trésor.... belle, intelligente, aimable, très-pieuse; c'est ma mère qui l'a élevée.... comme sa fille.... elle sait lire, écrire, broder, elle coud comme une petite fée et chante délicieusement.
—Est-elle née dans votre maison?
—Non! mon père l'acheta dans un de ses voyages à la Nouvelle-Orléans et en fit présent à ma mère.... Elle avait huit ou neuf ans. Mon père ne voulut jamais dire ce qu'elle lui avait coûté.... mais l'autre jour, en parcourant ses vieux papiers, nous avons retrouvé le billet de vente.... C'est un prix fabuleux.... mais elle était si belle!»
Georges tournait le dos à Cassy: il ne pouvait voir avec quel air d'attention profonde elle écoutait tous ces détails....
A ce moment du récit, elle lui toucha le bras, et pâle d'émotion:
«Le nom! savez-vous le nom du vendeur, lui demanda-t-elle?
—Simmons, si je ne me trompe; c'est du moins, autant que je puis le croire, le nom qui se trouve sur le billet.
—O Dieu!»
Et Cassy tomba sans connaissance sur le plancher.
Georges et Mme de Thou s'élancèrent au secours de Cassy.... ils montrèrent l'agitation convenable en pareille circonstance; mais ni l'un ni l'autre ne se doutait de la cause de cet évanouissement. Georges, dans l'ardeur de son zèle, renversa une cruche et brisa deux vases.... Dès qu'elles entendirent parler d'un évanouissement, les femmes accoururent; elles se pressèrent autour de Cassy, et interceptèrent ainsi l'air qui l'eût fait revenir.... En somme, tout se passa comme on devait s'y attendre.
Pauvre Cassy! Quand elle fut revenue à elle, elle se tourna du côté du mur, et pleura et sanglota comme un enfant. O mères qui me lisez! vous pouvez peut-être dire quelles étaient alors ses pensées. Peut-être aussi ne le pouvez-vous pas! Mais, en ce moment, elle sentit que Dieu avait pitié d'elle et qu'elle reverrait sa fille....
Et en effet, quelques mois après....
Mais n'anticipons point sur les événements.
CHAPITRE XLIII.
Résultats.
Le reste de l'histoire sera bientôt dit.
Georges Shelby, comme tout jeune homme l'eût été à sa place, fut vivement intéressé par ce qu'il y avait de romanesque dans ce nouvel incident.... Il était d'ailleurs humain et bon. Il fit parvenir à Cassy le billet de vente d'Élisa; la date, le nom, tout coïncidait. Il ne restait plus dans son esprit le moindre doute sur l'identité de l'enfant. Il n'y avait plus qu'une chose à faire: se mettre sur la trace des fugitifs.
Cassy et Mme de Thou, ainsi réunies par la communauté de leur destinée, passèrent immédiatement au Canada et visitèrent les stations où sont accueillis les nombreux fugitifs qui passent la frontière.
Elles trouvèrent à Amherstberg le missionnaire qui avait reçu Élisa et Georges à leur arrivée. Elles purent, grâce à ses indications, suivre les traces de la famille jusqu'à Montréal.
Depuis cinq ans, Georges et Élisa sont libres. Georges, constamment occupé chez un mécanicien, gagne largement de quoi subvenir aux besoins de sa famille, qui s'est accrue d'une fille.
Henri est un charmant petit garçon qu'on a mis dans une école; il travaille et fait des progrès.
Le digne missionnaire d'Amherstberg s'intéressa si vivement au succès des recherches de Mme de Thou et de Cassy, qu'il céda à leurs sollicitations et les accompagna à Montréal; Mme de Thou paya la dépense[22].
Ici changement de scène: nous sommes dans une charmante petite maison du faubourg de Montréal. C'est le soir. Le feu pétille dans l'âtre. La table est mise pour le thé. La nappe étincelle dans sa blancheur de neige. Dans un coin de la chambre on voit une autre table, couverte d'un tapis vert et garnie d'un petit pupitre.... Voici des plumes et du papier; au-dessus, des rayons de livres.
Ce petit coin, c'est le cabinet de Georges.
Ce zèle du progrès, qui lui fit dérober le secret de la lecture et de l'écriture au milieu des fatigues et des découragements de son enfance, ce zèle le pousse encore à travailler toujours et à toujours apprendre.
