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La case de l'oncle Tom; ou, vie des nègres en Amérique

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Tes yeux sont trop purs pour contempler le mal, et tu ne peux pas regarder l'iniquité: prends donc garde à ceux qui agissent cruellement, et retiens ta langue pendant que les méchants dévorent celui qui est plus juste que toi.

Au fond d'un bateau, qui remontait la rivière Rouge, Tom était assis, les chaînes aux mains, les chaînes aux pieds.... et sur le cœur un froid plus pesant que ses chaînes! Pour lui, toutes les clartés étaient éteintes dans les cieux, et la lune et les étoiles; et, devant ses yeux, pareils aux arbres de la rive, tous ses rêves s'étaient enfuis à jamais.... et la ferme de Kentucky, et sa femme et ses enfants, et ses bons maîtres, et la maison Saint-Clare, avec ses splendeurs et son opulence, et la blonde tête d'Éva, et son regard angélique, et Saint-Clare, fier, superbe, triomphant, beau, insouciant parfois, mais toujours bon, et ces heures paresseuses, et ce loisir indulgent..., tout cela était parti, parti pour toujours; et à la place, que restait-il?

C'est là une des plus grandes misères de l'esclavage. Un nègre, au caractère sympathique et liant, rencontre une famille distinguée, il y acquiert les sentiments et les goûts qui forment en quelque sorte l'atmosphère du luxe; puis il tombe entre des mains grossières et brutales, comme le meuble qui décorait jadis un salon superbe, avili et souillé, tombe au comptoir d'une taverne.... ou plus bas encore! Il y a une différence pourtant: la chaise ou la table avilie ne peut pas sentir, et l'homme le peut. La fiction légale a beau dire qu'il sera réputé, pris et adjugé comme un meuble, on n'a cependant pas pu chasser son âme ni étouffer ce monde de souvenirs, d'espérances, d'amour, de crainte et de désirs qu'elle porte en elle....

Quand M. Simon Legree, le nouveau maître de Tom, eut acheté çà et là, à la Nouvelle-Orléans, huit esclaves, il les conduisit, les menottes aux mains, et enchaînés deux à deux, à bord du steamer le Pirate, qui stationnait dans le port, tout prêt à remonter la rivière Rouge.

Legree les embarqua, le navire partit.

Alors, maître Legree, avec l'air que nous lui connaissons, voulut les passer en revue. Il s'arrêta en face de Tom. On avait fait prendre à Tom son meilleur vêtement pour la vente publique. Il avait une belle chemise empesée et des bottes cirées. Legree lui adressa la parole en ces termes:

«Levez-vous!»

Tom se leva.

«Otez cela!»

Et comme le père Tom, embarrassé par les menottes, n'allait pas assez vite à son gré, il lui aida, en arrachant brutalement le col, qu'il mit dans sa poche.

Il se dirigea ensuite vers la malle de Tom, qu'il avait d'abord eu soin de visiter; il en tira une paire de vieux pantalons et une veste délabrée, que Tom ne mettait que quand il descendait aux écuries.... Le maître débarrassa l'esclave de ses fers, et lui montrant une sorte de niche entre les colis:

«Allez là, et mettez cela!»

Tom obéit et revint au bout d'un instant.

«Tirez vos bottes!»

Tom les tira.

«Tenez! fit Legree en lui jetant une grosse paire de mauvais souliers,... mettez cela!»

Tom, malgré la rapidité de ce changement d'habit, avait pourtant fait passer sa chère Bible d'une poche à l'autre; bien lui en prit, car M. Legree, après lui avoir remis les menottes, commença l'inspection du contenu des poches. Il en retira un mouchoir de soie qu'il prit pour lui, différentes bagatelles, trésor recueilli par Tom parce qu'il avait fait la joie d'Éva, devinrent l'objet des dédains du marchand, qui les jeta à l'eau par-dessus son épaule.

Tom, dans sa précipitation, avait oublié son livre de cantiques méthodistes; Legree tomba dessus et le feuilleta.

«Ah! ah! nous sommes pieux, je crois!... Comment vous appelle-t-on? Vous êtes de l'Église, hein?

—Oui, maître, répondit Tom avec fermeté.

—Eh bien! vous n'en serez bientôt plus.... Je n'entends pas avoir chez moi de ces nègres qui chantent, qui prient et qui braillent.... souvenez-vous-en et prenez-y garde! Et, en disant cela, il frappa violemment du pied, et darda sur Tom le regard farouche de ses yeux gris.... Je suis maintenant votre Église! Vous entendez? faites comme je dis! »

Le nègre se tut, mais il y avait en lui comme une voix qui répondait: «Non!» et, comme répétés par un invisible écho, ces mots d'une vieille prophétie, que si souvent Évangéline lui avait lue, revenaient sans cesse à ses oreilles: «Ne crains rien, car je t'ai racheté, je t'ai appelé de mon nom, tu es à moi!»

Mais Simon Legree n'entendit pas cette voix-là. Cette voix-là, il ne l'entendait jamais! Il regarda un instant la physionomie attristée de Tom et s'éloigna. Il prit la malle de Tom, qui contenait une provision abondante de vêtements propres, et alla sur l'avant du bateau, où il fut bientôt entouré des ouvriers et employés du bord. Alors, riant beaucoup des nègres qui veulent faire les messieurs, il vendit tout ce qu'il y avait dans la malle, et la malle elle-même; et ils pensaient tous que c'était là un très-bon tour, et ils se divertissaient à voir de quel œil Tom suivait ses effets, que l'on dispersait à droite et à gauche. La mise aux enchères de la malle fut regardée comme la meilleure farce du monde, et donna lieu à une foule de mots spirituels.

Quand ce fut une affaire terminée, Simon revint à sa marchandise.

«Maintenant, Tom, vous voyez que je vous ai délivré de tout bagage inutile. Prenez soin de ces habits-là, vous n'êtes pas près d'en avoir d'autres. J'aime que les nègres fassent attention à leurs effets. Chez moi l'habillement dure une année.»

Simon se dirigea ensuite vers Emmeline, enchaînée avec une autre femme.

«Eh bien, ma chère, dit-il en lui caressant le menton, de la gaieté donc! de la gaieté!»

Emmeline lui jeta un regard tout plein d'effroi, d'aversion, d'horreur. Ce regard ne lui échappa point: il fronça durement le sourcil.

«Allons donc, la fille!... il faut faire bon visage quand je vous parle, entendez-vous? Et vous, la vieille peau jaune, dit-il en poussant la mulâtresse à laquelle Emmeline était enchaînée, n'ayez donc pas cette mine-là! il faut être plus gaie que cela, je vous dis! Allons! vous tous, fit-il en se reculant d'un pas ou deux en arrière, regardez-moi! regardez-moi dans l'œil!... bien droit!... là!»

Et il frappait du pied à chaque mot.

Comme s'il les eût fascinés, tous les yeux se fixèrent sur son œil gris étincelant.

«Maintenant, dit-il en grossissant son énorme poing pesant, qui ressemblait assez au marteau d'un forgeron, vous voyez ce poing!... pesez-le!...»

Et il l'abattit sur la main de Tom.

«Voyez-moi ces os-là! Je vous préviens que ce poing-là vaut un marteau de fer pour abattre les nègres. Je n'ai jamais rencontré un nègre que je n'aie pu abattre d'un seul coup.»

Et il brandit son poing si près du visage de Tom, que celui-ci se rejeta en arrière en fermant les yeux.

«Moi, reprit-il, je n'ai aucun de ces maudits surveillants.... je suis mon propre surveillant.... et je vous préviens que je vois tout.... Il faut emboîter le pas.... droit et prompt.... du moment que je parle. Avec moi, il n'y a que ce moyen-là! Vous ne trouverez jamais chez moi la moindre douceur.... je suis sans pitié.»

Les pauvres femmes n'osaient plus respirer; toute la troupe des esclaves s'assit par terre saisie d'effroi et les traits bouleversés. Le maître tourna sur ses talons.... et alla boire un petit verre!

«Voilà comment je m'y prends avec mes nègres, dit-il à un homme d'une tournure distinguée, qui s'était tenu à côté de lui pendant tout ce discours. C'est mon système.... mes commencements sont énergiques.... il faut qu'ils sachent ce qui les attend....

—En vérité! dit l'étranger, qui le regardait avec la curiosité d'un naturaliste examinant quelque phénomène étrange.

—Oui, en vérité, reprit Simon. Je ne suis pas, moi, un de vos gentilshommes planteurs aux doigts blancs comme le lis, qui se laissent duper et voler par les damnés gérants. Voyez mes articulations! hein? Voyez mon poing! Voyez-vous ça? Là-dessus la chair est devenue dure comme la pierre, elle a durci sur les nègres.... tâtez!»

L'étranger mit son doigt à la place indiquée et dit simplement:

«C'est assez dur!... Puis il ajouta: L'exercice vous a sans doute fait le cœur aussi dur....

—Mon Dieu! oui.... je puis m'en vanter, fit Simon en riant aux éclats.... Je ne connais personne plus dur que moi.... non, personne! personne ne me fait aller ni avec des cris, ni avec du savon doux, c'est un fait.

—Vous avez là un très-joli assortiment!

—C'est vrai! dit Simon. Il y a ce Tom, là-bas, il paraît que c'est un sujet rare, je l'ai payé un peu cher, pour en faire un cocher ou un directeur de travaux. Son défaut, c'est de ne pas vouloir être traité comme il faut que les nègres soient traités.... mais ça lui passera.... La femme jaune.... dame! elle est un peu malade, je l'ai prise pour ce qu'elle vaut.... elle peut durer un an ou deux, je ne m'attache pas à épargner les nègres.... Non, ma foi! Je les use et j'en achète d'autres, c'est moins de soin et moins de dépense.

—En général, combien de temps durent-ils? demanda l'étranger.

—Mon Dieu! je ne sais pas trop.... ça dépend de leur constitution! Les individus robustes durent six ou sept ans, les faibles sont ruinés en deux ou trois. Dans les premiers temps, je me donnais toutes les peines du monde pour les conserver. Quand ils étaient malades, je les soignais, je leur donnais des vêtements, des couvertures, enfin tout! Maintenant, malades ou bien portants, c'est toujours le même régime.... Ça ne servait à rien.... Je me donnais bien du mal et je perdais de l'argent. Maintenant, quand un nègre meurt, j'en achète un autre.... je trouve que c'est meilleur marché.... et, en tout cas, bien plus commode!»

L'étranger s'éloigna et alla s'asseoir à côté d'un autre voyageur qui avait écouté toute cette conversation avec une indignation mal contenue.

«Veuillez, dit-il, ne pas prendre cet individu pour un spécimen des planteurs du sud.

—Non, certes! s'écria le jeune homme.

—C'est un vilain et misérable drôle!

—Et, cependant, vos lois lui permettent de posséder un certain nombre d'êtres humains soumis à sa volonté souveraine, sans même l'ombre d'une protection! et, si misérable qu'il soit, vous n'oseriez dire qu'il n'y a pas de ses pareils par milliers.

—Mais parmi les planteurs il y a beaucoup d'hommes intelligents et vraiment humains.

—Je le veux bien, dit le jeune homme. Mais, dans mon opinion à moi, ce sont ceux-là, ce sont ceux-là mêmes, avec leur intelligence et leur humanité, qui sont responsables des outrages et des violences que subissent chaque jour ces malheureux. Sans votre influence et votre sanction, tout le système ne tiendrait pas debout une heure de plus... S'il n'y avait que des planteurs comme celui-là, fit-il en désignant du doigt Simon, qui leur tournait le dos, l'esclavage serait coulé à fond comme une meule de moulin... Votre honorabilité et votre humanité sauvent et protègent sa brutalité!

—Vous avez certes une haute opinion de ma bonne nature, dit le planteur en souriant; mais ne parlez pas si haut: il y a peut-être sur le bateau des gens qui ne seraient pas aussi tolérants que moi. Attendez que nous soyons arrivés à ma plantation, et alors vous pourrez à votre aise nous maltraiter.»

Le jeune homme rougit et sourit, et les deux voyageurs commencèrent une partie de trictrac.

Cependant une autre conversation s'engageait entre Emmeline et la mulâtresse avec laquelle elle était enchaînée. Elles échangeaient les particularités de leur histoire: quoi de plus naturel dans leur position?

«A qui apparteniez-vous? disait Emmeline.

—Mon maître s'appelait M. Ellis. Il demeurait Levee-Street; vous devez avoir vu la maison.

—Était-il bon pour vous?

—Assez, jusqu'au moment où il tomba malade; mais il a été malade plus de six mois, et il était devenu bien difficile. Il ne voulait pas qu'on dormît... ni jour ni nuit. Personne ne lui convenait: il devenait plus difficile de jour en jour. Il me garda je ne sais combien de nuits... Je tombais d'épuisement... Un matin, il me trouva endormie: il entra dans une si grande colère, qu'il résolut de me vendre au plus dur maître qu'il pourrait trouver; et pourtant il m'avait promis qu'à sa mort j'aurais ma liberté.

—Aviez-vous des amis?

—J'avais mon mari, qui est forgeron. Mon maître le louait dehors... J'ai été emmenée si vite que je n'ai pas eu même le temps de le voir. J'ai aussi quatre enfants... Oh! mon Dieu!...»

Ici la femme couvrit son visage de ses mains.

Quand on entend ces tristes récits, on tâche toujours de trouver quelque parole de consolation. Emmeline chercha, mais ne trouva pas... et que dire, en effet? Toutes deux, unies par un commun accord qui naissait de leur frayeur, ne voulaient même pas faire allusion à leur nouveau maître.

Pour les plus sombres heures, il y a les consolations religieuses, je le sais. La mulâtresse appartenait à l'Église méthodiste. Sa piété n'était pas éclairée sans doute, mais elle était sincère. Emmeline avait reçu une éducation plus soignée, elle avait appris à lire et à écrire. Elle connaissait la Bible; elle avait reçu les soins d'une pieuse et bonne maîtresse. Et cependant, même pour la plus robuste foi chrétienne, n'est-ce point une bien rude épreuve que de se voir, du moins en apparence, abandonnée de Dieu et entre les mains d'une violence que rien n'émeut? et combien cette foi doit être encore plus ébranlée dans de jeunes âmes faibles et ignorantes!

Le bateau s'avançait, portant son fret de douleurs! il remontait le courant fangeux et agité, à travers les sinuosités abruptes et capricieuses de la rivière Rouge. Les yeux attristés rencontraient partout devant eux ses bords escarpés, rouges comme ses ondes, qui les éblouissaient de leur éternelle et terrible uniformité.

Enfin le steamer s'arrêta devant une petite ville, et Legree descendit avec sa troupe.


CHAPITRE XXXII.

Lieux sombres.

«La terre est couverte de ténèbres et pleine de cruauté.»

Tom et ses compagnons se rangèrent derrière une lourde voiture, et s'avancèrent péniblement par une route malaisée.

Dans le wagon se trouvait Simon Legree. Les deux femmes, encore enchaînées, avaient été jetées au fond avec les bagages. On se dirigeait vers la plantation de Legree, située à quelque distance.

C'était une route déserte et sauvage, qui se glissait, avec mille détours, à travers un bois de sapins: le vent gémissait dans leurs rameaux; de chaque côté d'une chaussée garnie de troncs d'arbres, les cyprès, s'élançant d'un sol humide et visqueux, laissaient retomber leurs funèbres guirlandes de mousses noirâtres. Çà et là quelques serpents aux formes hideuses se glissaient à travers les souches renversées et les branches éparses, qui pourrissaient dans l'eau.

C'était une affreuse route vraiment; triste même pour l'homme qui, monté sur un bon cheval et le gousset garni, la suivait pour aller à ses affaires. Combien plus terrible et plus triste pour ces infortunés que chacun de leurs pas pénibles éloigne, éloigne pour toujours de tout ce que l'homme regrette, de tout ce que l'homme désire!

