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La case de l'oncle Tom; ou, vie des nègres en Amérique

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Une jeune étoile qui brillait sur la vie, trop douce image pour un tel miroir! Un être charmant à peine formé; un bouton de rose qui n'a pas encore déplié ses feuilles.

Le Mississipi! Quelle baguette magique l'a ainsi changé, depuis que Chateaubriand, dans sa prose poétique, le décrivait comme le fleuve des solitudes vierges, des déserts immenses, roulant parmi ces merveilles de la nature, que l'on n'avait même pas rêvées?

Il semble qu'en une heure ce fleuve de la poésie et de l'imagination a été transporté dans les royaumes d'une réalité non moins splendide. Quel autre fleuve pareil dans ce monde porte ainsi jusqu'à l'Océan les richesses et l'audace d'une autre nation pareille? Terre dont les produits embrassent le monde, touchant les deux tropiques et les deux pôles! Oui, ses flots mugissants, tourbillonnants, écumeux, troublés, arrachant leurs rives, sont bien l'image de cette marée turbulente d'affaires qui se répand sur ses vagues avec la race la plus énergique et la plus violente que le monde ait jamais vue. Ah! pourquoi faut-il que le sein du Messachebé porte aussi ce poids terrible, les larmes des opprimés.... les soupirs des malheureux.... et les peines amères des cœurs pauvres, cœurs ignorants qui s'adressent à un Dieu inconnu.... inconnu, invisible, silencieux; mais qui, pourtant, sortira un jour de son repos pour sauver tous les pauvres de la terre!

Les derniers rayons du soleil couchant tremblent sur la vaste étendue de ce fleuve, large comme une mer. Les cannes frémissantes, les grands cyprès noirs auxquels la mousse sombre suspend ses guirlandes de deuil, étincellent dans la lumière dorée.

Le steamer, pesamment chargé, continue sa marche.

Les balles de coton s'entassent en piles sur ses flancs, sur le pont, partout! On dirait une gigantesque masse grise. Il nous faut un examen attentif pour découvrir notre humble ami Tom. Nous l'apercevons enfin à l'avant du navire, blotti entre les balles de coton.

Les recommandations de M. Shelby ont produit leur effet; Haley, d'ailleurs, a pu juger lui-même de la douceur et de la tranquillité de ce caractère inoffensif; Tom a déjà sa confiance: la confiance d'un homme comme Haley!

D'abord il l'avait étroitement surveillé pendant le jour, il n'avait laissé passer aucune nuit sans l'enchaîner.... et puis, peu à peu, le calme, la résignation de Tom, l'avaient gagné: il se relâchait de sa surveillance, se contentait d'une sorte de parole d'honneur, et lui permettait d'aller et de venir à sa guise sur le bateau.

Toujours bon et obligeant, toujours prêt à rendre service aux travailleurs dans toute occasion, il avait conquis l'estime de tous en les aidant avec le même zèle et le même cœur que s'il eût travaillé dans une ferme du Kentucky.

Quand il voyait qu'il n'y avait plus rien à faire pour lui, il se retirait entre les balles de coton, dans quelque recoin de l'avant, et se mettait à étudier la Bible.

C'est dans cette occupation que nous le surprenons maintenant.

A cent et quelques milles avant la Nouvelle-Orléans, le niveau du fleuve est plus élevé que la contrée qu'il traverse, il roule sa masse énorme entre de puissantes digues de vingt pieds; du haut du pont, comme du sommet de quelque tour flottante, le voyageur découvre tout le pays jusqu'à des distances presque infinies. Tom, en voyant se dérouler ainsi les plantations l'une après l'autre, avait pour ainsi dire sous les yeux la carte de l'existence qu'il allait mener.

Il voyait dans le lointain les esclaves au travail, il voyait leurs villages de huttes, rangées en longues files, loin des superbes maisons et du parc du maître; et à mesure que se déroulait ce tableau vivant, son cœur retournait à la vieille ferme du Kentucky, cachée sous le feuillage des vieux hêtres! Il revenait à la maison de Shelby, aux appartements vastes et frais, et à sa petite case à lui, toute festonnée de multiflores, toute parée de bignonies.... Il croyait reconnaître le visage familier de son camarade, élevé avec lui depuis l'enfance; il voyait sa femme occupée des apprêts du souper, il entendait le rire joyeux de ses enfants et le gazouillement du baby sur ses genoux.... puis tout s'évanouit.... Il ne vit plus que les cannes à sucre et les cyprès des plantations étincelantes; il n'entendit plus que le craquement et le mugissement de la machine, qui ne lui disait, hélas! que trop clairement, que toute cette phase de sa vie était disparue pour toujours.

Dans de pareilles circonstances, nous avons, nous, la lettre, cette joie amère! nous écrivons à notre femme; nous envoyons des messagers à nos enfants. Mais Tom ne pouvait pas écrire: pour lui la poste n'existait pas. Pas un seul ami, pas un signal qui pût jeter un pont sur l'abîme de la séparation!

Est-il étrange alors que quelques larmes tombent sur les pages de sa Bible, posée sur une balle de coton, pendant que d'un doigt patient il s'avance lentement d'un mot à l'autre mot, découvrant l'une après l'autre les promesses de Dieu et nos espérances?

Comme tous ceux qui ont appris tard, Tom lisait lentement. Par bonheur pour lui, le livre qu'il tenait était un de ceux qu'on peut lire lentement sans lui faire tort; un livre dont les mots, comme des lingots d'or, ont besoin d'être pesés séparément, pour que l'esprit puisse en saisir l'inappréciable valeur!

Écoutons-le donc! voyons comme il lit, s'arrêtant sur chaque mot et le prononçant tout haut:

«Que—votre—cœur—ne—se—trouble—point.—Dans—la—maison—de—mon—père—il—y—a—plusieurs—demeures.—Je—vais—préparer—une—place—pour—vous.»

Cicéron, quand il ensevelit sa fille unique et adorée, eut autant de chagrin que Tom, pas plus! l'un comme l'autre ne sont que des hommes! Mais Cicéron ne put méditer d'aussi sublimes paroles d'espérance, il ne put tourner ses regards vers la future réunion; et, s'il eût eu une de ces paroles sous les yeux, il n'y aurait pas cru, il se serait mis en tête mille scrupules sur l'authenticité du manuscrit ou la fidélité de la traduction. Mais pour Tom, il y avait là tout ce qu'il lui fallait, une vérité si évidente et si divine, que la possibilité d'un doute n'entrait même pas dans son cerveau!

Il faut que cela soit vrai; car, si cela n'était pas vrai, comment pourrait-il vivre?

La Bible de Tom n'avait point d'annotations à la marge ni de commentaires dus à de savants glossateurs. Cependant elle était enrichie de certaines marques et de points de repère de l'invention de Tom, qui lui servaient beaucoup plus que de savantes expositions.

Il avait l'habitude de se faire lire la Bible par les enfants de son maître, et surtout par le jeune Georges; et, pendant qu'on lisait, lui, avec une plume et de l'encre, faisait de grands et très-visibles signes sur la page, aux endroits qui avaient charmé son oreille ou touché son cœur.

Sa Bible était ainsi annotée d'un bout à l'autre avec une incroyable variété et une inépuisable richesse de typographie.

En un moment, et sans se donner la peine d'épeler le mot à mot, il trouvait le passage favori. Aussi cette Bible, toute pleine de son existence passée, cette Bible qui lui rappelait la scène du foyer et de la famille, cette Bible était pour lui le dernier souvenir de cette vie, et le gage et l'espérance de l'autre!

Il y avait parmi les passagers un jeune gentleman, noble et riche, résidant à la Nouvelle-Orléans: il portait le nom de Saint-Clare.

Il avait avec lui sa fille, de cinq à six ans, sous la surveillance d'une femme qui semblait être de ses parentes.

Tom avait souvent remarqué cette petite fille: c'était un de ces enfants remuants et vifs, qu'il est aussi impossible de fixer en place qu'un rayon de soleil ou une brise d'été.

Quand on l'avait vue, on ne pouvait plus l'oublier.

C'était l'idéal de la beauté enfantine, sans les joues bouffies et la rondeur trop pleine qui la déparent souvent. On suivait en elle comme une ligne onduleuse; c'était je ne sais quelle grâce aérienne; elle faisait rêver aux êtres allégoriques et aux créations brillantes de la mythologie. Son visage était moins remarquable par la beauté parfaite des traits que par une expression de rêverie singulière et profonde. Ceux qui cherchaient l'idéal étaient frappés en la voyant; les autres, le vulgaire grossier, se sentaient émus, sans trop savoir pourquoi. La forme de sa tête, l'élégance de son cou, son buste, avaient un caractère de noblesse singulière; ses longs cheveux d'un brun doré, qui flottaient autour d'elle comme un nuage; son œil d'un bleu sombre, profond, intelligent, réfléchi, ombragé d'un épais rideau de cils bruns, tout semblait la distinguer des autres enfants, et attirer et fixer les regards, quand elle se glissait entre les passagers, insaisissable et légère.

Gardez-vous de croire cependant que ce fût un enfant grave et morose.

Loin de là: un air d'innocence heureuse semblait flotter sur son visage, comme l'ombre d'un feuillage d'été. Elle était toujours en mouvement; le sourire voltigeait sur sa bouche rose; elle chantait, courait et dansait. Son père, et la femme qui devait la garder, étaient toujours à sa poursuite; mais, quand ils croyaient l'avoir prise, elle échappait de leurs mains comme un nuage printanier. Et comme jamais, quoi qu'elle voulût faire, un mot de reproche ou de gronderie n'avait frappé ses oreilles, elle continuait sa course sur le bateau. Toujours vêtue de blanc, elle passait comme un fantôme sans se poser nulle part, sans s'arrêter jamais; il n'y avait pas un coin qu'elle ne connût, un recoin qu'elle n'eût fouillé, soit en haut, soit en bas. Ses pieds légers la portaient partout, vision à la tête blonde et dorée, aux yeux profonds et bleus.

Parfois le mécanicien, relevant ses regards de son travail, apercevait ses grands yeux qui plongeaient dans les tumultueuses profondeurs de la fournaise: elle semblait pleine de crainte et de pitié pour lui, comme si elle l'eût vu dans quelque affreux danger. Tantôt c'était le timonier qui s'arrêtait, la roue à la main, et souriant, parce qu'il avait vu ce doux visage, beau comme la peinture, paraître et disparaître à la fenêtre de sa cabine. Mille fois de grosses voix rudes l'avaient bénie, et des visages sévères s'étaient amollis à son approche en des douceurs infinies; quand elle s'avançait audacieusement jusqu'aux endroits dangereux, les mains calleuses et noircies se tendaient involontairement comme pour la sauver.

Tom, qui avait toute l'impressionnabilité de sa race, toujours attiré vers la simplicité et l'enfance, suivait des yeux cette petite créature avec un intérêt qui croissait de jour en jour. Il voyait en elle quelque chose de divin; chaque fois qu'il apercevait cette tête blonde et ces yeux bleus entre deux balles de coton ou sur un monceau de colis, il lui semblait voir quelqu'un de ces anges dont parlait sa Bible.

Souvent elle passait triste et pensive à côté du troupeau d'hommes et de femmes enchaînés. Elle glissait au milieu d'eux et les regardait d'un air triste et compatissant; parfois de ses petites mains elle essayait de soulever leurs fers. Puis elle soupirait et s'enfuyait. Mais elle revenait bientôt les mains pleines de sucreries, de noix et d'oranges qu'elle leur distribuait joyeusement; puis elle s'en retournait bien vite.

Tom la regarda bien des fois avant de se hasarder à entamer avec elle les premières ouvertures. Mais il savait la manière d'apprivoiser et de captiver les enfants. Il se permit d'y mettre de l'habileté. Il savait faire de petits paniers avec des noyaux de cerises, tailler des figures grotesques dans la noix du cocotier; Pan lui-même ne l'eût pas égalé dans la fabrication des sifflets de toute nature et de toute dimension. Ses poches étaient pleines d'articles séducteurs, qu'il avait jadis façonnés pour les enfants de son maître, et dont il se servait maintenant avec choix et discernement pour se créer de nouvelles relations.

La petite se tenait sur la réserve; il était difficile de captiver son esprit mobile. Tout d'abord elle venait se percher sur quelque boîte, comme un oiseau des Canaries, dans le voisinage de Tom; elle acceptait timidement les petits objets que Tom lui présentait: enfin, on en arriva à la confiance presque intime.

«Comment s'appelle la petite demoiselle? fit Tom, quand il crut le moment favorable pour pousser sa pointe.

—Évangéline Saint-Clare, dit la petite. Mais papa, et tout le monde m'appelle Éva. Et vous, comment vous nommez-vous?

—Mon nom est Tom; mais les petits enfants avaient l'habitude de m'appeler l'oncle Tom, là-bas dans le Kentucky.

—Alors je vais vous appeler l'oncle Tom, dit Éva, parce que, voyez-vous, je vous aime bien. Ainsi, oncle Tom, où allez-vous?

—Je ne sais pas, miss Éva.

—Comment! vous ne savez pas?

—Non. On va me vendre à quelqu'un, mais je ne sais pas à qui.

—Papa pourrait bien vous acheter, dit Éva vivement, et, s'il vous achète, vous serez bien heureux. Je vais le lui demander aujourd'hui même.

—Merci, ma petite demoiselle.»

Le bateau s'arrêta pour prendre du bois à une petite station. Éva, entendant la voix de son père, s'élança vers lui. Tom se leva et alla offrir ses services aux travailleurs.

Éva et son père se tenaient près du parapet pour voir repartir le bateau. La roue fit deux ou trois évolutions: la pauvre enfant perdit l'équilibre et tomba par-dessus le bord.... Le père tout troublé, voulut plonger après elle: il fut retenu par quelques personnes qui avaient vu qu'un secours plus efficace allait lui être offert.

Tom était tout près d'elle au moment de l'accident, il la vit tomber; il s'élança: bras puissant, large poitrine, ce n'était rien pour lui que de se tenir un instant à flot pour la saisir au moment où elle reparaîtrait à la surface.

Il la saisit en effet, et nageant avec elle le long du bateau, il la tendit à l'étreinte de cent mains qui se penchaient vers elle comme si elles eussent appartenu à un seul homme. Un moment après, son père la portait dans la cabine des dames, où, comme on pouvait bien s'y attendre, les femmes, rivalisant de zèle, employèrent tous les moyens possibles.... pour l'empêcher de revenir à elle.

Le lendemain, vers le soir d'une journée accablante, le steamer approchait de la Nouvelle-Orléans. A bord, c'était un bruit, un tumulte étrange. Chacun retrouvait ses effets, les rassemblait et se préparait à descendre. Le vaguemestre, les femmes de chambre, frottaient, fourbissaient, polissaient pour faire leur bateau bien beau et le préparer à une grande et noble entrée.

Notre ami Tom était toujours assis à l'avant, les bras croisés sur sa poitrine, inquiet, et de temps en temps tournant les yeux vers un groupe qui se tenait de l'autre côté du bateau.

Dans ce groupe était la belle Évangéline, un peu plus pâle que la veille, mais ne portant du reste aucune trace de l'accident. Un homme encore jeune, gracieux, élégant, se tenait à côté d'elle, le coude négligemment appuyé sur une balle de coton. Un large portefeuille était ouvert devant lui.

Il suffisait d'un premier regard pour voir que ce jeune homme était le père d'Évangéline.

C'était la même coupe de visage, les mêmes yeux grands et bleus, la même chevelure d'un brun doré; mais l'expression était complétement différente. L'œil clair, comme chez sa fille, également large et bleu, n'avait pourtant pas cette profondeur rêveuse et voilée. Tout cela était net, audacieux, brillant, mais c'était une lumière toute terrestre. La bouche aux fines ciselures avait de temps en temps une expression orgueilleuse et sarcastique. Un air de supériorité plein d'aisance donnait à ses mouvements une certaine fierté qui n'était pas sans grâce. Il écoutait négligemment, gaiement, avec une expression assez dédaigneuse, Haley qui lui détaillait avec une extrême volubilité toutes les qualités de l'article marchandé.

«En somme, dit-il quand Haley eut fini, toutes les qualités morales et chrétiennes reliées en maroquin noir; eh bien! mon brave, quel est le dommage, comme vous dites dans le Kentucky? Combien? Ne le surfaites pas trop, voyons!

—Eh bien! dit Haley, si j'en demandais treize cents dollars, je ne ferais que rentrer dans mon débours, en vérité.

—Pauvre homme! dit le jeune homme en fixant sur Haley son œil perçant et moqueur.... Cependant, vous me le laisseriez à ce prix-là pour me faire plaisir.

—Oui! la jeune demoiselle paraît y tenir.... et c'est du reste bien naturel.

—Oui, en effet; c'est là un appel fait à votre bienveillance, mon cher.... Et maintenant, comme charité chrétienne, et pour obliger une jeune demoiselle qui s'intéresse à lui tout particulièrement, quel bon marché pouvez-vous nous faire?

—Mais regardez donc, disait le marchand. Voyez ces membres, cette large poitrine.... Il est fort comme un cheval! Regardez sa tête! ce front élevé, qui indique un nègre intelligent.... Il fera tout ce qu'on voudra! j'ai remarqué ça. Un nègre de cette tournure et bâti comme lui vaut un bon prix, rien que pour son corps, et quand il serait stupide. Mais, si vous prenez garde à ses qualités intellectuelles, que je vous faisais observer tout à l'heure.... ça fait monter le prix.... il a un mérite extraordinaire pour les affaires.... il faisait marcher à lui seul la ferme de son maître.

—Tant pis! tant pis! il en sait beaucoup trop, dit le jeune homme, gardant toujours sur ses lèvres le même sourire moqueur; on n'en tirera aucun parti! Ces nègres intelligents décampent toujours, volent les chevaux et vous font des tours du diable.... Je crois que vous ferez bien de rabattre deux cents dollars pour sa trop grande intelligence.

—Ce serait peut-être juste, ça, dit Haley, sans son caractère; mais je puis montrer les recommandations de son maître et d'autres personnes, pour prouver qu'il est vraiment pieux, plein de religion, humble.... la meilleure créature du monde. Dans l'endroit d'où il vient, on l'appelait le prédicateur, quoi!

—Eh! mais je pourrai en faire un chapelain pour la famille, riposta le jeune homme assez sèchement. C'est une idée cela.... Il y a très-peu de religion parmi mes gens, à moi.

—Vous plaisantez!

—Comment savez-vous ces détails?... Voyons! le garantissez-vous comme prédicateur? A-t-il été examiné par un concile ou un synode? Montrez vos papiers!»

Si le marchand d'esclaves n'avait pas compris, à certains clignements d'yeux de son interlocuteur, que toute cette discussion allait finir, après un détour, par lui rapporter une bonne somme, il eût infailliblement perdu patience.

Il n'en fut rien. Il atteignit au contraire un sale portefeuille, l'ouvrit, le posa sur une balle de coton, et se mit à étudier soigneusement certain papier. Le jeune homme le contemplait toujours d'un air indifférent et froidement railleur.

«Papa, achetez-le, n'importe le prix, dit Évangéline en montant sur un colis et en passant ses petits bras autour du cou de son père. Je sais que vous avez assez d'argent..., je veux l'avoir.

—Et pourquoi faire, mignonne? un joujou? un cheval de bois? quoi? voyons!

—Je veux le rendre heureux.

—Eh bien! voilà une raison, et bien trouvée!»

Au même instant, Haley tendit au jeune homme un certificat signé de M. Shelby. Celui-ci le prit de ses longs doigts et y jeta un œil distrait.

«Écriture comme il faut, dit-il; et l'orthographe! mais cette religion m'inquiète.... Ici l'expression mauvaise reparut dans ses yeux.... Le pays, dit-il, est presque ruiné par les gens pieux. Ce sont des gens pieux que nous avons comme candidats aux prochaines élections. Il y a tant de religion partout qu'on ne sait plus à qui se fier.... Je ne sais pas le prix de la religion au marché: il y a longtemps que je n'ai lu les journaux pour voir à combien c'est coté.... A combien de dollars estimez-vous la religion de votre Tom?

—Vous plaisantez, dit Haley; mais il y a cependant quelque raison dans ce que vous dites. Il faut distinguer! Il y a des meetings, des sermons, des cantiques, par des blancs ou par des noirs, ça sonne creux! mais la piété de celui-ci est sincère et véritable. J'ai vu, parmi les noirs, des sujets honnêtes, rangés, pieux, que le monde entier n'aurait pu induire à faire mal. Voyez dans cette lettre ce que l'ancien maître de Tom pense de lui.

—Maintenant, dit gravement le jeune homme en serrant son portefeuille, si vous pouvez réellement me garantir cette piété, la faire inscrire à mon compte dans le registre de là-haut, comme quelque chose qui m'appartienne, je me permets un extra. Combien?

—Vous raillez toujours! je ne peux garantir cela. Là-haut chacun a son registre.

—Il est assez dur, reprit le jeune homme, quand on met le prix pour avoir la religion d'un esclave, de ne pouvoir en trafiquer dans le pays où cette marchandise a le plus de cours.... Enfin!...»

Et comme il avait fait, tout en parlant, un paquet de billets:

«Voyons! mon vieux, comptez votre monnaie, dit-il au marchand en lui donnant le paquet.

—Très-bien,» dit Haley, dont le front rayonna d'aise. Et, tirant de sa poche un vieil encrier, il remplit l'acte de vente, qu'il passa au jeune homme.

«Si j'étais ainsi détaillé et inventorié, dit Saint-Clare, je me demande à combien je pourrais monter: tant pour la forme de ma tête, tant pour le front élevé, tant pour les mains, les bras, les jambes; tant pour l'éducation, le savoir, le talent, l'humilité, la religion. Diable! ce serait peu pour ces derniers articles, je crois. Mais, voyons, Éva! venez.»

Et, la prenant par la main, il alla avec elle jusqu'au bout du bateau, et, mettant le bout de son doigt sous le menton de Tom, il lui dit d'un ton de bonne humeur:

«Voyez, Tom, si votre nouveau maître vous convient!»

Tom leva les yeux.

Il était impossible de voir cette jeune et belle figure de Saint-Clare sans éprouver un sentiment de plaisir. Tom sentit les larmes lui venir aux yeux, et ce fut du fond du cœur qu'il s'écria:

«Maître, Dieu vous bénisse!

—C'est ce qu'il fera, j'espère bien. Quel est votre nom? Tom, hein? Vous pouvez aussi me demander le mien. Savez-vous conduire les chevaux, Tom?

—Je suis habitué aux chevaux, dit Tom. Chez M. Shelby il y en avait des tas!

—Eh bien, je ferai de vous un cocher, à la condition que vous ne vous griserez qu'une fois la semaine, à moins que dans les grandes occasions....»