«Allons! Georges, dit Élisa, vous avez été dehors toute la journée. A bas les livres! Causez avec moi pendant que je prépare le thé.... Eh bien!»
Et la petite Élise, secondant les efforts de sa maman, accourut vers son père, essaya de lui arracher le livre et de grimper sur ses genoux.
«Petite sorcière!» dit Georges.
Et il céda.... C'est ce qu'un homme peut faire de mieux en pareil cas.
«Voilà qui est bien,» dit Élisa en coupant une tartine.
Élisa n'a plus l'air tout à fait aussi jeune. Elle a pris un peu d'embonpoint. Sa coiffure est plus sévère.... Mais elle paraît aussi contente, aussi heureuse qu'une femme puisse l'être.
«Henri, mon enfant, comment avez-vous fait cette addition aujourd'hui? dit Georges, en posant la main sur la tête de son fils.
—Je l'ai faite moi-même, père, tout entière; personne ne m'a aidé.»
Henri n'a plus ses longues boucles, mais il a toujours ses grands yeux, ses longs cils et ce noble front, plein de fierté, où se voit le jeune orgueil du triomphe pendant qu'il répond à son père.
«Allons! c'est bien, dit Georges. Travaillez toujours, mon fils. Vous êtes plus heureux que votre pauvre père ne l'était à votre âge.»
A ce moment on frappe à la porte. Un joyeux: «Tiens! c'est vous!» attire l'attention du mari. Le bon pasteur d'Amherstberg est cordialement accueilli. Il y a deux femmes avec lui; Élisa les prie de s'asseoir.
S'il faut dire vrai, le bon prêtre avait arrangé un petit programme, et décidé dans sa tête comment les choses devraient se passer.
Chemin faisant, il avait bien exhorté les deux femmes à se conformer à ses instructions.
Quelle fut donc sa consternation quand, après avoir fait asseoir les deux femmes et tiré son mouchoir pour s'essuyer la bouche et préparer son éloquence, il vit Mme de Thou déranger toutes ses combinaisons en jetant ses bras au cou de Georges avec ce cri qui disait tout: «Georges, ne me reconnais-tu pas?... ta sœur.... Émilie?»
Cassy, au contraire, s'était assise avec calme; elle voulait, elle, se conformer au programme; mais la petite Élise se montrant à elle tout à coup, la taille, le visage, la tournure, chaque trait, chaque boucle de cheveux, comme Élisa, le jour où elle la vit pour la dernière fois, et la petite créature la regardant si fixement.... elle ne put s'empêcher de la saisir dans ses bras et de la serrer contre son cœur en s'écriant: «Chère petite, je suis ta mère!»
Ah! vraiment, il était bien difficile de suivre le programme du bon pasteur. Il réussit, cependant, à calmer tout le monde et à prononcer le petit discours qu'il avait préparé. Il le débita avec une telle onction, que tous fondirent en larmes. Il y avait de quoi satisfaire l'orateur le plus exigeant des temps anciens et des temps modernes.
Tout le monde s'agenouilla, et le missionnaire pria.... Il est des sentiments si agités et si tumultueux qu'ils ne peuvent trouver de repos qu'en s'épanchant dans le sein de l'éternel amour!... Ils se relevèrent, et toute cette famille retrouvée s'embrassa avec une souveraine confiance dans celui qui, les retirant de tant de périls et de dangers, les avait conduits par des voies si inconnues, et enfin réunis pour toujours.
Les notes des missionnaires parmi les fugitifs du Canada contiennent souvent des récits véritables plus étranges que les fictions.
Et pourrait-il en être autrement, sous l'empire d'un système qui éparpille et disperse les familles, comme les tourbillons du vent d'automne dispersent et éparpillent les feuilles?
Ce rivage du refuge, comme l'éternel rivage, rassemble parfois, dans une joyeuse union, des cœurs qui bien longtemps se sont crus perdus et se sont pleurés. Il n'y a pas d'expression pour rendre ces émotions profondes qui accueillent l'arrivée de chaque nouveau venu qui peut apporter des nouvelles d'une mère, d'une sœur, d'un enfant, dérobés aux regards qui les aiment par l'ombre de l'esclavage!
Oui, il y a là des traits d'héroïsme plus grands que la poésie ne sait les inventer. Souvent, défiant la torture et bravant la mort, les fugitifs reprennent la voie douloureuse, et à travers les terreurs et les périls de cette terre fatale, vont chercher une sœur, une mère, une femme!