Telle eût été la pensée de tous ceux qui eussent pu voir l'expression d'abattement désolé, la profonde et morne tristesse des malheureux esclaves, en apercevant cette route fatale qui se déroulait devant eux.

Seul, Legree semblait enchanté; de temps en temps il tirait de sa poche un flacon d'eau-de-vie.

«Allons! dit-il en se retournant et en jetant les yeux sur les mornes visages qu'il pouvait voir derrière lui. Allons! garçons, une chanson maintenant!»

Les esclaves s'entre-regardèrent...

«Allons donc!» répéta Simon en faisant claquer son fouet.

Tom commença un hymne méthodiste:

Jérusalem, ô fortuné séjour!
Jérusalem, ô fortuné séjour!
Dis, mes tourments finiront-ils un jour?
Dois-je bientôt....

«Silence! maudit noir! hurla Legree... Croyez-vous que je veuille entendre vos damnées chansons méthodistes?... Allons! quelque chose de gai... vite!»

Un autre esclave entonna une de ces stupides chansons qui sont assez répandues parmi les nègres:

Hier, moussu, sur un chemin,
A la brune,
M'a vu prendre un lapin,
Au clair de la lune.
Il a ri,
Oh! oh! hi! hi!
Il a ri,
Oh! oh! hi! hi!

Le chanteur avait arrangé la chanson à sa guise, il consulta la rime bien plus que la raison. Toute la compagnie reprenait en chœur le refrain:

Il a ri,
Oh! oh! hi! hi!
Oh! oh! hi! hi!
Il a ri.

Tout ceci était chanté à pleins poumons. Ils voulaient être gais! mais ni les soupirs du désespoir, ni les paroles les plus passionnées de la prière n'auraient pu exprimer une plus profonde douleur que ces notes sauvages reprises à l'unisson. Pauvre cœur torturé, menacé, enchaîné, et qui s'élance dans la musique, comme dans un sanctuaire, pour faire monter son invocation à Dieu... oui! dans ces chants, il y avait une invocation que Simon ne pouvait entendre. Il n'entendait, lui, qu'une chanson retentissante qui lui plaisait, parce qu'elle mettait, disait-il, ses nègres en belle humeur.

«Eh bien! ma petite amie, fit-il en se retournant vers Emmeline, et lui posant la main sur l'épaule, nous voici bientôt chez nous!»

Les emportements et les violences de Legree terrifiaient Emmeline.... Mais quand elle sentit le contact de sa main qui voulait caresser:

«J'aimerais mieux qu'il me battît,» pensa-t-elle.

Elle frissonna, et son cœur cessa de battre en apercevant l'expression de ses regards; elle se pressa contre la mulâtresse, comme elle eût fait contre sa mère.

«Vous ne portez donc jamais de boucles d'oreilles? dit-il en touchant de ses gros doigts une charmante petite oreille.

—Non, monsieur, fit Emmeline, baissant les yeux et toute tremblante....

—Eh bien! je vous en donnerai une paire, quand nous serons arrivés.... si vous êtes bonne fille.... Voyons! n'ayez donc pas peur, je ne veux pas vous faire faire de gros ouvrages: vous aurez du bon temps avec moi; vous vivrez comme une dame.... mais il faut être bonne fille.»

Legree avait assez bu pour sentir le besoin d'être aimable.

On arrivait en vue de la plantation.

Elle avait appartenu d'abord à un gentleman riche et plein de goût, qui l'avait singulièrement embellie.... Il était mort insolvable. Legree s'était rendu acquéreur, et il se servait de cette propriété, comme il se servait de tout, pour gagner de l'argent. La plantation avait donc cet air dévasté et désolé que prend si vite la terre qui passe des mains soigneuses aux mains négligentes.

Devant la maison, ce qui jadis avait été une pelouse au gazon ras, toute pleine d'arbres d'agrément, n'était plus maintenant qu'une pièce d'herbe touffue, émaillée de paille, de tessons de bouteilles et de toutes sortes d'immondices. Çà et là l'herbe était enlevée et la terre écorchée au vif. Les jasmins éplorés, les beaux chèvrefeuilles retombaient des colonnes à demi renversées sous l'effort des chevaux qu'on y attachait maintenant sans plus de cérémonie. Le vaste jardin était envahi par les mauvaises herbes, au milieu desquelles, çà et là, quelque plante exotique élevait sa tête solitaire et négligée.... Les serres n'avaient plus de vitres à leurs châssis; sur leurs tablettes moisies on voyait encore quelques pots à fleurs desséchées, oubliées.... des tiges flétries, des feuilles mortes, prouvaient que jadis cela avait été une plante!

La voiture roula sur une allée, sablée autrefois, envahie maintenant par toutes sortes d'herbes, entre deux superbes rangées d'arbres de la Chine, dont les formes gracieuses et le feuillage toujours vert semblaient être la seule chose que l'insouciance du maître n'avait pu abattre ou dompter: tels ces nobles esprits, si profondément enracinés dans le bien, qu'ils s'épanouissent et se développent plus puissants et plus beaux au milieu des épreuves et du malheur.

La maison avait été grande et belle. Elle était bâtie dans un style que l'on rencontre assez souvent dans cette partie de l'Amérique. Elle était, de toutes parts, entourée d'une véranda de deux étages, sur laquelle s'ouvraient toutes les portes de la maison. La partie inférieure s'appuyait sur des assises de briques.

Cette maison n'en avait pas moins un air de profonde désolation. Les fenêtres étaient bouchées avec des planches; quelques-unes n'avaient plus qu'un volet, d'autres remplaçaient les vitres par des chiffons d'étoffes.... Tout cela était plein d'affreuses révélations.

Le sol était jonché de pailles, de morceaux de bois, de débris de caisses et de barils. Trois ou quatre chiens à l'air féroce, réveillés par le bruit des roues, accouraient tout prêts à déchirer.... il fallut tout l'effort des esclaves du logis pour les empêcher de mettre en pièces Tom et ses compagnons.

—Vous voyez ce qui vous attend, dit Legree en caressant les chiens avec une satisfaction qui faisait mal à voir, et se retournant vers les esclaves.... Vous voyez ce qui vous attend, si vous voulez vous enfuir.... Ces chiens ont été dressés à la chasse des nègres; ils vous avaleraient aussi aisément que leur souper.... Prenez donc garde à vous! Eh bien! Sambo, dit-il à un individu en haillons, dont le chapeau n'avait plus de bords, et qui s'empressait autour de lui. Comment les choses ont-elles été?

—Très-bien, maître.

—Quimbo! fit-il à un autre nègre, qui s'efforçait d'attirer son attention, vous vous êtes rappelé ce que je vous avais dit.

—Je crois bien!»

Ces deux noirs étaient les principaux personnages de l'habitation; ils avaient été entraînés systématiquement par Legree... Il avait voulu les rendre aussi cruels et aussi sauvages que ses bouledogues. A force de soins et d'exercices, il y était parvenu. C'était la férocité même.

On a remarqué que les surveillants noirs sont beaucoup plus cruels que les blancs. On tire de ce fait une conclusion fâcheuse contre la race nègre. Cela ne prouve qu'une chose, à savoir que la race nègre est plus avilie et plus dégradée que la race blanche, et voici ce qui n'est pas plus vrai de cette race que de toute autre: L'esclave est un tyran, dès qu'il peut!

Legree, comme beaucoup de potentats dont parle l'histoire, gouvernait ses États par l'antagonisme des puissances. Sambo et Quimbo se détestaient cordialement, et, dans la plantation, on les détestait également tous les deux.... Ainsi, celui-ci par celui-là, et tous les autres par eux deux, et ces deux-là par tous les autres! c'était une surveillance générale et complète, établie au profit de Legree. Rien ne lui échappait.

Personne ne peut vivre sans relations amicales. Legree permettait à ses deux satellites une certaine familiarité avec lui, familiarité qui pouvait être dangereuse pour eux; car, sur la moindre provocation, au moindre signe du maître, l'un des deux était toujours prêt à égorger l'autre. A les voir tous deux auprès de Legree, ils ne prouvaient que trop combien l'homme brutal est au-dessous de la bête. Leurs traits noirs, lourds et durs, leurs grands yeux qui s'épiaient, pleins d'envie, leurs voix rauques et bestiales, leurs vêtements en lambeaux et flottant au vent.... tout cela était en harmonie parfaite avec l'aspect général de la scène sur laquelle ils se trouvaient.

«Tenez, vous, Sambo, fit Legree, conduisez ces garçons au quartier. Voilà une femme que j'ai achetée pour vous, ajouta-t-il, en séparant la mulâtresse d'Emmeline et en la poussant vers lui. Je vous avais promis de vous en rapporter une, vous savez.»

La femme bondit et se rejeta vivement en arrière.

«Oh! maître, j'ai laissé mon pauvre mari à la Nouvelle-Orléans.

—Eh bien! quoi? ne vous en faut-il pas un autre, maintenant? Taisez-vous, et filez!»

Legree prit son fouet.

«Vous, ma belle, vous allez entrer là avec moi,» fit-il à Emmeline.

A ce moment, une face noire et sauvage apparut à une des fenêtres. Comme Legree ouvrait la porte, on entendit une voix de femme, impérieuse et violente.... Tom, qui suivait Emmeline des yeux avec un véritable intérêt, entendit cette voix.... Legree, irrité, répondit: «Taisez-vous! avec vous tous, je ferai ce qui me plaira.»

Tom ne put en entendre davantage; il dut suivre Sambo et se rendre aux quartiers.

Les quartiers formaient une sorte de rue bordée de huttes grossières, à une certaine distance de l'habitation. C'était d'un aspect sombre, triste et dégoûtant. Tom se sentait défaillir. Il se réjouissait déjà à la pensée d'une petite case, bien simple sans doute, mais qu'il aurait pu rendre tranquille et calme, où il aurait eu une planchette enfin pour mettre sa Bible, une petite retraite où venir penser, après les rudes heures du travail; il entra dans plusieurs huttes. Ce n'était que des abris.... Pour tout meuble, un monceau de paille, pleine d'ordures, jetée sur l'aire; l'aire, c'était la terre nue, battue par mille pieds!

«Laquelle de ces cases sera à moi? dit-il à Sambo d'un ton soumis.

—Je ne sais pas.... peut-être celle-ci.... je crois qu'il y a encore de la place pour un. Il y a des tas de nègres dans toutes, je ne sais comment faire pour y en fourrer d'autres.»



Il était déjà tard quand le troupeau des travailleurs regagna ses misérables huttes, hommes et femmes, vêtus de haillons souillés et misérables! fort peu disposés sans doute à voir d'un bon œil les nouveaux arrivants. Les bruits qui partaient du hameau n'avaient rien de bien attrayant; des voix gutturales et rauques se disputaient autour des moulins à main, où il fallait moudre le mauvais grain destiné au gâteau du soir, triste et maigre souper! Ils étaient dans les champs, depuis l'aube matinale, courbés vers la rude tâche sous le fouet vigilant du gardien. C'était le moment le plus terrible de la saison.... l'ouvrage pressait.... et on voulait tirer de chacun tout ce que chacun pouvait donner.... Mon Dieu! dira quelque oisif, il n'est déjà pas si pénible d'éplucher du coton! En vérité! mais il n'est pas non plus si pénible de recevoir une goutte d'eau sur la tête.... Eh bien! l'inquisition elle-même, n'a pu trouver de supplice plus atroce qu'un peu d'eau, tombant goutte à goutte, incessamment, avec une succession monotone, à la même place!... Un travail assez doux par lui-même devient insupportable par la continuité des heures, par la monotonie de l'occupation.... et par cette affreuse pensée que ce travail, on est obligé de le faire.

Pendant que la troupe défilait, Tom cherchait des yeux s'il n'apercevait pas quelque visage sociable. Les hommes étaient sombres, misérables, abrutis; les femmes faibles, tristes, découragées.... Il y en avait qui n'étaient même pas des femmes! Les forts tyrannisaient les faibles. C'était l'égoïsme brutal et grossier, dont on ne peut plus rien attendre de bon. Traités comme des bêtes, ces malheureux étaient descendus aussi bas que la nature humaine puisse tomber! Le grincement de la roue se prolongea fort avant dans la nuit. Il y avait peu de moulins, et, comme les grands chassaient les petits, le tour de ceux-ci ne vint que bien tard.

«Or çà! dit Sambo allant vers la mulâtresse et jetant devant elle un sac de maïs, quel diable de nom avez-vous?

—Lucy.

—Eh bien! Lucy, vous voilà maintenant ma femme; faut moudre ce grain-là et me faire mon souper: vous entendez?

—Je ne suis pas votre femme et ne veux pas l'être, dit Lucy avec le soudain et brûlant courage du désespoir. Allez-vous-en!

—Des coups de pied, alors! fit Sambo avec un geste de menace.

—Tuez-moi, si vous voulez.... le plus tôt sera le mieux.... Je voudrais être morte.

—Eh bien! Sambo, voilà comme vous tourmentez les gens!... je le dirai à votre maître, fit Quimbo, occupé autour d'un moulin, d'où il avait chassé deux ou trois malheureuses femmes qui attendaient leur tour.

—Et moi, vieux nègre, répliqua Sambo, je vais lui dire que vous ne voulez pas laisser approcher les femmes du moulin. Vous devez garder votre rang.»

Tom mourait de fatigue et de faim, et tombait d'épuisement.

«Tenez! vous, dit Quimbo en lui jetant un mauvais sac de maïs; prenez ça, nègre, et tâchez d'en avoir soin, car on ne vous en donnera pas d'autre cette semaine.»

Tom attendit longtemps avant d'avoir sa place au moulin. Touché de la faiblesse de deux pauvres femmes qui essayaient en vain de faire tourner la roue, il se mit à moudre pour elles.... il raviva le feu, où tant de gâteaux avaient déjà cuit, et il prépara son maigre souper. Tom avait fait bien peu pour ces femmes; mais une œuvre de charité.... si peu que ce fût.... était chose nouvelle pour elles.... et cette charité fit résonner dans leur cœur une corde sensible; une expression de tendresse rayonna sur leur visage: la femme renaissait.... Elles-mêmes, elles voulurent préparer son gâteau et le faire cuire. Tom s'assit alors auprès du foyer et tira sa Bible.... il avait besoin de consolations.

«Qu'est-ce que cela?

—Une Bible!

—Dieu! je n'en avais pas revu depuis le Kentucky.

—Avez-vous été élevée dans le Kentucky? fit Tom avec intérêt.

—Oui! et bien élevée encore.... Je ne me serais jamais attendue à en venir là, répondit-elle en soupirant.

—Qu'est-ce donc que ce livre? demanda l'autre femme.

—La Bible, donc!

—La Bible! qu'est-ce que ça, la Bible?

—Oh ciel! reprit la première interlocutrice, vous n'en avez jamais entendu parler?... Moi, dans le Kentucky, j'avais l'habitude de l'entendre lire à Madame. Mais ici on n'entend rien que des jurements et des coups de fouet.

—Lisez-m'en un peu pour voir,» dit la femme en remarquant l'attention de Tom.

Tom lut:

«Venez à moi, vous tous qui souffrez et qui êtes surchargés, et je vous soulagerai.»

«Voilà de bonnes paroles, dit la femme; qui est-ce donc qui les a dites?

—Le Seigneur, répondit Tom.

—Je voudrais bien savoir où le trouver, dit la femme, j'irais à lui. Hélas! ajouta-t-elle, je n'ai jamais été soulagée, moi! et ma chair est bien malade. Tout mon corps tremble. Sambo est toujours après moi, parce que je n'épluche pas assez vite. Il est minuit avant que je puisse souper, et je n'ai pas fermé les yeux que déjà j'entends les sons du cor.... c'est le matin: il faut repartir! Ah! si je savais où est le Seigneur, comme j'irais lui dire cela!