Tom parut surpris et blessé.

«Maître, je ne bois jamais.

—On m'a déjà fait ce conte! Nous verrons bien.... Tant mieux, au fait.... Allons! mon garçon, ne vous affectez pas, dit-il, en voyant que Tom paraissait encore soucieux de la recommandation. Je ne doute pas que vous ne vouliez bien faire.

—Oh! je vous en réponds, maître!

—Et vous serez heureux, dit Évangéline, papa est très-bon pour tout le monde; seulement il aime un peu à se moquer des gens.

—Papa vous remercie bien de cet éloge,» dit Saint-Clare en riant; et, pirouettant sur ses talons, il se disposa à partir.


CHAPITRE XV.

Le nouveau maître de Tom.

Puisque notre héros mêle la trame de son humble vie à la destinée des grands, il faut bien que nous nous occupions aussi des grands.

Augustin Saint-Clare était fils d'un riche planteur de la Louisiane; sa famille était originaire du Canada. De deux frères, assez semblables d'humeur et de tempérament, l'un s'était établi dans une ferme opulente du Vermont, l'autre était devenu un riche planteur de la Louisiane.

La mère d'Augustin était une protestante française dont la famille avait émigré à la Louisiane, à l'époque des premiers établissements. Augustin et un autre frère étaient les seuls enfants de leurs parents. Augustin, ayant reçu de sa mère une constitution extrêmement délicate, fut, d'après le conseil des médecins, envoyé dans le Vermont, chez son oncle, où il passa une grande partie de son enfance. On pensait que ce climat froid et salubre fortifierait sa santé.

Dès son enfance, Augustin se fit remarquer par une sensibilité extrême, qui tenait beaucoup plus de la douceur de la femme que de la rudesse habituelle de son sexe; le temps recouvrit cette douceur d'une dure écorce; il devint homme, et bien peu surent à quel point il gardait fraîche et vivante cette sensibilité dans son âme. C'était ce que l'on appelle un homme du premier mérite, mais il avait une préférence marquée pour l'esthétique et l'idéal: de là venait chez lui, comme chez tous ses pareils, une souveraine répugnance pour le commerce et le tracas des affaires. Presque au sortir du collége il avait éprouvé une passion romanesque. C'était bien la passion dans toute son effervescence, dans toute son intensité; son heure était venue, cette heure qui ne vient qu'une fois. Son étoile s'était levée à l'horizon, cette étoile, hélas! qui se lève si souvent en vain.... et dont on ne se souvient que comme d'un songe! Pour lui, aussi, l'étoile se leva vainement! Il obtint l'amour d'une jeune fille aussi belle que distinguée: ils furent fiancés. Elle demeurait dans un des États du nord. Lui dut retourner dans le midi pour régler les derniers arrangements de famille. Tout à coup ses lettres lui furent renvoyées par la poste, avec une courte note du tuteur de la jeune fille. La note disait qu'avant même qu'il ne l'eût reçue, sa fiancée serait la femme d'un autre.

Il crut qu'il en deviendrait fou; puis, comme bien d'autres, il espéra pouvoir arracher de son cœur cette flèche mortelle. Trop fier pour prier, trop orgueilleux pour demander une explication, il se jeta dans le tourbillon du plaisir; il devint bientôt le soupirant avoué de la reine du jour. Tout fut promptement réglé, et il épousa une jolie figure, deux beaux yeux noirs et cent mille dollars. Comme on dut le croire heureux!

Les mariés passèrent la lune de miel au milieu d'un cercle brillant d'amis, dans leur splendide villa, au bord du lac Pontchartrain. Un jour on apporta au jeune mari une lettre de cette écriture qu'il se rappelait si bien.

Elle lui fut remise en plein salon. La causerie était gaie, vive, étincelante de mots.

En reconnaissant l'écriture, il devint pâle comme la mort; il se contint cependant et poussa jusqu'au bout un assaut d'esprit et d'enjouement où il avait une femme pour adversaire. Il sortit bientôt. Une fois seul dans sa chambre, il ouvrit cette lettre.... désormais inutile, plus qu'inutile, hélas! C'était une lettre d'elle; elle racontait longuement les persécutions de la famille de son tuteur; on voulait lui faire épouser le fils de cet homme. On avait d'abord supprimé les lettres d'Augustin.... elle avait longtemps continué d'écrire.... puis étaient venus le chagrin et le doute. Au milieu de ces anxiétés poignantes elle était tombée malade. A la fin elle avait découvert le complot.... La lettre racontait tout cela, elle finissait par des expressions de reconnaissance et d'espoir, et des protestations d'une éternelle affection, plus cruelles que la mort même pour l'infortuné jeune homme.

Il lui répondit immédiatement:

«J'ai reçu votre lettre, mais trop tard. J'ai cru ce qu'on m'a dit, j'ai désespéré. Je suis marié, tout est fini: l'oubli, voilà tout ce qui nous reste, à vous et à moi!»

Ainsi se termina le roman et l'idéal dans la vie d'Augustin Saint-Clare. Il lui restait le positif; le positif, c'est-à-dire la vase noire, nauséabonde et fétide, que le reflux nous laisse, tandis que là-bas étincelle la vague bleue, emportant ses flottilles de barques brillantes et ses voiles étendues, blanches ailes des vaisseaux, et les avirons aux cadences harmonieuses, et tout le gai murmure de ses eaux.... Et puis tout cela disparaît, s'évanouit, tombe dans l'abîme, et il nous reste à nous rêveurs.... la vase, le positif!

Au fait, dans un roman, on brise le cœur des gens, on les tue même, et tout est dit: la fable est intéressante, que vous faut-il de plus? Mais, hélas! dans la vie réelle, nous ne mourons pas dès que nous avons vu mourir pour nous ce qui nous faisait la vie brillante et radieuse! Il nous reste l'ennui des nécessités. On boit, on mange, on s'habille, on se promène, on visite, on parle, on lit, on vend, on achète! C'est ce qu'on appelle vulgairement la vie. On passe à travers cela.... et cela restait à Augustin. Si du moins sa femme eût été vraiment une femme, elle aurait pu, une femme peut toujours, essayer de renouer cette trame d'une existence brisée, et mêler encore des fleurs au tissu reformé;... mais Marie Saint-Clare ne pouvait même pas voir que la trame était rompue. Nous l'avons déjà dit, Mme Saint-Clare, c'était une belle figure, deux yeux magnifiques, et cent mille dollars. Rien de cela ne guérit une âme malade.

Quand on trouva Augustin étendu sur le sofa, la mort sur le visage, et qu'il eut prétexté une migraine, elle lui recommanda de respirer de la corne de cerf. Quand elle vit que la pâleur et la migraine persistaient pendant de longues semaines, elle se contenta de dire qu'elle n'eût jamais cru M. Saint-Clare aussi maladif.... mais qu'il paraissait être très-sujet aux maux de tête, et que c'était bien fâcheux pour elle, et qu'il paraissait singulier de la voir toujours seule après un mois de mariage.

Au fond de l'âme, Augustin se réjouit d'avoir épousé une compagne si peu clairvoyante. Mais, quand les fêtes et les visites de la lune de miel furent passées, il s'aperçut qu'une belle jeune femme qui, toute sa vie, avait été adulée et gâtée, pouvait être dans un ménage une maîtresse bien tyrannique. Marie n'avait jamais été très-susceptible d'attachement. Elle manquait de sensibilité; le peu qu'elle en avait se trouvait étouffé par un égoïsme sans bornes, un de ces égoïsmes misérables qui ne reconnaissent d'autres droits que leurs droits. Depuis son enfance, elle avait été entourée de serviteurs occupés à prévenir ses caprices.... elle n'avait jamais songé, elle n'avait même pas soupçonné qu'ils pussent vouloir ou désirer autre chose.

Son père, dont elle était l'unique enfant, ne lui avait jamais rien refusé: avec lui le possible était toujours fait. Au moment de son entrée dans le monde, belle, accomplie, héritière, elle vit soupirer à ses pieds tous les hommes, éligibles ou non, de la ville qu'elle habitait. Elle ne douta pas un instant qu'Augustin ne fût très-heureux de l'obtenir.

Il ne faut pas croire qu'une femme sans cœur soit un créancier commode dans l'échange de l'affection.... Personne n'exige l'amour des autres plus impérieusement qu'une femme égoïste.... Seulement, elle devient d'autant moins aimable qu'elle veut être plus aimée. Quand Saint-Clare commença à négliger ces galanteries et ces petits soins d'un homme qui fait sa cour, il se trouva en face d'une sultane qui n'était pas résignée à perdre son esclave. Il y eut abondance de larmes, il y eut des bouderies et de petites tempêtes; puis des mécontentements, des coups d'épingle et des accès de colère. Saint-Clare, dont la nature était bonne et indulgente, essaya d'apaiser sa femme par des présents et des flatteries. Quand Marie devint mère d'une belle petite fille, il sentit s'éveiller en lui quelque chose comme de la tendresse.

Saint-Clare avait eu pour mère une femme d'un caractère aussi pur qu'élevé; il donna à son enfant le nom de sa mère, heureux de penser que peut-être elle lui en rendrait aussi l'image. Sa femme en ressentit une violente jalousie. Le profond amour d'Augustin pour sa fille ne lui inspirait qu'un mécontentement soupçonneux. Tout ce qui était donné à la fille semblait être ravi à l'épouse. Depuis la naissance de cette enfant, sa santé déclina sensiblement. Une vie d'inaction constante, dans la torpeur de l'âme et du corps, l'influence d'un éternel ennui, jointe à la faiblesse ordinaire de cette période de la maternité, changèrent bientôt cette belle jeunesse florissante en une femme pâle, étiolée, maladive, dont le temps était partagé entre une foule de maux imaginaires, et qui se regardait comme la plus à plaindre et la plus infortunée des femmes.

C'étaient des lamentations sans fin. La migraine la confinait dans sa chambre au moins trois jours sur six; toute la direction du ménage fut donc abandonnée aux domestiques. Saint-Clare trouva son intérieur très-peu confortable. Sa fille était extrêmement délicate, et il craignait qu'ainsi abandonnée sans surveillance et sans attention, sa santé, et même sa vie, ne fussent compromises par l'indifférence maternelle. Il l'emmena avec lui dans le Vermont, où il allait faire un voyage, et il engagea sa cousine, miss Ophélia Saint-Clare, à revenir avec eux dans sa résidence du sud.

Ils étaient sur le bateau qui les ramenait quand nous les avons rencontrés.

Mais à présent que les dômes et les flèches de la Nouvelle-Orléans se dressent devant nos yeux, il est temps de présenter miss Ophélia à nos lecteurs.

Tous ceux qui ont voyagé dans la Nouvelle-Angleterre se rappelleront avoir remarqué, dans quelque frais village, une vaste ferme avec sa cour de gazon toujours propre, ombragée par l'épais et lourd feuillage de l'érable à sucre. Ils se rappelleront l'ordre, la tranquillité et l'inaltérable repos de toute chose. Rien de perdu: tout à sa place; pas un barreau de travers dans une clôture, pas un brin de paille sur le tapis vert de la cour; les buissons de lilas montent sous les fenêtres. A l'intérieur, les appartements sont larges et propres; il n'y a rien à faire, rien à reprendre, tout est exactement à sa place et pour toujours, tout marche avec la même régularité ponctuelle que la vieille horloge placée dans un des coins du salon. Dans la pièce où se tient la famille se dresse la vieille et respectable bibliothèque aux portes vitrées. L'Histoire de Rollin, le Paradis perdu de Milton, le Voyage du Pèlerin, par Bunyan, sont rangés côte à côte dans un ordre majestueux, avec une multitude d'autres livres également solennels et respectables. Il n'y a point dans la maison d'autre servante que la maîtresse, en bonnet blanc, les lunettes sur le nez, qui, chaque après-midi, s'assied et coud au milieu de ses filles. L'ouvrage est fini si matin, qu'on ne se rappelle plus exactement l'heure; mais, à quelque moment que vous veniez, tout est toujours fait.... Sur l'aire de la vieille cuisine pas une tache, pas une souillure; les chaises, les ustensiles du ménage semblent n'avoir jamais été dérangés, bien qu'on fasse là trois ou quatre repas par jour, bien qu'on lave et qu'on repasse là tout le linge de la famille, bien qu'on y fasse le beurre et le fromage, mais silencieusement et mystérieusement.

C'est dans une telle ferme, une telle maison, une telle famille, que miss Ophélia avait passé quelque quarante-cinq ans d'une heureuse existence, quand son cousin vint la chercher pour visiter ses propriétés du sud. Ophélia était l'aînée d'une nombreuse famille; pour le père et la mère, elle était toujours rangée parmi les enfants, et la proposition d'aller à la Nouvelle-Orléans fut quelque chose de bien grave aux yeux de la famille. Le père, à la tête grise, prit l'atlas de Morse dans la bibliothèque, mesura exactement la longitude et la latitude, puis il lut le Voyage de Flint dans le sud et dans l'ouest, pour se familiariser avec le pays.

La bonne mère, tout inquiète, demanda si ce n'était point une bien méchante ville, et dit qu'elle n'hésitait pas à la comparer aux îles Sandwich, ou à tout autre pays occupé par des païens.

On sut chez le pasteur, chez le médecin et chez miss Rabody, la marchande de modes, qu'Ophélia Saint-Clare parlait d'aller à Orléans avec son cousin. Ce sujet important fut bientôt la matière de toutes les conversations du village. Le pasteur, qui penchait fortement du côté des abolitionnistes, se demandait si un pareil voyage n'était point un encouragement donné aux possesseurs d'esclaves. Le docteur, au contraire, qui était tout à fait partisan de la colonisation, voulait que miss Ophélia fît le voyage, pour montrer aux habitants de la Nouvelle-Orléans que leurs frères du nord, après tout, n'étaient pas si mal disposés contre eux.

Il pensait, lui, qu'il fallait encourager le sud!

Quand sa résolution fut annoncée dans le public, miss Ophélia fut, pendant quinze jours, invitée chaque soir à prendre le thé chez les voisins et amis. Ses plans et projets furent examinés et discutés.

Miss Moseley, chargée de compléter la garde-robe de voyage, en acquit aux yeux de tous une notable importance. On admit généralement que l'esquire Saint-Clare avait compté cinquante dollars à miss Ophélia, en lui disant d'acheter les plus beaux vêtements.... On ajoutait que deux robes de soie et un chapeau lui avaient été expédiés de Boston.... Quant à la question de convenance, elle divisait les esprits: les uns soutenaient qu'on pouvait bien se permettre une pareille dépense une fois dans sa vie; les autres prétendaient au contraire qu'il eût mieux valu envoyer l'argent aux missionnaires; tout le monde reconnaissait du reste que l'on n'avait jamais vu une plus riche ombrelle, et que, quelque opinion que l'on pût avoir de sa maîtresse, il fallait bien avouer que la robe de soie se tenait debout toute seule. Le mouchoir de poche excita d'incroyables rumeurs: on le disait garni de dentelles et brodé aux coins. Cette dernière assertion ne fut jamais vérifiée: c'est un point encore douteux aujourd'hui.

Miss Ophélia, telle que nous la voyons dans sa belle robe de voyage en toile brune, est grande, carrée, anguleuse. Sa face est maigre: toutes les lignes en sont aiguës. Elles serre les lèvres comme les personnes qui ont sur toutes choses des résolutions arrêtées. Ses yeux noirs et perçants étaient inquisiteurs, rusés, et furetaient partout, comme si elle eût eu sans cesse quelque chose à remettre en ordre.

Tous ses mouvements étaient secs, décidés, énergiques; elle ne parlait pas beaucoup, mais tout ce qu'elle disait était juste: elle disait ce qu'elle voulait dire.

Comme habitude, c'était l'ordre, l'exactitude, la méthode incarnée. Elle était réglée comme une horloge, inexorable comme une locomotive. De plus, elle détestait tout ce qui ne lui ressemblait pas.

A ses yeux, le plus grand des péchés, le résumé de tous les maux, c'était la légèreté. L'ultimatum de son mépris, c'était le mot inconséquent, prononcé d'une certaine façon.... Elle prodiguait ce terme à tout ce qui ne rentrait pas complétement dans le cercle inflexible qu'elle-même avait tracé. Elle avait un souverain dédain pour les gens qui ne faisaient rien, ou qui ne savaient pas ce qu'ils faisaient, ou qui ne le faisaient pas précisément de la façon voulue. Ce dédain, elle ne le témoignait pas toujours par ses paroles, mais souvent par une sorte de grimace et de roideur glaciale, comme si elle eût craint de s'abaisser jusqu'à la parole pour de tels sujets.

Sous le rapport intellectuel, c'était un esprit net, puissant, actif; elle avait lu l'histoire et les vieux classiques anglais. Renfermée dans de certaines limites, sa pensée était forte; ses doctrines religieuses étaient condensées en formules nettes, étiquetées et en petits paquets; elle en avait un compte, elle n'en élevait jamais le chiffre. Il en était de même quant à ses idées pratiques dans la vie ordinaire, quant à ses relations de voisinage ou d'amitié. Mais au-dessous et au-dessus de tout il y avait pour elle le sentiment du devoir: la conscience. Nulle part la conscience ne domine et n'absorbe comme chez les femmes de la Nouvelle-Angleterre; c'est pour elles le granit fondamental du globe, plongeant dans les entrailles de la terre et dominant la cime des montagnes.

Ophélia était l'esclave du devoir.

Prouvez-lui que le sentier du devoir, comme elle disait, suit telle ou telle direction, ni l'eau, ni le feu ne pourront l'en détourner. Pour le devoir elle se fût jetée dans un puits, elle eût marché devant la bouche des canons. Mais ce sentiment du devoir était si dominateur, il comprenait tant de choses, il était si sévèrement minutieux, il faisait si peu de concessions à la fragilité humaine, que, malgré l'héroïsme de ses efforts, miss Ophélia n'atteignait jamais son idéal; et elle était comme accablée sous le fardeau de son insuffisance et de sa faiblesse.

Cette prédisposition jetait comme une teinte sombre sur son caractère religieux.

Comment miss Ophélia pouvait-elle sympathiser avec Augustin Saint-Clare, gai, léger, inexact, sceptique, et, pour ainsi dire, marchant avec une liberté insolente et nonchalante sur tous les principes et sur toutes les opinions qu'elle respectait?

Pour dire le vrai, elle l'aimait!

Quand il était enfant, c'était elle qui lui apprenait son catéchisme et qui l'entourait des soins du premier âge. Son cœur avait encore un côté chaud. Ce côté-là, Augustin l'avait pris. Il avait fait avec elle comme avec beaucoup de gens: il avait monopolisé. C'est ainsi qu'il lui avait persuadé que le sentier du devoir était dans la direction d'Orléans, et qu'elle devait venir avec lui pour veiller sur Éva et empêcher, dans sa maison, la ruine de toute chose. L'idée d'un intérieur dont personne ne s'occupait alla droit au cœur de miss Ophélia.... Elle aimait aussi la jeune Éva... Qui ne l'eût pas aimée, cette charmante petite fille?... Et, quoiqu'elle regardât Augustin comme un païen, cependant, nous l'avons dit, elle l'aimait, elle riait de ses plaisanteries et poussait l'indulgence à son égard jusqu'à des limites fabuleuses.

Mais miss Ophélia se fera elle-même suffisamment connaître dans la suite de cette histoire.

Nous la retrouvons maintenant dans la chambre, sur le bateau, au milieu d'une foule de sacs, de boîtes, de cartons, de parures, qu'elle attache, qu'elle serre, qu'elle lie en grande hâte et d'un air inquiet.

«Eh bien! Éva, avez-vous compté vos affaires? Vous n'y avez peut-être pas songé? Voilà comme sont les enfants! Il y a le sac de nuit en moquette mouchetée, et la petite boîte bleue avec votre beau chapeau, cela fait deux; la boîte en caoutchouc, ça fait trois; ma boîte à aiguille, quatre; mon nécessaire, cinq; ma boîte à cols, six, et une toute petite malle de cuir, sept. Qu'avez-vous fait de votre ombrelle? donnez-la moi, je vais mettre du papier autour, et l'attacher avec la mienne à mon parapluie. C'est cela!

—Mais, ma cousine, à quoi bon? nous n'allons qu'à la maison!

—Et la propreté, enfant! si l'on veut avoir quelque chose, il faut en avoir soin; et votre dé.... l'avez-vous resserré?

—Je ne sais pas!

—Allons! je vais regarder dans votre boîte, moi.... un dé, de la cire, deux cuillers, des ciseaux, un couteau, des aiguilles; c'est bien, mettez-les dedans! Que faisiez-vous, mon enfant, quand vous voyagiez seule avec votre papa? Vous deviez tout perdre!

—Mais oui, ma cousine, je perdais beaucoup de choses.... mais, quand nous étions arrivés quelque part, papa en achetait d'autres.

—Ah! ma chère.... quel système!

—Mais c'est très-commode!

—C'est une impardonnable légèreté!

—Eh bien! cousine, qu'allez-vous faire maintenant? La malle est trop pleine.... elle ne pourra plus se fermer.

—Elle doit se fermer! dit Ophélia d'un ton impérieux.... Et elle pressa les objets et appuya sur le couvercle.... il restait encore une petite fente béante.

—Montez dessus, Éva! dit résolûment miss Ophélia. Ce qui a été fait une fois peut l'être une seconde; il faut que cette malle soit fermée à clef.... il n'y a pas à dire!»

Intimidée sans doute par tant de résolution, la malle céda. Le petit loquet entra dans la serrure et craqua. Miss Ophélia tourna la clef et la mit dans sa poche d'un air de triomphe.

«Maintenant, nous sommes prêtes. Où est votre papa? Je pense qu'il est temps de faire sortir ces bagages. Regardez, Éva, si vous voyez votre papa.

—Oui; le voici à l'autre bout de la cabine des hommes. Il cause et mange une orange.

—Il ne sait donc pas que nous voici arrivées. Courez le lui dire.

—Papa n'est jamais pressé, dit Éva; et puis nous ne sommes pas encore au débarcadère. Regardez, cousine, voici notre maison au bout de cette rue.»

Cependant le steamer, avec de lourds mugissements, comme un monstre gigantesque et fatigué, se préparait à frayer sa voie à travers les innombrables vaisseaux. Éva, toute joyeuse, montrait du doigt les tours, les dômes, les marchés qui lui faisaient reconnaître sa ville natale.

«Oui, oui, chère! Très-beau.... très-beau! Mais, Dieu me pardonne! le bateau s'arrête.... où est votre père?»

Ce fut alors une scène de tumulte comme il s'en passe toujours à l'arrivée des bateaux. Les garçons d'hôtel se précipitent sur vous. On va, on vient, les mères appellent leurs enfants, les hommes font leurs paquets, tout le monde se rue sur le plancher qui joint le bateau à la terre ferme.