Un jeune homme, dont un missionnaire nous a raconté l'histoire, après avoir été repris deux fois, après avoir subi les plus affreuses tortures, était parvenu à s'échapper encore. Dans une lettre que nous avons entendu lire il annonce à ses amis qu'il recommence pour la troisième fois sa terrible expédition et qu'il espère enfin délivrer sa sœur. Lecteurs, mes amis, dites-moi si cet homme est un criminel ou un héros; n'en feriez-vous pas autant pour votre sœur.... et pouvez-vous le blâmer?
Mais revenons à nos amis. Nous les avons laissés essuyant leurs yeux: ils se remirent enfin de cette joie trop grande et trop soudaine.
En ce moment, ils sont tous assis autour de la table de famille, fort ravis d'être ensemble et parfaitement d'accord. Seulement Cassy, qui tient la petite Élise sur ses genoux, la serre parfois d'une façon dont l'enfant s'étonne.... elle ne veut pas non plus se laisser fourrer dans la bouche autant de gâteau qu'il plairait à l'enfant.... elle dit qu'elle a quelque chose qui vaut bien mieux que le gâteau, et qu'elle n'en veut pas; ce qui étonne beaucoup l'enfant.
Deux ou trois jours ont suffi pour changer Cassy à tel point que nos lecteurs mêmes la reconnaîtraient à peine. La douce confiance a remplacé le désespoir qu'on voyait dans ses yeux hagards.... Elle se jetait tout entière dans le sein de la famille.... elle portait ses petits enfants dans son cœur, comme quelque chose dont elle avait longtemps manqué. Son amour semblait tout naturellement se répandre sur la petite Élise plus encore que sur sa propre fille: la petite Élise était l'image de sa fille telle qu'elle l'avait perdue! Cette chère petite était comme un lien de fleurs entre sa mère et sa grand'mère; elle portait la familiarité et l'affection de l'une à l'autre. La piété d'Élisa, solide, égale, réglée par la lecture constante de l'Écriture sainte, était le guide nécessaire à l'âme ébranlée et fatiguée de sa mère. Cassy cédait, et cédait de tout son cœur, à toutes les bonnes influences: elle devenait une dévote et tendre chrétienne.
Au bout de deux ou trois jours, Mme de Thou entretint Georges de ses affaires. La mort de son mari lui avait laissé une fortune considérable. Elle offrit généreusement de partager avec sa famille. Quand elle demanda à Georges de quelle manière elle pourrait le mieux en user pour lui:
«Émilie, répondit-il, donnez-moi de l'éducation: ce fut toujours mon plus vif désir; le reste me regarde.»
Après mûre délibération, tout le monde se décida à venir passer quelques années en France.
On emmena Emmeline.
Elle charma le premier lieutenant du vaisseau, et l'épousa en entrant au port.
Georges employa quatre années à suivre les cours des écoles françaises. Il fit les plus rapides progrès.
Les troubles politiques de ce pays forcèrent la famille à regagner l'Amérique.
Les sentiments et les idées de Georges, après cette nouvelle éducation, ne sauraient être mieux exprimés que dans cette lettre, qu'il adressait à un de ses amis:
«Je ne laisse pas que d'être assez embarrassé de mon avenir.... Je conviens que je pourrais me mêler aux blancs, comme vous le dites fort bien. Ma teinte est si légère!... celle de ma femme et de mes enfants est à peine reconnaissable.... Oui, je le pourrais.... mais, pour vous dire le vrai, je n'en ai pas trop d'envie.
«Mes sympathies ne sont plus pour la race de mon père; elles appartiennent toutes à la race de ma mère.... Pour mon père, je n'étais qu'un beau chien ou un beau cheval.... pas beaucoup plus! Mais pour ma mère, pauvre cœur brisé, j'étais un enfant! Depuis cette vente fatale, qui nous sépara pour jamais, je ne l'ai pas revue. Mais je sais qu'elle m'aime toujours chèrement; c'est mon cœur qui me le dit. Quand je pense à tout ce qu'elle a souffert, quand je pense aux douleurs de mon premier âge, aux luttes et aux angoisses de mon héroïque femme, de ma sœur, vendue sur le marché de la Nouvelle-Orléans.... j'espère que je n'ai pas de sentiments indignes d'un chrétien.... mais j'espère aussi qu'on me pardonnera de dire que je n'ai pas un extrême désir de passer pour un Américain, ou de me mêler aux Américains. C'est à la race africaine que je m'identifie.... la race opprimée.... la race esclave.... Si je désirais quelque chose, je me souhaiterais plutôt deux degrés de plus dans les teintes brunes qu'un degré de plus dans les teintes blanches....