—Il est ici, il est partout, reprit Tom.

—Ah! vous voulez me faire croire cela.... je sais bien que non, qu'il n'est pas ici, le Seigneur! Faut pas me dire ça à moi. Adieu! je vais me coucher.... si je puis dormir un peu!»

Les femmes se retirèrent dans leurs cases, et Tom resta seul assis au foyer, dont les lueurs mourantes jetaient de rouges reflets sur son visage.

La lune, au beau front d'argent, se levait dans les nuages pourpres du ciel, et, calme, silencieuse, comme le regard de Dieu abaissé sur la misère et l'esclavage, elle contemplait le pauvre nègre, abandonné, seul, et qui, les bras croisés, ne voyait plus au monde que sa Bible.

Dieu est-il ici?

Ah! je le demande, pour des cœurs ignorants, est-il possible de garder une foi inébranlable, en face d'une injustice évidente, palpable et impunie?

Un rude combat se livrait dans le cœur de Tom. Le sentiment terrible de ses griefs.... la perspective de tout un avenir de misère.... le naufrage de toutes ses espérances passées.... tout cela se levait et passait tristement devant ses yeux, comme devant le marin, que la vague engloutit, les cadavres de sa femme, de ses enfants, de ses amis.

Ah! dites-le-moi, pour Tom était-il facile de s'attacher, avec une inébranlable étreinte, à cette grande croyance du monde chrétien?

Dieu est ici, et il récompensera ceux qui l'auront toujours aimé!

Tom se leva, en proie au désespoir, et il entra dans la case qui lui avait été désignée.

Le sol était couvert de dormeurs épuisés. L'air corrompu le repoussa. Mais la rosée de la nuit tombait, pénétrante et glacée; ses membres étaient rompus. Il s'enveloppa dans une couverture en lambeaux: c'était tout son coucher. Il s'étendit sur la paille et dormit.

Il eut des songes. Une douce voix revint à ses oreilles. Il était assis sur un siége de mousse, dans un jardin, au bord du lac Pontchartrain. Éva, baissant ses grands yeux sérieux, lui lisait la Bible. Il entendait ce qu'elle disait:

«Si tu passes à travers les eaux, je serai avec toi, et les eaux ne t'engloutiront pas; si tu passes à travers le feu, les flammes ne s'attacheront point à toi, et tu ne seras pas brûlé: car je suis le Seigneur ton Dieu, le seul Dieu d'Israël, ton Sauveur!»

Et peu à peu les mots semblaient se fondre en une musique divine. L'enfant relevait ses grands yeux et les fixait doucement sur lui; et de ces doux yeux vers son cœur il s'échappait comme de chauds et bienfaisants effluves de rayons. Et puis, comme emportée par la musique, elle s'éleva sur des ailes brillantes d'où tombaient des étincelles d'or, pareilles à des étoiles, et elle disparut.

Tom s'éveilla. Était-ce un rêve? Dites que c'est un rêve! mais osez donc prétendre que cette douce et jeune âme, dont toute la vie se passa à soulager et à consoler, Dieu ne permettra pas qu'après la mort elle remplisse toujours cette sainte mission!

Sous le mal, lourd fardeau, nous sommes affaissés....
Voyons, du moins, en nos rêves étranges
Sur l'aile des archanges
Errer autour de nous l'âme des trépassés.

CHAPITRE XXXIII.

Cassy.

J'ai vu les larmes des opprimés, et ils n'avaient point de soutien, et du côté des oppresseurs était la puissance.

Il ne fallut pas beaucoup de temps à Tom pour savoir ce qu'il avait à craindre ou à espérer de son genre de vie; dans tout ce qu'il entreprenait, c'était un homme habile et capable. Par principe et par habitude, il était laborieux et fidèle. Tranquille et rangé, il comptait, à force de diligence, éloigner de lui, du moins en partie, les maux ordinaires de sa position. Il voyait assez de vexations et d'injustices pour être triste et malheureux, mais il avait pris la résolution de tout supporter avec une religieuse patience, s'en remettant à celui dont les jugements sont conformes à la justice. Il se disait aussi que peut-être une chance de salut s'offrirait à lui.

Legree prit note des bonnes qualités de Tom; il le rangea tout de suite parmi les esclaves de premier choix, et pourtant il ressentait une sorte d'aversion contre lui: l'antipathie naturelle des méchants contre les bons; il s'irrita de voir que sa violence et sa brutalité ne tombaient jamais sur le faible et le malheureux sans que Tom le remarquât. L'opinion des autres nous pénètre sans paroles, subtile comme l'atmosphère, et l'opinion d'un esclave peut gêner son maître. Legree, de son côté, était jaloux de cette tendresse d'âme et de cette commisération pour le malheur, si inconnue aux esclaves, et que ceux-ci devinaient dans Tom. En achetant Tom, il avait songé que plus tard il en pourrait faire une sorte de surveillant, auquel, pendant ses absences, il confierait ses affaires. Mais, selon lui, pour ce poste, la première, la seconde et la troisième condition, c'était la dureté. Tom n'était pas dur: Legree se mit dans la tête de l'endurcir. Au bout de quelques semaines, il voulut commencer son éducation.

Un matin, comme on allait partir pour les champs, l'attention de Tom fut attirée par une nouvelle venue, dont la tournure et les façons le frappèrent.

C'était une grande femme élancée: ses mains et ses pieds étaient d'une beauté remarquable; ses vêtements propres et décents. On pouvait lui donner de trente-cinq à quarante ans. Son visage était un de ceux qu'on n'oubliait pas dès qu'on l'avait vu, un de ces visages qui nous font deviner à première vue des histoires romanesques, pleines de terreurs et de larmes. Son front était haut, ses sourcils d'une irréprochable pureté, son nez droit et bien fait, sa bouche finement ciselée; les contours gracieux de sa tête et de son cou attestaient à quel point elle avait dû être belle. Mais on voyait aussi sur son visage ces rides profondes qui révèlent l'amertume d'un chagrin qu'on porte avec orgueil. Elle paraissait souffrante et maladive. Ses joues étaient maigres, ses traits aigus; tout en elle était comme épuisé. Ce qu'il fallait surtout remarquer, c'étaient ses yeux, si grands, si noirs, ombragés de longs cils plus noirs encore! On voyait au fond de ces yeux le désespoir sauvage, inconsolable. Chaque ligne de son visage, chaque pli de sa lèvre flexible, chaque mouvement de son corps trahissait un de ces orgueils indomptables qui défient le monde.... Mais dans ses yeux, l'angoisse, comme une nuit, versait toutes ses ombres, et cette expression d'un immuable désespoir formait un étrange contraste avec le dédain superbe qu'on devinait dans tout le reste de sa personne.

D'où venait-elle? Qui était-elle? Tom l'ignorait. C'était la première fois qu'il la voyait. Elle marchait à côté de lui, fière et superbe, aux lueurs blanchissantes de l'aube. Les autres esclaves la connaissaient. Tous les yeux, toutes les têtes se tournèrent vers elle.... Il y eut comme un murmure de triomphe parmi ces misérables créatures affamées et à demi nues.

«Ah! la voilà enfin.... bravo!

—Eh! eh! missis, vous verrez quel plaisir cela fait!

—Nous la verrons à l'œuvre.

—Oh! elle va attraper quelque bon coup; comme nous tous.

—Nous allons avoir le plaisir de la voir rouer de coups, je le gagerais!»

La femme, sans prendre garde à ces sarcasmes, continua sa route avec la même expression de dédain irrité, comme si elle n'eût rien entendu. Tom avait toujours vécu dans la bonne compagnie; il comprit instinctivement que c'était à cette classe de la société que l'esclave devait appartenir.... Comment et pourquoi elle était tombée si bas, voilà ce qu'il ne pouvait pas dire. La femme ne lui adressa ni un regard ni une parole, bien qu'elle fît à côté de lui toute la route du village aux champs.

Tom se mit activement à l'œuvre; mais, comme la femme ne s'était pas fort éloignée, il put la regarder de temps en temps à la dérobée. Il vit que son habileté et sa dextérité naturelles lui rendaient la tâche plus aisée qu'à beaucoup d'autres. Elle faisait vite et bien, mais dédaigneusement, et comme si elle eût également méprisé et son travail et sa condition présente.

Tom, ce jour-là, travailla à côté de la mulâtresse achetée avec lui. On voyait qu'elle souffrait beaucoup: elle tremblait et semblait à chaque instant prête à défaillir. Tom l'entendit prier. Il s'approcha d'elle sans dire une parole, et tirant de son propre sac quelques poignées de coton, il les fit passer dans le sac de la pauvre femme.

«Non! non! ne faites pas cela, disait la femme.... cela vous attirera quelque désagrément.»

Au même moment Sambo arrivait.

Il détestait cette femme. Il brandit son fouet, et d'une voix rauque:

«Eh bien! Lucy, je vous y prends.... vous fraudez!» Et il lui donna un coup de pied; il avait de grosses chaussures de cuir de vache. Quant au pauvre Tom, il lui sangla le visage d'un coup de fouet.

Tom reprit sa tâche sans rien dire; mais la femme, épuisée, émue, s'évanouit.

«Je vais bien la faire revenir, dit brutalement Sambo,... j'ai quelque chose qui vaut mieux pour cela que le camphre....» Et prenant une épingle sur la manche de sa veste, il l'enfonça jusqu'à la tête dans la chair de cette malheureuse.... Elle poussa un gémissement et se leva à moitié.... «Debout! sotte bête, et travaillez!... entendez-vous?... ou je recommence!»

La femme parut un instant aiguillonnée par une énergie nouvelle.... elle avait une force surnaturelle.... elle travaillait avec l'ardeur du désespoir....

«Tâchez de ne pas vous interrompre, fit Sambo, ou je vous traite de telle sorte que vous aimerez mieux mourir!

—Je le sais bien!» murmura-t-elle.

Tom l'entendit.... et il l'entendit aussi ajouter:

«O Seigneur! combien de temps encore? Vous ne voulez donc pas nous secourir?»

Tom brava encore une fois le danger, et mit tout son coton dans le sac de la femme.

«Non, non! il ne faut pas, disait celle-ci; vous ne savez pas ce qu'ils vont vous faire.

—Je suis plus capable que vous de le supporter.»

Tom retourna à sa place. Ceci fut l'affaire d'un instant.

Tout à coup l'étrangère, que son travail avait rapprochée de Tom, et qui avait entendu les derniers mots, leva sur lui ses grands yeux noirs, et, pendant une seconde, les tint fixés sur Tom; et elle-même passa à Tom quelques poignées de son coton.

«Vous ne savez pas où vous êtes, lui dit-elle, ou vous ne feriez pas cela. Quand vous aurez été un mois ici, vous ne songerez plus à soulager personne; ce sera assez pour vous que de prendre soin de votre peau.

—Dieu m'en garde, madame, dit Tom, employant instinctivement, vis-à-vis de sa compagne d'esclavage, cette formule polie, empruntée aux habitudes du monde auprès duquel il avait vécu.

—Dieu ne visite jamais ces parages,» répondit la femme, d'une voix remplie d'amertume.

Elle s'éloigna rapidement, et le même sourire dédaigneux revint plisser ses lèvres.

Le surveillant l'avait aperçue; il courut à elle en brandissant son fouet:

«Eh bien, eh bien! dit-il à la femme d'un air de triomphe, vous aussi, vous fraudez!... Allons!... vous voilà en mon pouvoir maintenant.... Prenez garde, ou vous verrez beau jeu!»

Un regard, un éclair, jaillit des yeux noirs de l'étrangère; la lèvre frémissante, les narines dilatées, elle se retourna, s'approcha de Sambo, darda sur lui des regards tout brûlants de colère et de mépris.

«Chien, dit-elle, touche-moi, si tu l'oses!... J'ai encore assez de pouvoir pour te faire déchirer par les dogues, couper en morceaux et brûler vif; je n'ai qu'un mot à dire!

—Eh bien! alors, pourquoi diable êtes-vous ici? reprit Sambo atterré, en faisant timidement quelques pas en arrière; je ne veux pas vous faire de mal, miss Cassy!

—Décampez, alors...»

La femme se remit à l'ouvrage; elle travaillait avec une rapidité prodigieuse. Tom était ébloui; l'ouvrage se faisait comme par enchantement. Avant la fin du jour, elle avait rempli son panier jusqu'au bord. C'était tassé et empilé. Plusieurs fois cependant elle était venue au secours de Tom. Longtemps après le coucher du soleil, les esclaves, fatigués, le panier sur la tête, et marchant à la file, se rendirent aux bâtiments où le coton était pesé et emmagasiné.

Legree se livrait à une conversation fort animée avec ses deux surveillants.

«Tom va mettre le trouble ici. Je l'ai pris mettant du coton dans le panier de Lucy. Un de ces jours il persuadera aux nègres qu'ils sont maltraités, si le maître ne le surveille pas.»

Ainsi parlait Sambo.

«Au diable le maudit noir! fit Legree. Il aura sa leçon, n'est-ce pas garçons?»

Les deux nègres firent une épouvantable grimace.

«Ah! ah! il n'y a que m'sieu Legree pour cela, fit Quimbo. Le diable lui-même ne pourrait lui en remontrer.

—Eh bien, garçon, le meilleur moyen de lui ôter ses mauvaises idées, c'est de le forcer à donner le fouet lui-même. Amenez-le-moi.

—Ah! maître aura bien du mal à lui faire faire cela.

—On le lui fera bien faire cependant, dit Legree en roulant sa chique d'une joue à l'autre.

—Ah! voici maintenant Lucy, la plus scélérate, la plus misérable coquine, poursuivit Sambo.

—Prenez garde, Sambo, je commence à savoir le motif de votre rancune contre Lucy.

—Eh bien! alors, maître sait qu'elle n'a pas voulu lui obéir, et me prendre quand il le lui a dit.

—Le fouet la fera obéir, dit Legree en crachant; mais l'ouvrage est si pressé que ce n'est pas la peine de l'assommer maintenant!... Elle est maigre; mais ces femmes maigres, ça se fait à moitié tuer pour agir à sa guise....

—Lucy est vraiment une mauvaise coquine, reprit Sambo, une paresseuse qui ne veut rien faire.... C'est Tom qui a travaillé pour elle.

—En vérité!... Eh bien! il va donc aussi avoir le plaisir de la fouetter. Ce sera une bonne leçon pour lui, et puis il la ménagera plus que vous ne feriez, vous autres, maudits démons!»

Les misérables firent entendre un rire vraiment diabolique. Legree avait bien choisi sa qualification.

«Le poids peut bien y être, dit Sambo; Tom et miss Cassy ont rempli son panier.

—C'est moi qui pèse!» dit Legree avec emphase.

Les deux surveillants firent entendre leur rire diabolique.

«Ainsi, reprit le maître, miss Cassy a fait sa journée?

—Elle épluche comme le diable et toutes ses légions.

—Elle les a tous dans le corps!» fit Legree; et, après un juron grossier, il passa dans la salle du pesage.


Lentement, un à un, accablés de fatigue, les travailleurs arrivaient, et, avec une hésitation craintive, présentaient leurs paniers.

Legree tenait une ardoise sur laquelle était collée une liste de noms; après chaque nom il ajoutait le poids.

Le panier de Tom avait le poids; Tom jeta un regard inquiet sur la pauvre femme qu'il avait assistée.

Faible et chancelante, Lucy s'approcha et présenta son panier. Le poids y était; Legree le vit bien, mais feignant la colère:

«Eh bien! dit-il, paresseuse bête! pas encore le poids!... Mettez-vous là, on s'occupera de vous tout à l'heure.»

La femme poussa un long gémissement et se laissa tomber sur un banc.

Cassy s'avança et présenta son panier d'un air hautain et dédaigneux. Legree lui regarda dans les yeux; ce regard était moqueur et pourtant inquiet.