Miss Ophélia s'assit résolûment sur la malle qu'elle venait de vaincre, et aligna tout son régiment de sacs, de boîtes et de cartons, avec une symétrie toute militaire, se disposant à les défendre vigoureusement.

«Votre malle, madame....

—Vos bagages, madame....

—C'est à moi que ça revient, madame!

—Non! c'est à moi!»

Ophélia restait assise. Sa détermination éclatait sur son visage.... Elle se tenait droite comme une aiguille fichée dans une planche, tenant d'une main son paquet de parapluies et d'ombrelles, et se défendant avec une énergie capable de mettre en fuite un cocher de fiacre...; et, s'adressant de temps en temps à Éva, elle lui demandait, d'un air profondément étonné, à quoi donc son père pouvait penser.... «Il n'est pas tombé à l'eau, j'imagine.... mais il faut qu'il lui soit arrivé quelque chose.... Je commence à m'inquiéter!»

Au même moment, Augustin parut, avec sa démarche lente et insouciante.... Il donna un quartier d'orange à Éva.

«Eh bien! cousine Vermont, je pense que vous êtes prête?

—Voilà une heure que je suis prête et que j'attends, dit Ophélia; je commençais à être inquiète de vous.

—Voici un habile garçon.... dit Saint-Clare, en se tournant vers un commissionnaire. Allons, bien! la voiture nous attend, la foule s'est écoulée.... On peut maintenant marcher doucement, sans être poussé et bousculé... Ici! ajouta-t-il en s'adressant à un cocher qui se tenait derrière lui, prenez ces bagages.

—Je vais l'accompagner pour le voir charger.

—Fi donc! cousine.... et pourquoi cela?

—Du moins je vais porter ceci, cela, et ceci encore.... dit miss Ophélia en réunissant les trois boîtes à un petit sac de nuit!

—Ma chère miss Vermont, vous ne pouvez décidément pas nous apporter ici les habitudes des Montagnes Vertes.... Il faut adopter quelque chose des façons du sud, et ne pas marcher dans la rue avec des paquets; on vous prendrait pour votre femme de chambre.... Donnez tout à ce garçon.... il le portera comme des œufs.»

Miss Ophélia jeta un regard désespéré à son cousin qui lui ravissait ainsi ses trésors. Elle se réjouit du moins de se voir placer à côté d'eux dans la voiture.

«Où est Tom? dit Éva.

—Sur le siége, ma mignonne; je veux lui donner la place de cet ivrogne qui nous a versés... Je vais l'offrir à votre mère.

—Oh! Tom fera un superbe cocher, dit Éva; il ne boit jamais, j'en suis sûre!»

La voiture s'arrêta devant la façade d'une ancienne maison, bâtie dans les styles mêlés de France et d'Espagne. On retrouve encore, à la Nouvelle-Orléans, quelques échantillons de ce type. L'équipage franchit un portail voûté et pénétra dans une cour entourée de bâtiments carrés: c'était une cour à la mauresque. L'intérieur de cette cour révélait un goût plein de recherche: de larges galeries couraient tout autour. Leurs piliers mauresques, leurs minces colonnes, les arabesques des ornements, tout ramenait l'esprit vers ce règne brillant de l'Orient dans l'Espagne romantique. Au milieu de la cour, une fontaine épanchait ses ondes argentées, qui tombaient en flocons d'écume dans un bassin de marbre bordé de larges plates-bandes de violettes; dans l'eau de cette fontaine, transparente comme le cristal, s'ébattaient des myriades de poissons d'or et d'argent, qui étincelaient comme autant de bijoux vivants. On avait ménagé autour de la fontaine une promenade pavée de mosaïques, dispersées en mille dessins capricieux. Le gazon recommençait après, doux comme un tapis de velours vert. Le chemin des équipages longeait la galerie mauresque: deux grands orangers versaient leur ombre avec leurs parfums. On avait rangé en cercle au bord du gazon des vases de marbre sculptés qui contenaient les plus précieuses fleurs des tropiques; d'immenses grenadiers aux feuilles lustrées, aux fleurs de feu, des jasmins d'Arabie aux feuilles sombres, aux étoiles d'argent, des géraniums, des rosiers luxuriants, ployant sous le faix de leur moisson de fleurs, des jasmins jaunes, des verveines, confondant leur éclat et leur parfum, tandis que çà et là un vieil aloès mystérieux, étrange, au milieu de son feuillage massif, semblait un enchanteur des temps passés, regardant du haut de sa grandeur immuable toute cette végétation passagère, qui vivait et mourait à ses pieds.

Les galeries qui entouraient la cour étaient garnies de rideaux en étoffes africaines, que l'on pouvait tendre à volonté pour se préserver des rayons du soleil. En un mot, c'était l'idéal d'un luxe romantique.

La voiture entra. Éva, dans une sorte d'exaltation extatique, semblait un oiseau prêt à s'élancer de sa cage.

«Oh! n'est-elle pas belle et charmante, ma maison, ma chère maison? dit-elle à Ophélia. N'est-elle pas vraiment belle?

—Oui, l'endroit est joli, dit miss Ophélia en descendant; mais cela me semble, à moi, un peu antique et bien païen.»

Tom descendit et promena autour de lui un regard de satisfaction calme et paisible. Il faut se le rappeler, les nègres nous arrivent du pays le plus splendide et le plus magnifique qui soit au monde; ils gardent au fond de l'âme une véritable passion pour tout ce qui est beau, riche, éclatant et fantasque; ils s'abandonnent, sans le contrôle d'un goût sévère, à cette passion qui leur attire les sarcasmes et l'ironie de la race blanche, plus correcte et plus froide.

Saint-Clare, nature voluptueuse et poétique, sourit en entendant le jugement de miss Ophélia, et, voyant l'admiration qui rayonnait sur la joue noire de Tom:

«Cela paraît vous convenir, mon garçon?

—Oui, monsieur, c'est bien comme cela est.»

Tout ceci se passa en un clin d'œil, pendant que les paquets étaient déchargés et le cocher payé. Une foule de serviteurs de tout âge, de toute taille, hommes, femmes, enfants, accoururent d'en haut, d'en bas, de partout, pour voir entrer le maître. En avant de tous les autres on apercevait un jeune mulâtre, dont la toilette se distinguait par toutes les exagérations de la mode. Il agitait, en se donnant des grâces, un mouchoir de batiste parfumé.

Ce personnage mit une grande vivacité à repousser jusqu'au fond du vestibule la troupe des domestiques.

«Arrière tous! disait-il d'un ton d'autorité. Voulez-vous point importuner monsieur dès le premier moment de son retour?»

Abasourdis par une aussi belle phrase et par l'air dont elle était dite, tous les esclaves reculèrent et se tinrent désormais à une distance respectueuse, à l'exception de deux robustes porteurs qui chargeaient les bagages.

Grâce aux dispositions de M. Adolphe, c'était le nom du personnage, quand Saint-Clare eut payé le cocher et qu'il se retourna, il n'aperçut plus que M. Adolphe lui-même, en veste de satin, chaîne d'or et pantalon blanc, qui saluait avec une grâce et une onction inexprimables.

«Ah! c'est vous, Adolphe, dit le maître en lui tendant la main. Comment cela va-t-il, mon garçon?»

Adolphe récita avec beaucoup de volubilité un discours improvisé.... depuis quinze jours!

«Très-bien, très-bien, dit Saint-Clare avec son air insouciant et ironique. C'est bien dit, Adolphe; mais voulez-vous veiller aux bagages? Je reviens à nos gens dans une minute.»

Il conduisit miss Ophélia dans un grand salon qui ouvrait sur le vestibule.

Cependant Éva, s'élançant à travers le portique et le salon, était entrée dans un petit boudoir qui s'ouvrait également sous le vestibule.

Une grande femme pâle, aux yeux noirs, se souleva à demi sur son lit de repos.

«Maman! dit Éva avec une sorte d'ivresse en se jetant à son cou et l'embrassant mille fois.

—C'est assez, mon enfant, prenez garde, répondit la mère, vous allez me faire mal à la tête.» Et elle l'embrassa languissamment.

Saint-Clare entra, embrassa sa femme conformément aux règles de l'orthodoxie conjugale, puis il lui présenta sa cousine. Marie leva ses grands yeux sur la cousine et la regarda avec un certain air de curiosité; elle l'accueillit du reste avec sa politesse languissante. Cependant la troupe des serviteurs se pressait à la porte. Parmi eux, ou plutôt en avant de tous les autres, on remarquait une mulâtresse d'une quarantaine d'années, qui se tenait là dans une attente joyeuse et tremblante.

«Ah! voilà Mammy,» dit Éva en traversant la chambre; et, se jetant dans les bras de Mammy, elle l'embrassa avec la plus naïve effusion.

Mammy ne dit pas qu'elle lui faisait mal à la tête, mais elle la serra sur sa poitrine, riant et pleurant tout à la fois.... On eût pu croire qu'elle ne jouissait pas précisément de toute sa raison.... Enfin elle relâcha Éva, qui passait d'un esclave à l'autre, donnant la main à celui-ci, embrassant celle-là.

Miss Ophélia déclara depuis que tout cela lui avait fait assez mal au cœur.

«Ces enfants du sud, dit-elle, font des choses que je ne ferais pas, moi!

—Que voulez-vous dire? demanda Saint-Clare.

—Mais je suis bonne avec tout le monde, et je ne voudrais faire de mal à rien.... Cependant embrasser....

—Des nègres.... ah! vous n'êtes pas accoutumée à cela, n'est-ce pas?

—C'est vrai! Comment peut-elle?...»

Saint-Clare alla en riant dans le vestibule.

«Allons! hé! arrivez-vous? Mammy, Jemmy, Polly, Suckey! vous êtes contents de voir le maître....» Et il alla de l'un à l'autre leur serrant les mains.... Prenez garde aux enfants, ajouta-t-il en poussant du pied un petit moricaud qui marchait à quatre pattes sur le plancher. Si j'écrase quelqu'un, que l'on m'avertisse!»

C'étaient de toutes parts des rires et des bénédictions. Saint-Clare leur distribua de petites pièces de monnaie.

«Et maintenant, filles et garçons, décampez!» Et la noire et luisante assemblée disparut par une des portes du vestibule, suivie d'Éva, qui portait un large sac qu'elle avait rempli, pendant la route, de noix, de pommes, de sucre, de rubans, de dentelles et de jouets de toutes sortes.

Saint-Clare, en se retournant, aperçut Tom qui se tenait debout, tantôt sur un pied, tantôt sur l'autre, assez mal à son aise, tandis qu'Adolphe, négligemment appuyé contre une colonne, l'examinait à travers une lorgnette d'opéra, d'un air qu'eût pu envier un dandy à la mode.

«Eh bien, faquin! dit Saint-Clare, est-ce ainsi que vous traitez votre compagnon?... Il me semble, Adolphe, ajouta-t-il en mettant le doigt sur la veste de satin brodé, il me semble que ceci est ma veste....

—Oh! monsieur, elle était toute tachée de vin, et un gentleman, dans la position de monsieur, n'eût pu la porter dans cet état;... elle n'est bonne que pour un pauvre nègre comme moi!»

Et Adolphe hocha la tête et passa ses doigts avec grâce dans ses cheveux parfumés.

«Allons! passe pour cette fois, dit Saint-Clare. Voyons! je vais montrer Tom à sa maîtresse; vous le conduirez ensuite à la cuisine, et tâchez de ne pas prendre vos airs avec lui: sachez qu'il vaut deux freluquets comme vous.

—Monsieur plaisante toujours, dit Adolphe en riant.... Je suis enchanté de voir monsieur de si belle humeur.

—Venez, Tom,» dit Saint-Clare.

Tom entra dans le salon; il regardait silencieusement les tapis de velours et cette splendeur, qu'il n'avait pas même rêvée, des glaces, des peintures, des tableaux, des statues, des rideaux; et, semblable à la reine de Saba devant Salomon, «il n'y avait plus d'esprit en lui;» il n'osait même pas marcher par terre.

«Vous voyez, Marie, dit Saint-Clare, que je vous amène enfin un cocher; il est aussi sobre qu'il est noir, et vous conduira comme un corbillard si cela vous plaît: ouvrez les yeux et regardez-le... et dites maintenant que je ne pense pas à vous quand je suis parti!»

Marie ouvrit les yeux et les fixa sur Tom.

«Je suis sûre qu'il boira, dit-elle.

—Non; on me l'a garanti comme une marchandise pieuse et sobre.

—Je souhaite qu'il tourne bien, mais je ne le crois pas trop!

—Adolphe! faites descendre Tom... et rappelez-vous ce que je vous ai dit.»

Adolphe se retira en marchant fort élégamment; Tom le suivit d'un pas pesant.

«C'est un vrai mastodonte! dit Marie.

—Voyons, Marie, soyez gracieuse, dit Saint-Clare, en s'asseyant sur un tabouret auprès du sopha, dites quelque chose d'aimable à un pauvre mari....

—Vous êtes resté dehors quinze jours de plus que le temps convenu!

—C'est vrai, mais vous savez que je vous en ai dit la raison.

—Une lettre si courte et si froide!

—Ah! chère, la malle partait.... Ce devait être cela ou rien.

—C'est toujours ainsi, dit la femme, on trouve le moyen d'allonger le voyage et de raccourcir les lettres....

—Voyez, reprit Saint-Clare en tirant de sa poche un élégant étui en velours et en l'ouvrant; c'est un présent que je vous rapporte de New-York, un daguerréotype, clair et net comme une gravure, et représentant Éva et son père, la main dans la main.»

Marie regarda le portrait d'un air mécontent.

«Qui vous a fait mettre dans une position si gauche?

—Mon Dieu! la pose est matière à discussion; mais que trouvez-vous de la ressemblance?

—Si vous ne tenez pas compte de mon opinion dans un cas, je ne pense point qu'elle vous importe dans un autre, dit la femme en refermant l'étui.

—Peste soit des femmes! se dit Saint-Clare en lui-même; et reprenant: Voyons! Marie, que pensez-vous de la ressemblance? Soyez raisonnable.

—C'est très-mal à vous, Saint-Clare, d'insister ainsi pour me faire parler et regarder. Vous savez que j'ai eu la migraine toute la journée, et l'on fait tant de bruit depuis que vous êtes venu, que je suis à moitié morte....

—Vous êtes sujette à la migraine, madame? fit miss Ophélia en sortant des profondeurs d'un grand fauteuil où elle s'était tranquillement assise, faisant l'inventaire et l'estimation du mobilier de l'appartement.

—La migraine! j'en souffre comme une martyre, dit Mme Saint-Clare.

—L'infusion de genévrier est excellente pour la migraine, dit miss Ophélia. Telle est du moins l'opinion d'Augustine, femme de Dacon Abraham Perry, qui était une excellente garde-malade.

—Je ferai cueillir la première récolte qui mûrira dans notre jardin, au bord du lac, dit Saint-Clare; et il sonna.

—Cousine, vous devez avoir besoin de vous retirer dans votre appartement, après ce long voyage.

—Adolphe, dites à Mammy de venir.»

La mulâtresse qu'Éva avait si joyeusement embrassée entra, coiffée, par Éva elle-même, d'un turban rouge et jaune que l'enfant venait de lui donner.

«Mammy, dit Saint-Clare, je confie madame à vos soins. Elle est fatiguée et a besoin de repos. Conduisez-la à sa chambre, et que tout soit confortable.»

Mammy sortit, précédant miss Ophélia.


CHAPITRE XVI.

La maîtresse de Tom et ses opinions.

«Maintenant, Marie, dit Saint-Clare, voici l'aurore de vos jours dorés. Je vous ai amené notre cousine de la Nouvelle-Angleterre, la femme pratique, qui va décharger vos épaules du poids des soucis, et vous donner le temps de redevenir jeune et belle. L'ennui de donner les clefs ne vous tourmentera plus.»

Cette remarque était faite à la table du déjeuner, quelques instants après l'arrivée de miss Ophélia.

«Elle est la bienvenue, dit Marie en appuyant langoureusement sa tête sur sa main. Elle s'apercevra bientôt d'une chose, c'est qu'ici ce sont les maîtresses qui sont esclaves.

—Oh oui! elle s'en apercevra, et de bien d'autres choses encore, dit Saint-Clare.

—On nous reproche de garder nos esclaves! fit Marie; comme si c'était pour notre avantage! Si nous ne consultions que cela, nous les renverrions tous d'un seul coup.»

Évangéline fixa sur le visage de sa mère ses grands yeux sérieux; elle ne semblait pas comprendre parfaitement cette réponse. Elle dit très-simplement:

«Mais alors, maman, pourquoi les gardez-vous?

—Je ne sais.... pour notre malheur... car ils font le malheur de ma vie. Ce sont eux, plus que tout le reste, qui sont cause de ma mauvaise santé.... Les nôtres sont les plus mauvais que l'on puisse rencontrer.

—Marie, vous avez ce matin vos papillons noirs, dit Saint-Clare. Vous savez bien que cela n'est pas!... Mammy, par exemple, n'est-elle point le meilleur des êtres?... Que feriez-vous sans elle?

—Mammy est excellente, dit Mme Saint-Clare; et pourtant, comme tous les gens de couleur, elle est horriblement égoïste....

—Oh! l'égoïsme est une terrible chose! dit gravement Saint-Clare.

—Par exemple, reprit Marie, n'est-ce point de l'égoïsme, cela, d'avoir le sommeil si pesant?... Elle sait que j'ai besoin de petites attentions, presque à chaque heure, quand mes crises reviennent; eh bien! il est très-difficile de la réveiller. Ce sont mes efforts de la nuit dernière qui me rendent si faible ce matin.

—N'a-t-elle point veillé près de vous toutes ces dernières nuits, maman?

—Qui vous a dit cela? reprit aigrement Marie; elle s'est donc plainte?

—Elle ne s'est pas plainte; elle m'a seulement dit combien vous avez eu de mauvaises nuits, et cela sans aucun répit.

—Pourquoi donc, dit Saint-Clare, ne faites-vous pas prendre sa place une nuit ou deux à Jane et à Rosa? elle se reposerait!

—Comment pouvez-vous me proposer cela, Saint-Clare? vous êtes vraiment bien irréfléchi! Nerveuse comme je suis, le moindre souffle me tue! une main étrangère autour de moi me jetterait dans des convulsions. Si Mammy avait pour moi l'intérêt qu'elle devrait avoir, elle veillerait plus aisément. J'ai entendu parler de gens qui avaient des serviteurs si dévoués.... mais ce bonheur n'a jamais été pour moi!» Et Marie poussa un soupir.

Miss Ophélia avait écouté ce discours avec une certaine dignité froide, serrant les lèvres comme une personne bien résolue à connaître son terrain avant de se hasarder.

«Sans doute Mammy a une sorte de bonté, dit Marie; elle est douce et respectueuse, mais au fond du cœur elle est égoïste, elle ne cessera de regretter et de redemander son mari. Quand je me mariai, je l'amenai ici. Mon père garda son mari; il est maréchal, et par conséquent très-utile; je pensai et je dis alors que, ne pouvant plus vivre ensemble, ils feraient bien de se regarder comme séparés tout à fait. J'aurais dû insister et marier Mammy à quelque autre. Je ne le fis point: je fus trop indulgente et trop faible. Je dis alors à Mammy qu'elle ne devait plus s'attendre à revoir son mari plus d'une ou deux fois en sa vie, parce que l'air du pays, chez mon père, ne convenait pas à ma santé, et que je ne pouvais pas y retourner; je lui conseillai donc de prendre quelqu'un ici, mais non! elle ne voulut pas.... Mammy a parfois une sorte d'obstination dont les autres ne peuvent pas s'apercevoir comme moi.

—A-t-elle des enfants? demanda miss Ophélia.

—Oui, elle en a deux.

—Cette séparation doit lui être très-pénible.

—Peut-être bien; mais je ne pouvais les amener ici.... c'étaient deux petits êtres malpropres, je n'aurais pu les souffrir. Et puis, ils lui prenaient tout son temps. Je pense au fond que Mammy a toujours été un peu attristée de tout cela; elle ne veut prendre personne, et je crois que maintenant, bien qu'elle sache qu'elle m'est nécessaire, si elle le pouvait, elle retournerait dès demain vers son mari. Oui, je le crois.... Les gens sont si égoïstes maintenant.... même les meilleurs!

—Cela fait mal d'y penser,» dit Saint-Clare d'un ton sec.

Miss Ophélia fixa sur lui un œil pénétrant; elle vit toute l'irritation qu'il cherchait à contenir, elle vit le sourire sarcastique qui plissa ses lèvres.

«Mammy a toujours été ma favorite, reprit Mme Saint-Clare. Je voudrais pouvoir montrer sa garde-robe à vos domestiques du nord: soies, mousselines et véritables batistes! J'ai quelquefois passé des après-midi à lui arranger des chapeaux pour aller à des parties de plaisir. Elle a toujours été bien traitée, elle n'a pas reçu le fouet plus d'une ou deux fois dans sa vie. Elle a tous les jours du thé ou du café fort, avec du sucre blanc. C'est un abus; mais c'est ainsi que Saint-Clare veut que l'on soit traité à l'office. Ils font tout ce qu'ils veulent. C'est notre faute si nos esclaves sont égoïstes; ils se conduisent comme des enfants gâtés. Je l'ai tant répété à Saint-Clare que j'en suis fatiguée.

—Et moi aussi,» dit Saint-Clare en prenant le journal du matin.

Éva, la belle Éva, avec cette expression de recueillement profond et mystique qui lui était particulière, s'avança doucement jusqu'à la chaise de sa mère, et lui passa ses petits bras autour du cou.

«Eh bien! Éva, qu'est-ce encore?

—Maman, ne pourrais-je point vous veiller une nuit, seulement une nuit?... Je suis sûre que je n'agacerais pas vos nerfs et que je ne dormirais pas.... Je passe si souvent les nuits sans dormir!... je réfléchis....

—Quelle folie, enfant, quelle folie! Vous êtes une étrange créature!

—Le permettez-vous, maman?... Je crois, ajouta-t-elle timidement, que Mammy n'est pas bien.... Elle m'a dit que depuis quelque temps elle avait toujours mal à la tête.

—Oh! c'est encore là une des bizarreries de Mammy.... Mammy est comme tous les autres nègres: fait-elle du bruit pour un mal de tête ou un mal de doigt! Il ne faut pas les encourager à cela: jamais! Chez moi, c'est un principe, fit-elle en se retournant vers miss Ophélia. Vous-même vous en sentirez bientôt la nécessité!.... Si vous encouragez les esclaves à se plaindre ainsi pour rien, vous ne saurez bientôt plus auquel entendre. Moi, je ne me plains jamais.... personne ne sait ce que je souffre. Je pense que c'est un devoir de souffrir sans rien dire; aussi c'est ce que je fais.»

A cette péroraison inattendue, les yeux ronds de miss Ophélia exprimèrent un étonnement qu'elle ne put déguiser.... Quant à Saint-Clare, il partit d'un immense éclat de rire.

«Saint-Clare rit toujours quand je fais la moindre allusion à mes maux!... dit Marie avec une voix de martyr agonisant. Je souhaite qu'il ne se le rappelle pas un jour!...»

Marie mit son mouchoir de poche sur ses yeux.

Il y eut un moment de pénible silence. Saint-Clare se leva, regarda à sa montre et dit qu'il avait à sortir. Éva s'élança après lui, miss Ophélia et Mme Saint-Clare restèrent seules à table.

«Voilà comme est Saint-Clare, dit Marie en retirant son mouchoir, il ne comprend pas.... il ne comprendra jamais ce que je souffre depuis des années.... Il aurait raison, si j'étais jamais à me plaindre et à parler de moi.... mais je me suis tue, je me suis résignée.... résignée! Et Saint-Clare à présent croit que je puis tout tolérer.»

Miss Ophélia ne savait pas trop ce qu'elle devait répondre.

Pendant qu'elle y réfléchissait, Marie essuyait ses larmes et lissait son plumage, comme ferait une colombe après la pluie. Puis elle commença avec Ophélia une conversation de ménage, concernant les porcelaines, les appartements, les provisions, toutes choses dont il était sous-entendu que miss Ophélia prendrait la direction. Elle fit tant de recommandations, de réflexions et d'observations, qu'une tête moins systématique et moins bien organisée que celle de miss Ophélia n'eût certes pu y résister.

«Maintenant, dit Marie, je crois que j'ai tout dit. La première fois que mes crises me reprendront, vous pourrez marcher sans me consulter. Seulement, ayez l'œil sur Éva, il faut la surveiller!

—Elle me semble une excellente enfant, dit miss Ophélia, je n'ai jamais rien vu de meilleur qu'elle.

—Elle est bien étrange! bien étrange! fit la mère.... Il y a en elle des choses vraiment extraordinaires.... elle ne me ressemble en rien....» Et Marie soupira comme si elle eût exprimé là quelque douloureuse vérité....

«Je l'espère bien qu'elle ne lui ressemble pas!» pensait de son côté miss Ophélia.

«Éva a toujours aimé la compagnie des esclaves. Mon Dieu! je sais bien que tous les enfants sont comme cela. Moi-même, je jouais avec les petits nègres de mon père.... mais cela n'a jamais eu aucun effet sur moi. Mais Éva a parfois l'air de se mettre sur un pied d'égalité avec tous les gens qui l'approchent!... Je n'ai jamais pu l'en déshabituer. Je crois que Saint-Clare l'y encourage.... Saint-Clare gâte tout sous son toit.... excepté sa femme!»

Miss Ophélia continua de garder le plus profond silence.

«Il n'y a pas deux manières d'être avec les esclaves, reprit Marie: il faut leur faire sentir leur infériorité et les mater solidement! cela m'a toujours été naturellement facile depuis la plus tendre enfance.... Mais Éva est capable à elle seule de gâter toute une maison. Que fera-t-elle quand elle tiendra une maison elle-même? Je déclare que je ne m'en doute pas. Je tiens à être bonne avec les esclaves.... je le suis; mais il faut leur faire sentir leur position.... c'est ce qu'Éva ne fait pas.... Impossible de lui mettre la moindre idée de cela dans la tête. Vous l'avez entendue offrir de me soigner la nuit pour que Mammy puisse dormir. C'est un échantillon de ce qu'elle ferait si elle était laissée à elle-même.

—Mais, dit brusquement Ophélia, vous pensez cependant que vos esclaves sont des hommes, et qu'il faut bien qu'ils se reposent quand ils sont fatigués!

—Certainement, certainement. Je veux qu'ils aient tout ce qui est juste, tout ce qui est convenable!... Mammy peut dormir dans un instant ou dans l'autre; il n'y a pas de difficulté à cela.... Mais c'est bien la chose la plus dormeuse que j'aie jamais vue! Assise, debout, à l'ouvrage, partout elle dort! Il n'y a pas de danger qu'elle ne dorme pas assez, celle-là!... Voyez-vous, traiter les esclaves comme des fleurs exotiques ou des porcelaines de Chine, c'est vraiment ridicule, dit Marie, en plongeant dans les profondeurs d'un volumineux coussin, dont elle retira un élégant flacon de cristal.

—Vous voyez, dit-elle d'une voix mourante, douce comme la brise qui passe entre les jasmins d'Arabie, ou comme toute autre chose également éthérée; vous voyez, cousine Ophélia, que je ne parle pas souvent de moi, ce n'est pas mon habitude.... Je n'aime pas cela!... A vrai dire, je n'en ai pas la force. Mais il y a des points sur lesquels nous différons, Saint-Clare et moi. Saint-Clare ne m'a jamais comprise, jamais appréciée. Je crois que cela tient à l'état de ma santé. Saint-Clare a de bonnes intentions, je suis portée à le croire; mais les hommes sont égoïstes: c'est dans leur constitution; ils ne comprennent pas les femmes.... Telle est du moins mon impression.»

Miss Ophélia, qui avait toute la prudence naturelle aux habitants de la Nouvelle-Angleterre et une horreur toute particulière des difficultés de famille, miss Ophélia prévit le sort qui la menaçait; elle se fit un visage impénétrable, et tirant un long bas qu'elle tenait en réserve contre les dangers de l'oisiveté, elle commença de tricoter avec une rare énergie, pinçant les lèvres d'un air qui semblait dire: «Vous voulez me faire parler, mais je n'ai pas besoin de me mêler de vos affaires.» Son visage exprimait autant de sympathies qu'un lion de pierre.

Marie n'y prit pas garde; elle avait quelqu'un à qui parler. Elle sentait qu'elle devait parler; cela lui suffisait. Elle respira de nouveau son flacon pour se redonner quelque force et poursuivit:

«Voyez-vous bien? lorsque j'ai épousé Saint-Clare, je lui ai apporté mon bien et mes esclaves; j'ai donc le droit d'en user comme il me plaît.... Saint-Clare a sa fortune et ses esclaves.... qu'il les traite à sa guise. Mais les miens!... Il a sur beaucoup de choses des idées extravagantes.... particulièrement sur la manière de traiter les esclaves. Il agit comme s'il les mettait avant moi et avant lui-même.... Il leur laisse tout faire sans même lever le doigt! Sur certaines choses, Saint-Clare est effrayant.... il m'effraye moi-même.... quoiqu'il paraisse, en général, avoir une assez bonne nature.... Il a décidé que pas un coup, quoi qu'il arrive, ne serait donné dans la maison, à moins que de sa main ou de la mienne!... Il a dit cela de telle façon que je ne puis pas aller contre. Vous voyez où cela mène.... On lui marcherait sur le corps, qu'il ne lèverait pas la main.... Pour moi, vous comprenez quelle cruauté ce serait que de me demander un tel effort.... Les esclaves sont de grands enfants!

—Je ne connais rien à tout cela, grâce au ciel! dit miss Ophélia.

—Il se peut; mais vous l'apprendrez, et vous l'apprendrez à vos dépens, si vous restez ici. Vous ne sauriez vous imaginer tout ce qu'il y a de stupide, d'ingrat, de provoquant chez cette misérable espèce!»

Marie retrouvait ses forces, comme par miracle, quand elle était sur ce chapitre; elle ouvrit donc tout à fait les yeux et parut oublier sa langueur.

«Vous n'avez pas une idée des épreuves auxquelles ils soumettent les maîtresses de maison, chaque jour et à chaque heure!... Mais il est inutile de se plaindre à Saint-Clare; il fait de si étranges réponses!... Il dit que c'est nous qui les avons faits ce qu'ils sont, et que nous devons les prendre ainsi; il dit que leur faute vient de nous, et qu'alors il serait cruel de les punir; il dit que nous ne ferions pas mieux à leur place.... comme si on pouvait raisonner d'eux à nous!

—Mais, dit sèchement Ophélia, ne pensez-vous pas que Dieu les a faits du même sang que nous?

—Non, certes, je ne le pense pas. Vous me la donnez bonne! une race dégradée!...

—Ne pensez-vous pas qu'ils ont des âmes immortelles? continua la cousine avec un ton d'indignation croissante.

—Je ne dis pas non, fit Marie en bâillant. Pour cela, personne n'en doute. Quant à ce qui est de comparer leurs âmes avec les nôtres, c'est impossible. Saint-Clare a bien prétendu que séparer Mammy de son mari, c'était la même chose que de me séparer de lui!... J'ai beau lui dire qu'il y a une différence, il ne peut pas la voir.... C'est comme si on disait que Mammy aime ses petits souillons d'enfants comme j'aime Éva! Pourtant Saint-Clare a prétendu froidement, sérieusement, que je devais, faible comme je suis, renvoyer Mammy et prendre quelque autre personne à sa place.... C'était un peu trop fort.... même pour moi! Je ne fais pas souvent voir mes sentiments. J'ai pour principe de tout souffrir en silence.... mais, cette fois-là, j'éclatai.... Il n'y est pas revenu. Mais depuis j'ai compris, à certains regards et à certaines paroles, qu'il est toujours dans les mêmes idées; et il est si obstiné, si provoquant!»

Miss Ophélia parut avoir peur de dire quelque chose; elle précipita la marche des longues aiguilles avec une fureur qui eût signifié bien des choses, si Marie Saint-Clare eût pu comprendre....

«Vous voyez donc bien, continua-t-elle, quel gouvernement vous prenez.... une maison sans règle, où les esclaves ont ce qu'ils veulent, font ce qu'ils veulent,... excepté quand j'ai la force.... Je prends quelquefois mon nerf de bœuf, mais cela me tue! Si seulement Saint-Clare voulait faire comme les autres!

—Quoi donc?

—Eh mais, les envoyer à la Calebasse, ou en tout autre lieu où on les fouette. Il n'y a pas d'autre moyen.... Si je n'étais pas si débile, je gouvernerais avec deux fois plus d'énergie que Saint-Clare.

—Comment donc fait-il? Vous dites qu'il ne frappe jamais!

—Mon Dieu! les hommes ont une manière de commander.... Cela leur est plus facile! Et puis, si vous regardez bien dans l'œil de Saint-Clare, il y a quelque chose d'étrange! Cet œil, quand il parle sévèrement, a comme un éclair. Moi-même j'en ai peur, et les esclaves savent bien qu'il faut prendre garde à eux dans ces moments-là! Je ne ferais pas tant, avec des tempêtes de coups, que Saint-Clare avec un clignement d'œil, quand il est ému! On ne fait pas de bruit quand Saint-Clare est là. C'est pour cela qu'il n'a pas plus de pitié de moi!... Mais, quand vous aurez la direction, vous verrez qu'il n'y a pas moyen de s'en tirer sans sévérité.... Ils sont si méchants, si trompeurs, si paresseux!

—Ah! toujours la vieille chanson! dit Saint-Clare en entrant tout à coup.... Quel terrible compte ces misérables auront à rendre au jour du jugement, surtout pour leur paresse!... Vous voyez que, Marie et moi, nous ne leur en donnons pas l'exemple, dit-il en s'étendant tout de son long sur un canapé en face de sa femme.

—Vous êtes bien méchant, Saint-Clare!

—En vérité? je croyais pourtant bien dire, j'appuyais vos remarques.... comme je fais toujours.

—Vous savez bien que cela n'est pas, Saint-Clare!

—Je me suis trompé alors.... merci de me reprendre, ma chère!

—Ah! vous voulez me provoquer maintenant!

—Voyons, Marie, il fait très-chaud. Je viens d'avoir une longue querelle avec Adolphe; il m'a fatigué.... permettez-moi de me reposer sous votre doux sourire.

—Que s'est-il passé avec Adolphe? l'impudence de ce drôle est devenue excessive, je ne puis plus la supporter. Ah! je voudrais avoir à le commander quelque temps sans contrôle.... je le materais bien.

—Ce que vous dites là, ma chère, est marqué au coin de votre finesse et de votre bon sens ordinaire; quant à Adolphe, voici le cas: il s'est si longtemps appliqué à imiter mes grâces et mes perfections, qu'il a fini par se prendre pour son maître.... et j'ai été obligé de lui montrer à la fin sa méprise.

—Comment cela?

—Eh bien, il a fallu lui faire comprendre que je voulais conserver quelques-uns de mes vêtements pour mon usage personnel.... J'ai dû aussi mettre des bornes à son trop magnifique emploi de l'eau de Cologne. J'ai même poussé la cruauté jusqu'à le réduire à une seule douzaine de mes mouchoirs de batiste.... Adolphe portait tout cela avec des fanfaronnades que j'ai dû également modérer par mes conseils paternels.

—Ah! Saint-Clare, voilà une indulgence vraiment intolérable! Quand apprendrez-vous donc comment on traite des esclaves?

—Et, après tout, le beau malheur qu'un pauvre diable d'esclave veuille ressembler à son maître!... Si je l'ai assez mal élevé pour qu'il mette son bonheur dans l'eau de Cologne et les mouchoirs de batiste, pourquoi ne pas lui en donner?

—Mais pourquoi ne l'avoir pas mieux élevé? dit Ophélia avec une pointe d'audace.

—Cela fatigue. Oh! cousine, cousine, la paresse perd plus d'âmes que vous n'en pouvez sauver. Sans la paresse, moi-même j'aurais été un ange. Je suis porté à croire que la paresse est ce que votre ancien docteur Botherem, du Vermont, appelait l'essence du mal moral.

—Je pense, reprit Ophélia, que vous autres possesseurs d'esclaves vous prenez une terrible responsabilité.... je ne voudrais pas l'assumer sur moi pour mille mondes! Vous devez élever vos esclaves, vous devez les traiter comme des créatures raisonnables, comme des âmes immortelles, dont vous aurez à rendre compte un jour au tribunal de Dieu! Telle est mon opinion.»

Le zèle si longtemps contenu de miss Ophélia éclatait enfin.

«Allons, allons! dit Saint-Clare en se levant, est-ce que vous nous connaissez?»

Et il se mit au piano et joua un air gai.

Saint-Clare était un véritable musicien. Sa touche était brillante et nette. Ses doigts voltigeaient sur le clavier avec la légèreté aérienne d'un oiseau. Il avait un jeu à la fois brillant et puissant; il passait d'un morceau à l'autre, comme un homme qui veut se mettre en verve; puis, abandonnant tout à coup la musique, il se leva et dit gaiement: «Ma foi! cousine, vous avez parlé d'or et bien fait votre devoir; je ne vous en estime que davantage. Je ne doute pas que vous ne nous ayez montré tout à l'heure un diamant de vérité.... et de la plus belle eau; mais vous m'avez envoyé les rayons tellement en plein visage.... que je n'en ai pas tout d'abord apprécié la valeur.

—Pour mon compte, dit Marie, je ne vois pas l'utilité de l'observation de la cousine... S'il y a au monde des gens qui fassent plus que nous pour leurs esclaves... qu'on me les montre!... mais ils n'en profitent pas; au contraire, ils n'en deviennent que pires. Quant à ce qui est de leur parler, je leur ai parlé... à m'en fatiguer; je leur ai enseigné leurs devoirs, tout enfin! ils peuvent aller à l'église quand ils veulent... bien qu'ils ne puissent comprendre un mot du sermon!... Ainsi cela est assez inutile, comme vous voyez!... Mais ils y vont... ils ont tous les moyens de s'améliorer, vous voyez. Mais, comme je vous le disais, c'est une race dégradée.... Il n'y a pas de remède... Vous ne pouvez rien faire pour eux! Vous voyez, cousine Ophélia, j'ai essayé, et vous non... et je suis née, et j'ai été élevée au milieu d'eux... Je les connais!»

Ophélia pensa qu'elle en avait dit assez; elle ne répondit rien. Saint-Clare siffla un air.

«Saint-Clare, je vous prie de ne pas siffler: cela me fait mal à la tête!

—Je ne siffle plus! Y a-t-il encore quelque chose que je puisse faire pour vous être agréable?

—Si vous vouliez avoir un peu de sympathie!... Mais vous n'avez jamais éprouvé le moindre sentiment pour moi...

—Cher ange accusateur!

—Tenez, vous m'irritez de me parler de la sorte...

—Eh bien, comment faut-il que je vous parle? Dites-moi la manière; je ne demande qu'à savoir!»

De joyeux éclats de rire, partis de la cour, pénétrèrent à travers les rideaux de soie. Saint-Clare alla au balcon, entr'ouvrit les rideaux et rit aussi.

«Qu'est-ce?» dit miss Ophélia en approchant.

Tom était assis dans la cour sur un petit siége de mousse: chacune de ses boutonnières était fleurie de jasmins du Cap; Évangéline, heureuse et souriante, lui passait une guirlande de roses autour du cou. Quand ce fut fait, elle vint, riant toujours, se poser sur ses genoux, comme un oiseau familier.

«O Tom! que vous avez une drôle de figure ainsi!»

Tom, gardant toujours son calme et bienveillant sourire, semblait ravi lui-même autant que sa jeune maîtresse. Quand il vit Saint-Clare, il leva les yeux vers lui d'un air qui demanda grâce.

«Comment pouvez-vous la laisser faire? dit Ophélia.

—Et pourquoi non?

—Pourquoi?.. je ne sais... cela m'effraye!

—Vous savez bien qu'un enfant peut, sans danger, caresser un gros chien... même quand il est noir!... Et quand c'est une créature qui pense, qui raisonne, qui sent, qui est immortelle? Vous frissonnez! avouez-le, cousine. Je vous connais bien, vous autres Américains du nord. Ce n'est pas pour nous vanter, mais l'habitude fait chez nous ce que le christianisme devrait faire. Elle tue les préjugés... C'est une observation que j'ai souvent faite dans mes voyages du nord. Vous traitez les nègres comme des crapauds ou des serpents... mais vous vous indignez de leurs griefs! Vous ne voulez pas qu'on les maltraite, mais vous ne voulez rien avoir à démêler avec eux! Vous voudriez les renvoyer en Afrique pour ne plus les voir ni les sentir... et vous leur expédieriez un ou deux missionnaires pour les convertir... Est-ce bien cela, cousine?

—Mon Dieu! il y a bien un peu de cela, dit Ophélia toute pensive.

—Que seraient ces pauvres gens sans les enfants, dit Saint-Clare en s'appuyant au balcon et en regardant courir Évangéline qui entraînait Tom à sa suite. Le petit enfant est le seul vrai démocrate. Tenez, voici Éva! pour elle Tom est un héros! Ses histoires lui semblent merveilleuses, ses chansons, ses hymnes méthodistes la réjouissent plus qu'un opéra. Sa poche, pleine de colifichets, est pour elle une mine de Golconde, et lui c'est le plus étonnant des Toms qui aient jamais porté une peau noire. Oui, Éva, c'est une de ces roses de l'Éden, que le Seigneur a laissée tomber sur la terre pour les pauvres et les humbles... qui moissonnent d'ailleurs assez d'épines!

—En vérité, dit miss Ophélia toute surprise, en vérité, cousin, on dirait, à vous entendre, un professeur!

—Un professeur?

—Oui, un professeur de religion!

—Non, je ne professe pas... et, qui pis est, j'ai peur de ne pas pratiquer.

—Qui vous fait parler ainsi?

—Rien n'est plus aisé que de parler, dit Saint-Clare. Je crois que Shakspeare a fait dire à un de ses personnages: «Il me serait plus facile d'apprendre à vingt personnes ce qui serait bon à faire, que d'être moi-même une des vingt personnes qui pratiqueraient mes maximes!» Il n'y a rien de tel que la division du travail: mon fort à moi, c'est de parler; le vôtre, cousine, c'est d'agir!»

La position matérielle de Tom ne lui donnait aucun droit de se plaindre.

Une fantaisie de la petite Éva, ou plutôt la reconnaissance et la grâce aimante d'une noble nature, l'avaient poussée à prier M. Saint-Clare d'attacher l'esclave à son service spécial. Tom reçut donc l'ordre de tout quitter pour le service d'Éva, chaque fois qu'elle le réclamerait. Tom était ravi. Il était fort bien vêtu: la livrée était un des luxes de Saint-Clare.... Pour Tom, le service des écuries était une sinécure. Il avait lui-même des esclaves sous ses ordres. Il se contentait d'une simple inspection. Marie Saint-Clare avait déclaré qu'elle ne tolérerait pas qu'il sentît le cheval quand il approcherait d'elle. Elle avait donc exigé qu'on ne lui imposât aucune corvée dont les conséquences pussent réagir sur son système nerveux, fort incapable, disait-elle, de subir de pareilles épreuves. Une odeur nauséabonde eût suffi pour mettre fin à toutes ses épreuves terrestres! Tom, dans son habit de drap bien brossé, coiffé d'un chapeau de castor, chaussé de bottes luisantes, avec un col et des manchettes irréprochables, et sa face noire et bienveillante, semblait assez respectable pour occuper le siége épiscopal de Carthage, qu'obtinrent autrefois des gens de sa couleur.

Il habitait un charmant séjour, considération à laquelle sa race sensitive n'est jamais indifférente. Il jouissait avec un bonheur tranquille des oiseaux, des fleurs, des fontaines, des parfums, de la lumière même, et de la beauté de la cour; des rideaux de soie, des peintures, des lustres, des statuettes, des dorures, qui faisaient à ses yeux, des splendeurs du salon, un véritable palais d'Aladdin.

Si l'Afrique doit jamais produire une race cultivée et civilisée—et le temps doit venir où l'Afrique tiendra son rang dans cette marche incessante du progrès humain—la vie s'éveillera là avec une splendeur et une magnificence inconnue à nos froides tribus de l'Ouest. Oui, dans cette terre mystique de l'or, des perles, des épices ardentes, des palmiers ondoyants, des fleurs merveilleuses et de la fertilité sans bornes, l'art produira des formes nouvelles, et la magnificence saura revêtir un éclat nouveau. La race nègre, qui ne sera plus alors méprisée et foulée aux pieds, produira sans doute la dernière et la plus superbe manifestation de la vie humaine. Oui, dans leur douceur, dans leur humble docilité de cœur, dans leur aptitude à se confier à un esprit supérieur et à s'en remettre au pouvoir d'en haut; dans la simplicité enfantine de leur affection, dans leur oubli des injures reçues, ils réaliseront, dans sa forme la plus élevée, la véritable vie chrétienne. Dieu châtie ceux qu'il aime; il a choisi la pauvre Afrique, dans cette fournaise de l'affliction, pour la placer au premier rang en ce royaume suprême qu'il établira, quand tout autre royaume aura été jugé... et détruit; car les premiers seront les derniers, et les derniers seront les premiers.

Étaient-ce là les idées qui préoccupaient Marie Saint-Clare le matin de certain dimanche, quand elle se tenait debout, magnifiquement parée, sur le perron de son palais, fermant un bracelet de diamants sur son mince poignet? Vraisemblablement c'était cela.... ou quelque chose d'équivalent, car Marie patronnait les bonnes œuvres et elle allait en toilette superbe, diamants, soie, dentelles, joyaux et tout enfin, elle allait à je ne sais plus quelle église à la mode pour y être très-pieuse. Marie, c'était chez elle un principe, était très-pieuse tous les dimanches! Il fallait la voir sous son vestibule, si élancée, si élégante, tellement aérienne et ondoyante dans tous ses mouvements.... c'est à peine si ses dentelles l'enveloppaient comme un brouillard tissé! C'était une gracieuse créature! ses pensées devaient lui ressembler. Miss Ophélia était, à ses côtés, un vivant contraste. Ce n'est pas qu'elle n'eût mis une aussi belle robe de soie, un aussi beau châle, un aussi beau mouchoir; mais elle était carrée, roide et anguleuse.... elle avait aussi son atmosphère à elle qui l'entourait, et si on ne voyait pas cette atmosphère, on la devinait aussi bien que la grâce de sa belle voisine.... Cette grâce, ce n'était pas du reste la grâce de Dieu, tant s'en faut!

«Où est Éva? dit Marie.

—Elle s'est arrêtée dans l'escalier pour dire un mot à Mammy.»

Que disait donc Éva à Mammy? Écoutez, lecteur, et vous l'entendrez, quoique Mme Saint-Clare ne l'entendît pas.

«Ma bonne Mammy, je sais que vous avez bien mal à la tête.

—Vous êtes bien bonne, miss Éva! Depuis quelque temps j'ai toujours mal à la tête.... ça ne fait rien!...

—Oh! cette sortie va vous faire du bien!... Et elle lui jeta les bras autour du cou.... Tenez, Mammy, prenez mon flacon.

—Quoi! cette belle chose en or, avec ces diamants? Dieu! miss, je ne puis.

—Et pourquoi? Vous en avez besoin, et moi pas; maman s'en sert toujours pour le mal de tête.... Cela vous fera du bien. Allons! vous allez le prendre, pour me faire plaisir!

—Comme elle parle, cher trésor! dit Mammy, pendant qu'Évangéline lui coulait le flacon dans la poitrine, l'embrassait et descendait quatre à quatre.

—Qui donc vous arrêtait? fit la mère.

—Je donnais mon flacon à Mammy, pour qu'elle l'emportât à l'église.

—Comment! Éva, votre flacon d'or?... à Mammy! dit Marie en frappant du pied. Quand saurez-vous donc ce qui est convenable? vite, allez le reprendre!»

Évangéline baissa les yeux, fit une petite mine piteuse et retourna lentement vers l'escalier.

«Allons, Marie, dit Saint-Clare, laissez cette enfant libre.... qu'elle fasse comme il lui plaira.

—Ah! Saint-Clare, comment voulez-vous qu'elle fasse son chemin dans le monde? dit Marie.

—Dieu le sait; mais elle fera son chemin dans le ciel beaucoup mieux que vous et moi.

—Ah! papa, ne dites pas cela; vous faites de la peine à maman, dit la petite fille en touchant doucement le coude de son père.

—Eh bien, cousin, êtes-vous prêt pour l'office? dit miss Ophélia en se tournant tout d'une pièce vers Saint-Clare.

—Je n'y vais pas. Merci bien.

—J'ai toujours désiré voir Saint-Clare aller à l'église, dit Marie, mais il n'a pas la moindre religion.... c'est vraiment inconvenant!

—Je sais, dit Saint-Clare; vous autres dames, vous allez à l'église pour apprendre à faire votre chemin dans le monde. Votre piété est un vernis. Si j'y allais, moi, je voudrais aller au temple de Mammy; il y a là du moins de quoi tenir un homme éveillé!

—Quoi! ces braillards de méthodistes!... fi! l'horreur!

—Ah! c'est autre chose que la mer morte de vos églises, ma chère Marie! positivement! C'est trop demander à un homme que de le conduire là. Voyons, Éva, est-ce que cela vous fait plaisir d'y aller? Restez ici, nous allons jouer.

—Mais, papa, il vaut mieux que j'aille à l'église.

—Mais c'est mortellement ennuyeux!

—Oui, c'est un peu ennuyeux, dit Éva, et cela m'endort; mais je fais tout ce que je peux pour me tenir éveillée.

—Que faites-vous pour cela?

—Mais, vous savez bien, papa, fit-elle tout bas; ma cousine dit que Dieu veut que nous y allions. C'est Dieu qui nous donne tout, vous savez.... ce n'est pas trop de faire cela pour lui, si cela lui plaît. Je vous assure, après tout, que ce n'est pas trop ennuyeux.

—Chère et charmante petite âme! dit Saint-Clare en l'embrassant, va! et prie pour moi.

—Certainement, dit l'enfant, je n'y manque jamais....» Et elle sauta dans la voiture à côté de sa mère.

Saint-Clare resta un instant sur le perron, lui envoyant des baisers avec les mains pendant que la voiture s'éloignait; il sentit de grosses larmes dans ses yeux.

«O Évangéline, la bien nommée! s'écria-t-il; va! tu es bien pour moi un évangile que Dieu m'a fait!»

Il eut un moment d'émotion vraie, puis il se mit à fumer un cigare et à lire le Picayune[14], et il oublia son petit évangile.... Que de gens font comme lui!

«Voyez-vous, Évangéline, disait la mère chemin faisant, il est toujours bien d'être bon avec les gens.... mais il ne faut pas les traiter comme nos relations, comme les gens de notre classe! Si Mammy était malade, vous ne la feriez pas mettre dans votre lit?...

—Mais si, maman, dit Éva; ce serait plus commode pour la soigner, et puis mon lit est meilleur que le sien!»

Mme Saint-Clare fut désespérée du manque de sens moral que cette phrase révélait.

«Mais comment parvenir à me faire comprendre de cette enfant? dit-elle.

—C'est impossible!» dit miss Ophélia d'un ton significatif.

Éva parut un moment déconcertée et toute chagrine; mais, par bonheur, les enfants ne gardent pas longtemps la même impression: bientôt elle rit aux éclats des mille choses plus ou moins drolatiques et bizarres qu'elle apercevait à travers les vitres de la portière.


«Eh bien! mesdames, dit Saint-Clare au dîner, quel était le programme de l'église aujourd'hui?

—Oh! le docteur G.... a fait un magnifique sermon, un de ces sermons que vous devriez entendre. Il exprimait toutes mes idées.... exactement.

—Longs développements, alors! le sujet est vaste.

—J'entends toutes mes idées sur la société. Il avait pris pour texte cette pensée: «Il a fait toutes choses belles dans leur saison.» Il a montré comment toutes les classes, toutes les distinctions sociales venaient de Dieu; il a dit qu'il était convenable et juste qu'il y eût des petits et des grands; que les uns étaient nés pour commander et les autres pour obéir. Il a si bien répondu à toutes les objections qu'on fait maintenant à l'esclavage! Il a prouvé que la Bible était évidemment de notre côté.... J'aurais seulement désiré que vous l'eussiez entendu!

—Grand merci! ce que j'ai lu dans mon journal m'a fait autant de bien.... et, de plus, j'ai fumé mon cigare.... ce que je n'aurais pu faire à l'église!

—Mais, dit miss Ophélia, est-ce que vous ne partagez pas ses opinions?

—Qui? moi! Vous savez que je ne suis qu'un pauvre pécheur que la grâce n'a pas touché.... Le côté religieux de ces choses-là me laisse tout à fait indifférent! Si je voulais parler sur la question de l'esclavage, je dirais net et clair: Nous sommes pour l'esclavage; nous l'avons, nous le gardons; c'est dans notre intérêt! et cela nous convient! et voilà tout! sans ambages et sans maximes plus ou moins saintes. Je crois que tout le monde pourrait me comprendre.

—En vérité, Augustin, dit Mme Saint-Clare.... je crois, moi, que vous ne respectez rien!... C'est révoltant de vous entendre parler ainsi!

—Révoltant, c'est le mot!... Mais pourquoi ne pas pousser plus loin les explications religieuses? Pourquoi ne pas prouver qu'il est beau en sa saison de boire un coup de trop, de rester trop tard à jouer aux cartes, et de se livrer à une foule d'autres petites distractions que la Providence nous ménage.... et qui sont assez en usage parmi les jeunes gens?... Je serais enchanté d'entendre prouver que cela aussi est bien en sa saison!

—Enfin, dit brusquement miss Ophélia, êtes-vous pour ou contre l'esclavage?

—Dans votre Nouvelle-Angleterre, dit gaiement Saint-Clare, vous avez une affreuse logique; si je réponds à cette question, vous allez m'en faire six autres, toujours de plus en plus difficiles.... Je ne veux pas m'enferrer. Je passe ma vie à jeter des cailloux dans les vitres de mes voisins.... Je me garde bien de faire mettre des vitres chez moi.

—Voilà comme il est! dit Marie; impossible de le saisir.... et cela, parce qu'il n'a pas de religion....

—De la religion! dit Saint-Clare d'un ton qui fit lever les yeux aux deux femmes, de la religion! Est-ce ce que vous entendez au temple que vous appelez de la religion? cette doctrine qui se ploie, qui s'assouplit, qui monte, qui descend, pour suivre dans ses caprices une société égoïste et mondaine! Une religion! cela qui est moins scrupuleux, moins généreux, moins juste, moins digne d'un homme que ma méchante et aveugle nature, à moi! Non! quand je veux voir de la religion, je regarde au-dessus et non pas au-dessous de moi!

—Alors vous ne croyez pas que la Bible justifie l'esclavage? dit Ophélia.

—La Bible était le livre de ma mère, reprit Saint-Clare.... elle a vécu et elle est morte avec ce livre.... Il me serait triste de penser qu'il en fût ainsi!... C'est comme si on disait que ma mère buvait de l'eau-de-vie, chiquait du tabac et jurait.... pour me prouver que j'ai raison d'en faire autant! Non, je n'aurais pas plus raison pour cela, continua-t-il, et cela me priverait du bonheur de respecter ma mère!... Et c'est un bonheur, vous le savez, d'avoir dans ce monde quelque chose que l'on puisse respecter.... Vous voyez donc bien, continua-t-il, en reprenant son ton léger, que ce qu'il faut, c'est que chaque chose soit à sa place. L'édifice social, en Europe et en Amérique, est quelquefois composé d'éléments qui supporteraient difficilement la critique d'un examen sévère.... On ne vise pas au bien absolu.... on se contente de ne pas faire plus mal que les autres. Maintenant, qu'on vienne me dire: L'esclavage nous est nécessaire, nous ne pouvons pas nous en passer, il nous le faut, ou nous sommes réduits à la mendicité! voilà qui est positif, net et clair, et honorable comme la vérité.... Mais que l'on vienne, avec une mine allongée et hypocrite, me citer l'Écriture.... non! non! voilà ce que je n'approuverai jamais!

—Vous n'avez pas de charité, dit Marie.

—Voyons, poursuivit Saint-Clare, mettons à présent que le prix du coton baisse de jour en jour et fasse des esclaves une propriété qui se donne sur le marché.... ne pensez-vous pas que nous aurons aussitôt une tout autre explication de l'Écriture? Quels flots de lumière se répandront tout à coup dans l'Église!... Comme il sera démontré que la raison et la Bible veulent toute autre chose!

—En tout cas, dit Marie en s'appuyant nonchalamment sur son coussin, je suis enchantée d'être née du temps de l'esclavage, et je crois que c'est une bonne chose.... Je sens que cela doit être, et, à coup sûr, je ne pourrais pas m'en passer.

—Et vous, mignonne, dit Saint-Clare à Éva, qui entrait une fleur à la main, quel est votre avis?

—Sur quoi, papa?

—Qu'aimez-vous mieux, vivre comme chez votre oncle de Vermont ou d'avoir une maison pleine d'esclaves comme ici?

—Oh! c'est notre manière qui est la meilleure, dit Éva.

—Pourquoi? dit Saint-Clare en lui touchant le front.

—Parce qu'elle nous donne plus de monde à aimer autour de nous, dit Éva en relevant ses yeux pleins d'expression.

—Ah! voilà bien Éva, dit Marie, voilà bien une de ses sottes réponses.

—C'est mal, papa? dit Évangéline en se mettant sur les genoux de son père.

—Oui, à la façon dont va ce monde, dit Saint-Clare; mais où était donc ma petite fille pendant le dîner?

—Dans la chambre de Tom à l'écouter chanter.... La mère Dina m'a apporté à manger....

—Écouter chanter Tom!... hein?

—Oui; il chante de si belles choses sur la Nouvelle-Jérusalem, sur les anges tout radieux, sur la terre de Chanaan....

—Voyons! est-ce plus joli que l'Opéra? dites-moi.

—Oh! oui; il m'apprendra tout cela.

—Ah! des leçons de musique!

—Oui; il chante pour moi.... Je lui fais la lecture dans ma Bible, et il m'explique ce que cela veut dire!

—Sur ma parole, dit Marie en riant aux éclats, voilà la meilleure plaisanterie de la saison!

—Je gage, dit Saint-Clare, que Tom n'explique pas si mal l'Écriture. Cet esclave a le génie de la religion.... J'avais besoin des chevaux de bonne heure ce matin.... Je suis monté à sa chambre, au-dessus de l'écurie.... Il faisait sa prière.... Je n'ai rien entendu d'aussi touchant.... Il m'y recommandait à Dieu avec un zèle tout apostolique....

—Il se doutait peut-être que vous l'écoutiez.... Je connais ces tours-là.

—Alors il ne serait pas trop poli.... car il disait au bon Dieu son opinion de moi assez librement.... Il trouvait que j'avais beaucoup de progrès à faire, et c'est pour ma conversion qu'il priait.

—Eh bien, songez-y! fit miss Ophélia.

—C'est aussi votre avis, je m'en doute bien, dit Saint-Clare.... Eh! nous verrons.... n'est-ce pas, Éva?»


CHAPITRE XVII.

Comment se défend un homme libre.

Nous retournons maintenant chez les quakers. Le soir approche; il y a un peu d'agitation au logis. Rachel Halliday va d'une place à l'autre; elle met ses provisions à contribution pour fournir un petit viatique aux amis qui vont partir. Les ombres du soir s'allongent vers l'Orient; à l'horizon le soleil rougissant s'arrête tout pensif et verse ses rayons calmes et dorés dans la petite chambre où sont assis l'un près de l'autre Georges et Élisa. Georges a l'enfant sur ses genoux, et dans sa main la main de sa femme. Ils paraissent sérieux et tristes, il y a sur leurs joues des traces de larmes.

«Oui, Élisa, disait Georges, je reconnais que tout ce que vous dites est vrai: vous valez bien des fois mieux que moi! J'essayerai de faire comme vous voulez..... J'essayerai d'avoir des sentiments dignes d'un homme libre, dignes d'un chrétien! Le Dieu tout-puissant sait que j'ai voulu bien faire.... que j'ai péniblement essayé de bien faire, quand tout était contre moi!... et maintenant, je vais oublier le passé.... je vais rejeter loin de moi tout sentiment amer et dur.... je vais lire ma Bible et apprendre à être bon.

—Quand nous serons au Canada, je vous aiderai à vivre, reprit Élisa. Je sais faire des robes, repasser, blanchir le linge fin.... A nous deux nous pouvons nous suffire.

—Oui, Élisa, tant que chacun de nous aura l'autre et que tous deux nous aurons notre enfant. Oh! Élisa, si ces gens savaient quel bonheur c'est pour un homme de sentir que sa femme et son enfant sont à lui!... Je me suis souvent étonné que des hommes qui pouvaient vraiment dire: «ma femme, mes enfants,» eussent le cœur de penser et de vouloir autre chose. Nous n'avons que nos bras, et pourtant je me sens riche et fort.... Il me semble que je ne pourrais rien demander de plus à Dieu.... Oui, j'ai travaillé jour et nuit jusqu'à vingt et un ans, et je n'ai pas un sou vaillant.... Je n'ai pas un toit de chaume pour abriter ma tête, pas un pouce de terre que je puisse dire mien.... Mais qu'ils me laissent en paix, et je serai heureux et reconnaissant. Je travaillerai et j'enverrai aux Shelby le prix du rachat pour vous et pour l'enfant.... Quant à mon ancien maître, il est payé au centuple; je ne lui dois rien.

—Nous ne sommes pas encore hors de danger, dit Élisa; nous ne sommes pas encore au Canada!

—C'est vrai; mais il me semble que je respire déjà l'air libre, et que cela me rend fort!»

A ce moment on entendit des voix à l'extérieur; on frappa à la porte.... Élisa l'ouvrit en tressaillant.

Siméon était là avec un autre quaker, qu'il introduisit et présenta sous le nom de Phinéas Fletcher. Phinéas était grand, maigre comme une perche, rouge de cheveux, avec une expression de visage pleine de finesse et de perspicacité; il était loin d'avoir la physionomie calme, placide, détachée du monde, de Siméon Halliday. C'était au contraire un homme très-éveillé, très au fait, et qui paraissait s'estimer d'autant plus qu'il savait ce dont il était capable.... Tout cela du reste s'accordait assez mal, nous le reconnaissons, avec le chapeau à larges bords et la phraséologie de sa communion.

«Notre ami Phinéas, dit Siméon Halliday, a découvert quelque chose d'important pour toi et les tiens; tu ferais bien de l'écouter.

—C'est vrai, dit Phinéas, et cela montre une fois de plus qu'il est bon, dans certains endroits, de ne dormir que d'une oreille. La nuit dernière, je me suis arrêté dans une petite taverne solitaire, de l'autre côté de la route. Tu te rappelles, Siméon, cet endroit où, l'an passé, nous avons vendu des pommes à une grosse femme qui avait de longues boucles d'oreilles?.... J'étais fatigué de ma route; je m'étendis, dans un coin, sur une pile de sacs, et je jetai une peau de bison sur moi... en attendant que mon lit fût prêt.... Qu'est-ce que je fais?... Je m'endors.

—Avec une oreille ouverte, Phinéas? dit tranquillement Siméon.

—Non, de toutes mes oreilles, une heure ou deux! J'étais très-fatigué. Quand je revins un peu à moi, il y avait des hommes dans l'appartement, assis autour d'une table, buvant et causant.... Comme j'avais entendu dire un mot des quakers, j'écoutai un peu. «Ainsi, disait l'un, ils sont chez les quakers, sans aucun doute!» Ici, j'écoutai des deux oreilles. C'était de vous autres qu'ils parlaient. J'entendis tout leur plan. Georges devait être renvoyé à son maître, dans le Kentucky, pour qu'on en fît un exemple capable de terrifier à jamais les nègres qui veulent fuir; deux d'entre eux devaient aller vendre Élisa à la Nouvelle-Orléans.... ils espéraient en tirer seize à dix-huit cents dollars; l'enfant devait être rendu à un marchand qui l'avait acheté; Jim et sa mère seraient également renvoyés à leur maître, dans le Kentucky. Ils disaient que dans la ville voisine il y avait deux constables qu'ils emmenaient avec eux pour reprendre les fugitifs.... que la jeune femme serait conduite devant le juge, et qu'un de ces individus, qui est petit et qui a la voix douce, jurerait qu'elle était à lui.... Ils savaient du reste le chemin que nous allons suivre, et viendraient à sept ou huit à notre poursuite. Et maintenant que faut-il faire?»

Pendant cette communication, le groupe gardait une attitude vraiment digne de la peinture. Rachel Halliday, qui venait de quitter ses gâteaux pour écouter les nouvelles, levait au ciel ses mains blanches de farine; l'inquiétude se lisait sur son visage. Siméon réfléchissait profondément. Élisa entourait Georges de ses bras, et n'en pouvait détacher ses yeux. Georges serrait les poings, son œil lançait des éclairs.... il avait le port et l'attitude d'un homme qui sait qu'on veut livrer son fils et vendre sa femme à l'encan.... et cela sous la protection des lois d'une nation chrétienne!

«Georges, que ferons-nous? dit Élisa d'une voix éteinte.

—Je sais ce que je ferai, dit Georges en rentrant dans la chambre à coucher, où il examina ses pistolets.

—Eh! eh! dit Phinéas à Siméon, en hochant la tête, tu vois comme cela va se passer.

—Je vois bien, dit Siméon; je souhaite qu'on n'en vienne pas là.

—Je ne veux entraîner personne avec moi, dit Georges; prêtez-moi seulement votre voiture, et indiquez-nous la route; je vais conduire. Jim a la force d'un géant. Il est brave comme la mort et le désespoir, et moi aussi!

—Très-bien, ami, dit Phinéas; mais avec tout cela tu as encore besoin de quelque chose, de quelqu'un qui te conduise. Bats-toi, c'est ton affaire, parfaitement; mais il y a dans cette route deux ou trois choses que tu ne connais pas.

—Mais je ne veux pas vous compromettre, dit Georges.

—Compromettre! dit Phinéas avec une expression de malice et de ruse. En quoi me compromettre, s'il te plaît?

—Phinéas est sage et habile, dit Siméon, tu peux t'en rapporter à lui, Georges.»

Et lui mettant la main sur l'épaule et regardant les pistolets:

«Ne fais pas trop vite usage de ceci! Le jeune sang est chaud.

—Je n'attaquerai pas, répondit Georges. Tout ce que je demande à ce pays, c'est qu'il me laisse.... j'en veux sortir paisiblement. Mais....»

Il s'arrêta, son front s'obscurcit, et une expression terrible passa sur son visage.

«J'ai eu une sœur vendue sur le marché de la Nouvelle-Orléans.... je sais pourquoi faire! et je resterais paisible pendant qu'on m'enlèverait ma femme pour la vendre.... alors que Dieu m'a donné des bras vaillants pour la défendre! Non! Dieu m'en garde! avant de me laisser prendre ma femme et mon fils, je combattrai jusqu'au dernier soupir. Pouvez-vous me blâmer?

—Aucun homme ne peut te blâmer! la chair et le sang ne peuvent agir autrement.... Malheur au monde à cause de ses péchés, mais malheur surtout à ceux par qui les péchés arrivent!

—Ne feriez-vous pas la même chose à ma place, monsieur?

—Je désire n'être pas tenté, dit Siméon. La chair est faible.

—Je crois que ma chair serait assez ferme en pareil cas, dit Phinéas en étendant ses bras longs comme des ailes de moulin à vent. Je suis sûr, ami Georges, que, le cas échéant, je pourrai te débarrasser d'un de ces individus.

—Ah! s'il est jamais permis de résister au mal par la force, c'est maintenant, c'est à Georges que cela est permis!... Mais les pasteurs du peuple nous ont montré une voie meilleure; ce n'est point par la colère de l'homme que la justice de Dieu opère ses œuvres. La justice de Dieu va au contraire contre nos instincts corrompus, et nul ne la reçoit que celui à qui elle a été donnée par le ciel; prions donc le ciel de n'être point tentés.

—C'est ce que je fais, dit Phinéas.... Mais si nous sommes trop tentés.... qu'ils prennent garde à eux.... Je ne dis que cela!

—On voit bien que tu n'es pas né parmi les quakers, Phinéas.... Chez toi le vieil homme reprend toujours le dessus.»

Pour dire vrai, Phinéas avait été longtemps un coureur de bois, intrépide chasseur, redoutable au gros gibier.... Mais il s'était épris d'une belle quakeresse, et touché par ses charmes, il était entré dans sa communion; mais, quoiqu'il en fût maintenant un digne et irréprochable membre, les plus fervents lui reprochaient encore un certain levain de l'ancien monde.

«L'ami Phinéas a toujours des façons à lui, dit Rachel en souriant; mais après tout.... nous savons que son cœur est bien placé!

—Ne faut-il point nous hâter? dit Georges.

—Je me suis levé à quatre heures et je suis venu à toute vitesse, reprit Phinéas. S'ils ont suivi leur plan, j'ai sur eux deux ou trois heures d'avance.... Il n'est pas prudent d'ailleurs de partir avant la chute du jour. Il y a dans le village trois ou quatre mauvais drôles qui pourraient nous inquiéter et nous retarder.... Nous pourrons nous risquer dans deux heures. Je vais aller trouver l'ami Michaël Cross et le prier de nous suivre, sur son petit bidet, pour éclairer la route et nous avertir. Ce petit bidet-là va bien; s'il y a quelque danger, Michaël nous préviendra. Je vais avertir Jim et la vieille femme de se tenir prêts et de voir aux chevaux. Nous avons des chances d'atteindre notre première station avant d'être attaqués. Du courage donc, ami Georges! ce n'est pas la première passe difficile où je me trouve avec les tiens.»

Phinéas sortit et ferma la porte sur lui.

«Phinéas ne craint rien et fera tout pour toi, Georges, dit Siméon.

—Ce qui m'attriste, répondit Georges, c'est de vous faire courir à tous quelques périls.

—Tu nous feras plaisir, ami, de ne plus répéter ce mot-là. Ce que nous faisons, nous sommes obligés en conscience à le faire; nous ne pouvons pas agir autrement. Et maintenant, mère, dit-il en se tournant vers Rachel, hâte les préparatifs: il ne faut pas renvoyer nos amis à jeun.»

Pendant que Rachel et ses enfants achevaient les gâteaux de maïs et faisaient cuire le poulet et le jambon, Georges et sa femme étaient assis dans le petit salon, les bras entrelacés, songeant que, dans quelques heures, ils seraient peut-être séparés pour toujours.

«Élisa, lui disait Georges, les gens qui ont des amis, des maisons, des terres, de l'argent, ne peuvent s'aimer comme nous faisons, nous qui n'avons que nous-mêmes. Jusqu'à ce que je vous aie connue, Élisa, personne ne m'aima, que ma sœur et ma mère, ce pauvre cœur brisé!... Je me rappelle cette chère Émilie, le matin du jour où le marchand l'emmena. Elle vint à moi, dans le coin où je dormais.... «Pauvre Georges, disait-elle, c'est ta dernière amie qui s'en va! qu'adviendra-t-il de toi, pauvre enfant?» Je me levai, je l'entourai de mes bras.... je sanglotai.... je pleurai.... elle pleurait aussi, et ce furent les dernières paroles affectueuses que j'entendis.... Deux ans se passèrent, et mon cœur se flétrit et se dessécha comme le sable.... jusqu'à ce que je vous aie vue.... Votre amour fut pour moi une résurrection.... Vous me rappeliez d'entre les morts. Depuis, j'ai été un homme nouveau. Et, maintenant, sachez-le bien, Élisa, je vais peut-être verser la dernière goutte de mon sang.... Mais ils ne vous arracheront point à moi.... Pour vous prendre, il faudra passer sur mon cadavre.

—Oh! que Dieu ait pitié de nous, dit Élisa. S'il voulait seulement nous permettre de sortir de ce pays.... c'est tout ce que nous lui demandons.

—Dieu est-il de leur côté? dit Georges, songeant moins à parler à sa femme qu'à épancher ses amères pensées. Voit-il tout ce qu'ils font? comment permet-il que de telles choses arrivent?... Ils disent que la Bible est pour eux! C'est le pouvoir qui est pour eux. Ils sont riches, heureux; ils sont membres des églises; ils s'attendent à aller au ciel. Ils ont tout ce qu'ils veulent dans ce monde, et d'autres chrétiens, pauvres, honnêtes et fidèles, aussi bons et meilleurs qu'eux, sont couchés dans la poussière, sous leurs pieds! Ils les achètent, les vendent! Ils trafiquent du sang de leur cœur, de leurs soupirs et de leurs larmes.... et Dieu le permet!

—Ami Georges, dit Siméon du fond de la cuisine, écoute ce psaume, il te fera du bien.»

Georges approcha sa chaise de la porte, et Élisa, essuyant ses larmes, s'approcha aussi pour écouter; et Siméon lut:

«Pour moi, mes pieds m'ont presque manqué, et j'ai failli tomber en marchant;

«Parce que j'ai eu de vaines pensées, en voyant la prospérité des méchants.

«Ils ne participent point aux travaux et aux misères des autres hommes.

«C'est pourquoi l'orgueil les entoure comme une chaîne.

«La violence les couvre comme un vêtement.

«Leurs yeux sont remplis d'insolence, et ils ont plus que leur cœur ne peut désirer.

«Et ils sont corrompus, et ils tiennent de méchants discours au sujet de la servitude: leurs discours sont superbes!

«C'est pourquoi le peuple, se retournant et voyant la coupe pleine, se dit:

«Dieu voit-il? Y a-t-il quelque savoir dans le Très-Haut?»

—N'est-ce pas ainsi, ajouta Siméon, n'est-ce pas ainsi que Georges pense?

—Oui, répondit Georges, j'aurais pu écrire cela moi-même.

—Écoute donc encore, reprit Siméon.

«Quand j'eus ces pensées, elles me furent amères. Mais j'entrai dans le sanctuaire de Dieu, et je compris.

«Seigneur! tu les as placés dans des endroits glissants, tu les as précipités vers la destruction.

«Comme le rêve d'un homme qui s'éveille, ô Dieu! en te réveillant tu briseras leur image!

«Cependant je suis continuellement avec toi, et tu m'as tenu par la main droite.

«Tu me guideras par tes conseils et tu me recevras dans ta gloire!

«Il est bon à moi de m'attacher à mon Dieu. J'ai mis mon espérance dans le Seigneur Dieu.»

Ces paroles de la sagesse divine, prononcées par la bouche amie du vieillard, passèrent, comme une musique sacrée, sur l'âme malade et irritée du jeune homme: et, sur ses beaux traits, une expression de douceur soumise remplaça la haine farouche.

«Si ce monde était tout, Georges, reprit Siméon, tu pourrais en effet demander où est le Seigneur. Mais souvent ce sont ceux-là même qui ont eu le moins ici-bas qu'il choisit pour les placer dans son royaume! Mets ta confiance en lui, peu importe ce qui t'arrivera ici; tout sera remis à sa place un jour.»

Si ces paroles eussent été prononcées par quelque orateur à son aise, indulgent pour lui-même, qui les eût laissées tomber de sa bouche comme des fleurs de rhétorique à l'usage des malheureux, elles n'auraient pas produit grand effet; mais, venant d'un homme qui chaque jour, et avec un calme suprême, bravait l'amende et la prison pour la cause de Dieu et de l'homme, elles avaient un poids qui faisait tout céder. Les deux pauvres fugitifs sentaient le calme et la force pénétrer dans leur âme.

Rachel prit alors Élisa par la main et la conduisit à table. On frappa un petit coup à la porte: Ruth entra.

«J'ai couru, dit-elle, pour apporter à l'enfant ces trois petites paires de bas propres, chauds et en laine. Il fait si froid, tu sais, au Canada!... Toujours du courage, Élisa!» dit-elle en se mettant à table auprès de la jeune femme, et lui serrant affectueusement la main.

Et elle glissa un gâteau entre les doigts d'Henri.

«Je lui en ai apporté d'autres, dit-elle en fouillant dans sa poche.... Les enfants, tu sais, ça mange toujours!

—Oh! dit Élisa, que vous êtes bonne!

—Voyons, Ruth, assieds-toi et soupe, dit Rachel.

—Impossible! Imagine-toi, j'ai laissé John avec le baby.... et des gâteaux au four.... Si je m'arrête une minute, John va laisser brûler les gâteaux et donner à l'enfant tout ce qu'il y a de sucre à la maison. C'est son caractère, dit la petite quakeresse en riant. Ainsi, adieu Élisa! adieu Georges! que Dieu protége votre voyage!...»

Et elle disparut en sautillant.

Un moment après, une grande voiture couverte s'arrêta devant la porte. La nuit était claire et toute scintillante d'étoiles. Phinéas sauta vivement à bas de son siége pour faire placer les voyageurs. Georges sortit; il tenait son enfant d'une main, sa femme de l'autre. Son pas était ferme, son visage plein de courage et de résignation. Rachel et Siméon venaient après lui.

«Descendez un peu, vous autres, dit Phinéas à ceux qui se trouvaient déjà dans la voiture, que j'arrange le fond pour les femmes et pour l'enfant.

—Voilà deux peaux du buffle, dit Rachel, mets-les sur le banc; les cahots sont durs, la nuit.»

John descendit le premier et aida sa mère à descendre. Il en prenait le soin le plus touchant. La pauvre femme jetait partout des regards inquiets, comme si elle se fût attendue à voir à chaque instant arriver ses persécuteurs.

«Jim, vos pistolets! dit Georges à voix basse. Et vous savez ce que nous ferons, si on nous attaque....

—Si je le sais! dit Jim en montrant sa large poitrine et en respirant vaillamment.... Ne craignez rien, je ne leur laisserai pas reprendre ma mère!»

Pendant qu'il échangeait ces quelques mots, Élisa avait pris congé de sa bonne amie Rachel. Siméon la plaça dans la voiture, et elle s'y installa dans le fond avec son enfant. La vieille femme vint se placer à côté d'elle. Georges et Jim se placèrent devant elle sur un banc grossier, et Phinéas sur le siége.

«Adieu, mes amis! dit Siméon.

—Dieu vous bénisse!» répondit-on.

Et la voiture partit en faisant craquer le sol gelé sous les roues.

Il n'y avait pas moyen de causer.

On roula à travers les chemins du bois à demi défriché; on franchit de larges plaines, on gravit des collines, on descendit dans les vallées, et les heures passaient.

L'enfant s'endormit bientôt et tomba lourdement sur le sein de sa mère. La pauvre vieille négresse oublia ses craintes, et, vers le point du jour, Élisa elle-même ferma les yeux. Phinéas était le plus gai de la compagnie; il sifflait, pour abréger la route, certains airs un peu profanes... pour un quaker.

Vers trois heures, l'oreille de Georges saisit le bruit vif et rapide d'un sabot de cheval; il donna un coup de coude à Phinéas, qui arrêta pour écouter.

«Ce doit être Michaël; je reconnais le galop de son bidet.»

Il se leva et regarda avec une certaine inquiétude.

Ils aperçurent, au sommet d'une colline assez éloignée, un homme qui venait vers eux à fond de train.

«C'est lui!» dit Phinéas.

Georges et Jim sautèrent à bas avant de savoir trop ce qu'ils allaient faire; ils se tournèrent silencieusement du côté où ils voyaient venir le messager attendu. Il avançait toujours; une hauteur le déroba un instant, mais ils entendaient toujours l'allure précipitée: enfin on l'aperçut au sommet d'une éminence, et à portée de la voix.

«Oui! c'est Michaël. Holà! ici, par ici, Michaël!

—Phinéas! est-ce toi?

—Oui.

—Quelle nouvelle? Viennent-ils?

—Ils sont derrière moi, huit ou dix! échauffés par l'eau-de-vie, jurant, écumant comme autant de loups.»

A peine avait-il parlé qu'une bouffée de vent apporta le bruit du galop de leurs chevaux.

«Remontez! Vite, vite en voiture, dit Phinéas. Si vous voulez combattre, attendez que je vous choisisse l'endroit....»

Ils remontèrent. Phinéas lança les chevaux au galop. Michaël se tenait à côté d'eux. Les femmes entendaient.... elles voyaient dans le lointain une troupe d'hommes, dont la silhouette brune se découpait sur les bandes roses du ciel matinal. Encore une colline franchie, et les ravisseurs allaient apercevoir la voiture, si reconnaissable à la blancheur de sa bâche.... On entendit un cri de triomphe brutal.... Élisa, prête à se trouver mal, serrait son enfant sur son cœur; la vieille femme priait et soupirait; Georges et Jim saisirent leurs pistolets d'une main convulsive.

Les ennemis gagnaient du terrain; la voiture tourna brusquement et s'arrêta près d'un bloc de rochers escarpés, surplombants, dont la masse solitaire s'élevait au milieu d'un vaste terrain doux et uni. Cette pyramide isolée montait, gigantesque et sombre, dans le ciel brillant, et semblait promettre un abri inviolable. Phinéas connaissait parfaitement l'endroit; il y était souvent venu dans ses courses de chasseur. C'était pour l'atteindre qu'il avait si vivement poussé ses chevaux.

«Nous y voilà, dit-il en arrêtant et en sautant à bas du siége.... Allons! tous, vite à terre, et grimpez avec moi dans ces rochers! Michaël, mets ton cheval à la voiture et va chez Amariah; ramène-le avec quelques-uns des siens pour dire un mot à ces drôles!»

En un clin d'œil tout le monde fut descendu.

«Par ici, dit Phinéas, en attrapant le petit Henri; par ici, prenez la femme! et, si jamais vous avez su courir, courez maintenant!»

L'exhortation était au moins inutile; en moins de temps que nous ne saurions le dire, la haie fut franchie, la petite troupe s'élançait vers les rochers, tandis que Michaël, suivant le conseil de Phinéas, s'éloignait rapidement.

«Avancez, dit Phinéas, au moment où, déjà plus près du rocher, ils distinguaient, aux lueurs mêlées de l'aube et des étoiles, la trace d'un sentier âpre, mais nettement marqué, qui conduisait au cœur du roc. Voilà une de nos cavernes de chasse.... Venez!»

Phinéas allait devant, bondissant comme une chèvre, de pic en pic, et portant l'enfant dans ses bras. Jim venait ensuite, chargé de sa vieille mère. Georges et Élisa fermaient la marche.

Les cavaliers arrivèrent à la haie, et descendirent en proférant des cris et des serments; ils se préparaient à suivre les fugitifs. Après quelques minutes d'escalade, ceux-ci se trouvèrent au sommet du roc. Le sentier passait alors à travers un étroit défilé où l'on ne pouvait marcher qu'un de front. Tout à coup ils arrivèrent à une crevasse d'à peu près trois pieds de large et de trente pieds de profondeur, qui séparait en deux la masse des rochers; précipice escarpé, perpendiculaire comme les murs d'un château fort. Phinéas franchit aisément la crevasse et déposa l'enfant sur un épais tapis de mousse blanche.

«Allons, allons, vous autres, sautez tous! il y va de la vie....»

Et ils sautèrent, en effet, l'un après l'autre. Quelques fragments de rochers, formant comme un ouvrage avancé, les dérobaient au regard des assaillants.

«Bien! nous voici tous, dit Phinéas, avançant la tête au-dessus de ce rempart naturel pour suivre le mouvement de l'ennemi.»

L'ennemi s'était engagé dans les rochers.

«Qu'ils nous attrapent s'ils peuvent; mais ils vont être obligés de marcher un à un entre ces rochers, à la portée de nos pistolets.... Vous voyez bien, enfants!

—Oui, je vois bien, dit Georges; mais, comme ceci nous est une affaire personnelle, laissez-nous seuls en courir le risque et seuls combattre.

—Mon Dieu! Georges, combats tout à ton aise, dit Phinéas en mâchant quelque feuille de mûrier sauvage, mais tu me laisseras bien le plaisir de regarder, j'imagine. Vois-les donc délibérer et lever la tête, comme des poules qui vont sauter sur le perchoir. Ne ferais-tu pas bien de leur dire un mot d'avertissement avant de les laisser monter?... Dis-leur seulement qu'on va tirer dessus!»

La troupe, que l'on pouvait maintenant très-nettement distinguer, se composait de nos anciennes connaissances, Tom Loker et Marks, de deux constables et d'un renfort de chenapans, recrutés à la taverne pour quelques verres d'eau-de-vie.

«Eh bien, Tom, dit l'un d'eux, vos lapins sont joliment pris!...

—Oui, les voici là-haut.... et voici le sentier.... Il faut marcher.... ils ne vont pas sauter du haut en bas, ils sont pris!

—Mais, Tom, ils peuvent tirer sur nous de derrière les rochers, et ce ne serait pas agréable du tout!

—Fi donc! reprit Tom d'un air railleur, toujours penser à votre peau! il n'y a pas de danger; les nègres ont trop peur.

—Je ne vois pas pourquoi je ne penserais pas à ma peau, fit Marks, je n'en possède pas de meilleure.... Quelquefois les nègres se battent comme des diables.»

En ce moment Georges apparut au sommet du rocher, et d'une voix calme et claire:

«Messieurs, dit-il, qui êtes-vous et que voulez-vous?

—Nous venons reprendre un troupeau de nègres en fuite, dit Loker, Georges et Élisa Harris et leur fils, Jim Selden et une vieille femme. Nous avons avec nous des constables et un warrant[15] pour les prendre.... et nous allons les prendre. Vous entendez? Êtes-vous Georges Harris, appartenant à M. Harris, du comté de Shelby, dans le Kentucky?

—Je suis Georges Harris. Un monsieur Harris, du Kentucky, dit que je suis à lui. Mais maintenant je suis un homme libre, sur le sol libre de Dieu! et je revendique comme miens ma femme et mon enfant. Jim et sa mère sont ici.... Nous avons des armes pour nous défendre.... et nous comptons nous défendre. Vous pouvez monter si vous voulez.... mais le premier qui se montre à la portée de nos balles est un homme mort, et le second aussi, et le troisième, et ainsi de suite jusqu'au dernier.

—Allons, allons! jeune homme, dit un personnage court et poussif qui s'avança en se mouchant, tous ces discours ne sont pas convenables dans votre bouche. Vous voyez que nous sommes des officiers de justice.... nous avons la loi de notre côté, et le pouvoir, et tout! Ce que vous avez de mieux à faire, voyez-vous, c'est de vous rendre paisiblement.... aussi bien tôt ou tard il va falloir que vous en veniez là!

—Je sais bien que vous avez le pouvoir et la loi de votre côté, répondit Georges avec amertume.... Vous voulez vous emparer de ma femme, pour la vendre à la Nouvelle-Orléans. Vous voulez étaler mon fils comme un veau dans le parc d'un marchand! Vous voulez renvoyer la vieille mère de Jim à la bête brute qui la fouettait et qui la maltraitait, parce qu'elle ne pouvait pas maltraiter Jim lui-même. Moi et Jim, vous voulez nous rendre au fouet et à la torture.... Vous voulez nous faire écraser sous le talon de ceux que vous appelez nos maîtres.... et vos lois vous protégent.... Eh bien! honte à vos lois et à vous! Mais vous ne nous tenez pas encore! Nous ne reconnaissons pas vos lois, nous ne reconnaissons pas votre pays. Nous sommes ici sous le ciel de Dieu, aussi libres que vous-mêmes; et, par ce grand Dieu qui nous a faits, je vous le jure, nous allons combattre pour notre liberté jusqu'à la mort!»

Pendant qu'il faisait cette déclaration d'indépendance, Georges se tenait debout, en pleine lumière, sur le rocher. Les rayons de l'aurore éclairaient son visage basané; l'indignation suprême et le désespoir mettaient des flammes dans ses yeux, et en parlant il élevait sa main vers le ciel comme s'il en eût appelé de l'homme à la justice de Dieu.

Ah! si Georges eût été quelque jeune Hongrois défendant au milieu de ses montagnes la retraite des proscrits fuyant l'Autriche pour gagner l'Amérique.... on eût appelé cela un sublime héroïsme! Mais, comme Georges n'était qu'un Africain, défendant une retraite des États-Unis au Canada, nous sommes trop bien élevés et trop patriotes pour voir là aucune espèce d'héroïsme.

Si quelques-uns de nos lecteurs y veulent en trouver malgré nous, que ce soit à leurs risques et périls! Oui, quand les Hongrois désespérés échappent aux autorités légitimes de leur pays, la presse et le gouvernement américain sonnent en leur faveur des fanfares de triomphe et leur souhaitent la bienvenue.... Mais, quand les nègres fugitifs font la même chose, c'est.... oui! qu'est-ce que c'est?

N'importe! Ce qu'il y a de certain, c'est que l'attitude, l'œil, la voix, tout l'orateur, enfin, réduisit au silence la troupe de Tom Loker. Il y a dans l'intrépidité et le courage quelque chose qui fascine un moment même la plus grossière nature. Marks fut le seul qui n'éprouva aucune émotion. Il arma résolûment son pistolet, et, pendant l'instant de silence qui suivit le discours de Georges, il fit feu sur lui.

«Vous savez, dit-il en essuyant son pistolet sur sa manche, qu'on aura autant pour lui mort que vivant!»

Georges fit un bond en arrière. Élisa poussa un cri terrible. La balle avait passé dans les cheveux du mari et effleuré la joue de la femme; elle alla s'enfoncer dans un arbre.

«Ce n'est rien, Élisa, dit Georges vivement.

—Ce sont des gueux! dit Phinéas.... Mais, au lieu de faire des discours, tu ferais mieux de te mettre à l'abri.

—Attention, Jim! dit Georges, voyez vos pistolets, gardons le passage; le premier homme qui se montre est à moi: vous prendrez le second.... il ne faut pas perdre deux coups sur le même....

—Mais si vous ne touchez pas?

—Je toucherai, fit Georges avec assurance.

—Il y a de l'étoffe dans cet homme-là,» murmura Phinéas entre ses dents.

Cependant, après le coup de pistolet de Marks, les assaillants s'arrêtèrent irrésolus.

«Vous devez en avoir frappé un, dit-on à Marks, j'ai entendu un cri.

—Je vais en prendre un autre, moi, dit Tom. Je n'ai jamais eu peur des nègres; je ne vais pas commencer aujourd'hui. Qui vient après moi?» et il s'élança dans les rochers.

Georges entendit très-distinctement toutes ces paroles. Il dirigea son pistolet vers le point du défilé où le premier homme allait paraître.

Un des plus courageux de la bande suivait Tom; les autres venaient après; les derniers poussaient même les premiers un peu plus vite que ceux-ci n'eussent voulu. Ils approchaient; bientôt la forme massive de Tom apparut au bord de la crevasse.

Georges fit feu; la balle pénétra dans le flanc; mais Tom, avec le mugissement d'un taureau affolé, franchit l'espace béant et vint tomber sur la plate-forme du rocher.

«Ami, dit Phinéas, en se mettant tout à coup devant sa petite troupe et arrêtant Tom au bout de ses longs bras, on n'a pas du tout besoin de toi ici!»

Loker tomba dans le précipice, roulant au milieu des arbres, des buissons, des pierres détachées, jusqu'à ce qu'il arrivât au fond, brisé et gémissant. La chute l'aurait tué, si elle n'eût été amortie par des branches qui le retinrent à demi; mais elle n'en fut pas moins assez lourde.

«Miséricorde! ce sont de vrais démons!» fit Marks guidant la retraite à travers les rochers avec beaucoup plus d'empressement qu'il n'en avait mis à monter à l'assaut. Toute la bande le suivit précipitamment. Le gros constable courait à perdre haleine.

«Camarades, dit Marks, faites le tour et allez chercher Tom; moi je vais prendre mon cheval et aller querir du secours....»

Et, sans écouter les sarcasmes et les huées, Marks joignit l'action à la parole et détala.

«Quelle vermine! dit un des hommes.... On vient pour ses affaires, et il décampe.

—Voyons! reprit un autre, allons chercher cet individu; peu m'importe qu'il soit mort ou vivant!»

Conduits par les gémissements de Tom, s'aidant des branches et des buissons, ils descendirent jusqu'au pied du précipice où le héros gisait étendu, soupirant et jurant tour à tour avec une égale véhémence.

«Vous criez bien fort, Tom, vous devez être moulu!

—Je ne sais pas. Soulevez-moi! pouvez-vous? Malédiction sur le quaker! Sans lui j'en aurais jeté quelques-uns du haut en bas.... pour voir si ça leur aurait plu!»

On lui aida à se lever, on le prit par les épaules, et on le conduisit ainsi jusqu'aux chevaux.

«Si vous pouviez seulement me ramener à un mille d'ici, jusqu'à cette taverne! Donnez-moi un mouchoir de poche, quelque chose.... pour mettre sur cette plaie et arrêter le sang!»

Georges regarda par-dessus les rochers, il vit qu'ils s'efforçaient de le mettre sur son cheval; après deux ou trois efforts inutiles, il chancela et tomba lourdement sur le sol.

«J'espère qu'il n'est pas mort, dit Élisa, qui, avec ses compagnons, surveillait toute cette scène.

—Pourquoi non? dit Phinéas; il n'aurait que ce qu'il mérite!

—Mais après la mort vient le jugement! dit Élisa.

—Oui! dit la vieille femme, qui avait gémi et crié à la façon des méthodistes pendant toute l'affaire. Oui, c'est un bien mauvais cas pour l'âme du pauvre homme!

—Sur ma parole! je crois qu'ils l'abandonnent,» dit Phinéas.

C'était vrai. Après avoir réfléchi et s'être consultés un instant, ils avaient repris les chevaux et s'étaient retirés.

Quand ils eurent disparu, Phinéas commença à se remuer un peu.

«Voyons, dit-il, il faut descendre et marcher. J'ai dit à Michaël d'aller à la ferme, de nous ramener des secours, et de revenir avec la voiture, mais je pense que nous devons marcher un peu au-devant de lui. Dieu veuille qu'il soit bientôt ici! il est de bonne heure. Nous ne tarderons pas à le rejoindre; nous ne sommes pas à plus de deux milles de notre station. Si la route n'avait pas été si dure cette nuit, nous aurions pu les éviter.»

En s'approchant de la haie, Phinéas aperçut la voiture, qui revenait avec les amis.

«Bon! s'écria-t-il joyeusement, voilà Michaël, Stéphen et Amariah.... Maintenant nous voici en sûreté, comme si nous étions arrivés là-bas!

—Alors, arrêtons-nous un peu, dit Élisa, faisons quelque chose pour ce pauvre homme qui gémit si fort....

—Ce ne serait faire que notre devoir de chrétien, dit Georges; prenons-le et emportons-le avec nous.

—Et nous le soignerons parmi les quakers, dit Phinéas; c'est bien, cela! je ne m'y oppose certes pas! Voyons-le!»

Et Phinéas qui, dans sa vie de chasseur et de maraudeur, avait acquis certaine notion de la chirurgie primitive, s'agenouilla auprès du blessé et commença un examen attentif.

«Marks, dit Tom d'une voix faible.... est-ce vous, Marks?

—Non, ami, ce n'est pas lui, dit Phinéas; il s'inquiète bien plus de sa peau que de toi.... Il y a longtemps qu'il est parti!

—Je crois que je suis perdu! dit Tom.... le maudit chien qui me laisse mourir seul!... Ma pauvre vieille mère m'a toujours dit que cela finirait ainsi.

—Oh! là! Écoutez cette pauvre créature: il appelle maman! je ne puis m'empêcher d'en avoir pitié, dit la bonne négresse.

—Doucement! dit Phinéas, sois tranquille, ne fais pas le méchant. Tu es perdu si je ne parviens pas à arrêter le sang.»

Et Phinéas s'occupa de tous ses petits arrangements chirurgicaux, assisté de toute la compagnie.

«C'est vous qui m'avez précipité, lui dit Tom d'une voix faible.

—Mais sans cela tu nous aurais précipités nous-mêmes, tu vois bien! dit Phinéas en appliquant le bandage. Allons, allons, laisse-moi panser cela; nous n'y entendons pas malice, nous autres; nous te voulons du bien. Nous allons te mener dans une maison où l'on te gardera comme si c'était ta mère.»

Tom poussa un gémissement et ferma les yeux.... Dans les hommes de cette espèce, le courage est tout à fait physique: il s'échappe avec le sang qui coule.... Le géant faisait pitié dans son abandon....

Cependant Michaël était là avec la voiture: on tira les bancs, on doubla les peaux de buffle, on les plaça d'un seul côté, et quatre hommes, avec de grands efforts, placèrent Tom dans la voiture. Il s'évanouit entièrement. La vieille négresse, tout émue, s'assit au fond et mit la tête du blessé sur ses genoux; Élisa, Georges et Jim se casèrent comme ils purent, et l'on repartit.

«Que pensez-vous de lui? dit Georges à Phinéas auprès de qui il s'était assis sur le siége.

—Cela va bien; les chairs seules sont atteintes, mais la chute a été rude; il a beaucoup saigné, ça lui a retiré des forces et du courage. Il reviendra, et ceci lui apprendra peut-être une chose ou deux....

—Je suis heureux, dit Georges, de vous entendre parler ainsi. C'eût toujours été un poids pour moi d'avoir causé sa mort.... même dans une si juste cause!

—Oui, dit Phinéas, tuer est une mauvaise chose, de quelque façon que ce soit.... homme ou bête.... Dans mon temps, j'ai été un grand chasseur.... Un jour j'ai vu tomber un daim.... il allait mourir. Il me regardait avec un œil!... on sentait que c'était mal de l'avoir tué! Les créatures humaines, c'est encore pire, parce que, comme dit ta femme: «Après la mort, vient le jugement!» Je ne trouve pas nos idées à nous trop sévères là-dessus.

—Que ferons-nous de ce pauvre diable? dit Georges.

—Nous allons le conduire chez Amariah! Il y a là la grand'maman Stéphens Dorcas, comme ils l'appellent; c'est la meilleure garde-malade.... En quinze jours elle le rétablira.»

Une heure après, nos voyageurs arrivaient dans une jolie ferme, où les attendait un excellent déjeûner. Tom fut déposé avec soin sur un lit plus propre et plus doux que ceux dont il se servait d'habitude. Sa blessure fut pansée et bandée: comme un enfant fatigué, il ouvrait et fermait languissamment ses yeux, et les reposait sur les rideaux blancs de ses fenêtres pendant que les joyeux amis glissaient devant lui dans sa chambre de malade.


CHAPITRE XVIII.

Expériences et opinions de miss Ophélia.

Notre ami Tom, dans ses rêveries naïves, comparait sa position d'esclave heureux à celle de Joseph en Égypte. En effet, avec le temps, et à mesure qu'il se révélait de plus en plus à son maître, le parallèle devenait juste de plus en plus.

Saint-Clare était indolent de sa nature et n'avait aucun souci de l'argent. Jusque-là le marché et l'approvisionnement avaient été confiés aux soins d'Adolphe, aussi insouciant lui-même et aussi extravagant que son maître. Avec eux la dissipation et le gaspillage allaient leur train. Tom, en entrant chez Saint-Clare, accoutumé depuis des années à regarder la fortune de ses maîtres comme une chose livrée à sa garde, Tom voyait avec un malaise qu'il ne pouvait dissimuler toutes les dépenses de la maison, et, avec cette habileté dans l'emploi des insinuations détournées, que possèdent les gens de sa classe, il faisait parfois d'humbles remontrances.

Saint-Clare ne se servit d'abord de lui que par hasard; mais, frappé de son merveilleux bon sens et de son intelligence des affaires, il se confia à lui de plus en plus, jusqu'à ce qu'il en fit une sorte d'intendant.

«Non! non! laissez faire Tom, disait-il un jour à Adolphe qui se plaignait de voir sortir le pouvoir de ses mains. Nous ne connaissons que les besoins, Tom connaît les prix!... Petit à petit on voit la fin de son argent, si on n'y prend pas garde.»

Investi de la confiance sans bornes d'un maître négligent, qui lui remettait des billets sans en regarder le chiffre, et qui recevait le change sans compter, Tom avait toutes les facilités et toutes les tentations de l'infidélité; il lui fallait pour se sauver toute l'honnête simplicité de sa nature, raffermie encore par la foi chrétienne. Mais pour lui la confiance devenait un lien de plus, et une obligation nouvelle.

Avec Adolphe, tout le contraire était arrivé. Léger, indifférent, ne se sentant pas retenu par un maître qui trouvait l'indulgence plus facile que l'ordre, Adolphe en était venu à confondre d'une si étrange façon le tien et le mien, vis-à-vis de son maître, que Saint-Clare lui-même commençait à s'en effrayer. Son bon sens l'avertissait qu'une telle conduite était à la fois injuste et dangereuse.

Il n'était pas assez fort pour en changer; mais il portait ou il lui semblait porter en lui-même une sorte de remords chronique qui aboutissait finalement à une indulgence toujours grande. Il passait légèrement sur les fautes les plus graves, parce qu'il se disait que ses esclaves feraient mieux leur devoir si lui-même avait mieux fait le sien.

Tom avait pour son jeune et beau maître un singulier mélange de respect, de dévouement et de sollicitude paternelle. Il remarquait qu'il ne lisait jamais la Bible, qu'il n'allait point à l'église, qu'il plaisantait de tout, qu'il allait au théâtre, même le dimanche! qu'il fréquentait les clubs, les soupers fins, qu'il buvait! Tom remarquait cela comme tout le monde, et Tom avait la conviction que son maître n'était pas chrétien. Cette conviction, Tom n'aurait voulu l'avouer à personne; mais elle était pour lui l'occasion et la cause de bien des peines, quand il était renfermé dans sa petite chambre.

Ce n'est pas que Tom ne sût exprimer sa pensée avec une certaine habileté d'insinuation. Une nuit, Saint-Clare, après un festin, avec des convives choisis, rentrait au logis entre une ou deux heures, dans un état où il n'était que trop évident que la matière l'emportait sur l'esprit. Tom et Adolphe le mirent au lit. Le dernier était enchanté, il trouvait le tour excellent.... il riait de tout son cœur de la naïve désolation de Tom, qui resta toute la nuit éveillé, priant pour son jeune maître.

«Pourquoi ne vous êtes-vous pas couché, Tom? lui demandait le lendemain Saint-Clare, en pantoufles et en robe de chambre dans sa bibliothèque. Y a-t-il quelque chose qui vous inquiète? ajouta-t-il, voyant que Tom attendait toujours. Il se rappelait qu'il lui avait donné des ordres et remis de l'argent.

—J'en ai peur, maître,» dit Tom avec une mine grave.

Saint-Clare laissa tomber son journal, posa sa tasse de café et regarda Tom.

«Eh bien! Tom, qu'est-ce? vous êtes solennel comme un tombeau!

—Oui! je suis bien malheureux, maître! J'avais toujours pensé que mon maître était bon pour tout le monde.

—Eh bien! est-ce que?... Voyons, que vous faut-il? Vous avez oublié quelque commission.... Vous faites une préface!

—Mon maître a toujours été bien bon pour moi, je ne demande rien.... ce n'est pas cela.... Il n'y a qu'une chose en quoi mon maître n'est pas bon....

—Allons, que vous êtes-vous mis dans la tête? Parlez; voyons, expliquez-vous.

—La nuit dernière, entre une ou deux heures, je réfléchissais à cela.... Je me disais: Le maître n'est pas bon pour lui-même.»

Tom dit ces mots en se retournant et en mettant la main sur le bouton de la porte.

Saint-Clare se sentit rougir, puis il se mit à rire.

«Ah! c'est tout? fit-il gaiement.

—Tout! dit Tom en se retournant tout d'un coup et en tombant sur ses genoux.... O mon cher maître!... j'ai peur que vous ne veniez à perdre tout! tout! corps et âme. Le bon livre dit: «Le péché mord comme un serpent et pique comme une vipère!»

La voix de Tom tremblait dans sa gorge, et les larmes ruisselaient le long de ses joues.

«Pauvre fou! dit Saint-Clare, qui se sentait aussi des larmes dans les yeux. Relevez-vous, Tom, je ne mérite pas que l'on pleure pour moi.»

Mais Tom ne se retirait pas.... il paraissait toujours supplier.

«Soit, Tom, je ne veux plus partager leurs folies. Non, sur l'honneur, je ne veux plus. Il y a longtemps que je les déteste, et que je me déteste moi-même à cause d'elles. Ainsi, Tom, séchez vos yeux et allez à vos affaires.... Voyons, voyons, pas de bénédictions.... je ne suis déjà pas si bon!... Et il mit doucement Tom à la porte de la bibliothèque.... Je vous jure, Tom, que vous ne me reverrez jamais dans cet état!»

Tom s'en alla, essuyant ses yeux et la joie dans l'âme.

«Je lui tiendrai parole,» dit Saint-Clare en le voyant partir.

Et cette parole fut tenue.

Les grossièretés du sensualisme n'avaient jamais été la tentation dangereuse de Saint-Clare.

Mais qui donc pourra maintenant énumérer les tribulations de toutes sortes de notre amie Ophélia, chargée de gouverner une maison du sud?

Il y a une différence profonde entre les esclaves des divers établissements du sud: cette différence tient toujours au caractère et au mérite de la maîtresse de maison.

Dans le sud, aussi bien que dans le nord, il y a des femmes qui ont à un haut degré la science de commander et l'art d'élever les esclaves. Avec une apparente facilité, sans déploiement de rigueur, elles se font obéir. Elles établissent l'ordre et l'harmonie entre les diverses capacités qu'elles gouvernent, corrigeant, par l'excès de l'une, l'insuffisance de l'autre, jusqu'à ce qu'elles rencontrent l'équilibre du système.

Telle était, par exemple, Mme Shelby.

Si de telles maîtresses de maison sont rares dans le sud, c'est qu'à vrai dire elles sont rares dans le monde entier. On en trouve autant dans le sud que partout ailleurs; et, quand elles s'y rencontrent, l'état social du pays leur donne l'occasion de déployer toute leur habileté.

Ni Marie Saint-Clare, ni sa mère avant elle, ne sauraient être rangées dans cette catégorie privilégiée.

Elle était indolente, sans esprit de conduite, sans résolution prise à l'avance. Elle avait des esclaves en qui se retrouvaient les mêmes défauts. Elle n'avait que trop fidèlement dépeint à miss Ophélia l'état de sa maison; seulement elle n'en avait pas dit la cause.

Le premier jour de son administration, miss Ophélia fut debout à quatre heures, et, après avoir fait le ménage de sa propre chambre, ce qu'elle faisait toujours depuis son arrivée chez Saint-Clare, au grand étonnement de sa femme de chambre, elle se mit en devoir de commencer une sévère inspection sur les armoires et cabinets dont elle avait les clefs.

L'office, la lingerie, la porcelaine, la cuisine, le cellier furent passés en revue ce jour-là. Que de mystères cachés furent découverts! on s'effraya, on s'alarma, on murmura contre les façons de ces dames du nord.

La vieille Dinah, passée cordon-bleu, directrice générale au département de la cuisine, se mit en grande colère contre ces empiétements sur son pouvoir. Les barons féodaux, aux temps de la Grande Charte, n'éprouvèrent pas de plus vif ressentiment en présence des usurpations de la couronne.

Dinah était un caractère. Ce serait outrager sa mémoire que de ne pas donner d'elle une juste idée au lecteur. Elle était née cuisinière aussi bien que Chloé. Le talent de la cuisine est un mérite indigène dans la race africaine. Mais Chloé était dirigée, commandée; elle avait sa place dans une hiérarchie. Dinah était au contraire un génie prime-sautier, et, comme tous les génies en général, elle était passionnée, entêtée, sujette au caprice. Pareille en cela à une certaine catégorie de philosophes modernes, Dinah méprisait souverainement la logique et la raison; elle s'en rapportait à l'intuition instinctive. L'instinct était pour elle une forteresse imprenable. Ni le talent, ni l'autorité, ni la raison ne pouvaient faire croire qu'il y eût au monde un système qui valût le sien, ou qu'elle dût modifier sa pratique dans les plus légers détails. Ce point avait été concédé par son ancienne maîtresse, et miss Marie, comme elle appelait toujours Mme Saint-Clare, même après son mariage, avait mieux aimé se soumettre que de lutter. Ainsi Dinah avait un pouvoir absolu. Sa position était d'autant plus aisément conservée qu'elle était passée maîtresse en science diplomatique, unissant l'obséquiosité des manières à l'inflexibilité des principes.

Dinah avait l'art suprême des explications et des excuses. La cuisinière est infaillible! Voilà un de ses axiomes. Ajoutons que, dans une maison du sud, une cuisinière trouve toujours autour d'elle une foule de têtes et d'épaules sur lesquelles elle peut faire retomber ses péchés pour garder intacte sa pureté immaculée. Chaque erreur avait cinquante causes étrangères à Dinah; chaque faute, cinquante coupables qu'elle punissait avec un zèle sans égal.

Mais, en dernière analyse, on n'avait presque jamais rien à lui reprocher.... Elle se distinguait par les résultats. Elle suivait bien des routes sinueuses et détournées, mais elle arrivait; elle ne tenait compte ni du temps ni du lieu.... Sa cuisine était toujours dans un état assez propre à donner l'idée qu'une tempête était chargée d'y mettre tout en ordre; elle avait pour chaque chose autant de places qu'il y a de jours à l'année.... Mais laissez-la faire, ne la poussez pas trop, et vous aller avoir un repas.... à satisfaire un épicurien....

C'était l'heure où commencent les préparatifs du dîner. Mère Dinah, qui avait besoin de réflexion et de repos, et qui, d'ailleurs, prenait toujours ses aises, était assise sur le plancher de sa cuisine, fumant un vieux culot de pipe auquel elle tenait beaucoup, et qu'elle allumait toujours, comme un encensoir, quand elle était à la recherche de l'inspiration. C'est ainsi que Dinah invoquait les muses domestiques.

Autour d'elle étaient assis les divers membres de cette florissante famille qui pullule dans les maisons du sud. Ils écossaient les pois, pelaient les pommes de terre, ou arrachaient le fin duvet des volailles. Dinah, de temps en temps, interrompait sa méditation pour donner un coup de poing sur la tête de quelqu'un de ses jeunes aides, ou envoyer à quelque autre un avertissement au bout de sa cuiller à pouding. En un mot, Dinah faisait ployer toutes ces têtes laineuses sous un sceptre de fer. Elle pensait que tous ces nègres n'avaient d'autre destinée en ce monde que de lui épargner des pas, selon sa propre expression. Elle avait grandi dans cette opinion, et elle la poussait maintenant jusqu'à ses plus lointains développements.

Miss Ophélia, sa tournée faite dans le reste de la maison, arriva donc à la cuisine. Dinah avait appris de diverses sources la réforme qui se préparait; elle était résolue à se tenir sur une ferme défensive, et bien déterminée à opposer à toute nouvelle mesure la force passive de l'inertie.

La cuisine était une vaste pièce, pavée de briques. Une large cheminée à l'ancienne mode en occupait tout un côté. Saint-Clare avait vainement essayé de la remplacer par un fourneau. Dinah n'avait pas voulu. Pas de pusséyste, pas de conservateur d'aucune école n'était plus inflexiblement attaché que Dinah aux abus qui avaient pour eux la sanction du temps.

La première fois que Saint-Clare revint du nord, frappé de l'ordre et de la régularité qui régnait dans la cuisine de son oncle, il avait amplement garni la sienne de buffets, de vaisselliers et de tous les appareils imaginables qu'il croyait capables de venir en aide à Dinah dans ses efforts pour rétablir un peu de symétrie et d'arrangement. Ce fut comme s'il eût importé du nord une pie ou un écureuil. Plus il y eut de buffets et de tiroirs, plus il y eut aussi de trous et de cachettes où Dinah put fourrer ses chiffons, ses peignes, ses vieux souliers, ses rubans, ses fleurs artificielles, et autres objets de fantaisie qui faisaient la joie de son âme.

Quand miss Ophélia entra dans la cuisine, Dinah ne se leva pas; elle continua de fumer avec une tranquillité sublime, suivant tous les mouvements de la vieille fille, obliquement et du coin de l'œil, bien qu'en apparence elle ne s'occupât qu'à surveiller les opérations de ses aides.

Miss Ophélia ouvrit un tiroir.

«Qu'est-ce qu'on met là dedans?

—Toute espèce de choses, missis!» répondit la vieille Dinah.

La réponse paraissait juste: il y avait de tout dans le tiroir. Miss Ophélia en retira d'abord une superbe nappe damassée, toute tachée de sang, qui avait évidemment servi à envelopper de la viande crue.

«Qu'est-ce cela, Dinah? Vous n'enveloppez pas la viande dans le plus beau linge de table de votre maîtresse, j'imagine?

—Oh Dieu! non!... Je n'avais plus de serviettes.... j'ai pris celle-ci pour l'envoyer au blanchissage.... Voilà pourquoi elle est là....