«Le désir, le vœu de mon âme, c'est de fonder une nationalité africaine. Je veux un peuple qui ait une existence séparée, indépendante, propre à lui. Où sera la patrie de ce peuple? Je regarde autour de moi! Ce n'est point dans Haïti; il n'y a pas là d'éléments: les ruisseaux ne remontent pas leur cours, la race qui a formé le caractère des Haïtiens était abâtardie, épuisée, alanguie; il faudra des siècles pour qu'Haïti devienne quelque chose.
«Où donc aller?
«Sur la côte d'Afrique je vois une république, une république formée d'hommes choisis, qui, par leur énergie et une instruction qu'ils se sont donnée à eux-mêmes, se sont, pour la plupart, individuellement élevés au-dessus de leur primitive condition d'esclaves. Cette république a fait le stage de sa faiblesse, et elle est enfin devenue une nation à la face du monde, une nation reconnue par la France et par l'Angleterre....
«Voilà où je veux aller: voilà le peuple dont je veux être.
«Je sais bien que vous serez contre moi; mais avant de frapper, écoutez!
«Pendant mon séjour en France, j'ai suivi de l'œil, avec le plus profond intérêt, les péripéties de ma race en Amérique. J'ai pris garde aux luttes des abolitionnistes et des colons. A cette distance, étant simple spectateur, j'ai reçu des impressions qui n'auraient pas été les mêmes, si j'eusse pris part à la querelle.
«Je sais que, dans la bouche de mes adversaires, cette Libéria a fourni toute sorte d'arguments contre nous: on en a fait des portraits de fantaisie, pour retarder l'heure de notre émancipation. Mais, au-dessus de tous ces inventeurs, n'y a-t-il pas Dieu? Pour moi, voilà la question: ses lois ne sont-elles pas au-dessus des défenses des hommes, et ne peut-il pas fonder notre nationalité?
«A notre époque, une nation se crée en un jour. Aujourd'hui une nation jaillit du sol et trouve, résolus à l'avance et sous sa main, tous les problèmes de la vie sociale et républicaine: on n'a pas à découvrir; il ne reste plus que la peine d'appliquer. Réunissons donc tous ensemble nos communs efforts, et voyons ce que nous pourrons faire de cette entreprise nouvelle. Le continent tout entier de cette splendide Afrique s'étend devant nous et devant nos enfants....
«Elle aussi, notre nation, verra rouler sur ses bords, comme les flots d'un océan, la civilisation et le christianisme, et les puissantes républiques que nous fonderons, croissant avec la rapidité des végétations tropicales, braveront la durée des siècles.
«Direz-vous que je déserte la cause de mes frères? Non! si je les oublie un jour, une heure de ma vie, que Dieu m'oublie à mon tour! Mais que puis-je faire pour eux ici? Puis-je briser leurs chaînes? Non; comme individu, je ne le puis.... Laissez-moi donc m'éloigner! que je fasse partie d'une nation.... que j'aie ma voix dans les conseils d'un peuple, et alors je parlerai! une nation a le droit de demander, d'exiger, de discuter, de plaider la cause de sa race.... Ce droit, un individu ne l'a pas!
«Si jamais l'Europe devient une grande fédération, et j'ai trop de foi en Dieu pour ne pas l'espérer! si elle abolit le servage, et tout ce qu'il y a d'oppressif et d'injuste dans les inégalités sociales.... si, comme la France et l'Angleterre, elle reconnaît notre position.... alors nous porterons notre appel devant le grand congrès des nations, et nous plaiderons la cause de notre race vaincue et enchaînée! et alors il ne sera pas possible que cette intelligente et libre Amérique ne veuille pas effacer de son écusson cette barre sinistre qui la dégrade parmi les nations, et qui est une malédiction pour elle aussi bien que pour ses esclaves!
«Vous me direz que notre race a le droit de se mêler à la république américaine aussi bien que les Irlandais, les Allemands, les Suédois.