Elle fixa sur lui ses grands yeux noirs; ses lèvres se remuèrent lentement, et elle lui adressa quelques mots en français....

Que lui dit-elle? personne ne le sut; mais, pendant qu'elle parlait, le visage de Legree prit une expression infernale: il leva la main comme pour la frapper, elle vit le geste, montra le plus insolent dédain, se détourna et s'éloigna lentement.

«Maintenant, Tom, venez ici,» fit Legree.

Tom s'approcha.

«Vous savez, Tom, que je ne vous ai pas acheté pour faire un travail grossier: je vous l'ai dit. Je vais vous donner de l'avancement, vous conduirez les travaux; ce soir vous commencerez à vous faire la main. Prenez cette femme et donnez-lui le fouet; vous savez ce que c'est; vous en avez assez vu!

—Pardon, maître. J'espère que mon maître ne va pas me mettre à cette besogne-là. Je n'ai jamais fait cela.... jamais.... jamais... Je ne le ferai pas.... C'est impossible... tout à fait!

—Vous apprendrez bien des choses que vous ne savez pas, avant d'en avoir fini avec moi,» dit Legree, en prenant un nerf de bœuf dont il frappa violemment Tom en plein visage.

Ce fut une grêle de coups.

«Eh bien! fit-il quand il fut las de frapper, me direz-vous encore que vous ne pouvez pas?

—Oui, maître, dit Tom en essuyant avec sa main le sang qui ruisselait sur son visage. Oui, je travaillerai jour et nuit, tant qu'il y aura en moi un souffle de vie; mais cela, je ne crois pas que ce soit juste, et jamais je ne le ferai, non... jamais!»

Tom avait une voix d'une extrême douceur; ses manières étaient respectueuses. Legree s'était imaginé qu'on en viendrait facilement à bout. Quand l'esclave prononça ces dernières paroles, un frémissement courut dans la foule étonnée; la pauvre femme joignit les mains en disant: «Seigneur!...» et involontairement tous ces malheureux se regardaient les uns les autres, et retenaient leur souffle, comme à l'approche d'une tempête.

Legree parut tout d'abord stupéfait, confondu; enfin il éclata.

«Comment! misérable bête noire! vous ne trouvez pas juste de faire ce que je dis! Est-ce qu'un misérable troupeau d'animaux comme vous sait ce qui est juste ou non?... Je mettrai bien un terme à tout cela!... Que croyez-vous donc être?... Vous vous prenez, sans doute, pour un gentleman, monsieur Tom... Ah! vous dites à votre maître ce qui est juste et ce qui ne l'est pas.... Vous prétendez donc qu'on ne doit pas fouetter cette femme!

—Oui, maître. La pauvre créature est faible et malade.... il serait cruel de la fouetter.... et c'est ce que je ne ferai jamais.... Si vous voulez me tuer, tuez-moi; mais, quant à ce qui est de lever la main sur personne ici... non!... on me tuera plutôt!»

Tom parlait toujours de sa bonne et douce voix; mais il était facile de voir à quel point sa résolution était inébranlable. Legree tremblait de colère; ses yeux verts étincelaient; les poils de ses favoris se tordaient... Mais, comme certains animaux féroces qui jouent avec leur victime avant de la dévorer, il contint d'abord sa violence et railla Tom avec amertume.

«Enfin, disait-il, voilà un chien dévot qui tombe parmi nous autres pécheurs.... Un saint.... un gentleman! qui va vouloir nous convertir... Ah! ce doit être un homme fièrement puissant.... Ici, misérable! Ah! vous voulez vous faire passer pour un homme pieux.... Vous ne connaissez donc pas la Bible, qui dit: «Serviteurs, obéissez à vos maîtres!» Ne suis-je pas votre maître? N'ai-je pas payé douze cents dollars pour tout ce qu'il y a dans ta maudite carcasse noire?... N'es-tu pas mien à présent, corps et âme?...»

Et de sa botte pesante, il donna à Tom un grand coup de pied.

«Réponds-moi!»

Tom était brisé par la souffrance physique: l'oppression tyrannique le courbait jusqu'à terre, et pourtant cette question fit passer dans son âme comme un rayon de joie. Il se redressa de toute sa hauteur, il regarda le ciel avec un noble enthousiasme, et, pendant que sur son visage coulaient et le sang et les larmes:

«Non! non! mon âme n'est pas à vous, maître.... vous ne l'avez pas achetée.... vous ne pourriez pas la payer.... Elle a été achetée et payée par quelqu'un qui est bien capable de la garder.... Qu'importe? qu'importe? vous ne pouvez me faire de mal.

—Ah! je ne puis! dit Legree avec une infernale ironie.... Nous allons voir.... Sambo, Quimbo, ici!... Donnez à ce chien une telle volée de coups qu'il ne s'en relève d'ici un mois.»

Les deux gigantesques noirs s'emparèrent de Tom. On voyait sur leur visage le triomphe de la férocité. C'était la personnification de la puissance des ténèbres. La pauvre mulâtresse jeta un cri de douleur; tous les esclaves se levèrent d'un même élan; Quimbo et Sambo emmenèrent Tom qui ne résistait pas.


CHAPITRE XXXIV.

Histoire de la quarteronne.

La nuit était fort avancée déjà. Tom, sanglant et gémissant, est étendu dans une pièce abandonnée, qui avait fait partie du magasin, au milieu des instruments brisés, du coton gâté, enfin de tout le rebut de la maison.

L'obscurité est profonde; dans l'atmosphère épaisse bourdonnent par essaims des myriades de moustiques; une soif brûlante, le plus cruel des supplices, comble la dernière mesure des angoisses de Tom.

«O seigneur Dieu! murmurait-il, bon Dieu! abaissez vos regards sur moi, donnez-moi la victoire, la victoire sur tous!»

Il entendit un bruit de pas derrière lui.... une lumière brilla devant ses yeux....

«Qui est là?.... Oh! pour l'amour de Dieu, à boire! un peu d'eau.... s'il vous plaît!»

Cassy, c'était elle, posa sa lanterne par terre, versa de l'eau d'une bouteille, souleva la tête de Tom et lui donna à boire. Dans sa fièvre embrasée il épuisa plus d'une coupe.

Quand il eut fini de boire: «Merci! madame, dit-il.

—Ne m'appelez pas madame; je ne suis comme vous qu'une misérable esclave... plus misérable encore que vous ne pourrez l'être jamais.... Et sa voix devint amère.... Mais voyons, dit-elle en allant vers la porte et tirant à elle une petite paillasse sur laquelle elle avait étendu des draps imbibés d'eau fraîche, voyons, mon pauvre homme, tâchez de vous mettre là-dessus....»

Couvert de blessures et moulu de coups, Tom eut bien de la peine à exécuter le mouvement. La fraîcheur de l'eau calma ses blessures.

La femme avait souvent donné des soins aux pauvres victimes de l'esclavage. Elle était habile dans l'art de guérir. Elle pansa les blessures de Tom, qui bientôt se trouva soulagé.

Elle posa la tête du malade sur un ballot de coton en guise d'oreiller.

«Maintenant, dit-elle, c'est tout ce que je puis faire pour vous.»

Tom la remercia. Elle s'assit par terre, ramena vers elle ses genoux, qu'elle entoura de ses bras. Elle regarda fixement devant elle. Son chapeau se détacha, et, comme un noir torrent, ses cheveux ruisselèrent en vagues épaisses autour de son visage mélancolique.

«C'est bien inutile, mon pauvre garçon, c'est bien inutile, ce que vous avez voulu faire! Vous êtes un brave homme! vous aviez le droit de votre côté, mais tout est inutile... Lutter ne vous servira de rien! il faut céder! vous êtes entre les mains du diable: il est le plus fort!»

Céder! ah! la faiblesse humaine et l'agonie n'avaient-elle pas déjà murmuré cette parole à ses oreilles? Tom se redressa. Cette femme, dont on devinait les secrètes amertumes, cette femme à la voix mélancolique, à l'œil sauvage, cette femme lui semblait la tentation en personne, la tentation contre laquelle il avait lutté!

«O Seigneur! Seigneur! céder! comment pourrais-je céder?

—Il est inutile d'appeler le Seigneur, il n'entend jamais, reprit la femme d'une voix énergique. Je crois qu'il n'y a pas de Dieu; mais, s'il y en a un, il a pris parti contre nous!... Oui, tout est contre nous, le ciel et la terre.... Tout nous pousse vers l'enfer; pourquoi n'y point aller?»

Tom frissonna, et ferma les yeux en entendant ces tristes paroles de l'athéisme.

«Vous voyez bien! reprit la femme, vous ne connaissez rien à cela. Moi, si! voilà cinq ans que je suis ici, corps et âme sous le talon de cet homme, et je le hais comme le diable. Vous êtes sur une plantation solitaire... à dix milles de toute autre... dans les savanes. Pas un blanc qui puisse témoigner que vous avez été brûlé vif, déchiré par morceaux, écorché, jeté aux chiens et fouetté jusqu'à la mort... Ici pas de loi, ou divine ou humaine, qui puisse nous faire le moindre bien, à vous ni à personne. Je ferais claquer les dents et dresser les cheveux, si je disais ce que j'ai vu et su.... Mais il est inutile de lutter.... Est-ce que je voulais vivre avec lui? N'étais-je pas une femme délicatement élevée? Et lui! Dieu du ciel!... quel était-il, et quel est-il?... Et cependant j'ai vécu avec lui cinq ans, maudissant chaque instant de ma vie, et le jour et la nuit.... Et maintenant il en a une autre.... une jeune.... qui n'a que quinze ans!... Et elle a été pieusement élevée, dit-elle. Sa bonne maîtresse lui avait appris à lire la Bible, et elle a apporté sa Bible ici.... Au diable, elle et sa Bible!»

Et la femme fit entendre un rire sauvage et douloureux, qui retentit avec je ne sais quel éclat étrange et surnaturel à travers les ruines.

Tom joignit les mains; autour de lui tout devenait horreur et obscurité.

«O Jésus, Seigneur Jésus! disait-il, avez-vous tout à fait abandonné vos pauvres créatures? Seigneur! secourez-moi, je péris!»

La terrible femme continua:

«Et que sont donc ces misérables chiens, vos compagnons, pour que vous vouliez souffrir à cause d'eux? Pas un qui, à la première occasion, ne se tourne contre vous! Ils sont aussi bas et aussi cruels que possible les uns envers les autres. Souffrir, comme vous faites, pour ne pas leur faire du mal.... c'est bien inutile, allez!

—Pauvres créatures, dit Tom, qui est-ce qui les a rendues cruelles?... Si je cède, moi aussi, petit à petit, comme eux-mêmes, je vais devenir cruel.... Non! non! madame! j'ai tout perdu.... femme, enfants, maison, un bon maître qui m'eût affranchi s'il eût vécu huit jours de plus. J'ai perdu, perdu sans espérance tout ce que j'avais dans ce monde.... Il ne faut pas que je perde encore le ciel.... Non, après tout, je ne veux pas devenir méchant!

—Il est impossible, reprit la femme, que Dieu mette ce péché-là sur notre compte.... nous sommes forcés de le commettre! il sera sur le compte de ceux qui nous y obligent!

—Oui, sans doute, reprit Tom; mais cela ne nous empêchera pas de devenir méchants.... et, si je deviens cruel comme Sambo.... qu'importe comment je serai devenu tel?.... c'est d'être tel que j'ai peur.»

La femme jeta sur Tom un regard effaré.... on eût dit qu'elle venait d'être frappée d'une idée toute nouvelle.... elle poussa un long gémissement, et elle s'écria:

«Miséricorde! vous venez de dire la vérité.... hélas! hélas!»

Et elle se laissa tomber sur le plancher, comme brisée par la souffrance et se tordant sous l'angoisse d'une mortelle douleur.... Il y eut un instant de silence et l'on n'entendit que leurs soupirs.... Mais Tom, d'une voix éteinte:

«Madame, s'il vous plaît!»

La femme se leva d'un bond: elle avait repris son air de farouche mélancolie.

«Madame, si vous vouliez bien, je les ai vus jeter ma veste dans un coin; et ma Bible est dans ma poche. Si madame voulait bien me la donner!»

Cassy lui donna la Bible.

Tom l'ouvrit du premier coup à un passage couvert de marques et tout usé. C'était le récit des derniers moments de celui dont les souffrances nous ont sauvés.

«Si madame était assez bonne pour lire! Oh! cela vaut encore mieux qu'un verre d'eau.»

Cassy, d'un air sec et orgueilleux, prit le livre et jeta les yeux sur le passage indiqué; puis elle lut tout haut, d'une voix douce, et avec une beauté d'intonation vraiment étrange, toute cette histoire pleine d'angoisses et de gloire. Sa voix s'altérait par intervalles. Souvent elle lui manquait tout à fait; et alors elle s'arrêtait, conservant un maintien glacial, jusqu'à ce qu'elle fût redevenue maîtresse d'elle-même. Quand elle en vint à ces touchantes paroles: «Mon père, pardonnez-leur, car ils ne savent ce qu'ils font,» elle rejeta le livre, et, ensevelissant son visage sous le voile épais de ses cheveux, elle éclata en sanglots violents et convulsifs.

Tom aussi pleurait, et de temps en temps il laissait échapper quelque tendre exclamation.

«Si nous pouvions seulement l'imiter! Mais cela lui était tout naturel, à lui, et ce nous est bien difficile, à nous. O Seigneur! aidez-nous. O doux Jésus! secourez-nous.

—Madame, reprit Tom au bout d'un instant, je vois que vous m'êtes supérieure en tout. Et pourtant il y a une chose que madame pourrait apprendre de ce pauvre Tom. Vous disiez que Dieu se met contre nous, parce qu'il nous laisse ainsi maltraiter et assommer. Mais voyez ce qui arriva à son propre Fils, le roi de gloire!... Ne fut-il pas toujours pauvre? Et nous-mêmes, si bas que nous soyons, pouvons-nous dire qu'aucun de nous soit aussi bas que lui? Le Seigneur ne nous a pas oubliés, j'en suis sûr. Si nous souffrons avec lui, nous régnerons avec lui, l'Écriture le dit. Mais si nous le renions, lui-même nous reniera. N'ont-ils pas souffert, Dieu et les siens? Le Livre nous apprend qu'ils furent chassés à coups de pierres, livrés à la faim, errants à demi nus par le monde, abandonnés, affligés, torturés. Non, la souffrance ne doit pas nous faire croire que Dieu est contre nous. C'est le contraire.... pourvu que nous-mêmes nous nous attachions à Dieu et que nous ne nous livrions pas au péché!

—Mais pourquoi nous réduit-il en de telles extrémités qu'il nous soit impossible de ne pas pécher?

—Ce n'est jamais impossible!

—Vous verrez bien, reprit Cassy. Vous, par exemple, que ferez-vous?... Ils reviendront sur vous demain.... Je les connais! je les ai vus à l'œuvre.... Je ne puis supporter la pensée de ce qu'ils vous feront souffrir.... ils vous feront céder à la fin!

—Seigneur Jésus! vous prendrez soin de mon âme.... Oh! ne me laissez pas succomber!

—Hélas! dit Cassy, j'ai vu toutes ces larmes.... j'ai entendu toutes ces prières.... et à la fin il a fallu ployer et céder! Voici Emmeline! comme vous elle essaye de résister.... A quoi bon? Il faudra se soumettre..... ou mourir en détail....

—Eh bien! alors je mourrai.... j'y consens!... qu'ils prolongent mon supplice, ils ne m'empêcheront pas de mourir un jour, après tout!.... Mourir! que peuvent-ils de plus?... Je les attends.... je suis prêt.... Dieu m'assistera.... je le sais.»

La femme ne répondit rien.... elle s'assit par terre, ses yeux noirs fixés sur le plancher....

«Peut-être il a raison, murmurait-elle tout bas.... Mais pour ceux qui ont une fois cédé.... tout est fini.... il n'y a plus d'espérance.... non, plus, plus! Nous vivons de la vie d'un songe, objet de dégoût pour les autres.... pour nous-mêmes!... et nous tardons à mourir.... nous n'osons pas nous donner la mort! Plus d'espoir, plus d'espoir, plus d'espoir!... Cette jeune fille, tout juste mon âge.... Vous me voyez, dit-elle à Tom, en parlant avec volubilité.... regardez-moi, comme me voilà! Eh bien! j'ai été élevée dans le luxe.... Mes premiers souvenirs me rappellent à moi-même, jeune enfant, jouant dans des salons splendides.... J'étais vêtue comme une poupée.... les amis, les visiteurs louaient mes belles grâces.... il y avait un salon dont les fenêtres s'ouvraient sur un jardin.... je jouais à cache-cache sous les orangers, avec mes frères et mes sœurs.... Je fus mise au couvent.... J'appris la musique, le français, la broderie.... que n'appris-je pas? J'avais quatorze ans quand on me fit sortir pour assister aux funérailles de mon père.... Il était mort subitement. Quand on vint à liquider, on trouva qu'il y avait à peine de quoi payer les dettes.... Les créanciers firent un inventaire de la propriété; je m'y trouvai comprise. Ma mère était esclave! Mon père avait toujours voulu m'affranchir.... mais il ne l'avait pas fait.... J'avais toujours ignoré mon état.... jamais je n'y avais songé.... Est-ce qu'on pense jamais qu'un homme fort et plein de santé va mourir?... Mon père fut emporté en quatre heures.... ce fut un des premiers cas de choléra de la Nouvelle-Orléans. Le lendemain, la femme de mon père retourna avec ses enfants à la plantation de son propre père.... Il me sembla qu'on me traitait d'étrange sorte.... mais je n'y prenais pas garde.... Il y avait un jeune avocat chargé d'arranger les affaires. Il venait chaque jour et parcourait toute la maison et me parlait fort poliment. Un jour il amena avec lui un jeune homme.... je n'avais jamais vu un homme plus beau.... Oh! je n'oublierai pas cette soirée-là. Je me promenai avec lui dans le jardin.... J'étais seule et bien triste.... Il était si plein de bonté et de tendresse pour moi!... Il me dit qu'il m'avait vue avant que je n'allasse au couvent, qu'il m'aimait beaucoup, et qu'il voulait être mon protecteur et mon ami. En un mot, bien qu'il ne m'eût pas dit qu'il avait payé dix mille dollars pour que je fusse à lui, j'étais sienne, vraiment, car je l'aimais!... Je l'aimais, dit-elle en s'arrêtant.... Oh! comme je l'aimais, cet homme! comme je l'aime, comme je l'aimerai.... tant qu'il me restera un souffle! Il était si beau, si élevé, si noble! Il me donna une maison superbe, des domestiques, des chevaux, des voitures, des meubles, des toilettes.... tout ce que l'argent peut acheter, il me le donna. Je n'y prenais pas garde.... je n'aimais que lui, je l'aimais plus que Dieu, plus que mon âme.... et, quand même je l'aurais voulu, je n'aurais pu résister à un seul de ses désirs. Je ne désirais qu'une chose, moi.... je désirais qu'il m'épousât! je pensais que, s'il m'aimait autant qu'il le disait, si j'étais réellement pour lui ce qu'il paraissait croire, il s'empresserait de m'épouser et de m'affranchir.... Il me démontra que c'était impossible.... il me dit que, si nous étions fidèles l'un à l'autre, ce serait un vrai mariage devant Dieu.... Ah! si cela était vrai.... n'étais-je vraiment pas sa femme?... N'étais-je pas fidèle?... Pendant sept ans j'épiai chacun de ses regards, chacun de ses mouvements, je ne respirai que pour lui plaire! il eut la fièvre jaune.... vingt jours et vingt nuits je le veillai.... moi seule.... je le soignai.... je fis tout! il m'appela son bon ange, et il dit que je lui avais sauvé la vie. Nous eûmes deux beaux enfants: le premier était un garçon; nous l'appelâmes Henri. C'était l'image de son père.... il avait ses beaux yeux, son front, et ses cheveux retombant en boucles autour de son visage.... il avait aussi l'esprit et le talent de son père. Il disait, au contraire, que la petite Élisa me ressemblait.... il répétait sans cesse que j'étais la plus belle femme de la Louisiane.... il était si fier de moi et de nos enfants! Souvent il me disait de les parer, puis il nous promenait tous en voiture découverte, pour entendre ce que l'on disait de nous.... et il me répétait tout ce que l'on avait dit de plus charmant sur les enfants et sur moi. Oh! c'étaient là d'heureux jours! je me trouvais heureuse, autant qu'on puisse l'être. Vinrent ensuite les temps mauvais. Un de ses cousins, son ami intime, vint à la Nouvelle-Orléans. Il en faisait le plus grand cas.... mais moi.... du premier instant que je l'aperçus.... je le redoutai.... je sentais qu'il allait attirer le malheur sur nous.... Souvent il emmenait Henri dehors.... et il ne rentrait qu'à deux ou trois heures dans la nuit.... Je n'avais rien à dire; Henri était si ombrageux!... mais j'avais bien peur.... Il l'emmenait dans des maisons de jeu, et il était ainsi fait, qu'une fois entré là il n'en pouvait plus sortir.... Son ami le présenta à une autre femme.... je vis bientôt que son cœur n'était plus à moi; il ne me le dit jamais, mais je le vis bien.... Oh! jour après jour je le voyais s'éloigner.... Mon cœur se brisait.... Le misérable lui offrit de m'acheter avec les enfants, pour payer les dettes de jeu qui l'empêchaient de se marier comme il l'entendait; et il nous vendit!... Il me dit qu'il avait affaire à la campagne, et qu'il y resterait deux ou trois semaines; il me parla avec plus de tendresse que d'habitude, me dit qu'il reviendrait; mais il ne me trompa point.... Je sentais que le temps était venu.... il me semblait que j'étais changée en statue. Je ne pouvais ni dire une parole, ni verser une larme. Il m'embrassa; il embrassa les enfants à plusieurs reprises, et il sortit. Je le vis monter à cheval.... Tant que je pus, je le suivis des yeux. Quand je ne le vis plus, je tombai et je m'évanouis.

«Alors il vint, l'autre, le misérable! il vint prendre possession.... Il me dit qu'il m'avait achetée, moi et les enfants.... il me montra les papiers.... Je le maudis devant Dieu, et je lui dis que je mourrais plutôt que de vivre avec lui!... «A votre aise, dit-il; mais, si vous n'êtes pas raisonnable, je vendrai les deux enfants, et vous ne les reverrez jamais....»

«Il me dit qu'il m'avait désirée du jour où il m'avait vue.... qu'il avait attiré Henri, et qu'il l'avait endetté pour le faire consentir à me vendre.... qu'il l'avait rendu amoureux d'une autre femme, et que je devais être bien certaine, après tout cela, qu'il se souciait peu de mes larmes.

«Il fallut céder. J'avais les mains liées.... Mes enfants n'étaient-ils pas en son pouvoir?... A la moindre résistance il parlait de les vendre.... Il me rendait ainsi l'esclave de ses moindres désirs. Oh! quelle vie c'était là! vivre le cœur brisé chaque jour.... continuer d'aimer, quand l'amour était le malheur, et être enchaînée corps et âme à celui que je haïssais! J'aimais à faire la lecture, à jouer, à chanter pour Henri, à valser avec lui.... Mais pour celui-ci, tout ce que je faisais était un supplice; et cependant je n'osais rien lui refuser. Il était impérieux et dur avec les enfants. Élisa était une petite créature timide; mais Henri était audacieux et emporté comme son père: il n'avait jamais plié sous personne.

«Cet homme le prenait toujours en faute. Il se disputait sans cesse avec lui. Mes jours se passaient dans la crainte et le tremblement. Je m'efforçais de rendre l'enfant plus respectueux; je tâchais de les éloigner l'un de l'autre.... Tout fut inutile.... il vendit les deux enfants! Un jour, il m'emmena faire une partie de cheval.... Quand je revins, on ne les trouva plus. Il me dit qu'on les avait vendus.... il me montra l'argent.... le prix du sang!... Il me sembla que tout m'abandonnait à la fois. Je tempêtai, je maudis.... oui! je maudis Dieu et les hommes.... Il eut peur de moi, mais il ne céda pas.... Il me dit que les enfants étaient vendus, mais qu'il dépendait de moi de les revoir; que, si je me conduisais mal, ce seraient eux qui en souffriraient.... Ah! l'on peut tout faire de la femme à qui l'on prend ses enfants.... je me soumis, je me calmai.... lui me fit espérer qu'il les rachèterait un jour. Les choses marchèrent ainsi une semaine ou deux. Un jour, en me promenant, je passai devant la calebasse: il y avait foule à la porte.... j'entendis une voix d'enfant. Tout à coup Henri, mon Henri! échappa à deux ou trois hommes qui le tenaient; il s'enfuit en poussant des cris, et vint s'attacher à ma robe.... Ils s'élancèrent après lui, et l'un d'eux—oh! jamais je n'oublierai son visage—dit à Henri qu'il allait le reprendre, l'emmener dans la calebasse, et lui donner une leçon dont il se souviendrait toujours.... Je suppliais, j'invoquais.... ils riaient! Le pauvre enfant poussait des cris.... il me regardait.... il s'attachait à moi.... enfin ils déchirèrent mes vêtements et me l'arrachèrent.... lui criait toujours: «Mère! mère! mère!» Un homme, parmi les spectateurs, semblait éprouver quelque pitié.... je lui offris tout ce que j'avais d'argent pour intervenir.... il hocha la tête et me répondit que le maître de mon fils prétendait que, depuis qu'il l'avait, l'enfant était insolent et désobéissant, et qu'il allait le réduire pour toujours.... Je m'enfuis en courant.... il me semblait entendre les lamentations de mon enfant.... je rentrai à la maison.... je me précipitai dans le salon, hors d'haleine.... j'y trouvai Butler, mon maître; je lui dis tout.... je le suppliai d'intervenir.... Il ne fit qu'en rire.... il me dit que l'enfant avait ce qu'il méritait.... qu'il avait besoin d'être maté, et que le plus tôt serait le mieux... Il me demanda ce que je comptais donc en faire.

«A ce moment, il me sembla que quelque chose se détraquait dans ma tête.... je devins furieuse, égarée.... Je me rappelle que j'aperçus un grand couteau à lame recourbée.... il me semble que je le pris et que je m'élançai sur cet homme.... puis tout devint sombre.... et de longtemps je ne sus rien....

«Quand je revins à moi, j'étais dans une chambre propre, mais qui n'était pas ma chambre. Une vieille négresse veillait auprès de moi.... Un médecin venait me voir; j'étais entourée de soins. Je sus bientôt que Butler m'avait abandonnée et laissée là pour être vendue; je compris alors pourquoi j'étais si bien soignée....

«Je ne désirais pas revenir à la vie, j'espérais n'y pas revenir; mais, quoi que j'en eusse, la fièvre me quitta, la santé reparut, je fus bientôt rétablie.... Chaque jour on me parait; des hommes élégants venaient chez moi; ils y restaient, ils y fumaient. Ils me regardaient, ils me faisaient des questions et me marchandaient; mais j'étais tellement triste et silencieuse qu'aucun d'eux ne voulait de moi. Les gens de la maison me menaçaient alors du fouet, si je ne voulais pas être gaie et me montrer aimable....

«Il vint enfin un gentleman du nom de Stuart. Il parut avoir quelque sympathie pour moi.... il vit bien que j'avais un poids terrible sur le cœur.... Il vint souvent me voir aux heures où j'étais seule; je lui contai mes malheurs. Il m'acheta et me promit de tout faire pour me rendre mes enfants. Il alla lui-même à l'hôtel où se trouvait mon petit Henri. On lui dit qu'il avait été vendu à un planteur de la rivière de la Perle. Je n'en ai jamais entendu parler depuis. Il retrouva ma fille; elle était gardée par une vieille femme. Il en offrit des sommes considérables: on ne voulut pas la vendre. Butler découvrit que c'était pour moi qu'on la voulait, il ne consentit point à la laisser partir; il me fit dire que je ne l'aurais jamais. Le capitaine Stuart était bon pour moi: il possédait une magnifique plantation, il m'y emmena. Dans le courant de l'année, j'eus un fils.... pauvre chère petite créature!... comme je l'aimais! c'était le portrait de mon pauvre Henri! Je m'étais mis dans la tête, oh! invinciblement!... que je n'élèverais plus jamais d'enfant.... Je pris le pauvre petit dans mes bras, il pouvait avoir quinze jours, je le couvris de baisers et de larmes, puis je lui fis prendre du laudanum, et je le serrai sur mon cœur pendant qu'il s'endormait dans la mort.... Que de regrets et que de pleurs!... On crut à une erreur de ma part.... Tenez, Tom! c'est une des choses que je m'applaudis le plus d'avoir faites. Ah! celui-là du moins est affranchi de toute peine! Pauvre enfant! que pouvais-je lui donner de meilleur que la mort? Bientôt vint le choléra. Le capitaine Stuart mourut.... Ah! tous ceux-là mouraient qui auraient dû vivre!... Et moi.... moi.... je fus à deux doigts de la mort.... et je ne mourus pas! Je fus encore vendue.... Je passai de main en main.... jusqu'à ce qu'enfin je devinsse flétrie et ridée, malade.... Ce misérable Legree m'acheta.... m'amena ici.... et m'y voilà!»

La femme s'arrêta tout à coup. Elle avait fait ce récit avec une éloquence entraînante et passionnée, tantôt s'adressant à Tom et tantôt paraissant se parler à elle-même, comme dans un monologue. Et il y avait dans ses paroles une telle puissance et une si grande énergie, qu'en l'écoutant Tom oubliait jusqu'à ses douleurs.... Il se soulevait sur ses coudes et la suivait des yeux, tandis qu'elle arpentait la chambre à grands pas, secouant autour d'elle, à chaque mouvement, sa longue chevelure noire qui l'inondait.

«Vous me disiez, reprit-elle après un instant de silence, qu'il y a un Dieu, et que ce Dieu regarde et voit toutes choses. Cela se peut bien! Au couvent où j'étais, les sœurs me parlaient d'un jour de jugement où tout sera découvert.... Oh! y aura-t-il des vengeances, alors! Elles pensent que ce n'est rien, ce que nous souffrons, rien, ce que souffrent nos enfants.... Oh! non!... ce n'est rien.... et pourtant.... quand je parcourais les rues, il me semblait, par instants, que j'avais assez de haine au cœur pour anéantir toute une ville. Oui, je désirais que les maisons s'écroulassent sur ma tête, ou que les rues s'entr'ouvrissent sous mes pas.... Oui! et au jour de ce jugement je me lèverai devant Dieu, et je porterai témoignage contre ceux qui m'ont perdue, moi et mes enfants.... perdue corps et âme!...

«Quand j'étais jeune fille, j'étais religieuse; j'aimais Dieu, je le priais.... Maintenant je suis une âme perdue.... poursuivie par les démons, qui me tourmentent nuit et jour.... Ils me tiennent sans relâche.... ils me poussent en avant.... toujours.... toujours.... et un moment viendra où je.... oui!...»

Elle ferma la main comme par une étreinte convulsive.... et une lueur fatale passa dans ses yeux.

«Oui, reprit-elle, bientôt je l'enverrai.... où il doit aller.... bientôt.... une de ces nuits.... quand ils devraient pour cela me brûler vive....»

Un long et sauvage éclat de rire retentit à travers la chambre déserte et s'éteignit dans un sanglot convulsif.... et elle se roula sur le plancher, en proie à un accès de frénésie violente.

Ce ne fut qu'un instant: elle se releva lentement et parut se recueillir.

«Puis-je faire quelque chose pour vous, mon pauvre homme? dit-elle en s'approchant de Tom, toujours gisant. Voulez-vous encore de l'eau?»

Et il y avait dans ses manières, comme dans sa voix, une douceur pleine de grâce et de tendresse sympathique, qui faisait le plus étonnant contraste avec sa sauvagerie et sa rudesse habituelles....

Tom but encore, et la regarda avec intérêt et attendrissement.

«O madame! comme je voudrais que vous pussiez aller à celui qui donne les sources d'eaux vives!

—Aller à lui! où est-il? quel est-il? demanda Cassy.

—C'est celui dont tout à l'heure vous me lisiez l'histoire.... le Seigneur!

—Quand j'étais jeune fille, je voyais son image sur l'autel.»

Et les yeux de Cassy devinrent immobiles.... et elle eut une expression de rêverie attristée....

«Mais il n'est pas ici, s'écria-t-elle; il n'y a ici que le péché et le long désespoir! Oh!»

Cassy mit la main sur sa poitrine et respira.... comme si elle eût voulu soulever un poids qui l'accablait....

Tom voulut parler, mais elle lui imposa silence par un geste impérieux.

«Ne parlez plus, mon pauvre homme.... tâchez de dormir, si vous pouvez....»

Elle mit de l'eau tout près de lui, fit tous les petits arrangements nécessaires à la nuit d'un malade.... et elle sortit.


CHAPITRE XXXV.

Les gages de tendresse.

Et souvent ce sont de bien petites choses qui font retomber sur le cœur ce poids qu'il voulait rejeter pour toujours; c'est un son, une fleur.... le vent, l'Océan.... qui rouvrent la blessure, en donnant un choc à cette chaîne électrique qui nous enserre dans ses noirs anneaux.

Byron, Childe-Harold, chant IV.

Le salon de Simon Legree était une longue et large pièce, garnie d'une ample et vaste cheminée; il avait été jadis tendu d'un riche et splendide papier. Ce papier, moisi, déchiré, décoloré, pendait des murs par lambeaux. On y respirait cette odeur nauséabonde et malsaine qui vient de l'abandon, de l'humidité, de la ruine, et que l'on trouve souvent dans les vieilles maisons depuis longtemps fermées. Ce papier était souillé de taches de bière et de vin. En plusieurs endroits il portait des inscriptions à la craie. Il y avait dans la cheminée un brasier de charbon. Le temps n'était pas précisément froid; mais, dans cette vaste salle, les soirées étaient toujours d'une humidité pénétrante, et puis il fallait bien à Legree du feu pour allumer son cigare et faire chauffer l'eau de son punch. La lueur rougeâtre du charbon embrasé permettait à l'œil de découvrir le spectacle très-peu gracieux des selles, des brosses, des harnais, des fouets, des par-dessus et de tout l'attirail de la toilette répandu et semé dans un désordre confus. Les énormes chiens dont nous avons déjà parlé avaient choisi là un gîte à leur convenance.

Legree se préparait un grog et versait dans sa tasse l'eau d'une bouilloire ébréchée et fêlée, en murmurant:

«Ce gueux de Sambo!... faire naître cette dispute entre moi et mes nouveaux esclaves!... Voilà maintenant Tom incapable de travailler pendant une semaine.... quand l'ouvrage presse!

—Cela vous est bien dû!» dit une voix derrière sa chaise.

C'était la voix de Cassy, qui avait entendu ce monologue.

«Ah! vous voilà, diablesse? Vous revenez, hein!

—Oui, répondit-elle froidement; mais je veux agir à ma guise.

—Vous vous trompez, vieille gueuse; je tiendrai parole! Conduisez-vous comme je veux, ou retournez au quartier, et travaillez comme le reste.

—J'aimerais mieux mille fois vivre au quartier, dans la plus misérable hutte, que de rester sous votre pouvoir.

—Mais vous êtes sous mon pouvoir, fit-il avec une horrible grimace; c'est une consolation! Allons! venez vous asseoir sur mon genou, ma belle, et causons raison!»

Et il la prit par le poignet.

«Simon Legree, prenez garde à vous!» s'écria-t-elle.

Et il y eut dans son œil un regard aigu, un éclair sauvage, quelque chose d'effrayant vraiment.

«Ah! vous avez peur de moi, Simon! fit-elle d'un ton résolu, et vous n'avez pas tort, ajouta-t-elle; prenez garde! j'ai le diable au corps.»

Ces deux mots, prononcés à l'oreille de Simon, s'échappèrent avec un sifflement.

«Oui, oui, je le crois; éloignez-vous! fit Legree en la repoussant et en la regardant d'un air inquiet... Après tout, Cassy, pourquoi ne voulez-vous pas que nous soyons bons amis, comme d'habitude?

—Comme d'habitude!» murmura-t-elle d'une voix amère.... Mais elle s'arrêta. Un monde de sentiments, qui s'entre-choquaient dans son cœur, ne lui permettait pas de trouver des paroles.

Cassy avait toujours eu sur Legree cette sorte d'influence qu'une femme énergique et passionnée aura toujours.... même sur le plus vil des hommes; mais dans ces derniers temps elle était devenue de plus en plus irritable et frémissante, sous le joug d'une servitude détestée. Son irritabilité s'emportait parfois jusqu'à la folie, et cette folie même faisait d'elle un objet d'effroi pour Legree, qui partageait l'horreur superstitieuse que les hommes grossiers et sans éducation ressentent toujours pour les insensés. Quand Legree ramena Emmeline à l'habitation, tous les sentiments de dignité féminine, endormis dans le cœur fatigué de Cassy, se réveillèrent et se ranimèrent tout à coup; elle prit parti pour la jeune fille. Il s'ensuivit une violente querelle entre elle et Legree; Legree jura que, si elle ne restait pas calme, elle irait travailler aux champs. Cassy, dédaigneuse et superbe, déclara qu'elle voulait aller aux champs.... et elle y travailla un jour en effet, pour montrer à quel point elle dédaignait la menace.

Tout ce jour-là, Legree se sentit mal à l'aise. Cassy avait sur lui un empire dont il ne s'affranchissait pas. Quand elle présenta son panier aux balances, il espérait quelques mots de soumission: il lui parla d'un ton à demi moqueur, à demi conciliant. Elle répondit avec une amertume méprisante.

«Je désire, Cassy, que vous vous conduisiez décemment.

—C'est vous qui parlez de se conduire décemment! et que venez-vous donc de faire? Vous n'êtes pas capable de vous contenir.... vous venez de ruiner un de vos meilleurs ouvriers.... quand l'ouvrage est le plus pressé.... Toujours votre damnée colère!

—J'ai été absurde, j'en conviens, de laisser naître cette querelle; mais, puisque l'esclave a ainsi manifesté sa volonté, il devait être réduit!

—Je déclare que vous ne le réduirez pas!

—Lui! moi? fit Legree en se levant tout bouillant de colère. Je voudrais bien voir cela! Ce serait le premier nègre qui m'aurait résisté.... Je briserai tous les os de son corps.... mais il cédera!»

En ce moment la porte s'ouvrit. Sambo entra. Il s'avança en faisant des saluts et en présentant quelque chose enveloppé dans un papier.

«Qu'est-ce encore, chien?

—Un sortilége, maître.

—Un quoi?

—Quelque chose que les nègres se procurent auprès des sorcières. Ça les empêche de sentir les coups quand ils sont fouettés.... Tom avait cela attaché autour du cou, avec un ruban noir.»

Legree était superstitieux, comme la plupart des hommes cruels et impies. Il prit le papier et l'ouvrit avec quelque peine.

Il en sortit un dollar d'argent, et une longue et brillante boucle de cheveux blonds. Ces cheveux, comme une chose vivante, s'enroulèrent d'eux-mêmes aux doigts de Legree.

«Damnation! s'écria-t-il tout en fureur, frappant le sol du pied, et arrachant les cheveux de ses doigts, comme s'ils l'eussent brûlé.... d'où cela vient-il? Enlevez.... emportez.... Au feu! au feu!... Et il jeta la boucle dans le foyer.... Pourquoi m'avez-vous apporté cela?»

Sambo restait là, bouche béante, immobile d'étonnement.... Cassy, qui était sur le point de quitter l'appartement, demeura et regarda Legree, ne sachant trop que penser.

«Ne m'apportez plus jamais de ces choses du diable!» s'écria-t-il, en montrant le poing à Sambo, qui fit une prompte retraite; il jeta ensuite le dollar par la fenêtre.

Sambo fut enchanté de s'en aller: quand il fut parti, Legree parut quelque peu honteux de cet accès de peur; il s'assit avec une grâce de boule-dogue en colère, et commença de humer son punch sans mot dire.

Cassy sortit sans qu'il y prît garde, et, comme nous l'avons déjà raconté, alla porter ses soins au chevet du pauvre Tom.

Qu'avait donc eu Legree? et qu'y avait-il dans cette simple boucle de cheveux blonds, pour faire ainsi pâlir un homme familiarisé avec toutes les formes de la cruauté?

Pour répondre à cette question, il nous faut ramener le lecteur en arrière.

Si dur, si réprouvé, si impie que soit maintenant cet homme, il y a eu un temps où il était bercé sur le sein d'une mère.... On murmurait à son chevet des prières et des cantiques; son front brûlant fut humecté des saintes eaux du baptême.... Pendant sa première enfance, au son de la cloche du dimanche, une femme aux cheveux blonds le conduisait dans le temple pour adorer et pour prier. Là-bas, bien loin, dans la Nouvelle-Angleterre, cette mère avait élevé son fils unique avec un amour que rien ne put lasser, avec des soins que rien n'avait interrompus; mais, fils d'un père au cœur dur, sur lequel cette tendre femme avait en vain répandu tous les trésors de son amour, il avait suivi ses traces maudites.... Tapageur, déréglé, tyrannique, il méprisa les conseils de sa mère, et ne supporta point ses reproches. Bien jeune encore, il s'éloigna d'elle pour chercher fortune sur mer. Il n'était revenu qu'une fois au logis; sa mère, avec les aspirations d'un cœur qui veut aimer quelque chose, et qui n'a rien à aimer, s'attacha à lui, et s'efforça, par ses exhortations et ses supplications, de l'arracher à cette vie de péché, mort de son âme!

Pour Legree ce furent là les jours de grâce!

Les bons anges l'appelaient à eux.... Il fut presque touché.... la miséricorde le prit par la main.

Mais son cœur résista.... il y eut comme une lutte.... le péché fut vainqueur, et il tourna toutes les forces de cette nature violente contre les convictions de sa conscience. Il but, il jura, il devint plus brutal que jamais.

Une nuit, dans la suprême agonie du désespoir, sa mère s'agenouilla à ses pieds; mais il la repoussa loin de lui, il la rejeta évanouie sur le sol, et, avec des malédictions impies, il s'élança vers son navire.

La dernière fois que Legree entendit parler de sa mère, ce fut dans l'orgie d'une nuit de débauche.... Il était au milieu de ses compagnons abrutis; on lui remit une lettre dans la main.... Il l'ouvrit.... et il en tomba une longue boucle de cheveux, qui s'enroulèrent, eux aussi, autour de ses doigts.

La lettre disait que sa mère était morte, et qu'en mourant elle lui avait pardonné et l'avait béni.

Le mal a sa fatale et sombre nécromancie, qui, des choses les plus charmantes et les plus simples, crée des fantômes pleins d'horreur et d'effroi. Cette pauvre mère si aimante, ses dernières prières, son amour qui pardonnait, ne furent pour ce cœur de démon.... ce cœur de péché.... qu'une sentence de damnation. Elle faisait voir dans une terrible perspective le jugement suprême et l'indignation de Dieu! Legree brûla la lettre, il brûla les cheveux; mais quand il les vit se tordre et pétiller sur la flamme, il frissonna à la pensée des feux éternels.... Alors il voulut boire, s'étourdir, et chasser à jamais ce souvenir importun.... Mais souvent, dans la nuit profonde, quand le silence solennel condamne l'esprit des méchants à s'entretenir avec lui-même, il voyait sa mère se dresser toute pâle au chevet de son lit, et autour de ses doigts il sentait s'enrouler ses cheveux.... et la sueur froide coulait sur son visage.... et il bondissait hors de son lit.... plein d'horreur!

O vous, qui vous étonnez de lire dans le même Évangile: «Dieu est amour,» et plus loin: «Dieu est un feu qui dévore,» ne voyez-vous pas comment, pour une âme abîmée dans le mal, l'amour parfait devient la plus terrible des tortures, la sentence fatale et le sceau même du désespoir?...

«Malédiction! se dit Legree en vidant son verre, où a-t-il eu cela? si ce n'était pas tout comme.... Oh! je croyais que j'avais oublié.... Oublier! est-ce qu'on oublie? Damnation!... je suis seul.... Il faut que j'appelle Emmeline.... elle me hait.... la guenon! N'importe! je vais bien la faire venir....»

Legree s'avança dans un large vestibule qui conduisait à l'escalier. Il y avait eu jadis un magnifique escalier tournant: le passage était maintenant encombré de caisses et d'une immonde litière. Il n'y avait pas de tapis sur les marches.... Cet escalier semblait tourner dans les ténèbres et monter on ne savait où. Le pâle rayon de la lune se glissait à travers le vitrage qui surmontait la porte. L'air était humide et froid comme dans une cave.

Legree s'arrêta au pied de l'escalier.

Il entendit une voix qui chantait; il lui sembla, c'était l'effet de l'irritation de ses nerfs, il lui sembla, dans cette vieille et sombre maison, qu'il entendait la voix d'un fantôme....

«Holà! qu'est-ce?» s'écria-t-il.

La voix émue, pathétique, chantait un hymne assez répandu parmi les esclaves:

Combien de pleurs, de pleurs, de pleurs,
Quand le Christ viendra nous juger[21]!

«Maudite fille! je vais l'étrangler!» Et d'une voix furieuse il appela: «Lina! Lina!»

Et seul l'écho moqueur répondit: Lina! Lina!

Et la douce voix chantait toujours:

Parents, enfants se quitteront,
Parents, enfants se quitteront,
Et jamais ne se reverront!

Et le refrain net et sonore vibra dans les vastes salles désertes.

Combien de pleurs, de pleurs, de pleurs,
Quand le Christ viendra nous juger!

Legree s'arrêta encore. Il eût eu honte de le dire.... mais de grosses gouttes de sueur perlaient sur son front, et la crainte faisait battre son cœur à coups pressés.... Il crut voir quelque chose de blanc qui se levait et glissait devant lui dans la chambre, et il frissonna en se disant que peut-être l'ombre de sa mère allait paraître devant ses yeux.

«Allons! je sais bien une chose, dit-il en rentrant dans le salon, où il s'assit; maintenant, il faut laisser ce garçon tranquille.... Qu'avais-je besoin de ce maudit papier? Je crois que je suis ensorcelé.... en vérité! J'ai eu le frisson et la sueur depuis ce moment-là.... Où a-t-il eu cette boucle de cheveux?... Ce ne peut pas être celle.... oh! non.... je l'ai brûlée.... je suis sûr que je l'ai brûlée.... Ce serait trop drôle si les cheveux pouvaient quitter d'eux-mêmes la tête des morts.»

Oui, Legree, cette tresse avait un charme! chacun de ses cheveux murmurait une syllabe de terreur et de remords à ton oreille.... Reconnais donc l'effort d'une main puissante, qui veut empêcher tes mains cruelles de tourmenter ces malheureux!

«Eh bien! fit Legree en frappant du pied et en sifflant ses chiens, réveillez-vous, quelques-uns, et faites-moi compagnie!»

Mais les chiens n'ouvrirent qu'un œil endormi, et le refermèrent bientôt....

«Allons! je vais faire venir Sambo et Quimbo, pour qu'ils chantent, et qu'ils me dansent quelques-unes de leurs danses de l'enfer.... cela va chasser ces horribles idées.»

Il mit son chapeau, se rendit sous la véranda, et sonna d'une trompe dont il se servait pour appeler ses noirs acolytes.

Legree, quand il était en belle humeur, admettait assez volontiers ces deux drôles dans son salon, et, quand il les avait échauffés par le wisky, il les faisait danser, chanter ou se battre, suivant le caprice du moment.

Il pouvait être entre une ou deux heures du matin: Cassy, qui revenait de soigner le pauvre Tom, entendit ces cris, ces hurlements, ces trépignements, mêlés à l'aboiement des chiens, en un mot, tous les indices d'un sabbat d'enfer.

Elle s'approcha et regarda.

Legree et les deux surveillants, dans un état d'ivresse furieuse, chantaient, hurlaient, renversaient les chaises et se faisaient les uns aux autres les plus affreuses grimaces.

Cassy appuya sa petite main fine sur le rebord de la fenêtre.... On pouvait lire dans ses yeux de l'angoisse, de la colère et du mépris, et elle se dit:

«Serait-ce vraiment un péché que de délivrer le monde de ces misérables?»

Elle se détourna précipitamment et, passant par une porte de derrière, elle s'élança dans l'escalier et frappa bientôt à la porte d'Emmeline.


CHAPITRE XXXVI.

Emmeline et Cassy.

Cassy entra dans la chambre et trouva Emmeline, pâle de terreur, assise à l'extrémité la plus éloignée de la porte. Quand elle entra, la jeune fille se leva par un mouvement nerveux.... mais, en reconnaissant Cassy, elle s'élança vers elle, et lui prenant le bras:

«Oh! Cassy, est-ce vous? Je suis si heureuse que vous veniez.... j'avais si peur que ce ne fût!... Vous ne savez pas quel terrible tapage ils ont fait toute la nuit....

—Je dois le savoir, fit Cassy d'un ton sec; je l'ai entendu assez souvent....

—Oh! Cassy, dites-moi, ne pourrions-nous pas nous échapper? N'importe où.... dans les savanes.... parmi les serpents.... où vous voudrez! Ne pourrions-nous point aller quelque part.... loin d'ici?

—Nulle part que dans le tombeau....

—N'avez-vous jamais essayé?

—J'ai assez vu essayer, et je sais le résultat.

—Je voudrais vivre dans les savanes, arracher l'écorce des arbres avec mes dents. Je n'ai pas peur des serpents; j'aimerais mieux en avoir un.... que lui.... auprès de moi!

—Bien des gens ici ont pensé comme vous; mais vous ne pourriez pas rester dans les savanes; vous y seriez traquée par les chiens, ramenée ici.... et alors.... alors....

—Que ferait-il?»

Et la jeune fille tout émue retenait son souffle et regardait Cassy.

«Ah! plutôt demandez: Que ne ferait-il pas? Il a appris son métier parmi les pirates des Indes occidentales. Vous ne dormiriez plus, si je vous racontais tout ce que j'ai vu et ce qu'il raconte, lui, en manière de plaisanterie.... J'ai entendu ici des cris qui me sont restés dans la tête pendant des semaines. Tenez! là-bas, du côté du quartier, il y a un endroit où vous pourrez voir un arbre noirci et dépouillé; le terrain tout autour est couvert de cendres. Demandez ce qu'on a fait là, et vous verrez si on ose vous répondre!

—Oh! ciel! que voulez-vous dire?

—Je ne veux rien vous dire.... je hais d'y penser.... Dieu seul peut savoir ce que nous verrons demain.... si ce pauvre diable persévère.

—Horreur! s'écria Emmeline; et elle devint pâle comme la mort.... Oh! Cassy, que ferai-je? dites-le moi!

—Ce que j'ai fait. Faites de votre mieux, faites ce que vous devez faire, en maudissant et en haïssant.

—Il voulait me faire boire de cette détestable eau-de-vie.... Je ne peux la souffrir.

—Vous ferez mieux de boire. Je la détestais bien aussi, et maintenant je ne puis m'en passer. Il faut bien avoir quelque chose pour soi.... notre position est moins affreuse quand nous avons bu!

—Ma mère me disait toujours qu'il ne fallait même pas goûter à ces choses-là.

—Ah! votre mère.... Et Cassy prononça ce mot de mère avec une expression de sombre tristesse.... Qu'est-ce que les mères ont à dire? Vous êtes achetées et payées, vos âmes appartiennent à vos maîtres.... ainsi va le monde! Buvez de l'eau-de-vie! buvez tant que vous pourrez, les choses n'en iront que mieux!

—Oh! Cassy, ayez pitié de moi!

—Pitié de vous!... Oh! n'ai-je pas pitié de vous? n'ai-je pas eu une fille? Dieu sait où elle est et à qui elle est à présent! Elle a marché sans doute sur les traces de sa mère, comme ses enfants marcheront sur les siennes; il n'y aura pas de fin à cela: la malédiction sur nous est éternelle!

—Oh! je voudrais n'être jamais née! dit Emmeline en tordant ses mains.

—Ah! voilà un de mes anciens souhaits, dit Cassy.... Je me tuerais.... si j'osais....» Et elle regarda dans les ténèbres. Son œil avait la fixité immobile du désespoir; c'était du reste l'expression habituelle de sa physionomie au repos.

«Il est mal de se tuer, dit Emmeline.

—Je ne sais pas pourquoi! ce ne serait pas plus mal que de mener la vie que nous menons ici, jour après jour.... Mais au couvent les sœurs me disaient des choses qui me faisaient peur de la mort.... Si ce n'était que la fin de nous.... oh! dans ce cas....»

Emmeline se détourna et cacha sa tête dans ses mains.

Tandis que cette conversation avait lieu dans la chambre d'Emmeline, Legree, dompté par l'ivresse, était tombé de sommeil dans le salon.

L'ivresse, chez Legree, n'était pas une habitude: sa constitution robuste pouvait braver les excès qui auraient ruiné une organisation plus délicate; mais sa prudence, défiante et rusée, ne lui permettait pas de s'abandonner souvent à ses instincts au point de perdre la raison.

Cette nuit-là, dans ses fiévreux efforts pour chasser le remords et le chagrin qui le dévoraient, il s'était livré complétement; quand il eut renvoyé ses deux compagnons, il s'étendit sur un siége du salon et s'endormit....

Oh! comment les méchants osent-ils pénétrer dans ce monde inconnu du sommeil, terre que ses horizons incertains séparent à peine du royaume mystérieux de la suprême justice?

Legree rêvait.

Au milieu de ce lourd sommeil tourmenté, une femme voilée se dressa bientôt à ses côtés, et posa sur lui une main douce, mais froide. Il crut la reconnaître, quoiqu'elle fût voilée.... et il frémit.... Il crut encore sentir la longue boucle de cheveux autour de ses doigts.... puis elle passait autour de son cou, elle s'y nouait, et elle le serrait, le serrait, jusqu'à ce qu'il ne lui fût plus possible de respirer.... Et il crut entendre des voix qui murmuraient.... et ce qu'elles murmuraient le glaçait d'horreur.... Il lui semblait encore qu'il marchait au bord d'un abîme, se retenant et luttant dans les angoisses de la peur.... Puis des mains noires s'emparaient de lui, le suspendaient au-dessus de l'abîme et le précipitaient. Alors survenait Cassy, qui riait et le poussait encore.... Et la figure solennelle et voilée se leva, elle tira son voile: c'était sa mère!... Elle se détourna de lui, et il tomba, tomba, tomba, tomba, au milieu d'un bruit confus de sanglots, de soupirs, de cris et de rires de démons....

Legree s'éveilla.

Calmes et roses, les lueurs de l'aurore glissèrent dans le salon. L'étoile du matin, l'étoile solennelle entr'ouvrit son œil béni, et, du haut de son ciel brillant, regarda l'homme du péché. Oh! quelle solennité, quelle beauté, quelle fraîcheur entoure la naissance de chaque jour, comme pour dire à l'homme insensé: «Regarde! c'est une chance de plus qui t'est donnée.... Combats pour la gloire immortelle!» Ah! il n'y a plus ni langage ni discours possible, là où cette voix n'est plus entendue.... L'homme audacieux et pervers ne l'entendit pas.... Il se réveilla avec un juron et une malédiction.... Qu'étaient-ce donc pour lui, cette pourpre et cet or, miracles renaissants, merveille de chaque matin? Qu'était-ce donc pour lui, la sainte pureté de cette étoile, que le Fils de Dieu a choisie pour emblème?... Véritable brute, il voyait sans voir.... Il fit quelques pas, se versa un verre d'eau-de-vie et en avala la moitié.

«J'ai eu une affreuse nuit! dit-il à Cassy, qui entrait par la porte en face de lui.

—Oh, oh! vous en aurez bien d'autres pareilles, dit-elle sèchement.

—Que voulez-vous dire, coquine?

—Vous verrez un de ces jours.... Maintenant, Simon, faut que je vous donne un bon avis.

—Au diable!

—Mon avis, dit-elle en rangeant dans la pièce, est que vous laissiez Tom tranquille....

—Qu'est-ce que ça vous fait?

—Dame! ça ne me regarde pas.... Si vous payez un homme douze cents dollars, et que vous le mettiez hors d'état au milieu de la saison, dans un moment de dépit, ça ne me regarde pas! J'ai fait ce que j'ai pu pour lui!

—Voyons! pourquoi vous mêlez-vous de mes affaires?

—Au fait, c'est vrai; pourquoi? Je vous ai sauvé quelques milliers de dollars en prenant soin de vos esclaves.... Voilà comme on me remercie! Si votre récolte est inférieure à celle des autres, vous perdrez votre pari, voilà tout.... Tom Kiris l'emportera sur vous et vous payerez comme une femme.... voilà tout!... Il me semble que je vous y vois!»

Legree, comme beaucoup d'autres planteurs, n'avait qu'une ambition.... c'était d'obtenir la plus abondante récolte de la saison.... Il avait en ce moment plusieurs paris engagés à la ville voisine. Cassy, avec le tact d'une main féminine, avait touché la seule corde qui pût vibrer.

«Eh bien! soit.... On va en rester là.... mais il va me demander pardon et promettre de se mieux conduire....

—Il ne le fera pas!

—Ah! il ne le fera pas?

—Non!

—Et pourquoi cela, madame? demanda Legree avec un sourire méprisant.

—Parce qu'il a raison, qu'il le sait, et qu'il ne voudra pas dire qu'il a tort.

—Eh! qu'il pense ce qu'il voudra, le chien! mais je veux qu'il dise comme il me plaît.... ou....

—Ou vous perdrez votre récolte pour l'avoir éloigné des champs au moment où le travail est le plus pressé!

—Mais il cédera, vous dis-je.... Est-ce que je ne sais pas ce que c'est qu'un nègre?... ce matin il va ramper comme un chien!

—Non, Simon! vous ne connaissez pas les gens de cette espèce-là.... vous pouvez le tuer en détail.... vous ne lui arracherez pas le premier mot d'un aveu.

—C'est ce que nous verrons.... Où est-il? fit Legree en sortant.

—Dans la grande salle du magasin.»

Legree, bien qu'il parlât résolument à Cassy, n'en éprouvait pas moins une certaine émotion intérieure; il était fort irrésolu en sortant du salon. Les rêves de la nuit et les conseils de prudence que lui donnait Cassy ébranlaient fortement son âme. Il voulut que personne n'assistât à son entrevue avec Tom. Il voulait, s'il ne parvenait pas à le réduire par des menaces, différer du moins sa vengeance et choisir son temps.

La lueur solennelle de l'aube, les angéliques rayons de l'étoile du matin avaient pénétré dans l'humble asile de l'esclave, et, avec ses doux rayons, dans leur calme majestueux, descendaient sur lui ces paroles: «Je suis le rejeton de David, la brillante étoile du matin.» Les avertissements et les conseils de Cassy n'avaient pas abattu son âme; au contraire, elle s'était relevée comme à un appel qui lui venait d'en haut.... Il se disait que peut-être c'était son dernier jour qui se levait maintenant dans le ciel; et son cœur battait d'une émotion suprême.... pleine de désirs.... Il pensait que peut-être ce tout mystérieux, qu'il avait si souvent rêvé, ce grand trône éclatant de blancheur, entouré de ses arcs-en-ciel lumineux, cette multitude vêtue de robes blanches, dont la voix est douce comme le murmure des eaux, les couronnes, les palmes, les harpes d'or, tout allait enfin apparaître à ses yeux avant la fin du jour. Aussi, sans frissonner, sans trembler, il entendit le pas et la voix de son bourreau.

«Eh bien! garçon, dit Legree, en le touchant dédaigneusement du pied, comment vous trouvez-vous?... Ne vous avais-je pas bien dit que je vous apprendrais une chose ou deux?... Comment trouvez-vous cela.... hein? La leçon vous convient-elle? Êtes-vous aussi crâne qu'hier soir? Êtes-vous disposé à régaler le pauvre pécheur d'un bout de sermon.... hein?»

Tom ne répondit rien.

«Allons! levez-vous, animal,» dit Simon en lui donnant un second coup de pied.

Se lever, c'était là une opération assez difficile pour un homme moulu et brisé. Tom s'efforça vainement de se lever.... Legree fit entendre un rire brutal.

«Tiens! vous n'êtes pas vif, ce matin, Tom; vous avez pris froid hier soir, peut-être?»

Tom cependant s'était levé, et il s'était mis en face de son maître, le front calme et serein.

«Eh! que diable! vous voilà debout! Allons! je vois bien que vous n'en avez pas eu assez.... Voyons, Tom, à genoux maintenant, et demandez-moi pardon pour vos réponses d'hier soir.»

Tom ne fit pas un mouvement.

«Par terre, chien! fit Legree en lui donnant un coup de fouet.

—Monsieur Legree, dit Tom, je ne puis pas faire cela! J'ai fait ce que j'ai cru juste; j'agirai toujours ainsi à l'avenir. Je ne ferai jamais rien de mal.... advienne que pourra!

—Ah! vous ne savez pas ce qui adviendra, maître Tom!... Vous croyez que c'est quelque chose, ce que l'on vous a fait. Ce n'est rien! rien du tout.... Aimeriez-vous à être attaché à un arbre et à voir allumer un petit feu autour de vous? Ne serait-ce pas agréable, Tom.... hein?

—Maître, je sais que vous pouvez faire de terribles choses; mais....»

Il se redressa et joignit les mains.

«Mais, quand vous aurez tué le corps, vous ne pourrez plus rien; et, après cela, il y aura l'Éternité

Éternité! ce seul mot remplit de force et de lumière l'âme du pauvre esclave,... et le pécheur se sentit au cœur comme une morsure de scorpion.... Legree grinça des dents, mais sa rage même le fit taire; et Tom, comme un homme délivré de toute contrainte, parla d'une voix claire et joyeuse.

«Monsieur Legree, vous m'avez acheté, je vous serai un bon et fidèle esclave; je vous donnerai tout le travail de mes mains, tout mon temps, toute ma force.... Mais mon âme! je ne veux pas la donner à un homme mortel.... je la garde pour Dieu: ses commandements, à lui, je les mets avant tout, avant la vie, avant la mort.... Vous pouvez en être sûr, monsieur Legree, je n'ai pas le moins du monde peur de la mort.... je l'attends.... dès qu'on voudra! Vous pouvez me fouetter.... me faire mourir de faim.... me brûler.... ce sera m'envoyer plus tôt où je dois aller!

—Vous céderez auparavant, dit Legree furieux.

—Vous ne réussirez pas, dit Tom, j'aurai du secours.

—Qui diable viendra vous secourir?

—Le Seigneur tout-puissant.

—Damnation!»

Et d'un seul coup de poing Legree renversa Tom.

Une petite main douce, mais glacée, se posa sur son épaule.... il se retourna.... c'était la main de Cassy.... Ce seul contact, doux et froid, lui rappela ses rêves de la nuit, et toutes les sentences effrayantes murmurées dans les songes traversèrent son cerveau ébranlé, ramenant avec eux leur lugubre cortége d'horreurs.

«Encore des bêtises! dit Cassy en français, laissez-le! Laissez-moi faire; je vais le remettre en état de retourner aux champs. Qu'est-ce que je vous disais?»

On prétend que l'alligator et le rhinocéros, bien qu'enfermés dans une cuirasse à l'épreuve de la balle, ont cependant un point vulnérable: le point vulnérable de ces scélérats réprouvés de Dieu et des hommes, c'est ordinairement la crainte superstitieuse.

Legree se détourna de Tom, bien résolu d'attendre.

«Soit! à votre guise, fit-il à Cassy d'un ton bourru. Et vous, prenez garde, dit-il à Tom; je vous laisse en repos maintenant, parce que la besogne presse et que j'ai besoin de tout mon monde: mais je n'oublie jamais.... j'inscris cela à votre compte, et je me payerai sur votre vieille peau noire! Souvenez-vous-en!»

Et Legree sortit.

«Allez! vous aurez aussi votre compte à régler, vous!» Et Cassy lui jeta un regard noir.... Puis revenant à Tom:

«Eh bien! comment êtes-vous, mon pauvre garçon?

—Dieu m'a envoyé un de ses anges, et il a fermé la bouche du lion, répondit Tom.

—Pour un temps, dit Cassy, mais il vous en veut; sa colère va vous suivre, jour par jour, s'élançant comme un chien à votre gorge, buvant votre sang, épuisant votre vie goutte à goutte.... Je connais l'homme.


CHAPITRE XXXVII.

Liberté.

Peu importe avec quelle solennité on l'ait dévoué sur l'autel de l'esclavage, du moment où il touche le sol sacré de l'Angleterre, l'autel et le Dieu tombent dans la poussière, et l'esclave est racheté, régénéré, sauvé par l'invincible génie de la liberté.

Curran.

Laissons, pour quelque temps du moins, le pauvre Tom aux mains de ses persécuteurs, et voyons ce que deviennent Georges et sa femme, que nous avons abandonnés au milieu de leur fuite.

Quand nous avons quitté Tom Loker, il soupirait et s'agitait sur la couche immaculée d'un quaker, entouré des soins maternels de la vieille Dorcas, qui le trouvait aussi patient et aussi traitable qu'un buffle malade.

Imaginez-vous une grande femme, aimable, digne et réservée. Un bonnet de mousseline cache à moitié ses cheveux blancs et bouclés, partagés sur un front large et lumineux; ses yeux sont gris, pleins de pensées. Un mouchoir de crêpe lisse, blanc comme la neige, se croise chastement sur sa poitrine. Sa robe de soie, brune et brillante, fait entendre son frôlement pacifique chaque fois qu'elle traverse la chambre.

Telle est la mère Dorcas.

«Au diable! s'écria Tom Loker en donnant un grand coup de poing sur ses couvertures.

—Thomas, je dois te prier de ne pas employer de telles expressions, dit Dorcas en rangeant tranquillement les couvertures.

—Eh bien! vieille, je ne vais plus recommencer.... si je puis m'en empêcher; mais il fait si chaud que c'est bien capable de me faire jurer!»

Dorcas enlève un couvre-pied, redresse la couverture et la dispose d'une telle façon que Tom a l'air d'une chrysalide. Et tout en se livrant à ces petits soins:

«Je voudrais bien, ami, que tu cessasses un peu de jurer et de maugréer comme tu fais.... veille donc un peu sur ta conduite....

—Ah! ah! ma conduite, c'est bien la dernière chose dont je m'occupe.... tonnerre!»

Et Tom Loker fit un soubresaut, bouleversant les couvertures et mettant le lit dans un désordre effroyable.

«Cet homme et cette femme sont ici? demanda-t-il tout à coup, après un moment de silence.

—Oui, répondit Dorcas.

—Ils feraient mieux de passer le lac, et le plus tôt possible.

—C'est sans doute ce qu'ils vont faire, dit à part la tante Dorcas, en continuant à tricoter paisiblement....

—Eh bien! dit Loker, nous avons dans le Sandusky des correspondants qui surveillent les bateaux pour nous.... Qu'est-ce que ça me fait de le dire à présent? J'espère bien qu'ils se sauveront.... ne fût-ce que pour faire pester Marks, le s.... lâche!

—Eh bien, Thomas!

—Eh bien! la vieille, quand les bouteilles sont trop bouchées, elles éclatent.... Mais, à propos de la femme, dites-lui de changer de toilette.... son signalement est donné dans le Sandusky.

—Nous y veillerons,» reprit Dorcas avec son flegme habituel.

Tom Loker, que nous ne devons plus revoir, resta trois semaines malade chez les quakers. Il eut une fièvre rhumatismale qui s'ajouta à toutes ses autres incommodités. Il quitta le lit un peu plus triste, mais un peu plus sage. Au lieu de se livrer à la chasse des esclaves, il s'établit dans une contrée de défrichements, et il appliqua ses talents avec plus de bonheur à la chasse des ours, des loups et des autres habitants des forêts. Il s'acquit par ses exploits une certaine renommée. Il parla toujours des quakers avec respect: «De braves gens, disait-il, de braves gens; ils ont voulu me convertir; ils n'ont pas réussi tout à fait. Mais dites-vous bien, étranger, qu'ils s'entendent à soigner un malade.... Oh! très-bien, et personne ne fait mieux qu'eux la pâtisserie et un tas de petits bric-à-brac!»

Nos fugitifs savaient qu'on allait les épier dans le Sandusky; ils se divisèrent. Jim et sa vieille mère se détachèrent en avant-garde. Une ou deux nuits après, Georges, Élisa et l'enfant furent conduits à leur tour dans le Sandusky, et trouvèrent asile sous un toit hospitalier, avant de s'embarquer sur le lac.

La nuit achevait son cours; l'étoile du matin qui devait éclairer leur liberté se levait toute radieuse devant eux. Liberté! mot magique, qui donc es-tu? N'es-tu qu'un mot, une fleur de rhétorique? Pourquoi donc, hommes et femmes de l'Amérique, à ce seul mot le sang de vos cœurs coule-t-il plus vite?

Ah! pour ce mot, vos pères ont versé leur sang, et, plus courageuses encore, vos mères envoyaient à la mort les meilleurs et les plus nobles d'entre leurs fils!

Y a-t-il dans ce mot quelque chose qui le rende plus glorieux et plus cher à une nation qu'à un homme? La liberté serait-elle donc autre chose pour un peuple que pour les hommes qui le composent? Qu'est-ce que la liberté pour Georges que voici, les bras croisés sur sa large poitrine, la teinte du sang africain sur ses joues, et tous les feux de l'Afrique dans ses yeux noirs?... Oui, qu'est-ce que la liberté pour Georges Harris? Pour vos pères, la liberté, c'était le droit qu'a toute nation d'être une nation; pour lui c'est le droit qu'a tout homme d'être un homme, et non une brute! Le droit d'appeler la femme de son cœur sa femme, de la protéger contre toute violence illégale, le droit de protéger et d'élever ses enfants, le droit d'avoir à lui sa maison, sa religion, ses principes, sans dépendre de la volonté d'un autre.

Telles étaient les pensées qui s'agitaient et qui fermentaient dans la poitrine de Georges, et il appuyait sa tête rêveuse dans sa main, tout en regardant sa femme, qui s'efforçait d'accommoder des habits d'homme à sa taille élégante et fine. On avait cru que sous ce déguisement il lui serait plus facile d'échapper.

«A leur tour, maintenant, dit-elle, debout devant son miroir et déroulant ses cheveux noirs, longs, soyeux, abondants.... C'est dommage, ajouta-t-elle en en prenant quelques-uns; c'est dommage, n'est-ce pas, de les voir tous tomber?»

Georges eut un sourire amer, mais il ne répondit pas.

Élisa se retourna vers la glace, les ciseaux brillèrent, et, une à une, tombèrent les longues boucles opulentes.

«L'affaire est faite, dit-elle en prenant une brosse; encore quelques coups.... Eh bien! ne suis-je pas un gentil petit garçon? dit-elle, souriante et rougissante, en se tournant vers son mari.

—Vous serez toujours charmante, de toute façon, dit Georges.

—Qui vous rend donc si triste? dit Élisa en fléchissant un genou et en mettant sa main sur les mains de son mari. On dit que nous ne sommes plus qu'à vingt-quatre heures du Canada. Un jour et une nuit sur le lac.... et alors! et alors!

—Eh bien, c'est cela! dit Georges en l'attirant vers lui, c'est cela même! Voilà que mon sort se décide. Être si près de la liberté, la voir presque, puis tout perdre! Oh! je n'y survivrais pas.

—Ne craignez rien, disait la femme, toute pleine d'espérances. Le bon Dieu n'aurait pas permis que nous vinssions si loin, s'il n'avait pas voulu nous sauver. Je sens qu'il est avec nous, Georges!

—Élisa, vous êtes une femme bénie, dit-il en la serrant contre lui par une étreinte convulsive.... Mais, dites-moi, est-ce que vraiment cette grande miséricorde nous sera faite? Est-ce que ces années, ces longues années de misère finiront? Serons-nous libres?

—J'en suis sûre, Georges, dit Élisa en levant les yeux au ciel, tandis que des larmes d'espérance et d'enthousiasme brillaient au bord de ses longs cils noirs. Oui, je sens en moi qu'aujourd'hui même Dieu va nous tirer de l'esclavage.

—Je veux vous croire, Élisa, dit Georges en se levant d'un bond, oui, je veux vous croire.... Partons.... Oui, dit-il en la tenant à distance, à la longueur du bras, oui, vous êtes un charmant petit garçon; cette masse de petites boucles courtes vous va vraiment à ravir. Voyons! votre casquette.... bien.... un peu plus sur le côté. Vous ne m'avez jamais paru si charmante. Mais voici l'heure de la voiture.... Je me demande si Mme Smyth s'est occupée du costume d'Henri.»

La porte s'ouvrit; une respectable dame, entre deux âges, entra conduisant Henri déguisé en petite fille.

«Quelle délicieuse fille! dit Élisa en tournant autour de lui. Nous l'appellerons Henriette. Est-ce que ce nom-là ne fait pas très-bien?»

L'enfant était muet et intimidé. Il regardait sa mère sous son nouveau costume. De temps en temps il poussait un gros soupir; il la regardait à travers ses longues boucles.

«Henri reconnaît-il maman?» dit-elle en lui tendant les bras.

L'enfant s'attacha timidement aux vêtements de la femme qui l'avait amené.

«Voyons, Élisa, pourquoi vouloir le caresser, quand vous savez qu'il ne doit point rester à côté de nous?

—Mon Dieu, c'est une folie, dit Élisa, et pourtant je ne puis supporter l'idée de le voir près d'une autre; mais venons! Où est mon manteau? Ah! dites-moi, Georges, comment les hommes portent-ils leurs manteaux?

—Comme cela, dit Georges en jetant le manteau sur ses épaules.

—Comme cela, dit Élisa en imitant le mouvement.... et je dois frapper du pied, faire de grands pas et avoir l'air tapageur....

—Non.... c'est inutile, ce dernier point; on rencontre encore de temps en temps un jeune homme modeste, et je crois que ce rôle-là vous sera plus facile à jouer....

—Et ces gants! miséricorde!... mes mains s'y perdent.

—Je vous conseille pourtant de les garder. Ces petites pattes fines suffiraient pour nous trahir tous.... Madame Smyth, vous nous êtes confiée.... vous êtes notre cousine, vous savez!

—J'ai entendu dire, fit Mme Smyth, qu'il y a là-bas des hommes qui ont signalé à tous les capitaines un homme, une femme et un petit garçon.

—En vérité! dit Georges; eh bien! je leur en donnerai des nouvelles.... si je les rencontre.»

Une voiture s'arrêta à la porte, et l'aimable famille qui avait reçu les fugitifs se groupa autour d'eux, pour leur adresser les doux souhaits du départ.

Les déguisements avaient été pris d'après le conseil de Loker. Mme Smyth, respectable femme du Canada, y retournait à cette époque; elle avait consenti à passer pour la tante du petit Henri; elle seule en avait pris soin, pendant ces deux derniers jours; un extra de gâteaux, de galettes et de sucre candi avait cimenté une alliance intime entre elle et ce jeune monsieur.

La voiture s'arrêta sur le quai. Les deux jeunes hommes franchirent la planche. Élisa donnait galamment le bras à Mme Smyth. Georges surveillait les bagages.

Pendant que Georges était dans la cabine du capitaine, réglant le passage de sa compagnie, il entendit la conversation de deux hommes qui se tenaient tout près de lui.

«J'ai fait attention à tous ceux qui sont montés à bord, disait l'un, je suis sûr qu'ils n'y sont pas.»

Celui qui parlait ainsi était le comptable du bord; celui auquel il s'adressait était notre ami Marks, qui, avec sa persévérance habituelle, était venu jusque dans le Sandusky pour chercher sa proie.

«C'est à peine, disait-il, si on peut distinguer la femme d'avec une blanche; l'homme est légèrement bistré, il a une marque de feu sur la main.»

La main que Georges avançait pour prendre ses billets et recevoir sa monnaie trembla bien un peu; mais il se retourna lentement et jeta un regard calme et indifférent sur l'homme qui venait de parler, puis il alla retrouver Élisa, qui l'attendait à l'autre bout du bateau.

Mme Smyth et le petit Henri s'étaient retirés dans le cabinet des dames, où la beauté brune de l'enfant lui attira les caresses et les compliments des voyageuses.

La cloche sonna le départ. Georges eut la satisfaction de voir Marks quitter le bateau et regagner la terre. Il poussa un soupir de soulagement quand les premiers tours de roue eurent mis entre eux une distance désormais infranchissable.

C'était une magnifique journée. Les vagues azurées du lac Érié bondissaient, lumineuses, étincelantes, sous les rayons d'or. Une fraîche brise soufflait du rivage, et le noble vaisseau traçait fièrement son sillon à travers les flots.

Oh! quel monde mystérieux le cœur de l'homme renferme dans ses profondeurs!... Qui donc, en voyant Georges se promener tranquillement avec son timide compagnon sur le pont du vaisseau, qui donc eût deviné les pensées brûlantes qui dévoraient son sein? Ce bonheur dont il approchait lui semblait trop doux et trop beau pour devenir jamais une réalité. Il éprouvait comme une inquiétude jalouse; il craignait à chaque instant de se voir arracher sa dernière espérance.

Mais le vaisseau marchait toujours, les heures s'écoulaient, et enfin, visible et rapproché, s'éleva le rivage anglais.... rivage qu'enchante une syllabe magique, et dont le seul contact fait évanouir toute la conjuration de l'esclavage, en quelque langue qu'on ait prononcé ses paroles fatales, quel que soit le pouvoir qui ait voulu la protéger....

On approchait de la petite ville d'Amherstberg, dans le Canada. Georges prit le bras de sa femme.... sa respiration devint courte et embarrassée.... un brouillard passa devant ses yeux; il pressa silencieusement la petite main qui tremblait sur son bras; la cloche sonna, le bateau s'arrêta.... Georges ne savait plus trop ce qu'il faisait.... il rassembla ses bagages, il réunit son monde, on le débarqua; ils attendirent que tout le monde fût parti, et alors le mari et la femme, tenant dans leurs bras leur enfant étonné, s'agenouillèrent sur le rivage et élevèrent leur cœur jusqu'à Dieu.

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