—Étourdie!» dit miss Ophélia en se parlant à elle-même, et elle continua à fureter dans le tiroir.... Elle y trouva une râpe et deux ou trois noix de muscade, un livre de cantiques méthodistes, des madras déchirés, de la laine, un tricot, du tabac, une pipe, des pétards, deux sauciers dorés et de la pommade dedans, de vieux souliers fins, un morceau de flanelle très soigneusement piqué, renfermant de petits oignons blancs, des nappes damassées et de grosses serviettes, des aiguilles à tricoter, et des enveloppes déchirées d'où s'échappaient de ces herbes odoriférantes, à qui le soleil du midi sait donner de si ardents parfums.

«Où mettez-vous vos muscades?» demanda miss Ophélia, du ton d'une personne qui a prié Dieu de lui donner de la patience.

«Partout, missis! Il y en a dans cette tasse fêlée.... il y en a aussi dans cette armoire.

—Il y en a aussi dans la râpe, dit miss Ophélia en les atteignant.

—Oui! je les y ai mises ce matin. J'aime à avoir tout sous la main. Jack! à vos affaires.... pourquoi vous tenir là? attendez.... Et elle brandit sa baguette vers le coupable.

«Qu'est cela? fit miss Ophélia, en atteignant le saucier plein de pommade.

—Oh! c'est ma graisse, je l'ai mise là pour l'avoir sous la main....

—Ah! c'est ainsi que vous employez les sauciers dorés!

—Dam! j'étais si pressée.... je l'aurais retirée un de ces jours....

—Voici du linge de table.

—Ah! je l'avais mis là pour le faire laver.... un de ces jours!

—Mais n'avez-vous point quelque place où mettre ce qui doit être lavé?

—M. Saint-Clare dit qu'il a acheté ce coffre pour cela, mais le couvercle est lourd à lever. Et puis je mets toute sorte de choses dessus, et j'y pétris ma pâte!

—Et pourquoi pas sur cette table faite exprès?

—Hélas, missis! elle est si pleine de vaisselle.... et de choses et d'autres.... qu'il n'y a plus de place....

—Vous devez laver votre vaisselle et l'ôter de là.

—Laver ma vaisselle! s'écria Dinah en prenant les notes aiguës; la colère lui faisait oublier la réserve habituelle de ses manières. Qu'est-ce que les dames connaissent à cela? Je voudrais bien le savoir!... Quand m'sieu aurait-il son dîner, si je passais mon temps à nettoyer et à ranger les plats? Jamais miss Marie ne me parle de cela!

—Voici des oignons!

—Oui: c'est moi qui les ai mis là; je ne me suis pas rappelé.... c'était pour une étuvée; je les ai oubliés dans cette vieille flanelle.»

Miss Ophélia souleva le papier aux herbes odoriférantes.

«Je voudrais bien que missis ne touchât pas à cela, dit Dinah d'un ton déjà plus décidé. J'aime à savoir où sont les choses quand j'en ai besoin.

—Mais vous voyez que le papier est déchiré.

—On prend plus aisément.

—Vous voyez que tout s'éparpille dans le tiroir.

—Sans doute.... si missis ravage tout ainsi!... C'est missis qui a tout éparpillé.... Et Dinah tout émue s'approcha du tiroir. Si missis voulait remonter au salon jusqu'à l'heure où je pourrai ranger.... je vais remettre de l'ordre, mais je ne puis rien faire quand les dames sont là sur mes épaules.... Voyons, Sam! ne donnez donc pas le sucrier à cet enfant.... je vais vous arranger!

—Dinah, je vais, moi, tout ranger dans la cuisine, dit miss Ophélia; et j'espère que vous maintiendrez l'ordre par la suite.

—Ah! ciel! miss Phélia, ce n'est pas aux dames à faire cela. Non, je n'ai jamais vu faire cela aux dames.... ni à ma vieille maîtresse, ni à miss Marie.... non!»

Et Dinah, indignée, marchait à grands pas, tandis que miss Ophélia elle-même, de ses propres mains, rangeait, empilait, frottait, nettoyait, disposait, assortissait les objets, avec une rapidité dont Dinah était comme éblouie.

«Si c'est ainsi que font les dames du nord, ce ne sont pas des dames, fit-elle à quelques-unes de ses satellites, quand miss Ophélia ne put l'entendre. Je fais les choses aussi bien qu'une autre quand c'est l'heure de laver; mais je ne veux pas que les dames se mêlent de mes affaires et les mettent à des places où je ne pourrai pas les retrouver.»

Pour être juste envers Dinah, il faut bien dire qu'à certaines périodes assez régulières elle éprouvait comme un besoin d'ordre intérieur et d'arrangement: c'était ce qu'elle appelait ses grands jours. Alors elle bouleversait le tiroir de fond en comble, vidait les buffets sur la table ou par terre, et la confusion était alors sept fois plus confuse; puis elle allumait sa pipe pour surveiller à loisir ses opérations, se contentant de faire agir la jeune population, qui augmentait notamment le désordre et le trouble de toute chose. Tels étaient les grands jours de Dinah. Dinah s'imaginait qu'elle était l'ordre en personne, et que tout le dérangement venait des esclaves inférieurs. Quand donc les plats d'étain étaient bien écurés, la table blanche comme neige, et tout ce qui pouvait blesser la vue éloigné et caché, Dinah faisait un bout de toilette, mettait un tablier blanc, un turban de madras éclatant, puis elle faisait déguerpir tous nos jeunes drôles de la cuisine, pour tenir tout propre. Du reste, ce zèle périodique n'était pas sans inconvénients: Dinah concevait un tel amour pour l'étain écuré qu'elle ne voulait plus qu'on s'en servît sous aucun prétexte, jusqu'à ce que cette grande ardeur de propreté se fût naturellement refroidie.

En quelques jours, miss Ophélia eut réformé toute la maison; mais ses efforts dans tout ce qui réclamait la coopération des domestiques étaient pareils à ceux de Sisyphe ou des Danaïdes. Un jour, en désespoir de cause, elle en appela à Saint-Clare.

«Il est impossible de mettre aucun ordre parmi ces gens!

—C'est bien vrai.

—Je n'ai jamais vu tant d'étourderie, tant de gaspillage, tant de confusion!

—J'en conviens.

—Vous ne le prendriez pas si froidement, si vous étiez chargé de tenir la maison.

—Chère cousine, comprenez donc une fois pour toutes que, nous autres maîtres, nous sommes divisés en deux classes, les oppresseurs et les opprimés. Nous qui sommes bons et qui détestons d'être sévères, nous nous soumettons à une foule d'inconvénients. Puisque nous voulons entretenir une bande de sacripants dans nos maisons, il faut que nous en subissions les conséquences. Il est bien rare, et il faut pour cela un tact tout particulier, il est bien rare que l'on puisse obtenir l'ordre sans la sévérité. Je n'ai pas ce talent-là; aussi voilà longtemps que je me résigne à laisser aller les choses comme elles vont. Je ne voudrais pas faire fouetter et déchirer ces pauvres diables.... Ils le savent bien.... et peut-être qu'ils en abusent.

—Mais n'avoir ni l'ordre, ni le temps, ni la place de rien! c'est une étourderie sans pareille!

—Ma chère Vermont, vous autres gens du pôle nord, vous faites du temps un cas vraiment ridicule. Qu'est-ce que le temps, je vous prie, pour un homme qui en a deux fois plus qu'il n'en peut employer? Quant à l'ordre, à la régularité, lorsqu'on n'a rien à faire qu'à s'étendre sur un sofa, qu'importe que le déjeuner ou le dîner soit prêt une heure plus tôt ou une heure plus tard? Dinah nous compose de vrais festins, potages, ragoûts, rôti, dessert, crème à la glace, et tout! Elle crée tout cela du chaos et de l'antique nuit! C'est sublime, voyez-vous! mais que le ciel nous bénisse si jamais nous nous avisons de descendre dans la cuisine et de voir les préparatifs.... nous n'oserions plus goûter de rien! Ma bonne cousine, épargnez-vous ce souci; ce serait pire qu'une pénitence catholique[16], et tout aussi inutile. Vous y perdriez votre sérénité d'âme, et vous feriez perdre la tête à Dinah. Qu'elle aille son train!

—Mais, Augustin, vous ne savez pas en quel état j'ai trouvé les choses?

—Vous croyez! Est-ce que je ne sais pas que le rouleau à pâtisserie est sous son lit... la râpe dans sa poche avec son tabac? qu'il y a soixante-cinq sucriers dans autant de trous différents.... qu'elle essuie sa vaisselle un jour avec du linge de table, et le lendemain avec un morceau de sa vieille jupe?... Mais la merveille, c'est qu'elle me fait des dîners superbes, et du café.... quel café! Il faut la juger comme les généraux et les hommes d'État... sur le succès!

—Mais le gaspillage! la dépense!

—Soit! enfermez tout, gardez la clef.... Donnez au fur et à mesure, mais ne vous occupez pas des petits morceaux... c'est encore ce qu'il y a de mieux à faire.

—Eh bien, Augustin, cela m'inquiète.... Je me demande quelquefois: Sont-ils réellement honnêtes?... Croyez-vous qu'on puisse compter dessus?...»

Augustin rit aux éclats de la mine grave et inquiète de miss Ophélia pendant qu'elle lui faisait cette question.

«Ah! cousine, c'est vraiment trop fort! c'est vraiment trop fort! Honnêtes! comme si on pouvait s'attendre à cela!... Et pourquoi le seraient-ils? Qu'a-t-on fait pour qu'ils le fussent?

—Pourquoi ne les instruisez-vous pas?

—Les instruire! tarare! Quelle instruction voulez-vous que je leur donne?... j'ai bien l'air d'un précepteur! Quant à Marie, elle serait bien capable de tuer toute une plantation si on la laissait faire; mais, à coup sûr, elle n'en convertirait pas un.

—N'y en a-t-il point quelques-uns d'honnêtes?...

—Oui vraiment; de temps en temps la nature s'amuse à en faire un, si simple, si naïf, si fidèle, que les plus détestables influences n'y peuvent rien! Mais, voyez-vous, depuis le sein de leur mère les enfants de couleur comprennent qu'ils ne peuvent arriver que par des voies clandestines. Il n'y a que ce moyen-là, avec les parents, avec les maîtres et les enfants des maîtres, compagnons de leurs jeux! La ruse, le mensonge, deviennent des habitudes nécessaires, inévitables. On ne peut attendre rien autre chose de l'esclave; il ne faut même pas le punir pour cela. On le retient dans une sorte de demi-enfance qui l'empêche toujours de comprendre que le bien de son maître n'est pas à lui.... s'il peut le prendre.... Pour ma part, je ne vois pas comment les esclaves pourraient être probes.... Un individu comme Tom me semble un miracle moral.

—Et qu'advient-il de leur âme?

—Ma foi, ce ne sont pas mes affaires! je n'en sais rien; je ne m'occupe que de cette vie. On pense généralement que toute cette race est vouée au diable ici-bas, pour le plus grand avantage des blancs.... Peut-être cela change-t-il là-haut.

—C'est horrible, dit Ophélia. Ah! maîtres d'esclaves, vous devriez avoir honte de vous-mêmes!

—Je ne sais trop! nous sommes en bonne compagnie.... Je suis la grande route. Voyez en haut et en bas, partout, c'est la même histoire. La classe inférieure est sacrifiée à l'autre, corps et âme. Il en est de même en Angleterre et partout; et cependant toute la chrétienté se dresse contre nous et s'indigne, parce que nous faisons la même chose qu'elle, mais pas tout à fait de la même manière.

—Il n'en est pas ainsi dans le Vermont.

—Oui, j'en conviens, dans la Nouvelle-Angleterre et dans les États libres; mais voici la cloche, mettons de côté nos préjugés respectifs, et allons dîner.»

Vers le soir, miss Ophélia se trouvait dans la cuisine. Un des négrillons s'écria: «Voici venir la mère Prue, grommelant, comme toujours....»

Une femme de couleur, grande, osseuse, entra dans la cuisine, portant sur la tête un panier de biscottes et de petits pains chauds.

«Eh bien! Prue, vous voilà!» dit la cuisinière.

Prue avait l'air maussade et la voix rauque.

Elle déposa son panier, s'accroupit par terre, mit ses coudes sur ses genoux, et dit:

«Je voudrais être morte.

—Pourquoi? demanda miss Ophélia.

—Je serais délivrée de ma misère, dit brusquement la femme sans relever les yeux.

—Pourquoi aussi vous grisez-vous?» dit une jolie femme de chambre quarteronne, faisant sonner en parlant ses boucles d'oreilles en corail.

Prue lui jeta un regard sombre et farouche.

«Vous y viendrez l'un de ces jours, lui dit-elle, et je serai bien aise de vous y voir. Alors vous serez heureuse de boire, comme je fais, pour oublier.

—Venez, Prue.... que je vois vos biscottes, fit Dinah. Voilà missis qui va vous payer.»

Miss Ophélia en prit deux douzaines.

«Il doit y avoir des bons dans cette vieille cruche fêlée là-haut. Jack, grimpez et descendez-en.

—Des bons, et pourquoi faire? demanda miss Ophélia.

—Oui; nous payons les bons à son maître, et elle nous donne du pain en échange.

—Et quand je reviens, dit Prue, mon maître compte les bons et l'argent, et, si le compte n'y est pas, il m'assomme de coups.

—Et vous le méritez bien, dit Jane, la jolie femme de chambre, si vous prenez son argent pour aller boire. C'est ce qu'elle fait, missis.

—Et ce que je ferai encore; je ne puis vivre autrement: boire et oublier!

—C'est très-mal de voler l'argent de votre maître et de l'employer à vous abrutir.

—J'en conviens; mais je le ferai encore, je le ferai toujours! Je voudrais être morte et délivrée de tous mes maux!» Et lentement et péniblement la vieille femme se releva et remit le panier sur sa tête; mais, avant de sortir, elle regarda encore une fois la femme de chambre, qui jouait toujours avec ses pendants d'oreilles.

«Vous croyez que vous êtes bien belle, avec ces colifichets? vous remuez la tête et vous regardez le monde du haut en bas.... Bien, bien! vous serez un jour une pauvre vieille créature comme moi, j'espère bien; et vous verrez alors si vous ne voulez pas boire, boire, boire! Gardez-vous bien, en attendant! Hue!... Et elle sortit en poussant un ricanement sauvage!

—L'ignoble bête! dit Adolphe, qui venait chercher de l'eau pour la toilette de son maître. Si elle m'appartenait, elle serait encore plus battue qu'elle n'est.

—Ce ne serait guère possible, repartit Dinah: son dos est à jour; c'est à ne plus pouvoir mettre de vêtements dessus.

—Je pense, moi, qu'on ne devrait pas permettre à d'aussi misérables créatures de venir dans des maisons comme il faut, dit Jane. Qu'en pensez-vous, monsieur Saint-Clare?» fit-elle en s'adressant à Adolphe avec un air plein de coquetterie.

Nous devons faire observer ici qu'entre autres emprunts faits à son maître, Adolphe avait jugé à propos de lui prendre aussi son nom: dans les cercles de couleur de la Nouvelle-Orléans, on ne l'appelait jamais que M. Saint-Clare.

«Je suis tout à fait de votre avis, miss Benoir.» Benoir était le nom de fille de Mme Saint-Clare. Jane était sa femme de chambre; elle prenait son nom.

«Dites-moi, miss Benoir, aurais-je le droit de vous demander si ces pendants d'oreilles sont destinés au bal de demain?... Ils sont vraiment ravissants.

—J'admire, en vérité, jusqu'où va l'impudence des hommes d'aujourd'hui, fit Jane en remuant sa jolie tête et en faisant encore sonner ses pendants. Je ne danserai pas avec vous de toute la nuit, si vous vous permettez de m'adresser encore de telles questions.

—Ah! vous ne serez pas assez cruelle! Tenez, je meurs d'envie de savoir si vous mettez votre robe de tarlatane couleur d'œillet.

—Qu'est-ce? fit Rosa, vive et piquante quarteronne qui descendait en ce moment.

—Ah! M. Saint-Clare est si impertinent!

—Sur mon honneur! dit Adolphe, j'en fais juge miss Rosa....

—Oui, oui, je sais que c'est un fat, dit miss Rosa en sautant sur un très-petit pied et en regardant malicieusement Adolphe.... Il trouve toujours le moyen de me mettre en colère contre lui.

—Ah! mesdames, mesdames, vous allez me briser le cœur entre vous deux. Un de ces matins on me trouvera mort dans mon lit.... et vous en serez cause!

—Entendez-vous, le monstre! dirent les deux femmes en riant aux éclats.

—Allons, décampons! s'écria Dinah; je ne veux pas vous entendre dire toutes ces bêtises dans ma cuisine.

—La vieille Dinah grogne parce qu'elle ne vient pas au bal, fit Rosa.

—J'en ai bien besoin de vos bals de couleur, répéta la cuisinière; vous vous efforcez de singer les blancs, mais vous avez beau faire.... vous n'êtes que des nègres comme moi!

—La mère Dinah met de la pommade à ses cheveux pour les faire tenir droits, dit Jane.

—Ce qui ne les empêche pas d'être toujours en laine, fit malicieusement Rosa, en secouant sa tête soyeuse et bouclée.

—Aux yeux de Dieu, la laine vaut les cheveux, fit Dinah. Je voudrais bien que missis nous dît qui vaut mieux de deux comme vous ou d'une comme moi! Mais décampez, drôlesses, je ne veux pas de vous ici.»

La conversation fut interrompue de deux manières. On entendit Saint-Clare au haut de l'escalier: il demandait si Adolphe comptait rester toute la nuit avec son eau; et miss Ophélia, sortant de la salle à manger, disait:

«Eh bien! Jane, Rosa, pourquoi perdez-vous votre temps ici? Rentrez, et à vos mousselines!»

Cependant Tom, qui s'était trouvé dans la cuisine pendant la conversation avec la vieille Prue, la suivit jusque dans la rue; il la vit s'en aller en poussant, par intervalle, un gémissement étouffé.... Enfin, elle posa le panier sur le pas d'une porte et arrangea son vieux châle sur ses épaules.

«Je vais porter votre panier un bout de chemin, dit Tom, touché de compassion.

—Pourquoi? dit la vieille femme; je n'ai pas besoin que l'on m'aide.

—Vous semblez malade, émue, vous avez quelque chose.

—Je ne suis pas malade, répondit-elle brusquement.

—Oh! si je pouvais! fit Tom en la regardant avec émotion; je voudrais vous prier de renoncer à la boisson. Savez-vous que ce sera la ruine de votre corps et de votre âme?

—Je sais que je marche à l'enfer, répondit-elle d'une voix farouche; vous n'avez pas besoin de me le dire.... Je suis une affreuse créature, je suis une méchante; je voudrais être en enfer. Je voudrais que cela fût déjà.»

Tom ne put s'empêcher de frissonner en entendant ces terribles paroles, prononcées avec la colère sombre du désespoir.

«Dieu ait pitié de vous, pauvre créature! n'avez-vous pas entendu parler de Jésus-Christ?

—Jésus-Christ!... Qu'est-ce que c'est?

—C'est le Seigneur!

—Je crois que j'ai entendu parler du Seigneur, du jugement, de l'enfer.... Oui, j'en ai entendu parler!

—Mais personne ne vous a donc parlé du Seigneur Jésus, qui nous a aimés, nous autres pauvres pécheurs.... et qui est mort pour nous?

—Je ne sais rien de tout cela, personne ne m'a jamais aimée depuis que mon pauvre homme est mort.

—Où avez-vous été élevée?

—Dans le Kentucky. Un homme m'avait prise pour élever des enfants qu'il vendait quand ils étaient grands. A la fin, il m'a vendue à un spéculateur, de qui mon maître d'aujourd'hui m'a achetée.

—Pourquoi avez-vous pris cette affreuse habitude de boire?

—Le besoin d'oublier ma misère! J'ai eu un enfant après être arrivée ici. J'espérais qu'on me le laisserait élever, parce que mon maître n'était pas un spéculateur. Ma maîtresse l'aimait bien d'abord.... C'était le plus charmant petit être! Il ne criait jamais. Il était beau et gras. Mais ma maîtresse devint malade. Je la veillai. Je pris la fièvre.... Mon lait me quitta. L'enfant n'avait plus que la peau et les os. Ma maîtresse ne voulut pas acheter de lait pour lui. Elle disait que je pouvais le nourrir de ce que les autres gens mangeaient.... L'enfant criait et pleurait jour et nuit. Madame se mit en colère contre lui; elle disait qu'il était insupportable; qu'elle voudrait qu'il fût mort.... Elle ajoutait qu'elle ne me le laisserait pas la nuit, parce qu'il m'empêchait de dormir, et qu'ensuite je n'étais plus bonne à rien. Elle me fit coucher dans sa chambre. Je dus écarter l'enfant, le mettre dans une sorte de petit grenier.... et là, une nuit, il pleura.... jusqu'à mourir. Et moi, je me suis mise à boire pour m'ôter ces cris de l'oreille.... et je boirai!... oui, quand je devrais aller en enfer après! Mon maître me dit que j'irai un jour en enfer; et je lui réponds que j'y suis déjà.

—Ainsi, pauvre créature, personne ne vous a dit que Jésus-Christ vous a aimée et qu'il est mort pour vous? On ne vous a pas dit qu'il vous assistera, et que vous pourrez aller au ciel, et trouver enfin le repos?

—Oui, je pense quelquefois à aller au ciel.... Est-ce que les blancs n'y vont pas, hein?... Ils me prendraient encore! J'aime mieux l'enfer loin de mon maître et de ma maîtresse; oui, j'aime mieux ça!...»

Et poussant son gémissement accoutumé, elle remit le panier sur sa tête et s'éloigna lentement.

Tom, tout désolé, rentra au logis. Il rencontra la petite Éva dans la cour, les yeux brillants de plaisir et le front couronné de tubéreuses.

«Ah! Tom, vous voici.... Je suis contente de vous rencontrer. Papa dit que vous pouvez atteler les poneys et me promener dans ma petite voiture neuve.... Et elle lui prit la main.... Mais qu'avez-vous, Tom? vous paraissez tout triste!

—C'est vrai, miss Éva! mais je vais préparer vos chevaux.

—Mais, dites-moi d'abord ce que vous avez, Tom. Je vous ai vu parler à cette pauvre vieille Prue.»

Tom, avec simplicité, mais avec émotion, raconta à la petite Évangéline toute l'histoire de la pauvre femme. Évangéline ne se récria pas, ne pleura pas, comme eussent fait d'autres enfants; mais ses joues devinrent pâles, un nuage sombre passa sur ses yeux. Elle mit ses deux mains sur sa poitrine et poussa un profond soupir.


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