«Soit!
«Nous devrions être libres de nous rencontrer avec les Américains, de nous mêler à eux.... et de nous élever par notre mérite personnel sans aucune considération de caste ou de couleur.... Ceux qui nous refusent ce droit sont inconséquents avec le principe d'égalité humaine si hautement professé, et ce droit, c'est ici surtout qu'on devrait nous le reconnaître. Nous avons plus que les simples droits de l'homme, nous pouvons demander la réparation de l'injure faite à notre race.... Mais je ne demande pas cela.... ce que je demande, c'est un pays.... c'est une nation dont je sois! Je crois que parmi la race africaine, ces principes se développeront un jour à la lumière de la civilisation chrétienne. Vos mérites ne sont pas les mêmes que ceux de la race anglo-saxonne, mais je crois qu'ils sont d'un degré plus haut dans l'ordre moral. Les destinées du monde ont été confiées à la race anglo-saxonne, à l'époque violente du défrichement et de la lutte. Elle possède tout ce qu'il fallait pour cette mission, la rudesse, l'énergie, l'inflexibilité.... Comme chrétien, j'attends qu'il s'ouvre une ère nouvelle. Nous sommes sur le point de la voir paraître.... les convulsions qui bouleversent aujourd'hui les peuples ne sont, je l'espère, que l'enfantement douloureux de la paix et de la fraternité universelles.
«J'en ai la confiance; le développement de l'Afrique sera chrétien. Si nous ne sommes point la race de la domination et du commandement, nous sommes, du moins, la race de l'affection, de la magnanimité et du pardon. Après avoir été précipités dans la fournaise ardente de l'injustice, il faut que nous nous attachions plus étroitement que les autres à cette sublime doctrine du pardon et de l'amour; là sera notre victoire. Notre mission est de la répandre sur le continent africain.
«Je me rends justice, je sens que je suis trop faible pour cette mission.... J'ai dans les veines trop de ce sang brûlé et corrompu des Saxons.... Mais j'ai tout près de moi un éloquent prédicateur de l'Évangile.... ma femme.... ma belle Élisa! Quand je m'égare, son doux esprit me retient; elle remet sous mes yeux la mission chrétienne de notre race. Comme patriote chrétien, comme prédicateur de l'Évangile, je retourne vers mon pays, ma glorieuse Afrique, la terre de mon choix! C'est à elle, dans mon cœur, que j'applique parfois ces splendides paroles des prophètes: «Parce que tu es abandonnée et détestée, et que les hommes ne voulaient plus te traverser, je te donnerai une éternelle suprématie, qui fera la joie de tes générations sans nombre!»
«Vous me direz que je suis un enthousiaste, que je n'ai pas réfléchi à ce que j'entreprends.... Au contraire, j'ai pesé et calculé. Je vais à Libéria, non pas comme à un Élysée romanesque, mais comme à un champ de travail.... et je travaillerai des deux mains.... je travaillerai dur.... malgré les difficultés et les obstacles.... je travaillerai jusqu'à ce que je meure! Voilà pourquoi je pars.... je n'aurai pas de déceptions.
«Quoi que vous pensiez de ma détermination, gardez-moi toujours votre confiance.... et pensez, quoi que je fasse, que j'agirai toujours avec un cœur dévoué à mon peuple!
«Georges Harris.»
Quelques semaines après, Georges, sa sœur, sa mère, sa femme et ses enfants s'embarquaient pour l'Afrique. Nous nous trompons fort, ou le monde entendra encore parler de lui!
Nous n'avons rien à dire de nos autres personnages.
Un mot pourtant sur miss Ophélia et sur Topsy, et un chapitre d'adieu, que nous dédierons à Georges Shelby!
Miss Ophélia emmena Topsy avec elle dans le Vermont. Grande fut la surprise de ce respectable corps délibérant, qu'une bouche de la Nouvelle-Angleterre appelle toujours «nos gens.» Nos gens pensèrent donc tout d'abord que c'était une addition aussi bizarre qu'inutile à leur maison, très-complétement montée. Mais les efforts de miss Ophélia pour remplir le devoir d'éducation qu'elle avait accepté avaient été couronnés d'un tel succès, que Topsy se concilia rapidement les bonnes grâces et les faveurs de la famille et de tout le voisinage. Parvenue à l'adolescence, elle demanda à être baptisée, et elle devint membre de l'Église chrétienne de sa ville. Elle montra tant d'intelligence, de zèle, d'activité et un si vif désir de faire le bien, qu'on l'envoya, en qualité de missionnaire, dans une des stations d'Afrique; et cet actif et ingénieux esprit, qui avait fait d'elle un enfant si remuant et si vif, elle l'employa, d'une façon plus utile et plus noble, à instruire les enfants de son pays.
Peut-être quelques mères seront heureuses d'apprendre que les recherches de Mme de Thou la mirent enfin sur les traces du fils de Cassy. C'était un grand jeune homme énergique; il avait réussi à s'enfuir quelques années avant sa mère. Il avait été accueilli et instruit dans le nord par des amis dévoués au malheur. Il rejoindra bientôt sa famille en Afrique.
CHAPITRE XLIV.
Le libérateur.
Georges Shelby n'avait écrit qu'une seule ligne à sa mère pour lui apprendre le moment de son retour. Il n'avait pas eu le cœur de raconter la scène de mort à laquelle il avait assisté; il avait essayé plusieurs fois.... ses souvenirs l'avaient comme suffoqué. Il finissait toujours par déchirer son papier, essuyait ses yeux et sortait pour retrouver un peu de calme.
Toute la maison fut en rumeur joyeuse le jour où l'on attendait l'arrivée du jeune maître.
Mme Shelby était assise dans son salon. Un bon feu chassait l'humidité des derniers soirs d'automne. Sur la table du souper brillaient la riche vaisselle et les cristaux à facettes.
La mère Chloé présidait à tout l'arrangement.
Elle avait une robe neuve de calicot avec un beau tablier blanc et un superbe turban. Sa face noire et polie brillait de plaisir.... Elle s'attardait, avec toutes sortes de ponctualités minutieuses, autour de la table, pour avoir le prétexte de causer encore un peu avec sa maîtresse.
«Oh! là! comme il va se trouver bien! dit-elle. Là! je mets son couvert à la place qu'il aime, du côté du feu. M. Georges veut toujours une place chaude. Eh bien! pourquoi Sally n'a-t-elle point sorti la meilleure théière? La petite neuve que M. Georges a achetée pour madame à la Noël.... Je vais la prendre. Madame a reçu des nouvelles de M. Georges? ajouta-t-elle d'un ton assez inquiet....
—Oui, Chloé. Une seule ligne pour me dire qu'il compte venir aujourd'hui. Pas un mot de plus.
—Et pas un mot de mon pauvre vieil homme? dit Chloé en retournant les tasses.
—Non, rien, Chloé; il dit qu'il nous apprendra tout ici.
—C'est bien là M. Georges.... il aime toujours à dire tout lui-même. C'est toujours comme ça avec lui. Je ne sais pas, pour ma part, comment les blancs s'y prennent pour écrire tant.... comme ils font.... C'est si long et si difficile d'écrire!»
Mme Shelby sourit.
«Je crois bien que mon pauvre vieil homme ne reconnaîtra pas les enfants.... Et la petite? Dame! est-elle forte maintenant! Elle est bonne aussi, et jolie, jolie! Elle est maintenant à la maison pour surveiller le gâteau.... Je lui ai fait un gâteau juste comme il les aime.... et la cuisson à point pour lui. Il est comme celui.... le matin.... quand il partit! Dieu! comme j'étais, moi, ce matin-là!»
Mme Shelby soupira. Elle avait un poids sur le cœur.... Elle était tourmentée depuis qu'elle avait reçu la lettre de son fils.... Elle pressentait quelque malheur derrière ce voile du silence.
«Madame a les billets? dit Chloé d'un air inquiet.
—Oui, Chloé.
—C'est que je veux montrer les mêmes billets à mon pauvre homme, les mêmes que le chabricant m'a donnés.... «Chloé!» me dit-il, «je voudrais vous garder plus longtemps!—Merci! maître, lui dis-je, mais mon pauvre homme revient, et madame ne peut se passer de moi plus longtemps....» Voilà juste ce que je lui dis.... Un très-joli homme, ce M. Jones!»
Chloé avait insisté pour que l'on gardât les billets avec lesquels on avait payé ses gages, afin de les montrer à son mari, comme preuve de ses talents. Mme Shelby avait consenti de bonne grâce à lui faire ce petit plaisir.
«Il ne connaît pas Polly, mon vieil homme.... non! il ne la connaît pas!... oh! voilà cinq ans qu'ils l'ont pris!... elle n'était qu'un baby.... elle ne pouvait pas se tenir debout. Vous souvenez-vous, madame, comme il avait peur qu'elle ne tombât quand elle essayait de marcher.... pauvre cher homme!»
On entendit un bruit de roues.
«Monsieur Georges!» Et Chloé bondit vers la fenêtre.
Mme Shelby courut à la porte du vestibule; elle serra son fils dans ses bras. Chloé, immobile, voulait de ses regards percer l'obscurité de la nuit.
«Pauvre mère Chloé!» dit Georges tout ému.
Et il prit la main noire entre ses deux mains.
«J'aurais donné toute ma fortune pour le ramener avec moi; mais il est parti vers un monde meilleur.»
Mme Shelby laissa échapper un cri de douleur.
Chloé ne dit rien.
On entra dans la salle à manger.
L'argent de Chloé était encore sur la table.
«Là! dit-elle en rassemblant les billets qu'elle tendit à sa maîtresse d'une main tremblante.... il n'y a plus besoin de les regarder ni d'en parler maintenant.... je savais bien que cela serait ainsi.... vendu et tué sur ces vieilles plantations!»
Chloé se retourna et sortit fièrement de la chambre.... Mme Shelby la suivit, prit une de ses mains, la fit asseoir sur une chaise et s'assit à côté d'elle.
«Ma pauvre bonne Chloé!»
Chloé appuya sa tête sur l'épaule de sa maîtresse, et sanglota.
«Oh! madame excusez-moi! mon cœur se brise.... voilà tout!
—Je comprends, Chloé, dit Mme Shelby en versant des larmes abondantes. Je ne puis vous consoler.... Jésus le peut: il guérit le cœur malade, il ferme les blessures....»
Il y eut quelques instants de silence, et ils pleurèrent tous ensemble.
Enfin, Georges s'assit auprès de l'affligée et, avec une éloquence pleine de simplicité, il lui dépeignit cette scène de mort, glorieuse comme un triomphe, et répéta les paroles d'amour et de tendresse de son dernier message.
Un mois après, tous les esclaves de l'habitation Shelby étaient réunis dans le grand salon, pour entendre une communication de leur jeune maître.
Quelle fut leur surprise, quand ils le virent paraître avec une liasse de papiers! c'étaient leurs billets d'affranchissement, il les lut tous successivement et les leur présenta à chacun: c'étaient des larmes, des sanglots et des acclamations!
Beaucoup cependant le supplièrent de ne pas les renvoyer; ils se pressaient autour de lui et voulaient le forcer de reprendre ses billets.
«Nous n'avons pas besoin d'être plus libres que nous le sommes; nous ne voulons pas quitter notre vieille maison, ni monsieur, ni madame, ni le reste....
—Mes bons amis, dit Georges, dès qu'il put obtenir un instant de silence, vous n'avez pas besoin de me quitter: la ferme veut autant de mains que par le passé; mais, hommes et femmes, vous êtes tous libres.... Je vous payerai pour votre travail des gages dont nous conviendrons. Si je meurs, ou si je me ruine, choses qui, après tout, peuvent arriver, vous aurez du moins l'avantage de ne pas être saisis et vendus. Je resterai sur la ferme, et je vous apprendrai.... il faudra peut-être un peu de temps pour cela.... à user de vos droits d'hommes libres. J'espère que vous serez bons et tout disposés à apprendre. Dieu me donne la confiance que moi, de mon côté, je serai fidèle à la mission que j'accepte de vous instruire. Et maintenant, mes amis, regardez le ciel, et remerciez Dieu de ce bienfait de la liberté!»
Un vieux nègre, patriarche blanchi sur la ferme, et maintenant aveugle, se leva, étendit ses mains tremblantes et s'écria: «Remercions le Seigneur!» Tous s'agenouillèrent. Jamais Te Deum plus touchant, plus sincèrement parti du cœur ne s'élança vers le ciel: il n'avait pas, il est vrai, pour accompagnement les grandes voix de l'orgue, le son des cloches et le grondement du canon; mais il partait d'un cœur honnête!
Un autre se leva à son tour et entonna une hymne méthodiste, dont le refrain était: