La case de l'oncle Tom; ou, vie des nègres en Amérique
«Non, jamais il ne faut pleurer la fleur cueillie
Par la faux de la mort au matin de la vie.
La chambre à coucher d'Éva était très-grande; comme toutes les autres, elle ouvrait sur la véranda. Cette chambre communiquait d'un côté avec l'appartement de ses parents, de l'autre avec celui de miss Ophélia. Saint-Clare s'était donné cette joie du cœur et des yeux, de décorer l'appartement de façon à le mettre en harmonie avec la personne à qui il était destiné. Les fenêtres étaient tendues de mousseline blanche et rose. Le tapis, exécuté à Paris sur ses dessins, était encadré de feuilles et de boutons de roses. Au milieu, c'étaient des touffes de roses épanouies.... Le bois du lit, les chaises, les fauteuils de bambou étaient travaillés en mille formes de la plus gracieuse fantaisie. Au-dessus du lit, sur une console d'albâtre, un ange, admirablement sculpté, déployait ses ailes et tendait une couronne de feuilles de myrte.... De cette couronne descendaient sur le lit de légers rideaux de gaze rose rayée d'argent, protection indispensable du sommeil, sous ce climat livré aux moustiques. Les beaux sofas de bambou étaient garnis de coussins de damas rose, tandis que des figures posées sur le dossier laissaient tomber des tentures pareilles aux rideaux du lit. Au milieu de l'appartement, sur une petite table de bambou, on voyait un vase en marbre de Paros, taillé en forme de lis entouré de ses blancs boutons: son calice était toujours rempli de fleurs. C'était sur cette table qu'Éva plaçait ses livres, ses petits bijoux et son pupitre d'ivoire sculpté. Son père le lui avait donné quand il vit qu'elle voulait sérieusement apprendre à écrire.
On avait mis sur la cheminée une statuette de Jésus appelant à lui les petits enfants; de chaque côté, des vases de marbre. C'était la joie et l'orgueil de Tom de les garnir de fleurs chaque matin. Il y avait aussi dans la chambre deux ou trois beaux tableaux, représentant des enfants dans diverses attitudes. En un mot, l'œil ne rencontrait partout que les images de l'enfance, de la beauté et de la paix; et, quand les yeux d'Éva s'entr'ouvraient au rayon matinal, ils ne manquaient jamais de se reposer sur des objets qui lui inspiraient de gracieuses et charmantes pensées.
La force trompeuse qui avait soutenu Éva pendant quelque temps s'était évanouie, ses pas légers sous la véranda ne se faisaient entendre qu'à des intervalles de plus en plus éloignés.... Mais on la voyait plus souvent étendue sur sa chaise longue, près de la fenêtre ouverte, ses grands yeux profonds fixés sur le lac, dont les eaux s'élèvent et s'abaissent tour à tour.
C'était au milieu de l'après-midi; sa Bible, devant elle, était à moitié ouverte.... Ses doigts transparents glissaient, inattentifs, entre les feuillets du livre.... Elle entendit la voix de sa mère montée sur les notes aiguës.
«Qu'est-ce encore? un de vos méchants tours... Vous avez ravagé mes fleurs? hein!»
Éva entendit le bruit d'un soufflet bien appliqué.
«Las! m'ame! c'était pour miss Éva, dit une voix qu'Éva reconnut pour être la voix de Topsy.
—Miss Éva! voyez la belle excuse! elle a bien besoin de vos fleurs, méchante propre à rien!»
Éva quitta le sofa et descendit dans la galerie.
«O maman! je voudrais ces fleurs.... donnez-les moi! je les voudrais!
—Comment? votre chambre en est remplie.
—Je ne puis en avoir trop. Topsy, apportez-les-moi!»
Topsy, qui s'était tenue, pendant cette scène, toute triste et la tête basse, s'approcha d'Éva et lui offrit ses fleurs.... elle les lui offrit avec un regard timide et hésitant, qui était bien loin de ressembler à sa pétulance et à son effronterie ordinaires.
«Charmant bouquet!» dit Éva en le contemplant. C'était plutôt un singulier bouquet. Il se composait d'un géranium pourpre et d'une rose blanche du Japon, avec ses feuilles lustrées. Topsy avait compté sur l'effet du contraste: cela se voyait de reste à l'arrangement du bouquet.
«Topsy, vous vous connaissez en bouquets, dit Éva, tenez, je n'ai rien dans ce vase... Je voudrais que chaque jour vous eussiez soin d'y mettre des fleurs....»
Topsy parut enchantée.
«Quelle folie! dit Mme Saint-Clare.... Qu'avez-vous besoin?...
—Laissez, maman.... Ah! est-ce que vous aimeriez mieux qu'elle ne le fît pas?... dites! l'aimeriez-vous mieux?
—Comme vous voudrez, chère, comme vous voudrez! Topsy, vous entendez votre jeune maîtresse. Faites!»
Topsy fit une courte révérence et baissa les yeux. Comme elle se retournait, Évangéline vit une larme qui roulait sur ses joues noires....
«Vous voyez, maman, je savais bien que Topsy voulait faire quelque chose pour moi.
—Folie! elle ne veut que faire mal.... Elle sait qu'il ne faut pas prendre les fleurs.... elle les prend! Voilà tout.... mais, si cela vous plaît.... soit!
—Maman, je crois que Topsy n'est plus ce qu'elle était.... Elle essaye d'être bonne fille maintenant....
—Elle essayera longtemps avant de réussir, dit Marie avec un rire insouciant.
—Ah! mère! vous savez bien, cette pauvre Topsy! tout a toujours été contre elle!
—Pas depuis qu'elle est ici, je pense.... Si elle n'a pas été prêchée, sermonnée.... en un mot, tout ce qu'il a été possible de faire!... Et elle est aussi mauvaise.... et elle le sera toujours!... On ne peut rien faire d'une pareille créature.
—Hélas! il y a tant de différence entre avoir été élevée comme moi, avec tant de personnes pour m'aimer, tant de choses pour me rendre bonne et heureuse.... ou bien avoir été élevée comme elle jusqu'au jour où elle est entrée chez nous!
—Vraisemblablement, dit Marie en bâillant.... Dieu! qu'il fait chaud!
—Dites-moi, maman, croyez-vous que Topsy pourrait devenir un ange comme nous, si elle était chrétienne?
—Topsy! quelle idée ridicule! il n'y a que vous pour avoir ces idées-là... Sans doute, elle le pourrait.... quoique....
—Mais, maman, Dieu n'est-il pas son père comme le nôtre? Jésus n'est-il pas son sauveur?
—Cela peut bien être.... je crois que Dieu a fait tout le monde.... Où est mon flacon?
—Oh! c'est une pitié, une si grande pitié! dit Éva, se parlant à demi-voix et promenant ses yeux sur le lac.
—Une pitié!... quoi?
—Eh bien!... qu'une créature qui pourra devenir un ange de lumière et habiter avec les anges tombe si bas, si bas, si bas.... et qu'il n'y ait personne pour l'aider!... Oh!
—Nous ne pouvons pas! ce serait peine perdue, Éva! Je ne sais pas ce qu'on pourrait faire.... Nous devons être reconnaissants pour nos avantages à nous.
—C'est à peine si je le puis, dit Éva; je suis si triste quand je pense à tous ces infortunés!
—C'est étrange ce que vous me dites là.... Moi, je sais que ma religion me rend très-reconnaissante de mes avantages!
—Maman, dit Éva, je voudrais faire couper de mes cheveux.... beaucoup.
—Pourquoi?
—Maman, c'est pour en donner à mes amis, pendant que je puis les offrir moi-même: voulez-vous bien prier la cousine de venir et de les couper?»
Marie appela miss Ophélia, qui se trouvait dans l'autre pièce.
Quand elle entra, l'enfant se souleva à demi sur ses coussins... et secouant autour d'elle ses longues tresses d'or bruni, elle lui dit d'un ton enjoué:
«Venez, cousine, et tondez la brebis!
—Qu'est-ce? dit Saint-Clare, qui entra tenant à la main des fruits qu'il était allé chercher pour elle.
—Papa, je priais ma cousine de couper un peu mes cheveux.... j'en ai trop, cela me fait mal à la tête.... et puis je veux en donner....»
Miss Ophélia entra avec des ciseaux.
«Prenez garde! dit Saint-Clare, ne les gâtez pas.... coupez en dessous, où cela ne paraîtra pas: les boucles d'Éva sont mon orgueil.
—Oh, papa! dit Éva d'une voix triste.
—Oui, sans doute, reprit Saint-Clare.... je veux qu'elles soient très-belles pour l'époque où je vous conduirai à la plantation de votre oncle, voir le cousin Henrique....
—Je n'irai jamais, papa.... je vais dans un meilleur pays.... Oui père, c'est vrai! vous voyez que je m'affaiblis de jour en jour....
—Pourquoi, Éva, voulez-vous me faire croire une chose si cruelle?
—Mon Dieu! parce que c'est vrai, papa; et, si vous le croyez maintenant, cela vous aidera.... au moment....»
Saint-Clare se tut et regarda tristement ces belles et longues boucles, qui, séparées de la tête de l'enfant, reposaient sur ses genoux: elle les prenait, les regardait avec émotion, les enroulait autour de ses doigts amaigris.... puis regardait son père....
«Voilà bien ce que j'avais prédit, dit Marie.... C'est là ce qui minait ma santé.... ce qui me conduisait lentement au tombeau.... quoique personne n'y prît garde.... Oui, je le voyais! Saint-Clare.... vous saurez bientôt si j'avais raison....
—Et cela vous consolera sans doute,» dit Saint-Clare d'un ton plein de sécheresse et d'amertume....
Marie se renversa sur son sofa et se couvrit le visage avec son mouchoir de batiste....
L'œil limpide et bleu d'Évangéline allait de l'un à l'autre avec tristesse. C'était le regard calme, ce regard qui comprend, d'une âme dégagée de ses liens terrestres. Il était bien évident qu'elle voyait, sentait, qu'elle appréciait toute la différence qu'il y avait entre les deux.
Elle fit un signe de la main à son père. Il vint s'asseoir auprès d'elle.
«Père, mes forces s'en vont de jour en jour. Je sais que je vais m'en aller aussi.... Il y a des choses que je dois dire et faire.... Il le faut!... Et cependant vous ne voulez pas en entendre parler.... On ne peut plus différer.... Voulez-vous maintenant?
—Mon enfant, je veux bien, dit Saint-Clare, cachant ses yeux d'une main et de l'autre prenant la main d'Éva.
—Je veux voir tout notre monde ensemble.... J'ai quelque chose qu'il faut que je leur dise!
—Bien!» dit Saint-Clare d'une voix sourde.
Miss Ophélia fit prévenir, et bientôt tous les esclaves arrivèrent.
Éva était renversée sur ses coussins; ses cheveux flottaient autour de son visage, ses joues empourprées offraient un pénible contraste avec la blancheur ordinaire de son teint et le contour amaigri de ses membres et de ses traits. Ses grands yeux pleins d'âme se fixaient avec une indicible expression sur chacun des assistants.
Les esclaves furent frappés d'une émotion soudaine. Ce beau visage, ces longues boucles de cheveux coupés et posés sur ses genoux.... son père qui cachait ses yeux.... sa mère qui sanglotait.... tout cela remuait le cœur de cette race impressionnable et sensible.... Quand ils entrèrent dans la chambre, ils se regardèrent entre eux, soupirèrent et baissèrent la tête.... et il se fit un silence profond, un silence de mort....
La jeune fille se souleva, promenant sur tous ses longs regards attendris.... Tous paraissaient profondément affligés et sous l'impression d'une attente pénible.... Les femmes se cachaient la tête dans leur tablier.
«Je vous ai fait venir, mes amis, parce que je vous aime, dit Éva; oui, je vous aime tous, et j'ai quelque chose à vous dire dont il faudra vous souvenir.... Je vais vous quitter; dans quelques jours, vous ne me verrez plus.»
Ici l'enfant fut interrompue par des sanglots, des gémissements, des lamentations, qui éclatèrent de toutes parts et qui couvrirent sa faible voix. Elle attendit un moment, et d'un ton qui fit taire les sanglots de tous, elle dit:
«Si vous m'aimez, il ne faut pas m'interrompre. Écoutez bien ce que je dis.... c'est de vos âmes que je parle.... Hélas! beaucoup d'entre vous n'y pensent pas.... vous ne pensez qu'à ce monde.... Il faut vous rappeler qu'il y a un autre monde beaucoup plus beau, où est Jésus! Je vais là, et vous pouvez y venir aussi. Ce monde-là est fait pour vous aussi bien que pour moi; mais, si vous voulez y aller, il ne faut pas vivre d'une vie indifférente, paresseuse et sans pensée. Il faut être chrétiens.... Souvenez-vous que chacun de vous peut devenir un ange.... être un ange à jamais! Si vous êtes chrétiens, Jésus vous assistera.... Il faut le prier, il faut lire....»
Ici l'enfant s'arrêta, jeta sur les esclaves un regard de pitié, et d'une voix plus triste:
«Hélas! pauvres gens, vous ne savez pas lire, dit-elle, pauvres âmes!»
Elle cacha sa tête dans les coussins et sanglota.
Les gémissements de ceux qui l'écoutaient la rappelèrent à elle: tous les esclaves s'étaient mis à genoux....
«N'importe! dit-elle en relevant son visage et en laissant voir un brillant sourire au milieu de ses larmes.... j'ai prié pour vous, et je sens que Jésus vous assistera, quand même vous ne sauriez pas lire.... Faites de votre mieux.... puis, chaque jour, demandez-lui de vous assister.... faites-vous lire la Bible chaque fois que vous pourrez, et j'espère que je vous verrai tous au ciel....
—Amen!» murmurèrent discrètement Tom et Mammy, et quelques-uns des plus vieux esclaves, qui appartenaient à l'Église méthodiste.
Les autres pleuraient, la tête appuyée sur leurs genoux.
«Je sais, dit Éva, je sais que vous m'aimez tous!
—Oh! oui.... oui, oui! tous! Dieu vous bénisse!» Telles étaient les réponses qui s'échappaient de toutes les lèvres.
«Oui, je le sais bien! il n'y en a pas un seul parmi vous qui n'ait toujours été bon pour moi. Je vais vous donner quelque chose qui, quand vous le regarderez, vous fera penser à moi.... je vais vous donner à tous une boucle de mes cheveux. Oui, quand vous la regarderez, pensez que je vous aimais tous.... que je suis partie au ciel.... et que j'espère vous y revoir!...»
Il est impossible de décrire une pareille scène, pleine de larmes et de gémissements. Ils se pressaient autour de la chère créature, ils recevaient de ses mains cette dernière marque d'amour.... Ils s'agenouillaient, ils pleuraient, ils priaient, ils baisaient le bas de ses vêtements.... et les plus anciens laissaient tomber, selon l'usage de leur race enthousiaste, des paroles de tendresse, des bénédictions et des prières....
Miss Ophélia, qui connaissait l'effet de cette scène sur la petite malade, les faisait successivement sortir dès qu'ils avaient reçu leur présent.
Il ne resta bientôt plus que Tom et Mammy.
«Tenez, père Tom, dit Éva, en voici une belle pour vous! Oh! je suis bien heureuse, père Tom, de penser que je vous reverrai dans le ciel.... Et vous, Mammy, chère, bonne et tendre Mammy, lui dit-elle en jetant affectueusement ses bras autour du cou de la vieille nourrice, je sais bien que vous aussi vous irez au ciel!
—Oh! miss Éva, comment pourrai-je vivre sans vous? dit la fidèle créature. Vous partez, il n'y aura plus rien ici!» Et Mammy s'abandonna à toute l'effusion de sa douleur.
Miss Ophélia poussa doucement dehors Tom et Mammy. Elle crut qu'ils étaient tous partis.... Elle se retourna et aperçut Topsy.
«D'où sortez-vous? lui dit-elle brusquement.
—J'étais là, dit Topsy en essuyant ses yeux. Oh! miss Éva, j'ai été une bien méchante fille.... Mais n'allez-vous rien me donner, à moi?
—Oui, oui, ma pauvre Topsy.... je vais vous donner une boucle aussi. Tenez! Chaque fois que vous la regarderez, pensez que je vous ai aimée et que j'ai voulu que vous fussiez bonne fille....
—Oh! miss Éva, j'essaye.... mais c'est bien difficile d'être bon.... On voit bien que je n'y étais pas accoutumée!
—Jésus le sait, Topsy, il aura compassion de vous; il viendra à votre aide.»
Topsy couvrit sa tête de son tablier. Miss Ophélia la fit silencieusement sortir de l'appartement.... Topsy cacha la précieuse boucle dans sa poitrine.
Tout le monde était parti. Miss Ophélia ferma la porte. Pendant toute cette scène, la respectable demoiselle avait essuyé plus d'une larme. Elle redoutait vivement l'effet qu'elle pourrait avoir sur Éva.
Saint-Clare, assis, la main sur ses yeux, n'avait pas fait un mouvement; il restait encore immobile.
«Papa!» dit Éva en posant doucement sa main sur une des mains de son père.
Saint-Clare frissonna et ne trouva pas une parole.
«Cher papa! reprit Éva.
—Eh bien! non, dit Saint-Clare en se levant. Je ne puis pas.... non! je ne puis pas porter cette douleur. Ah! le ciel m'a bien cruellement traité!»
Il prononça ces mots d'une voix où l'on devinait tant d'amertume!
«Augustin, dit Ophélia, Dieu n'a-t-il pas le droit d'agir avec les siens comme il lui plaît?
—Oui, sans doute, mais cela ne console pas, reprit-il avec une sécheresse sans larmes.
—Papa, vous me brisez le cœur, dit Éva en se levant et en se jetant dans ses bras.» Et elle sanglota et pleura avec tant de violence, qu'elle les effraya tous.
Les pensées du père prirent une autre direction.
«Eh bien! eh bien! Éva, chère Éva.... paix, paix! j'avais tort.... j'étais méchant.... je ne le ferai plus.... Mais ne t'afflige pas, ne pleure pas: vois, je suis résigné! j'avais tort de parler ainsi.»
Éva, comme une colombe fatiguée, s'abandonna aux bras de son père; et lui, se penchant vers elle, la calmait par ses plus douces paroles.
Mme Saint-Clare se leva; elle entra dans son appartement, et tomba dans de violentes convulsions.
«Vous ne m'avez pas donné une boucle, à moi, dit Saint-Clare avec un sourire navrant.
—Celles-ci sont toutes pour vous et pour maman, père; mais vous en donnerez à cette bonne cousine Ophélia autant qu'elle en voudra.... Seulement, j'ai voulu en donner moi-même à ces pauvres gens, de peur qu'ils ne fussent oubliés après, et puis j'espérais que cela pourrait les faire se ressouvenir.... Vous êtes chrétien, père, n'est-ce pas? dit Éva d'une voix où perçait le doute.
—Pourquoi me demandez-vous cela?
—Je ne sais.... mais vous êtes si bon que je ne sais comment vous pouvez vous empêcher d'être chrétien!
—Qu'est-ce que c'est que d'être chrétien, Éva?
—C'est d'aimer le Christ par-dessus toute chose....
—C'est ce que vous faites, Éva?
—Oh, oui!
—Vous ne l'avez jamais vu.
—C'est égal! je crois en lui, et dans quelques jours je le verrai....» Et un éclair de joie illumina son visage.
Saint-Clare ne dit rien.... il avait connu ce sentiment chrétien chez sa mère; mais ce sentiment ne faisait vibrer aucune corde dans son âme.
Éva descendait la pente rapide. Le doute n'était plus permis, et les plus tendres espérances ne pouvaient s'aveugler davantage. Sa belle chambre n'était plus qu'une chambre de malade. Jour et nuit miss Ophélia remplissait assidûment son office de garde attentive. Jamais les Saint-Clare n'avaient été plus à portée d'apprécier tout son mérite. C'était une main si habile, un œil si perspicace, une telle adresse, une telle expérience! elle savait si bien choisir le moment!... Sa tête était si nette et si ferme!... elle n'oubliait rien, ne négligeait rien, ne se trompait en rien. On avait bien parfois haussé les épaules à ses manies et à ses étrangetés, si différentes de cet insouciant abandon des gens du sud; mais il fallut bien reconnaître que, dans les circonstances présentes, la personne indispensable, c'était elle.
Tom était souvent dans la chambre d'Éva.... Éva était en proie à une irritation nerveuse.... elle éprouvait un grand soulagement à être portée. C'était le bonheur de Tom de la poser sur un oreiller et de la promener dans ses bras, ou sous la galerie, ou dans les appartements.... et quand la brise plus fraîche soufflait du lac, et qu'Évangéline, le matin, se trouvait un peu mieux, il se promenait avec elle sous les orangers du jardin, ou bien ils s'asseyaient, et Tom lui chantait quelques-uns de ses vieux cantiques favoris....
Quelquefois c'était Saint-Clare qui la portait; mais il était beaucoup moins fort: il se fatiguait, et alors Évangéline lui disait:
«Père, laissez-moi prendre par Tom.... Ce pauvre Tom, cela lui fait plaisir.... c'est tout ce qu'il peut faire pour moi maintenant, et vous savez qu'il veut faire quelque chose.
—Et moi, Éva? répondait-il.
—Oh! vous, vous pouvez faire tout.... et vous êtes tout pour moi.... Vous me faites la lecture, vous me veillez la nuit. Tom, lui, n'a que ses bras et ses cantiques!... et puis il est plus fort que vous, cela ne le fatigue pas....»
Mais le désir de faire quelque chose ne se bornait pas à Tom. Tous les esclaves étaient dans les mêmes sentiments, et tous, chacun à sa manière, faisaient ce qu'ils pouvaient.
Le cœur de la pauvre Mammy volait toujours vers sa chère petite maîtresse.... mais c'était l'occasion qui lui manquait toujours.... Mme Saint-Clare avait déclaré que, dans l'état où elle était, il lui était impossible de dormir.... Il eût été contraire à ses principes de laisser dormir personne.... Vingt fois par nuit elle faisait lever Mammy pour lui frotter les pieds ou lui baigner la tête, pour lui trouver son mouchoir de poche, pour voir quel était ce bruit que l'on faisait dans la chambre d'Éva, pour abaisser un rideau parce qu'elle avait trop de lumière, ou pour le relever parce qu'elle n'en avait pas assez.... Le jour, au contraire, si la bonne négresse voulait aller soigner sa favorite, Marie était mille fois ingénieuse à l'occuper ici et là, et même autour de sa personne.... Des minutes volées, un coup d'œil furtif,... voilà tout ce qu'elle pouvait obtenir....
«Mon devoir, disait Marie, c'est de me soigner maintenant le mieux que je puis, faible comme je suis, et avec toute la fatigue que me cause cette chère enfant....
—Ah! ma chère, répondait Saint-Clare, je croyais que de ce côté la cousine Ophélia vous avait beaucoup soulagée.
—Vous parlez comme un homme, Saint-Clare.... Une mère peut-elle être soulagée de ses inquiétudes, quand un enfant, son enfant, est dans un pareil état? C'est égal! personne ne sait ce que j'éprouve. Je n'ai pas votre heureuse indifférence, moi!»
Saint-Clare souriait; il ne pouvait s'en empêcher.... Pardonnez-lui de pouvoir sourire encore; mais l'adieu de cette chère âme était si paisible!... Une brise si douce et si parfumée emportait la petite barque vers les plages du ciel, qu'on ne pouvait songer que ce fût la mort qui venait! L'enfant ne souffrait pas: elle n'éprouvait qu'une sorte de faiblesse douce et tranquille, qui augmentait de jour en jour, mais insensiblement. Et elle était si aimante, si résignée, si belle, que l'on ne pouvait résister à la douce influence de cette atmosphère de paix et d'innocence que l'on respirait autour d'elle. Saint-Clare sentait venir en lui je ne sais quel calme étrange.... Ce n'était pas l'espérance.... elle était impossible.... ce n'était pas la résignation.... c'était une sorte de paisible repos dans un présent qui lui semblait si beau, qu'il ne voulait pas songer à l'avenir; c'était quelque chose de semblable à la mélancolie que nous ressentons au milieu de ce doux éclat des forêts aux jours d'automne, quand la rougeur maladive colore les feuilles des arbres, et que les dernières fleurs se penchent au bord des ruisseaux.... Et nous jouissons plus avidement de ce charme et de cette beauté, parce que nous sentons que bientôt tout va s'évanouir et disparaître!
Tom était l'ami qui connaissait le plus et le mieux les rêves et les pressentiments d'Éva. Elle lui disait ce qu'elle n'eût pas dit à son père, de crainte de l'affliger.... Elle lui faisait part de ces mystérieux avertissements qui frappent une âme au moment où se détendent pour toujours les cordes de la vie.
Tom ne voulait plus coucher dans sa chambre; il passait la nuit sous la galerie de la porte d'Éva, pour être debout au moindre appel.
«Père Tom, lui dit un jour miss Ophélia, quelle singulière habitude de vous coucher partout comme un chien! Je croyais que vous étiez rangé et que vouliez dormir dans un lit comme un chrétien?
—Oui, miss Ophélia, dit Tom d'un air mystérieux; oui, sans doute, mais à présent....
—Eh bien! quoi, à présent?
—Plus bas, il ne faut pas que m'sieu Saint-Clare entende.... Vous savez, miss Ophélia, il faut que quelqu'un veille pour le fiancé.
—Que voulez-vous dire, Tom?
—Vous savez ce que dit l'Écriture: «A minuit, un grand cri fut poussé.... Voyez! le fiancé arrive!» C'est ce que j'attends chaque nuit.... et je ne pourrais dormir si je n'étais à portée de la voix....
—Mais qui vous fait songer à cela, père Tom?
—Les paroles de miss Éva. Le Seigneur envoie des messagers à son âme.... Il faut que je sois ici, miss Phélia; car, lorsque cette enfant bénie entrera dans le royaume, les anges ouvriront si large la porte du ciel, que nous pourrons en contempler toute la gloire, miss Phélia!
—Miss Éva dit-elle qu'elle se soit trouvée plus mal la nuit dernière?
—Non; mais elle m'a dit ce matin qu'elle approchait.... Ce sont eux qui disent cela à l'enfant, miss Phélia; ce sont les anges! C'est le son de la trompette avant le point du jour,» dit Tom en citant un de ses cantiques favoris.
Tom et miss Ophélia échangeaient ces paroles entre dix et onze heures du soir, au moment où, tous les préparatifs de la nuit étant faits, elle allait pousser le loquet de la porte extérieure; c'est là qu'elle avait aperçu Tom, étendu sous la galerie.
Miss Ophélia n'était ni impressionnable ni nerveuse; mais les manières solennelles et émues du nègre la touchèrent vivement. Éva, toute l'après-midi, avait été d'une animation et d'une gaieté peu ordinaires; elle était longtemps restée assise dans son lit, regardant ses petits bijoux et toutes ses choses précieuses, désignant celles de ses amies à qui l'on devait les offrir: elle avait eu plus d'entrain, elle avait parlé d'une voix plus naturelle.... Le père avait dit, dans la soirée, qu'elle ne s'était pas encore trouvée si bien depuis sa maladie, et quand il l'embrassa, au moment de se retirer, il dit à miss Ophélia:
«Cousine! nous la sauverons peut-être.... elle est mieux!»
Et il sortit ce soir-là le cœur plus léger.
Mais à minuit, l'heure étrange, l'heure mystique, moment où s'éclaircit le voile qui sépare le présent fugitif de l'avenir éternel, le messager arriva.
Il se fit un bruit dans la chambre comme le bruit d'un pas calme; c'était le pas de miss Ophélia: elle avait résolu de veiller toute la nuit. Elle venait d'observer ce que les gardes expérimentées appellent un changement. La porte de la galerie s'ouvrit, et Tom, qui était toujours sur le qui-vive, fut bien vite debout.
«Le médecin, Tom! ne perdez pas une minute!»
Puis elle traversa l'appartement et frappa à la porte de Saint-Clare:
«Cousin! venez, je vous prie!»
Ces paroles tombèrent sur le cœur de Saint-Clare comme tombent les pelletées de terre sur un cercueil.... Pourquoi en un clin d'œil fut-il debout dans la chambre d'Éva, penché sur elle?
Que vit-il donc qui calma tout à coup son cœur? Pourquoi pas un mot d'échangé entre eux?
Ah! vous pouvez le dire, vous qui avez vu cette expression sur une face chérie.... Cet aspect indescriptible qui tue l'espérance, qui ne permet pas le doute, et qui vous dit que déjà votre bien-aimé n'est plus à vous!
Il n'y avait point d'empreinte terrible sur le front d'Éva; c'était, au contraire, une expression sereine et presque sublime: c'était comme le reflet d'une transformation idéale; c'était comme l'aube du jour immortel!
Ils se tenaient devant elle, l'épiant, et dans un silence si profond, que le tic-tac de la montre semblait un bruit importun!
Tom revint bientôt avec le docteur. Il entra, jeta un regard sur le lit, et, comme tout le monde, garda le silence.
«Quand ce changement? dit le docteur à l'oreille de miss Ophélia.
—Vers minuit.»
Marie, réveillée par l'arrivée du médecin, apparut tout effarée dans la chambre voisine.
«Augustin!... cousine!... Oh! quoi? quoi?
—Silence! fit Saint-Clare d'une voix rauque, la voilà qui meurt.»
Mammy entendit ces paroles; elle courut éveiller les esclaves. Toute la maison fut bientôt sur pied; on aperçut des lumières, on entendit le bruit des pas; des figures inquiètes passaient et repassaient sous les longues galeries; des yeux pleins de larmes regardaient à travers les portes. Saint-Clare n'entendait et ne voyait rien.... il ne voyait plus que le visage de son enfant.
«Oh! disait-il, si seulement elle s'éveillait et parlait encore une fois!... Et, se penchant vers elle: Éva!... chère!...»
Ses grands yeux bleus se rouvrirent, un sourire passa sur ses lèvres, elle essaya de soulever sa tête et de parler.
«Me reconnais-tu, Éva?
—Cher père....»
Et par un suprême effort elle lui jeta ses bras autour du cou.
Puis ses bras se dénouèrent et retombèrent. Saint-Clare releva la tête, il vit courir le spasme mortel de l'agonie. Elle essaya de respirer, et tendit ses petites mains en avant.
«Oh! Dieu! que c'est terrible!... dit l'infortuné; et il se retourna tout égaré... et saisissant la main de Tom: Ah!... mon ami, cela me tue!»
Tom garda la main de son maître entre les siennes... les larmes coulaient sur son noir visage... et il invoqua cet aide qu'il appelait toujours...
«Priez pour la fin de cette épreuve.... dit Saint-Clare.... elle me déchire le cœur....
—Ah! l'épreuve est terminée... tout est fini... regardez, cher maître, regardez-la!»
L'enfant était retombée sur l'oreiller, haletante... épuisée; ses yeux se relevaient parfois et restaient immobiles... Ah! que disaient-ils, ces yeux qui si souvent parlèrent au cœur?... C'en était fait de la terre et des peines de la terre... mais il y avait sur ce visage un éclat si victorieux, si mystérieux et si solennel, qu'il apaisait les sanglots du désespoir... Ils se pressaient tous autour du lit dans une sorte de recueillement calme...
«Éva!» dit Saint-Clare d'une voix douce.
Elle n'entendit pas.
«O Éva! dites-nous ce que vous voyez!... dites, Éva, que voyez-vous?»
Un radieux sourire passa sur son visage, et d'une voix entrecoupée elle murmura:
«Oh! amour... joie... paix!» Puis elle poussa un soupir... et elle passa de la mort à la vraie vie.
Et maintenant, adieu, ô bien-aimée! les portes étincelantes, les portes éternelles se sont refermées sur toi... ton doux visage, nous ne le verrons plus... oh! malheur à ceux qui t'ont vue monter dans les cieux.... malheur à eux, quand ils se réveilleront, et qu'ils ne retrouveront plus que les nuages froids et gris de la vie quotidienne... toi absente pour toujours!
CHAPITRE XXVII.
La fin de tout ce qui est terrestre.
Les statuettes et les peintures de la chambre d'Éva furent recouvertes de voiles blancs; on n'entendait que des murmures, des soupirs et des pas furtifs... la lumière glissait à travers les stores abaissés, comme pour éclairer ces ténèbres solennelles.
Le petit lit était drapé de blanc, et, sous la protection de l'ange incliné, la jeune fille reposait dans ce sommeil dont on ne s'éveille plus.
Elle reposait, vêtue de cette simple robe blanche que, pendant sa vie, elle avait si souvent portée.... Cette lumière rose, tamisée par le rideau de la chambre, versait comme un chaud rayon sur cette froide glace de la mort... Les longs cils retombaient sur la joue si pure, la tête était inclinée comme dans le vrai sommeil; mais sur tous les traits du visage on voyait répandue cette expression céleste, mélange de repos et d'extase, qui montre que ce n'est pas là le sommeil d'une heure, mais ce long et sacré sommeil que Dieu donne à ceux qu'il aime...
«Pour tes pareilles, ô chère Éva! il n'y a pas de mort, il n'y a pas d'ombres... il n'y a pas de ténèbres de la mort.... Vous autres, vous vous éteignez dans la lumière... pareilles à l'étoile du matin qui s'évanouit dans les rayons roses de l'aurore.... A toi, Éva, la victoire sans la bataille, la couronne sans la lutte!»
Telles étaient les pensées de Saint-Clare, pendant que, debout et les bras croisés, il regardait Éva. Oh! ces pensées, qui pourra les redire? Depuis l'heure où, dans la chambre mortuaire, une voix avait dit: Elle est partie! il y avait eu devant ses yeux comme une obscurité terrible; il était enveloppé «des nuages épais de la douleur....» Il entendait des voix autour de lui.... On lui faisait des questions... il y répondait.... on lui demandait à quand les funérailles... on lui demandait où il voulait la mettre... il répondait impatiemment que cela lui était indifférent...
Adolphe et Rosa avaient arrangé la chambre; étourdis, légers, véritables enfants, ils n'en avaient pas moins un bon cœur et une extrême sensibilité... Miss Ophélia présidait aux mesures d'ordre général.... mais c'étaient eux qui donnaient à tous les arrangements ce caractère poétique et charmant, qui enlevait à la chambre funèbre l'aspect sombre et terrible qui caractérise trop souvent les funérailles dans la Nouvelle-Angleterre.
Il y avait encore des fleurs sur les étagères, blanches, délicates, odorantes, aux feuilles retombant avec grâce; sur la petite table d'Éva, recouverte aussi de blanches draperies, on avait posé son vase favori, dans lequel on avait mis un simple bouton de rose mousseuse blanche; les plis des tentures et l'arrangement des rideaux, confiés aux soins d'Adolphe et de Rosa, offraient cette netteté et cette symétrie qui caractérisent leur race. Pendant que Saint-Clare était livré à ses pensées, la jeune Rosa entra doucement dans la chambre avec un panier de roses blanches. Elle fit un pas en arrière et s'arrêta respectueusement en apercevant Saint-Clare; mais, voyant qu'il ne prenait pas garde à elle, elle s'approcha du lit, pour déposer ses fleurs autour de la morte. Saint-Clare la vit, comme on voit dans un rêve, au moment où elle plaçait entre ses petites mains un bouquet de jasmin du Cap, disposant avec un goût parfait les autres fleurs autour de la couche.
La porte s'ouvrit, et Topsy, les yeux gonflés à force d'avoir pleuré, parut sur le seuil: elle tenait quelque chose sous son tablier. Rosa fit un geste de menace... Topsy entra pourtant.
«Sortez! dit Rosa à voix basse, mais d'un ton impérieux, sortez! vous n'avez rien à faire ici!
—Oh! laissez-moi! j'ai apporté une fleur si belle!... Et elle montra un bouton de rose thé à peine entr'ouverte.... Laissez-moi mettre une seule fleur.
—Sortez! dit Rosa avec plus d'énergie encore.
—Non! qu'elle reste, dit Saint-Clare en frappant du pied; qu'elle entre!»
Rosa battit en retraite. Topsy s'avança et déposa son offrande aux pieds du corps.... puis tout à coup, poussant un cri sauvage, elle se jeta sur le parquet le long du lit, et elle pleura et sanglota bruyamment.
Miss Ophélia accourut. Elle essaya de la relever et de lui imposer silence: ce fut en vain.
«Oh! miss Éva, miss Éva! je voudrais être morte aussi.... oui, je le voudrais!»
Il y avait dans ce cri quelque chose de si poignant et de si ému, que le sang remonta au visage pâle et marbré de Saint-Clare, et pour la première fois, depuis la mort d'Éva, il sentit des larmes dans ses yeux.
«Relevez-vous, mon enfant, disait miss Ophélia d'une voix douce, miss Éva est au ciel; c'est un ange!
—Mais je ne puis la voir, dit Topsy... je ne la reverrai jamais!» Et elle sanglotait de nouveau.
Il y eut un moment de silence.
«Elle disait qu'elle m'aimait, reprit Topsy. Oui, elle m'aimait! Hélas! hélas! je n'ai plus personne maintenant.... personne!
—C'est assez vrai, dit Saint-Clare. Mais voyons, ajouta-t-il en se tournant vers miss Ophélia, tâchez de consoler cette pauvre créature!
—Je voudrais n'être jamais née, disait Topsy.... Je ne voulais pas naître, moi! Pourquoi suis-je née?»
Miss Ophélia la releva avec bonté, mais avec fermeté, et la fit sortir de la chambre.... et, tout en la reconduisant, elle-même pleurait.
Elle la mena dans son appartement.
«Topsy, pauvre enfant.... lui disait-elle, ne vous affligez pas.... je puis aussi vous aimer, moi, quoique je ne sois pas bonne comme cette chère petite enfant.... J'espère pourtant que j'ai appris par elle quelque chose de l'amour du Christ.... Je puis vous aimer.... je vous aime.... et je vous aiderai à devenir une bonne fille et une chrétienne.»
Le ton de miss Ophélia disait plus que ses paroles; ce qui disait plus encore, c'étaient ses honnêtes et vertueuses larmes, ruisselant sur son visage. Depuis ce moment, elle acquit sur l'âme de cette enfant abandonnée une influence qu'elle ne perdit jamais.
«Oh! ma petite Éva, disait Saint-Clare, tes heures rapides ont fait tant de bien sur la terre!... Et moi, quel compte aurai-je à rendre pour mes longues années?»
Il n'y eut plus dans la chambre que des paroles murmurées à voix basse et des pas qui glissaient silencieusement.... Ils venaient tous, l'un après l'autre, contempler la morte.... puis la bière arriva. Ce fut le commencement des funérailles.... Les voitures s'arrêtèrent à la porte. Les étrangers vinrent et furent introduits. Il y eut des écharpes et des rubans blancs, et des pleureurs vêtus de crêpes noirs....
On lut la Bible et les prières furent offertes au ciel.... et Saint-Clare vivait! il marchait! il allait, pareil à un homme qui aurait versé toutes ses larmes.... Mais bientôt il ne vit plus qu'une chose: la blonde tête dans le cercueil.... Puis il vit le drap qu'on rejetait sur elle.... et le couvercle se refermer.... Il marcha au milieu des autres.... On arriva au bout du jardin, auprès du siége de mousse, où elle venait souvent avec Tom causer, chanter et lire. C'est là qu'était creusée la petite fosse. Saint-Clare se tenait tout près, le regard perdu. Il vit descendre le cercueil. Il entendit les paroles solennelles: «Je suis la résurrection et la vie! Celui qui a cru en moi, fût-il mort, vivra!» Et la terre fut rejetée et la tombe remplie.... Et il ne pouvait croire que ce fût là son Éva, qui était ainsi et pour toujours ravie à ses yeux.
Tous se retirèrent, et, le cœur désolé, revinrent à cette demeure qui ne devait plus la revoir.
La chambre de Marie fut hermétiquement close. Elle s'étendit sur un lit, sanglotant et gémissant avec toutes les marques d'une invincible douleur, réclamant à chaque minute les soins de tous ses serviteurs.... Elle ne leur laissait pas le temps de pleurer.... Pourquoi eussent-ils pleuré? cette douleur était sa douleur, et elle était bien fermement convaincue que personne au monde ne savait, ne voulait et ne pouvait la ressentir comme elle.
«Saint-Clare n'a pas versé une larme!» disait-elle. Il ne sympathisait pas avec elle.... C'était vraiment étrange à quel point il avait le cœur sec et dur.... Il savait pourtant combien elle souffrait!
Nous sommes tellement les esclaves de ce que nous voyons et de ce que nous entendons, que beaucoup des gens de la maison pensaient que Madame était vraiment la plus affligée.... surtout quand Marie eut des spasmes, qu'elle envoya chercher le docteur et qu'elle déclara qu'elle-même elle allait mourir.... Il y eut force allées et venues. On apporta des bouteilles chaudes, on fit des frictions de flanelle.... Enfin ce fut une diversion.
Tom avait au fond du cœur un sentiment ému qui l'attirait toujours vers son maître. Partout où il allait, silencieux et triste, Tom le suivait. Quand il le voyait s'asseoir si pâle et si tranquille dans la chambre d'Éva, tenant ouverte devant ses yeux la petite Bible de l'enfant, sans voir une parole, une lettre du texte.... il y avait pour Tom, dans ces yeux calmes, immobiles et sans larmes, plus de douleur que dans les gémissements et les lamentations de Marie.
La famille Saint-Clare retourna bientôt à la ville. A l'âme inquiète et tourmentée d'Augustin, il fallait un de ces changements de scène qui détournent en même temps le cours des pensées.... Ils quittèrent donc l'habitation.... et le jardin.... et le petit tombeau.... et revinrent à la Nouvelle-Orléans. Saint-Clare parcourait les rues d'un air affairé.... il lui fallait le bruit, le tumulte, l'agitation.... il essayait de combler cet abîme qui s'était fait dans son cœur.... Les gens qui le voyaient dans la rue, ou qui le rencontraient au café, ne s'apercevaient de la perte qu'il avait faite qu'en voyant le crêpe de son chapeau. Il était là, souriant, causant, lisant les journaux, discutant la politique ou s'intéressant au commerce.... Qui donc eût pu deviner que ces dehors souriants cachaient un cœur silencieux et sombre comme un tombeau?
«M. Saint-Clare est un homme bien singulier, disait d'un ton dolent Marie à miss Ophélia.... Oui, vraiment, je croyais que, s'il y avait quelque chose au monde qu'il aimât, c'était notre chère petite Éva.... mais il me paraît l'oublier bien aisément. Je ne puis l'amener à en parler avec moi.... Ah! je croyais qu'il eût montré plus de sentiment!
—L'eau calme est l'eau profonde, répondit sentencieusement miss Ophélia.
—C'est un proverbe qui n'a pas d'application dans un pareil cas; quand on a du cœur, on le montre.... on ne peut pas le cacher.... mais c'est un bien grand malheur que d'en avoir! J'aimerais mieux être comme Saint-Clare; ma sensibilité me tue.
—Bien sûr, m'ame, dit Mammy, M. Saint-Clare devient maigre comme une ombre; on dit qu'il ne mange jamais. Je sais qu'il n'oublie pas miss Éva.... Ah! personne ne pourrait l'oublier, chère petite créature du bon Dieu!... Et les larmes de Mammy coulèrent.
—En tout cas, reprit Marie, il n'a pour moi aucune espèce d'égards, il n'a pas trouvé une parole de sympathie.... il devrait pourtant savoir qu'un homme ne pourra jamais sentir comme une mère.
—Le cœur seul connaît sa propre amertume, dit gravement miss Ophélia.
—C'est ce que je pense.... Moi seule puis savoir ce que j'éprouve.... personne que moi! Éva le savait bien aussi, mais elle est partie....» Et Marie se renversa sur son fauteuil et se mit à sangloter....
Marie était une de ces organisations malheureuses pour lesquelles l'objet possédé est sans valeur.... pour lesquelles l'objet perdu devient tout à coup inappréciable! Elle trouvait des défauts à tout ce qu'elle avait... des perfections infinies à tout ce qu'elle n'avait plus.
Pendant que cette petite scène se passait dans le salon, il s'en passait une autre dans la bibliothèque.
Tom, qui ne quittait plus son maître, l'avait vu entrer dans cette pièce; il avait longtemps épié sa sortie.... enfin il se décida à entrer lui-même.
Il entra doucement: Saint-Clare était couché sur un sopha, à l'autre bout de l'appartement.... il était tourné le visage contre terre.... la Bible d'Éva était ouverte devant lui à quelque distance.
Tom fit quelques pas et se tint immobile auprès du sopha. Il hésitait.... Saint-Clare se leva tout à coup.... L'honnête visage de Tom était si rempli de douleur, il avait une expression de si affectueuse sympathie..., un visage qui priait!... Il émut profondément Saint-Clare.... Celui-ci posa sa main sur la main de Tom et pencha son front vers lui.
«Oh! Tom, mon ami, le monde est vide comme une coquille d'œuf!
—Je le sais bien, maître, dit Tom, je le sais bien!... Mais, si mon maître voulait seulement regarder en haut.... en haut.... où est notre chère miss Éva.... et le Seigneur Jésus!
—Hélas! Tom, je regarde en haut.... mais, par malheur, quand j'y regarde, je ne vois rien.... Que ne puis-je voir!»
Tom poussa un gros soupir.
«On dirait vraiment, reprit Saint-Clare, qu'il a été donné aux enfants et aux pauvres gens comme vous, Tom, de voir ce que nous ne pouvons voir, nous.... Comment cela se fait-il?
—Tu t'es caché aux habiles et aux sages, et tu t'es révélé aux petits enfants, murmura Tom; et tu as agi ainsi, ô Jésus! parce que cela a paru bon à tes yeux.
—Tom, je ne crois pas, je ne puis pas croire! j'ai maintenant l'habitude du doute. Oh! je voudrais croire à cette Bible. Je ne le puis!
—Cher maître, priez le bon Dieu; dites: Seigneur, je veux croire, donnez-moi la foi!
—Qui sait rien de rien? dit Saint-Clare, les yeux errants, rêveur et se parlant à lui-même. Tout ce bel amour, toute cette foi, ce n'est peut-être qu'une de ces phases fugitives du sentiment humain. Rien de réel sur quoi l'on puisse se reposer. Quelque chose qui s'évanouit comme un souffle. Plus d'Éva, plus de ciel, plus de Christ, rien! rien!
—Si, si! ô maître! tout cela est, je le sais, j'en suis sûr, s'écria Tom en tombant à genoux; croyez, cher maître, croyez, croyez!
—Comment savez-vous qu'il y a un Christ? dit Saint-Clare, vous ne l'avez jamais vu.
—Je l'ai senti dans mon âme, ô maître!... et maintenant encore je le sens!... Tenez, maître.... quand je fus vendu, arraché à ma vieille femme et à mes petits enfants,... cela me brisa.... il me sembla que tout était fini pour moi.... qu'il n'y avait plus rien. Mais le Seigneur se tint à côté de moi, et il me dit: Tom! ne crains rien. Et il apporta la lumière et la joie dans l'âme d'un pauvre esclave.... il y fit la paix.... et je suis heureux, et j'aime tout le monde, et je sens que je veux être au Seigneur et faire sa volonté.... et devenir ce qu'il veut que je sois.... Et je sais bien que tout cela ne pouvait pas venir de moi, qui ne suis qu'une pauvre créature. Cela venait du Seigneur.... et il fera tout aussi pour mon maître!»
Tom parlait d'une voix tremblante et pleine de larmes. Saint-Clare appuya sa tête sur son épaule et serra sa main rude et noire, sa main fidèle!
«Tom, vous m'aimez!
—Oh! oui, et je bénirais le jour où je pourrais donner ma vie pour vous voir chrétien.
—Pauvre fou! dit Saint-Clare, se relevant à demi, je ne suis pas digne de l'amour d'un bon et honnête cœur comme le vôtre!
—O maître! il y en a un plus grand que moi qui vous aime.... le Seigneur Jésus!
—Comment le savez-vous, Tom?
—Je le sens, maître; «l'amour du Christ qui passe tout savoir!...»
—C'est étrange! murmura Saint-Clare en faisant quelques pas. L'histoire d'un homme qui a vécu et qui est mort, il y a dix-huit cents ans.... peut encore aujourd'hui ébranler les hommes.... Mais il n'était pas un homme! Jamais homme n'eut un pouvoir aussi durable, aussi vivant! Oh! si je pouvais croire ce que ma mère m'enseignait!... Si je pouvais prier comme je priais quand j'étais enfant!...
—Si mon maître voulait.... miss Éva lisait cela si bien!... Je voudrais que mon maître fût assez bon pour le lire.... Je ne lis plus guère depuis que miss Éva est partie....»
C'était le chapitre onzième de saint Jean, la touchante histoire de la résurrection de Lazare. Saint-Clare la lut tout haut, s'arrêtant souvent pour maîtriser l'émotion que faisait naître en lui ce récit pathétique.
Tom était à genoux, les mains jointes; on voyait sur son visage paisible l'extase de la joie, de l'amour et de l'adoration....
«Tom, tout cela est réel pour vous.
—Je le vois, maître!
—Que n'ai-je vos yeux, Tom!...
—Je prie Dieu de vous les donner, maître.
—Vous savez, Tom, que je suis plus instruit que vous.... Eh bien, si je vous disais que moi, je ne crois pas à la Bible!
—Ah! maître! dit Tom en élevant ses mains avec un geste suppliant.
—Cela n'ébranlerait-il pas votre foi, Tom?
—Pas du tout!
—Vous savez pourtant que je suis plus éclairé que vous.
—O maître! n'avez-vous pas lu «qu'il se cache aux savants et aux sages, et qu'il se révèle aux petits enfants?» Mais mon maître n'était pas sérieux.... bien sûr!
—Non, Tom! je ne suis pas complétement incrédule.... je pense qu'il y a des raisons de croire.... et pourtant je ne crois pas.... Oh! c'est une bien terrible et bien fatale habitude que j'ai là, Tom!
—Si mon maître voulait seulement prier!...
—Qui vous a dit, Tom, que je ne priais pas?
—Ah! est-ce que....?
—Oui, Tom, je prierais, s'il y avait quelqu'un là que je pusse prier.... mais ne parler à rien!... Voyons, Tom, priez, vous, et apprenez-moi!»
Le cœur de Tom était plein; il se répandit dans la prière, comme des eaux trop longtemps contenues. On voyait que Tom était convaincu que quelqu'un l'écoutait, absent ou présent! Saint-Clare se sentit soulevé par cet océan de foi sincère et de charité, et porté jusqu'au seuil de ce ciel que Tom se représentait avec une si vive ardeur; il lui semblait être maintenant près d'Éva!
«Merci, mon ami! dit Saint-Clare, quand Tom se releva; j'aime à vous entendre, Tom; mais allez! il faut maintenant que je sois seul; quelque autre jour, je vous parlerai davantage.»
Tom se retira silencieusement.
CHAPITRE XXVIII.
Réunion.
L'une après l'autre, les semaines s'écoulaient dans la maison de Saint-Clare, et les flots de la vie reprenaient leur cours, se refermant sur le frêle esquif disparu.... Oh! les réalités de chaque jour, dures, froides, impitoyables, impérieuses.... comme elles foulent aux pieds les sentiments de nos cœurs! Il faut manger, il faut boire, il faut dormir.... il faut même s'éveiller! Il faut acheter, il faut vendre, il faut interroger, il faut répondre!... En un mot, il faut poursuivre des ombres, quand on a perdu les réalités.... L'habitude machinale et glacée de la vie survit à la vie même!
Les espérances de Saint-Clare, ses intérêts, sans qu'il en eût conscience, s'étaient enlacés autour de cette enfant.... C'était pour Éva qu'il soignait, qu'il embellissait sa propriété. Son temps, c'était à elle qu'il le donnait.... Tout chez lui était à Éva, pour Éva! Il ne faisait rien qui ne fût pour elle.... Elle absente.... il perdait à la fois et l'action et la pensée!
Oui, il y a une autre vie.... une vie qui donne, quand on y croit, une portée et une signification nouvelles aux chiffres du temps, qui leur donne tout à coup une valeur mystérieuse et inconnue. Saint-Clare le savait. Bien souvent, dans ses heures désolées, il entendait une faible voix d'enfant qui l'appelait aux cieux.... il voyait une petite main qui lui indiquait la route de la vie.... Mais la sombre léthargie de la douleur s'était abattue sur lui.... il ne pouvait pas se relever.... c'était une nature capable d'arriver à la conception nette des idées religieuses par ses instincts et la force de ses perceptions, bien plutôt qu'un chrétien pratique. Le don d'apprécier et le mérite de sentir les beautés et les rapports de l'ordre moral ont été souvent l'attribut et le privilége de gens dont toute la vie active s'est passée à les méconnaître. Moore, Byron, Gœthe, ont trouvé, pour peindre le sentiment religieux, des paroles bien plus éloquentes que ceux-là mêmes dont la vie était une religion.... Ah! pour de telles âmes, ce mépris de la religion est une bien plus terrible trahison.... un péché plus mortel cent fois!
Saint-Clare n'avait jamais prétendu se gouverner d'après des principes religieux. Sa belle nature lui donnait une sorte de vue instinctive des exigences et de l'étendue du christianisme, et il reculait à l'avance devant les tyrannies de conscience auxquelles il se serait soumis, s'il avait jamais été chrétien. Telle est, en effet, l'inconséquence de la nature humaine, dans ces questions surtout où l'idéal est en jeu, qu'elle aime mieux ne pas entreprendre que de faire à demi.
Et pourtant Saint-Clare était devenu un autre homme.... il lisait sérieusement, honnêtement, la Bible de sa petite Éva. Il avait des idées plus saines et plus pratiques sur toutes ses relations avec les esclaves.... Il en était arrivé à être mécontent du passé et du présent.... Aussitôt après son retour à Orléans, il commença, pour arriver à l'émancipation de Tom, les démarches légales qu'il devait compléter dès que les indispensables formalités seraient accomplies. De jour en jour il s'attachait davantage à l'esclave.... C'est que, dans ce monde vide pour lui, rien ne semblait lui rappeler davantage la chère image d'Éva; il voulait l'avoir constamment auprès de lui... Dédaigneux et inabordable pour tous les autres, il pensait tout haut devant Tom! On ne s'en fût pas étonné, si l'on eût vu avec quelle affection et quel dévouement Tom suivait constamment son jeune maître.
«Eh bien! Tom, lui dit-il, je suis en train de faire de vous un homme libre.... Faites votre paquet, et préparez-vous à retourner dans le Kentucky.»
Un éclair de joie brilla sur le visage de Tom.... il éleva sa main vers le ciel et s'écria: «Dieu soit béni!» avec une sorte d'enthousiasme. Saint-Clare fut déconcerté.... il ne lui plaisait pas que Tom fût si disposé à le quitter!
«Vous n'étiez pas trop malheureux ici.... je ne vois pas pourquoi vous êtes si heureux de partir, dit-il d'un ton sec.
—Oh non! maître.... ce n'est pas cela! c'est d'être un homme libre, qui fait ma joie!
—Voyons, Tom, ne pensez-vous pas que vous êtes plus heureux comme cela que si vous étiez libre?...
—Non certainement! m'sieu Saint-Clare, dit Tom avec une soudaine énergie, non certainement!
—Avec votre travail vous ne seriez jamais parvenu à être vêtu et nourri comme vous l'êtes chez moi....
—Je le sais bien, monsieur. Monsieur a été bien trop bon.... Mais, monsieur, j'aimerais mieux une pauvre maison, de pauvres vêtements.... tout pauvre! voyez-vous.... et à moi, que d'avoir bien meilleur.... et à un autre. Oui, monsieur! Est-ce que ce n'est pas naturel, m'sieu?
—Je le pense, Tom.... Aussi vous vous en irez, vous me quitterez, dans un mois, à peu près, ajouta-t-il d'un ton assez mécontent.... quoique peut-être vous ne le dussiez pas, fit-il d'un ton plus gai. On ne sait pas!»
Et il se leva et parcourut le salon.
«Je ne partirai pas, dit Tom, tant que mon maître sera dans la peine. Je resterai avec lui tant qu'il aura besoin de moi, tant que je pourrai lui être utile!
—Tant que je serai dans la peine, Tom! dit Saint-Clare en regardant lentement par la fenêtre. Et quand ma peine sera-t-elle finie, comme cela?
—Quand M. Saint-Clare sera chrétien!
—Et vous avez vraiment l'intention de rester avec moi jusqu'à ce moment-là? dit Saint-Clare avec un demi-sourire. Et, quittant la fenêtre, il posa sa main sur l'épaule de Tom.... Ah! Tom! brave et digne garçon, je ne veux pas vous garder si longtemps; allez retrouver votre femme et vos enfants.... et dites-leur que je les aime bien.....
—Eh bien! moi, je crois que ce jour-là viendra bientôt.... dit Tom avec émotion et les yeux pleins de larmes: le Seigneur a besoin de mon maître!
—Besoin de moi! O Tom!... je voudrais bien savoir pourquoi faire.... voyons! contez-moi ça!...
—Hélas! un pauvre esclave comme moi peut bien travailler pour le Seigneur!.... et M. Saint-Clare, qui a la fortune, la science, des amis.... combien ne peut-il pas faire davantage!
—Tom, vous croyez que Dieu a bien besoin qu'on travaille pour lui? dit Saint-Clare en souriant.
—Quand nous travaillons pour ses créatures, nous travaillons pour Dieu, dit Tom.
—Bonne théologie, Tom! bien meilleure, je le jure, que celle du docteur B***.»
Ici la conversation fut interrompue par l'arrivée de quelques visites.
Marie Saint-Clare ressentait la perte d'Éva autant qu'il lui était possible de ressentir quelque chose, et, comme elle était femme à rendre malheureux de son malheur tous ceux qui l'approchaient, les esclaves attachés à son service n'avaient que trop de raisons de regretter la jeune maîtresse dont les douces façons et l'aimable intercession les avaient si souvent protégés contre la tyrannie et les égoïstes exigences de sa mère. Mammy surtout, la pauvre Mammy, dont l'âme, sevrée de toutes les tendresses de la famille, s'était consolée par l'affection de cet être charmant, Mammy n'était plus qu'un cœur brisé.... Nuit et jour elle pleurait.... et l'excès même de son chagrin la rendait moins habile et moins prompte.... ce qui attirait une tempête d'invectives sur sa tête, désormais sans défense....
Miss Ophélia ressentait aussi cette perte; mais dans ce cœur honnête et bon la douleur portait les fruits de l'autre vie, la vie qui ne finira pas. Elle était plus facile et plus douce.... aussi zélée pour chaque devoir, elle avait quelque chose de plus calme et de plus modeste.... on voyait qu'elle rentrait plus souvent en son cœur, et ce n'était pas en vain: elle s'occupait plus activement de l'éducation de Topsy. Elle lui apprenait des passages de la Bible. Elle ne frissonnait plus à son approche, elle n'avait plus à cacher une répugnance qu'elle n'éprouvait pas! Elle la voyait à travers ce milieu si doucement évoqué devant ses yeux par Éva; et ce qu'elle voyait en elle, c'était une créature immortelle, que Dieu lui avait envoyée pour qu'elle la conduisît à la gloire et à la vertu.... Topsy n'était pas devenue une sainte tout d'un coup; mais cependant la vie et la mort d'Éva avaient produit en elle un notable changement.
La dure indifférence était partie.... il y avait maintenant en elle de la sensibilité, et l'espérance, le désir, l'effort du bien, effort irrégulier, suspendu, interrompu.... mais renouvelé.
Un jour miss Ophélia fit appeler Topsy... Elle sortit en toute hâte, cachant quelque chose dans sa poitrine.
«Que faites-vous là, petite coquine? Vous venez de voler quelque chose, je gage?» dit l'impérieuse petite Rosa, qu'on avait envoyée chercher l'enfant; et, au même instant, elle la saisit brusquement par le bras.
«Laissez-moi, miss Rosa, dit Topsy en se débarrassant d'elle, cela ne vous regarde pas!...
—Encore un de vos tours.... Je vous connais! je vous ai vue cacher quelque chose....»
Rosa la prit par le bras et voulut la fouiller.
Topsy, furieuse, frappait des mains et des pieds et combattait violemment pour ce qu'elle regardait comme son droit.
Les clameurs et le bruit de la bataille attirèrent miss Ophélia et Saint-Clare.
«Elle a volé! disait Rosa.
—Non! non! vociférait Topsy avec des sanglots pleins de colère.
—N'importe! donnez-moi cela, dit miss Ophélia d'une voix ferme.»
Topsy eut un moment d'hésitation; mais, sur une nouvelle injonction, elle tira de son sein un petit paquet enveloppé dans un de ses bas.
Miss Ophélia développa.
C'était un petit livre donné à Topsy par Éva: il contenait un verset de l'Écriture pour chaque jour de l'année; il y avait aussi dans une feuille de papier la boucle blonde d'Éva, donnée le jour de ses mémorables adieux.
Cette vue causa une profonde émotion à Saint-Clare. Le livre était entouré d'un crêpe noir.
«Pourquoi avez-vous mis cela autour du livre? dit-il en retirant le crêpe.
—Parce que.... parce que.... parce que c'était à miss Éva!... Oh! ne le retirez pas, s'il vous plaît!» Et s'asseyant sur le plancher et mettant son tablier sur sa tête, elle commença à sangloter violemment.
C'était quelque chose de comique et de pathétique tout à la fois. Ce vieux bas, ce livre, ce crêpe noir, cette soyeuse boucle blonde, et le fougueux désespoir de Topsy.
Saint-Clare sourit, mais dans ce sourire il y avait des larmes.
«Voyons, voyons! ne pleurez pas! On va tout vous rendre.... Et remettant tout ensemble, il jeta le petit paquet sur ses genoux, puis il emmena mis Ophélia dans le salon.
—Je crois que vous finirez par en faire quelque chose, dit-il en faisant un geste avec son pouce par dessus l'épaule. Toute âme susceptible de chagrin est capable de bien; il ne faut pas l'abandonner....
—Elle a fait de grands progrès, dit miss Ophélia, et j'ai beaucoup d'espoir.... Mais, Augustin, et elle posa sa main sur le bras de Saint-Clare, il faut que je vous demande une chose.... A qui est-elle? A vous ou à moi?
—Eh mais, je vous l'ai donnée!
—Pas légalement.... Je veux qu'elle soit à moi légalement....
—Oh, oh! cousine.... et que pensera la société abolitioniste?... Vous! avoir une esclave! On ordonnera un jour de jeûne pour cette rechute....
—Quelle folie! Je veux qu'elle soit à moi.... pour avoir le droit de l'emmener dans les États libres, afin de l'affranchir, pour que tout ce que j'ai tenté de faire ne soit pas inutile....
—Ah! cousine! vous avez là des projets bien subversifs.... Je ne puis les encourager....
—Ne plaisantons pas.... causons raison! Tous mes efforts pour la rendre chrétienne sont bien inutiles, si je ne la sauve des chances fatales de l'esclavage.... Si vous voulez qu'elle soit à moi, faites un bout de donation.... un écrit en forme....
—Bien! bien! dit Saint-Clare, je le ferai.... Et il s'assit et déplia un journal.
—Il faut le faire maintenant, dit Ophélia....
—Quelle hâte!
—Maintenant est le seul moment dont on soit maître de faire ce que l'on veut. Tenez!... voici tout ce qu'il faut.... encre, plume, papier.... Écrivez!...»
Saint-Clare, comme la plupart des hommes de cette nature d'esprit, ne voulait pas être poussé à bout.... Il était excédé de cette rigoureuse et ponctuelle exigence de miss Ophélia....
«Mais, mon Dieu! qu'est-ce donc? lui dit-il; ne vous suffit-il pas de ma parole?... Vous vous acharnez après les gens.... on dirait que vous avez pris des leçons chez les juifs!
—Eh! je veux être sûre, dit miss Ophélia.... Vous pouvez mourir.... être ruiné.... et, malgré tout ce que je pourrais faire, Topsy serait vendue aux enchères....
—Allons! vous pensez à tout.... puisque je suis dans la main d'une Yankee, ce que j'ai de mieux à faire, c'est de m'exécuter.»
Saint-Clare écrivit l'acte rapidement; il connaissait les affaires.... rien ne fut plus aisé.... il signa son nom en majuscules largement étalées, et termina le tout par un parafe flamboyant....
«Voilà, miss Vermont! tout y est.... Et il lui tendit le papier.
—Brave garçon! dit-elle en souriant; mais ne faut-il point un témoin?
—En effet!... mais voici.... Marie! dit-il en ouvrant la porte de la chambre de sa femme, notre cousine voudrait un autographe de vous... Mettez votre nom au bas de ceci.
—Qu'est-ce? dit Marie en parcourant l'écrit.... Oh! ridicule! Je croyais ma cousine trop pieuse pour se permettre ces choses-là.... Mais.... et elle signa négligemment.... si elle a un caprice pour cet objet, nous le lui cédons de grand cœur.
—Elle est maintenant à vous corps et âme, dit Saint-Clare en tendant le papier à sa cousine.
—Elle n'est pas plus à moi qu'auparavant, dit miss Ophélia: Dieu seul peut me donner des droits sur elle, mais je puis maintenant la protéger.
—Elle est à vous d'après la fiction légale,» dit Saint-Clare; et il retourna dans le salon et prit son journal.
Miss Ophélia, qui ne recherchait pas précisément la société de Marie, l'y suivit bientôt, après toutefois qu'elle eut serré son papier.
Elle s'assit et se mit à tricoter... puis tout à coup:
«Augustin, avez-vous songé à vos esclaves.... en cas de mort?
—Non!»
Et il continua sa lecture.
«Alors votre indulgence à leur égard pourra bien se trouver un jour une grande cruauté....»
C'est une réflexion que Saint-Clare s'était bien souvent faite à lui-même: il répondit négligemment:
«Je compte m'en occuper un de ces jours....
—Quand?
—Plus tard....
—Et si vous mourriez auparavant?...
—Eh bien! cousine, qu'est-ce à dire?...»
Il quitta son journal et la regarda fixement.
«Me trouvez-vous des symptômes de fièvre jaune ou de choléra?... pourquoi me poussez-vous, avec tant de persévérance, à faire des arrangements en cas de mort?
—En pleine vie, nous sommes dans la mort!»
Saint-Clare se leva, rejeta le journal et marcha avec assez d'insouciance jusqu'à la porte qui s'ouvrait sur la véranda. Il voulait mettre fin à cette conversation qui lui était désagréable; mais tout seul et machinalement il répétait ce mot, la mort!... Il s'appuya sur le balcon et regarda le jet d'eau étincelant, qui s'élançait et retombait dans le bassin. Puis, comme à travers un brouillard épais et gris, il aperçut vaguement les fleurs, les arbres, les vases de la cour, et il répéta encore ce mot mystérieux, ce mot qu'on trouve dans toutes les bouches, ce mot terrible:
LA MORT!
«Il est vraiment étrange, se disait-il, qu'il y ait un tel mot et une telle chose, et que nous l'oubliions toujours!... On vit, on est ardent, on est jeune, on est beau, plein d'espérances, de désirs, de besoins, et le lendemain on est parti.... parti sans retour, pour toujours parti!...»
C'était une de ces belles soirées du sud, tiède et pleine de rayons d'or.... Il alla jusqu'au bout du balcon.... il vit Tom, penché sur sa Bible, se montrant chaque mot du doigt et se le murmurant à lui-même avec toutes les marques d'une profonde attention.
«Voulez-vous que je vous lise, Tom? dit Saint-Clare en s'asseyant auprès de lui.
—Si m'sieu voulait, dit Tom avec reconnaissance.... m'sieu lit si bien!»
Saint-Clare prit le livre, regarda l'endroit, et se mit à lire un des passages annotés par les grosses marques de Tom.
Voici le passage:
«Quand le Fils de l'homme viendra dans sa gloire, et les saints anges avec lui, il s'assiéra sur le trône de sa gloire, et devant lui seront rassemblées toutes les nations.... Et il séparera les hommes les uns d'avec les autres, comme le berger sépare les brebis d'avec les boucs.»
Saint-Clare lut d'une voix animée jusqu'à ce qu'il arrivât au dernier verset....
«Alors le Roi dira à ceux qui seront à sa gauche: «Éloignez-vous de moi, maudits, et allez au feu éternel.
«Car j'ai eu faim, et vous ne m'avez pas donné à manger.... J'ai eu soif, et vous ne m'avez pas donné à boire.
«J'étais étranger, et vous ne m'avez pas reçu chez vous....
«J'étais nu, et vous ne m'avez pas revêtu.
«J'ai été malade et en prison, et vous ne m'avez pas visité.»
«Et alors ils lui répondront:
«Seigneur, quand donc avons-nous vu que vous aviez faim, que vous aviez soif, que vous étiez sans asile, que vous étiez nu, que vous étiez malade, que vous étiez en prison.... et ne vous avons-nous pas assisté?»
«Et il leur répondra:
«Chaque fois que vous avez refusé d'assister le dernier d'entre mes frères.... c'est moi-même que vous avez refusé.»
Saint-Clare parut frappé de ce dernier passage, car il le lut deux fois, et la seconde fois lentement, comme s'il en eût médité les paroles.
«Tom, dit-il, ces gens qui sont si rigoureusement traités ont fait tout juste ce que je fais.... Ils ont vécu dans l'aisance, confortablement, sans s'inquiéter combien de leurs frères avaient faim, avaient soif, étaient malades ou en prison!...»
Tom ne répondit pas.
Saint-Clare se leva et marcha tout pensif le long de la véranda, paraissant oublier tout ce qui n'était pas sa pensée.... et il était si absorbé, que Tom fut obligé de lui rappeler que l'on avait sonné deux fois pour le thé.
Pendant le thé, Saint-Clare demeura distrait et tout pensif. Le thé fini, Marie, miss Ophélia et lui passèrent au salon sans mot dire.
Marie s'étendit sur un sofa, à l'abri d'une moustiquaire de soie; elle fut bientôt profondément endormie.
Miss Ophélia tricotait.
Saint-Clare s'assit devant le piano; il joua un air doux et mélancolique. On l'eût dit plongé dans une profonde rêverie.... Il se parlait à lui-même avec la musique. Au bout d'un instant, il ouvrit un des tiroirs, il en tira un vieux livre dont les années avaient jauni les feuilles.... Il les tournait l'une après l'autre.
«Tenez, dit-il à miss Ophélia, voici un des livres de ma mère, voici de son écriture, venez voir! elle avait tiré cela du Requiem de Mozart, et l'avait arrangé pour elle.»
Miss Ophélia se leva et vint voir.
«Elle chantait cela souvent, dit Saint-Clare; je crois l'entendre encore.»
Il frappa quelques accords majestueux, et il commença de chanter cette vieille hymne latine:
Dies iræ, etc.
Tom, qui écoutait du dehors, fut attiré par la musique jusqu'à la porte du salon, contre laquelle il se tint dans une profonde attention. Il ne comprenait pas sans doute les paroles; mais la musique, mais la manière de chanter le touchaient vivement, surtout quand Saint-Clare chanta les grandes strophes pathétiques. Et pourtant, que la sympathie de son cœur eût été plus ardente, s'il eût compris le sens de ces belles paroles:
Quod sum causa tuæ viæ:
Ne me perdas illa die!
Quærens me, sedisti lassus;
Redemisti, crucem passus:
Tantus labor non sit cassus!
Saint-Clare jetait sur ces mots une expression pathétique et passionnée. Le voile des années s'était déchiré, il lui semblait entendre la voix de sa mère guidant la sienne. La voix et l'instrument vivaient et versaient à flots cette harmonie sympathique et profonde dont le divin Mozart trouva pour la première fois le secret, quand il voulut chanter le Requiem de sa messe de mort.
Saint-Clare s'arrêta, il appuya un instant sa tête dans sa main, puis il se leva et marcha dans le salon.
«Quelle magnifique conception, dit-il, que celle du jugement dernier! Le redressement des torts de tous les âges, la solution de tous les problèmes moraux par une infaillible sagesse! Oui! c'est une magnifique image!
—Une terrible image! répliqua miss Ophélia.
—Oui, terrible pour moi, dit Saint-Clare en s'arrêtant tout pensif. Cette après-midi, je lisais à Tom un chapitre de saint Matthieu, qui décrit ce jugement. Cela m'a frappé.» On s'imaginerait que pour être exclu du ciel il faut avoir commis de terribles crimes. Eh bien, non! ils sont condamnés pour n'avoir pas fait le bien, comme si cela seul renfermait tous les torts!
—Sans doute, dit miss Ophélia, ne pas faire du bien, c'est faire mal!
—Eh bien! dit Saint-Clare se parlant à lui-même et avec une extrême agitation, que dire de celui que son cœur, son éducation, ses relations sociales appelaient à quelque noble rôle..., et qui est resté incertain, rêveur, indifférent, neutre, en face des luttes, des agonies, du désespoir de l'humanité..., quand il eût pu agir?
—Que celui-là se repente et qu'il commence maintenant, dit miss Ophélia.
—Toujours pratique! toujours au nœud de la difficulté! reprit Augustin, dont le visage s'éclaira d'un sourire.... Ainsi, cousine, vous ne me laissez jamais le temps des réflexions générales. Vous me heurtez toujours contre les actualités présentes. Vous avez dans l'esprit un éternel maintenant.
—Maintenant est à moi... C'est le seul moment dont je sois sûre, quoi que je veuille faire, reprit miss Ophélia.
—Chère petite Éva! pauvre enfant, dit Saint-Clare; son âme douce et simple voulait me voir faire le bien!»
Depuis la mort d'Éva, c'était la première fois que Saint-Clare parlait autant d'elle.... On voyait tous les sentiments qu'il était obligé de refouler dans son cœur.
«Mes idées sur le christianisme sont telles, reprit-il bientôt, que je ne pense pas qu'un homme puisse être chrétien sans se jeter de tout son poids contre ce monstrueux système d'injustice, qui est pourtant le fondement de notre société.... Oui, s'il le faut, un chrétien doit sacrifier sa vie dans le combat de cette cause! Moi, du moins, je ne pourrais pas être chrétien autrement.... Mais j'ai rencontré des chrétiens éclairés dont ce n'était pas l'avis. Eh bien! je confesse que l'apathie des gens religieux sur ce sujet, leur indifférence pour les maux de leurs frères, m'ont rempli d'horreur, et ont été plus que tout le reste, la cause de mon scepticisme.
—Puisque vous saviez, pourquoi n'avoir pas fait?
—Ah! pourquoi? parce que je n'avais que cette sorte de bienveillance qui consiste à s'étendre sur un sofa et à maudire l'Église et le clergé qui ne se font pas chaque jour martyrs et confesseurs.... Il est si facile, hélas! de voir que les autres devraient être martyrs....
—Eh bien! allez-vous du moins agir différemment.... maintenant?
—Dieu seul connaît l'avenir. Je suis plus brave qu'autrefois parce que j'ai tout perdu, et que celui qui n'a rien à perdre court aisément tous les risques.
—Et qu'allez-vous faire?
—Mon devoir, je l'espère, autant que je le pourrai, envers ces malheureux.... Je vais commencer par mes pauvres esclaves pour qui je n'ai encore rien fait.... et peut-être quelque jour me sera-t-il possible de faire quelque chose pour cette classe tout entière! quelque chose pour sauver mon pays de cette honte qui le couvre devant toutes les nations civilisées!...
—Croyez-vous qu'une nation consente jamais à émanciper ses esclaves?
—Je ne sais.... Voici le temps des grandes actions.... Çà et là l'héroïsme et le dévouement se lèvent sur cette terre.... Les nobles de la Hongrie affranchissent des milliers de serfs. Comme argent, c'est une perte immense. Peut-être parmi nous se trouvera-t-il des cœurs généreux, qui n'évalueront pas l'homme en dollars et en centimes.
—J'ai peine à le croire, fit mis Ophélia.
—Supposez que nous nous levions demain, et que nous affranchissions ces milliers d'esclaves, qui les instruira? qui leur apprendra à bien user de leur liberté? Ils ne pourront jamais faire grand'chose parmi nous. Nous sommes nous-mêmes trop paresseux et trop peu pratiques pour leur donner cette industrie et cette énergie sans lesquelles on ne pourra pas en faire des hommes! Ils iront dans le nord, où le travail est à la mode, où tout le monde travaille. Mais dites-moi, dans le nord, la philanthropie chrétienne est-elle assez grande pour suffire à la tâche de cette tutelle et de cette éducation? Vous envoyez des dollars par milliers aux missions étrangères; mais souffrirez-vous qu'on envoie ces païens dans vos villes et dans vos villages?... donnerez-vous votre temps, vos pensées, votre argent pour les enrôler sous la bannière du Christ? voilà ce que je voudrais savoir! Si nous émancipons, élèverez-vous? Combien de familles, dans vos villes, prendront un ménage nègre pour l'instruire et le convertir? Combien de marchands prendraient Adolphe, si j'en voulais faire un commis? combien de fabricants, si je lui apprenais le commerce? Si je voulais mettre Jane et Rosa à l'école, combien d'écoles voudraient les recevoir dans vos États du nord? Combien de familles les accueilleraient?... et pourtant elles sont aussi blanches que bien des femmes du midi ou du nord. Vous voyez, cousine, que je suis juste. Notre position est mauvaise. Nous sommes les oppresseurs officiels des nègres; mais les préjugés anti-chrétiens du nord ne les oppriment pas moins cruellement....
—C'est vrai, cousin, je le sais; c'était vrai même avec moi.... jusqu'à ce que je sois parvenue à vaincre mes répugnances.... Mais elles sont vaincues.... et je crois qu'il y a dans le nord une foule de braves gens qui n'ont besoin que d'apprendre leur devoir.... Il faut sans doute plus de dévouement pour recevoir ces païens parmi nous que pour leur envoyer des missionnaires chez eux.... Je crois pourtant que nous le ferons.
—Vous, oui! je sais que vous ferez tout ce que vous regarderez comme votre devoir.
—Mon Dieu! je ne suis déjà pas si bonne, dit miss Ophélia. Les autres feront comme moi, s'ils voient comme moi. J'ai l'intention de ramener Topsy chez nous. On s'étonnera bien un peu tout d'abord, mais ils arriveront à partager mes vues. Je sais d'ailleurs qu'il y a, dans le nord, bon nombre de gens qui font ce que vous disiez tout à l'heure.
—Oui... une minorité! et, si nos émancipations sont trop nombreuses, nous entendrons bientôt de vos nouvelles.»
Miss Ophélia ne répondit rien. Il y eut quelques instants de silence; le visage de Saint-Clare portait des traces d'accablement, il avait une expression sombre et rêveuse.
«Je ne sais, dit-il, ce qui me fait ce soir si souvent penser à ma mère. Je me sens dans l'âme je ne sais quels attendrissements, comme si ma mère était près de moi. Je pense à tout ce qu'elle avait l'habitude de me dire.... Quelle étrange chose que parfois le passé revienne à nous si vivant!»
Saint-Clare marcha encore quelques instants dans le salon.
«Je crois, dit-il, que je vais sortir un peu. Qu'est-ce qu'on dit ce soir?... Il faut que je voie cela.»
Il prit son chapeau et quitta le salon.
Tom le suivit jusqu'à la porte de la cour et lui demanda s'il devait l'accompagner.
«Non, mon garçon, je serai ici dans une heure...»
Tom s'assit sous la véranda.
C'était une splendide soirée: Tom regardait le jet d'eau, dont l'écume s'argentait sous les rayons d'un magnifique clair de lune.... il écoutait le murmure des eaux.... il pensait à sa famille et à sa maison.... Il se disait que bientôt il serait libre..., que bientôt il pourrait les revoir.... il se disait qu'à force de travail il rachèterait sa femme et ses enfants.... Il éprouvait une sorte de joie à sentir les muscles de ses bras puissants, en songeant que bientôt ses bras seraient à lui, et qu'ils conquerraient la liberté de sa famille.... Il pensa à son jeune maître, et adressa pour lui au ciel sa prière accoutumée.... Puis il pensa encore à cette belle Évangéline, maintenant parmi les anges.... et bientôt il s'imagina que ce visage brillant et ces cheveux d'or sortaient de l'écume étincelante de la fontaine et paraissaient devant lui.... Il s'endormit et il rêva qu'il la voyait venir à lui, légère et bondissante comme autrefois.... une guirlande de jasmin dans ses cheveux, les joues animées et l'œil rayonnant de joie. Puis, pendant qu'il la regardait, elle s'éleva lentement du sol, ses joues devinrent plus pâles, ses yeux profonds avaient des rayons divins, un nimbe d'or entourait sa tête.... Et la vision s'évanouit.
Tom fut réveillé par un violent coup de marteau et un bruit de pas et de voix à la porte.
Il courut ouvrir.... Des hommes entrèrent.... Ils portaient sur une civière un corps enveloppé dans un manteau: la lumière de la lampe tombait en plein sur le visage. Tom poussa un cri perçant.... le cri de l'effroi et du désespoir.... Ce cri retentit dans toute la maison.... Les hommes s'avancèrent, avec leur fardeau, jusqu'à la porte du salon, où miss Ophélia tricotait.
Saint-Clare était entré dans un café, pour lire un journal du soir. Une querelle s'était élevée entre deux hommes, un peu excités par la boisson. Saint-Clare et quelques autres personnes avaient voulu les séparer. Saint-Clare, en s'efforçant de désarmer un des deux hommes, avait reçu un coup de couteau dans le côté.
La maison se remplit bientôt de gémissements, de pleurs, de cris et de lamentations; les esclaves désespérés s'arrachaient les cheveux, se jetaient par terre, ou couraient, éperdus, dans toutes les directions; Marie avait des crises nerveuses; Tom et miss Ophélia gardaient seuls quelque présence d'esprit. Miss Ophélia fit disposer un des sofas du salon; on étendit dessus le blessé tout sanglant. Saint-Clare s'était évanoui de douleur et de faiblesse, à bout de sang. Miss Ophélia lui fit respirer des sels. Il revint à lui, ouvrit les yeux, les promena tout autour de l'appartement, et les arrêta enfin sur le portrait de sa mère.
Le médecin arriva et fit son examen. On vit bientôt, à son air, qu'il n'y avait pas d'espoir. Il n'en mit pas moins de soin à panser la blessure, assisté de miss Ophélia et de Tom. Les esclaves, désolés, se pressaient autour des portes, pleurant et sanglotant.
«Il faut les écarter, dit le médecin. Tout dépend maintenant du repos où on le laissera.»
Saint-Clare ouvrit les yeux et regarda fixement les malheureux êtres que miss Ophélia et le docteur s'efforçaient de faire sortir du salon. «Pauvres gens!» dit-il, et l'on vit sur son visage l'ombre d'un remords. Adolphe refusa de sortir. La terreur l'avait complétement égaré; il se coucha sur le parquet, et rien ne put le faire se relever. Les autres cédèrent aux instantes recommandations de miss Ophélia et se retirèrent, pensant que le salut de leur maître dépendait de leur obéissance et de leur calme.
Saint-Clare pouvait à peine parler.... il avait les yeux fermés; mais on ne devinait que trop l'amertume de ses pensées. Au bout d'un instant, il posa sa main sur la main de Tom, agenouillé auprès de lui.
«Tom! pauvre Tom!
—Eh bien, maître?
—Je meurs, dit Saint-Clare en lui prenant la main..., priez!
—Voulez-vous un prêtre?» dit le médecin.
Saint-Clare fit signe que non, et dit à Tom avec plus d'énergie encore: «Priez!»
Et Tom pria de tout son cœur et de toutes ses forces pour cette âme qui passait.... pour cette âme qui semblait se révéler tout entière, si triste et si désolée, dans le regard de ces grands yeux bleus mélancoliques.... Ah! c'était bien la prière offerte avec des cris et des larmes!
Quand Tom eut fini, Saint-Clare lui prit la main et le regarda sans rien dire. Puis il referma les yeux, tout en retenant la main.... Aux portes de l'éternité, la main blanche et la main noire se serrent d'une égale étreinte.... Cependant, doucement et d'une voix entrecoupée, Saint-Clare murmurait:
. . . . . . . . . . . . . . . . .
Ne me perdas.... illa die!
. . . . . . . . . . . . . . . . .
Quærens me.... sedisti lassus,...
Les paroles qu'il avait chantées dans la soirée lui revenaient à l'esprit....; paroles de supplication, adressées à la miséricorde infinie. Il entr'ouvrait encore les lèvres, et les fragments de l'hymne en tombaient....
«L'esprit s'égare, dit le médecin.
—Au contraire, il se retrouve enfin, dit Saint-Clare avec énergie; enfin, enfin!...»
Cet effort l'épuisa.
La pâleur de la mort s'étendit sur ses traits, et avec elle, comme si elle fût tombée des ailes d'un ange compatissant, une expression de paix et de calme. On eût dit un enfant qui s'endort.
Il resta quelques instants immobile.
Tous voyaient que la main du Tout-Puissant était sur lui. Avant que l'âme prît son essor, il ouvrit encore les yeux. Il y eut comme une lueur de joie, de cette joie qu'on éprouve à reconnaître ceux qu'on aime.... Il murmura: «Ma mère!» Tout était fini.
CHAPITRE XXIX.
Les abandonnés.
On parle souvent du malheur des nègres qui perdent un bon maître. On a raison. Je ne connais pas, sur la terre de Dieu, de créatures plus infortunées et plus vraiment à plaindre....
L'enfant qui a perdu son père a du moins pour lui la protection de ses amis et de la loi. Il est quelque chose.... il peut quelque chose.... il a une position, il a des droits reconnus. L'esclave.... rien! la loi ne lui reconnaît pas de droits: c'est un paquet.... une marchandise.... Si jamais on a reconnu en lui quelques-uns des désirs et des besoins d'une créature humaine.... et immortelle.... il le doit à la volonté souveraine et irresponsable de son maître. Ce maître une fois disparu.... il n'y a plus rien!
Il est petit, le nombre de ceux qui savent user humainement et généreusement d'un pouvoir irresponsable et souverain! Chacun sait cela: l'esclave le sait mieux que personne.... Il y a dix chances de rencontrer le maître tyrannique et cruel.... une chance de trouver le maître clément et bon. La perte d'un bon maître doit être suivie de longs gémissements
Quand Saint-Clare eut rendu le dernier soupir, la terreur et la consternation s'emparèrent de toute la maison.... Il avait été abattu en un moment, dans la force et dans la fleur de ses années. Toute l'habitation retentissait de sanglots et de cris désespérés. Marie, dont les nerfs étaient affaiblis par la constante mollesse de sa vie, était bien incapable de supporter un pareil choc.... Pendant l'agonie de son mari, elle sortait d'un évanouissement pour retomber dans un autre.... Et celui auquel elle avait été unie par le lien mystérieux du mariage la quitta pour toujours, sans qu'ils eussent même échangé une parole d'adieu!
Miss Ophélia, avec la force et l'empire sur elle-même qui la caractérisaient, n'avait point quitté son cousin un seul instant. Elle était tout œil, tout oreille, tout attention.... faisait tout ce qu'il fallait faire, et, du fond de son cœur, s'unissait à ces prières tendres et passionnées, que le pauvre esclave répandait devant Dieu pour l'âme de son maître mourant.
En l'arrangeant pour le dernier sommeil, ils trouvèrent sur sa poitrine un petit médaillon très-simple, et s'ouvrant par un ressort. Il renfermait le portrait d'une belle et noble femme, et de l'autre côté, encadré sous le verre, une boucle de cheveux noirs.... Ils remirent ce médaillon sur cette poitrine sans battement.... Poussière contre poussière!.... Pauvres et tristes reliques des rêves printaniers.... qui jadis firent battre avec tant d'ardeur ce cœur maintenant éteint!
L'âme de Tom était remplie des pensées de l'éternité, et, pendant qu'il rendait les derniers devoirs à cette poussière inanimée, il était loin de croire que ce coup l'avait plongé dans un esclavage désormais sans espérance.... Il était rassuré sur le compte de Saint-Clare: au moment où il avait répandu sa prière dans le sein de son Père.... il avait senti dans son propre cœur une paix et une espérance qui semblaient être la réponse du ciel.... Dans les profondeurs de cette nature affectueuse, il y avait parfois comme une effusion de l'amour divin.... L'antique oracle n'a-t-il pas dit: «Celui qui demeure dans l'amour demeure en Dieu, et Dieu en lui!»
Tom croyait, il espérait, il avait la paix.
Les funérailles furent célébrées avec tout leur attirail de crêpes et de tentures noires.... leurs prières.... leurs visages solennels.... Puis les vagues froides de la vie quotidienne coulèrent de nouveau dans leur lit fangeux.... puis revint la triste et monotone question: Que faire?
C'est à quoi songeait Marie, vêtue de longs habits de deuil, entourée d'esclaves inquiets, assise dans son moelleux fauteuil, et regardant des échantillons de crêpe et d'alépine.
C'est à quoi songeait aussi miss Ophélia, dont les pensées se tournaient déjà vers sa maison du nord.
C'est à quoi songeaient également, pleins de terreur, ces esclaves qui connaissaient le caractère tyrannique et impitoyable de la maîtresse aux mains de laquelle ils étaient tombés.... ils savaient tous que l'indulgence ne venait pas de la maîtresse, mais du maître, et que, lui absent, il n'y avait plus d'obstacles protecteurs entre eux et les exigences d'une femme aigrie par la douleur.
Environ quinze jours après les funérailles, miss Ophélia travaillait dans son appartement.... elle entendit un petit coup frappé doucement à sa porte: c'était Rosa, la jolie petite quarteronne, dont nous avons si souvent parlé; ses cheveux étaient en désordre et ses yeux tout gros de larmes.
«O miss Phélia! dit-elle en tombant sur ses genoux et saisissant le bas de sa robe, ô miss Phélia.... allez! allez! priez pour moi, priez madame! intercédez.... Hélas! hélas! elle veut m'envoyer dehors pour être fouettée.... Tenez!» Et elle tendit un papier à miss Ophélia.
C'était un ordre écrit de la main blanche et délicate de Marie, et adressé au maître d'une maison de correction, de faire donner quinze coups de fouet au porteur.
«Qu'avez-vous fait? demanda miss Ophélia.
—Vous savez, miss Phélia.... j'ai un si mauvais caractère.... c'est bien mal à moi.... J'essayais une robe à miss Marie.... elle m'a donné un soufflet.... J'ai parlé avant de réfléchir.... je n'ai pas été polie.... elle a dit qu'elle saurait bien me réduire et m'apprendre une fois pour toutes à ne pas tant lever la tête.... et elle a écrit cela et m'a dit d'aller le porter.... J'aimerais autant qu'on me tuât tout de suite!»
Miss Ophélia, le billet à la main, réfléchit un instant.
«Voyez-vous, miss Phélia, ce n'est pas encore tant le fouet.... si c'était vous ou miss Marie qui dussiez me le donner.... mais un homme, et un tel homme.... O miss Phélia! la honte!»
Miss Ophélia savait parfaitement qu'il était d'usage d'envoyer ainsi les femmes et les jeunes filles dans des maisons de correction pour être fouettées par les hommes les plus vils.... assez vils pour exercer leur métier!.... Elle connaissait la honte et les dangers de tels châtiments.... Oui, elle savait tout cela.... mais elle ne l'avait pas vu! Aussi, quand Rosa parut devant ses yeux.... corps frêle et élégant, à demi brisé par les convulsions du désespoir, le sang de la femme bondit dans ses veines.... Ce sang généreux et libre de la Nouvelle-Angleterre monta à ses joues.... et redescendit à son cœur pour en précipiter les palpitations indignées.... Mais, toujours prudente et maîtresse d'elle-même, elle se contint.... elle froissa le papier dans ses mains, et d'une voix calme:
«Asseyez-vous là, mon enfant, dit-elle, je vais aller voir votre maîtresse.... C'est une honte, une monstruosité.... un outrage à la nature!» se dit-elle en traversant le salon.
Elle trouva Marie dans son grand fauteuil. Mammy la peignait et Jane lui frictionnait les pieds.
«Comment vous trouvez-vous aujourd'hui?» dit miss Ophélia.
Un profond soupir, des yeux qui se fermèrent, telle fut la première réponse de Marie. Elle ajouta bientôt:
«Oh! je ne sais pas, cousine.... aussi bien, je pense, qu'il me soit jamais possible d'aller.... Et elle essuya ses yeux avec un mouchoir de batiste, encadré dans une bordure noire d'un pouce de large.
—Je venais, dit miss Ophélia avec cette petite toux qui sert de préface aux entretiens difficiles, je venais vous parler de cette pauvre Rosa.»
Les yeux de Marie s'ouvrirent tout grands, le sang monta à ses joues pâles, et d'une voix aiguë:
«Eh bien! qu'est-ce?
—Elle se repent de sa faute!
—Ah! vraiment! Elle s'en repentira bien davantage encore. J'ai souffert assez longtemps l'impudence de cette créature.... Je veux l'abattre, je veux la mettre dans la poussière.
—Mais ne pouvez-vous la punir d'une autre manière, d'une manière moins honteuse?
—Au contraire! de la honte pour elle.... c'est ce que je veux!... Elle a trop fait cas toute sa vie de sa délicatesse, de sa bonne mine et de ses airs de dame.... Elle en est venue à oublier qui elle est.... Je vais lui donner une leçon qui domptera son orgueil, j'en réponds!
—Mais, cousine, remarquez que, si vous détruisez cette délicatesse et cette honte pudique dans une jeune fille, vous la dépravez....
—Délicatesse! fit Marie avec un rire méprisant; un beau mot pour une telle espèce! Je veux lui apprendre, avec tous ses airs, qu'elle n'est pas plus que la dernière créature en haillons qui traîne par les rues.... Elle ne prendra plus ces airs-là avec moi.
—Vous répondrez à Dieu de cette cruauté, dit miss Ophélia.
—Je voudrais bien savoir quelle cruauté il y a à cela.... Je n'ai donné l'ordre que de quinze coups seulement, et j'ai dit de ne pas frapper très-fort.... Où donc est la cruauté?
—Vous ne voyez pas là de cruauté!.... Eh bien! soyez-en sûre, il n'y a pas une jeune fille qui ne préférât la mort.
—Peut-être bien, avec vos sentiments.... mais toutes ces créatures sont accoutumées à cela, il n'y a pas d'autre moyen d'en avoir raison.... laissez-leur prendre une fois ces façons.... et vous ne pouvez plus vous en aider.... C'est ce qui m'est arrivé avec mes esclaves.... Maintenant, je commence à les réduire, et je vais leur faire savoir qu'ils iront tous au fouet, s'ils ne se corrigent pas.» Marie promena autour d'elle un regard décidé.
Jane baissa la tête et trembla, comme si elle eût compris que ceci lui était particulièrement adressé.... Miss Ophélia s'assit un instant, comme si elle eût avalé quelque mélange susceptible de faire explosion.... Elle paraissait prête à éclater.... mais se rappelant l'inutilité de toute discussion avec une telle nature, elle resta bouche close, se recueillit et sortit de la chambre.
Il fallut, quoi qu'il lui en coûtât, aller dire à la pauvre Rosa qu'elle n'avait pu rien faire pour elle. Un instant après, un des esclaves entra et dit qu'il avait ordre de sa maîtresse de la conduire à la maison de correction. Elle fut entraînée malgré ses larmes et ses résistances.....
Quelques jours après cette scène, Tom, rêveur, se tenait sur le balcon; il fut rejoint par Adolphe, abattu et désolé depuis la mort de son maître.... Adolphe savait bien qu'il avait toujours déplu à Marie; pendant que son maître vivait, il n'y prenait pas garde; maintenant il vivait «dans la crainte et le tremblement,» ne sachant pas trop ce qu'il adviendrait de lui.
Marie avait eu plusieurs conférences avec ses hommes d'affaires. Après avoir pris l'avis de son beau-frère, elle se résolut à vendre l'habitation ainsi que tous les esclaves, ne se réservant que ceux qui lui appartenaient en propre: quant à ceux-ci, elle les ramènerait avec elle chez son père.
«Savez-vous, Tom, fit Adolphe, que nous allons être tous vendus?
—Qui vous a appris cela?
—Je m'étais caché derrière les rideaux, quand madame a parlé avec l'homme de loi.... Dans quelques jours nous allons tous passer aux enchères, Tom!
—Que la volonté de Dieu soit faite! dit Tom en se croisant les bras et en poussant un profond soupir....
—Nous ne retrouverons jamais un pareil maître, dit Adolphe d'un ton craintif... Mais j'aime encore mieux être vendu que de rester avec madame.»
Tom se détourna: son cœur était plein.... L'espérance et la liberté, la pensée lointaine de sa femme et de ses enfants, s'étaient tout à coup levées devant son âme patiente, comme devant les yeux du matelot qui sombre en touchant le port se dressent la flèche de l'église et les toits aimés du village natal, aperçus derrière la vague sombre comme pour envoyer et recevoir un dernier adieu. Tom serra plus étroitement ses bras contre sa poitrine.... Il refoula ses larmes amères et il essaya de prier.... Le pauvre esclave éprouvait maintenant un désir de liberté tellement irrésistible que plus il répétait: «Seigneur, que ta volonté soit faite!» plus il était désespéré.
Il alla trouver miss Ophélia, qui, depuis la mort d'Éva, lui avait témoigné une bonté pleine d'égards....
«Miss Phélia, lui dit-il, M. Saint-Clare m'avait promis ma liberté.... Il avait même commencé les démarches.... et maintenant, si miss Phélia voulait être assez bonne pour en parler à madame.... peut-être madame voudrait achever.... pour se conformer au désir de M. Saint-Clare....
—Je parlerai pour vous, Tom, et de mon mieux.... mais, si cela dépend de Mme Saint-Clare, je n'espère pas beaucoup; mais, enfin, j'essayerai.»
Ceci se passait quelques jours après l'aventure de Rosa, et pendant que miss Ophélia faisait ses préparatifs de départ pour retourner dans le nord.
En y réfléchissant sérieusement, elle se dit qu'elle avait, sans nul doute, mis trop de chaleur dans sa première discussion avec Marie, et elle résolut, pour cette fois, de modérer son zèle et d'être aussi conciliante que possible. Elle se recueillit, prit son tricot, et alla dans la chambre de Marie, bien résolue à se montrer très-aimable et à négocier l'affaire de Tom avec toute l'habileté de sa diplomatie.
Elle trouva Marie étendue tout de son long sur un sofa, le coude dans les oreillers. Jane, qui était allée faire des emplettes, déployait devant elle des étoffes d'un noir un peu plus clair.
«Voilà qui fera l'affaire.... dit Marie en choisissant; seulement je ne sais pas si c'est bien deuil.
—Comment donc, madame! dit Jane avec volubilité, Mme la générale Daubernon portait la même chose, l'été dernier, après la mort du général.... et cela lui allait à ravir!
—Qu'en pensez-vous, miss Ophélia?
—C'est affaire de mode, j'imagine, et vous êtes meilleur juge que moi.
—Le fait est, dit Marie, que je n'ai pas une robe que je puisse mettre.... Je pars la semaine prochaine, il faut bien que je me décide.
—Ah! vous partez si tôt?
—Oui, le frère de Saint-Clare a écrit; il pense, comme l'homme d'affaires, qu'il faut vendre maintenant le mobilier et les esclaves.... quant à la maison, on attendra une occasion favorable.
—Il y a une chose, dit miss Ophélia, dont je voulais vous parler.... Augustin avait promis la liberté à Tom.... il avait même commencé les premières formalités.... j'espère que vous voudrez bien les faire terminer....
—C'est certainement ce que je ne ferai pas, dit aigrement Mme Saint-Clare. Tom est un des meilleurs et des plus chers de nos esclaves.... Non! non! et puis, qu'a-t-il besoin de sa liberté?... il est bien plus heureux comme il est!...
—Il la désire vivement, et son maître la lui a promise....
—Eh mon Dieu! oui, il la désire, ils la désirent tous.... une race de mécontents qui veut toujours ce qu'elle n'a pas.... Moi, je suis, en principe, contre l'émancipation, dans tous les cas. Gardez un nègre, il ira bien, et se conduira bien; renvoyez-le, il sera paresseux, ne travaillera pas, s'enivrera.... il deviendra très-mauvais sujet: j'ai eu cent exemples de cela sous les yeux.... Il n'y a pas de raison pour les affranchir!...
—Mais Tom! il est si rangé, si pieux.... si capable....
—Je n'ai pas besoin qu'on me le dise.... J'en ai vu cent comme lui; il ira bien tant qu'on le gardera.... mais c'est tout.
—Eh!... quand vous le vendrez.... s'il tombe entre les mains d'un mauvais maître?
—Folies que tout cela! Il n'y a pas un mauvais maître sur cent. Les maîtres sont bien meilleurs qu'on ne le dit.... Je suis née.... j'ai été élevée dans le sud.... je n'ai jamais vu un maître qui ne traitât très-convenablement ses esclaves.... Je ne crains rien de ce côté-là.
—Soit! reprit avec fermeté miss Ophélia; mais je sais qu'un des derniers désirs de votre mari, c'était de rendre la liberté à Tom; c'était une des promesses qu'il avait faites au lit de mort de notre chère petite Éva,... et je ne croyais pas que vous voulussiez la violer....»
Marie, à cet appel, cacha son visage dans son mouchoir, sanglota et aspira très-fortement les sels de son flacon.
«Tout le monde est contre moi, fit-elle; on n'a d'égards pour rien.... Je n'aurais pas cru que vous m'eussiez rappelé ainsi le souvenir de mes infortunes.... c'est un manque d'égards.... Des égards! on n'en a pas pour moi. Ah! j'ai bien du malheur! Je n'avais qu'une fille unique.... je l'ai perdue! J'avais le mari qui me convenait.... et tout le monde ne pouvait me convenir, à moi! Mon mari m'est enlevé aussi, et vous avez assez peu de tendresse pour me rappeler ces souvenirs.... quand vous voyez si bien qu'ils m'accablent.... Ah! vous avez de bonnes intentions.... mais vous êtes bien imprudente.... bien imprudente!»
Et Marie sanglota à perdre haleine et appela Mammy pour ouvrir la fenêtre, lui donner son flacon de camphre, baigner sa tête, ouvrir sa robe.... Ce fut un moment de confusion dont miss Ophélia profita pour regagner son appartement.
Miss Ophélia vit bien que tout était inutile; Mme Saint-Clare trouvait des ressources inépuisables d'arguments dans ses attaques de nerfs: c'était sa réponse dès qu'on lui rappelait les vœux de sa fille et de son mari. Miss Ophélia prit le meilleur parti qui lui restât: elle écrivit à Mme Shelby, exposant les malheurs de Tom et réclamant une prompte assistance.
Le lendemain, Tom, Adolphe, et une demi-douzaine d'autres, furent conduits au magasin des esclaves, pour y attendre le bon plaisir du marchand, qui devait en faire un lot.
CHAPITRE XXX.
Un magasin d'esclaves.
Un magasin d'esclaves! Peut-être ce mot seul évoque-t-il, devant quelques-uns de mes lecteurs, des visions horribles; ils se figurent quelque horrible Tartare, bien noir et bien affreux.
. . . . . . Informe, ingens, cui lumen ademptum!
Eh non, innocent lecteur! les hommes d'aujourd'hui ont trouvé le moyen de pécher habilement, doucement, de façon à ne pas blesser les yeux et la sensibilité de la bonne compagnie. La marchandise humaine est avantageuse sur la place; on a donc soin qu'elle soit bien nourrie, bien vêtue, bien soignée, bien traitée, pour qu'elle arrive au marché forte, grasse et brillante! Un magasin d'esclaves, à la Nouvelle-Orléans, ressemble, extérieurement du moins, à toutes les autres maisons; il est tenu fort proprement; mais chaque jour, sous une espèce d'auvent, dans la rue, vous voyez étalées des rangées d'hommes et de femmes, comme échantillon de ce que l'on vend à l'intérieur.
On vous invite courtoisement à entrer et à examiner. On vous annonce que vous trouverez là une grande quantité de maris, de femmes, de frères, de sœurs, de pères, de mères, de jeunes enfants, à vendre ensemble ou séparément, à la volonté de l'acquéreur; et cette âme immortelle, rachetée par le sang et les angoisses du Fils de Dieu.... au milieu des tremblements de terre, des rochers déchirés, des tombeaux ouverts.... cette âme est vendue, louée, engagée, échangée pour de l'épicerie ou toute autre denrée, selon que l'aura voulu le caprice du marchand ou la nécessité présente du commerce.
Un jour ou deux après la conversation que nous avons rapportée entre Marie et miss Ophélia, Tom, Adolphe, et une demi-douzaine d'autres esclaves ayant appartenu à Saint-Clare, étaient confiés aux aimables soins de M. Skeggs, qui tenait un dépôt, rue de ***, pour passer aux enchères le lendemain.
Tom avait, comme plusieurs autres, une malle pleine d'effets à lui.
Les esclaves furent mis, pour la nuit, dans une longue pièce où se trouvaient rassemblés beaucoup d'autres hommes de tout âge, de toute taille et de toute couleur, et d'où partaient les éclats de rire d'une gaieté hébétée.
«Ah! ah! très-bien! continuez, garçons, continuez! fit M. Skeggs. Mes gens sont toujours si gais!... Ah! ciel! Sambo, qui fait tout ce bruit?»
Sambo était un grand nègre, qui se livrait à toutes sortes de plates bouffonneries qui réjouissaient fort ses compagnons.
Tom, on se l'imagine aisément, n'était pas d'humeur à partager cette gaieté; il plaça sa malle aussi loin que possible du groupe turbulent, s'assit dessus et appuya son visage contre le mur.
Ceux qui trafiquent de la marchandise humaine s'efforcent, avec une persévérance systématique, d'entretenir parmi les esclaves une gaieté bruyante; c'est le moyen de noyer chez eux la réflexion et de les rendre insensibles à leurs maux. Le but du commerçant, depuis le premier moment où il a pris le nègre dans les marchés du nord pour le vendre dans les marchés du sud, c'est de le rendre insensible, indifférent, brutal. Le trafiquant complète sa cargaison dans la Virginie et dans le Kentucky; il la conduit ensuite dans quelque endroit convenable et sain, souvent aux eaux, dans le but de l'engraisser. On les fait manger à discrétion, et, comme quelques-uns peuvent prendre de la mélancolie, le marchand a soin de se procurer un violon, et on les fait danser.... Et celui qui ne veut pas s'amuser, celui dont les pensées se reportent trop vivement sur sa femme, sur ses enfants, sur sa maison.... et qui ne peut pas être gai.... on le regarde comme un sournois dangereux, et l'on fait retomber sur lui toutes les vexations que peut inventer le mauvais vouloir d'un maître cruel et sans contrôle. L'insouciance, la pétulance, la gaieté.... surtout quand il y a des témoins, voilà ce que l'on veut des esclaves.... On espère ainsi trouver un bon acheteur, et l'on ne craint pas d'éprouver des pertes sérieuses.
«Qu'est-ce que ce nègre fait donc là?» dit Sambo, marchant à Tom, quand M. Skeggs eut quitté la chambre.
Sambo était noir comme l'ébène, grand, gai, parlait avec volubilité, et faisait force tours et grimaces.
«Que faites-vous là? dit-il en s'adressant à Tom et lui donnant un coup de poing dans le côté, en manière de plaisanterie.... Vous méditez?... hein!
—Je serai vendu demain aux enchères! dit Tom tranquillement.
—Vendu aux enchères!... Ah! ah! garçons,... en voilà une plaisanterie!... Je voudrais bien être de la partie.... Eh bien, vous autres, n'est-il pas risible, celui-là?... Eh mais, votre compagnon, celui-ci, doit-il être vendu aussi demain? dit Sambo en posant familièrement sa main sur l'épaule d'Adolphe.
—Laissez-moi, je vous prie, dit Adolphe fièrement, et en se reculant avec un extrême dégoût.
—Ah! ah! garçons, voilà un vrai modèle de nègre blanc.... blanc comme lait et qui sent! fit-il, en s'avançant encore et en flairant. Oh! Dieu, comme il ferait bien l'affaire chez un débitant de tabac!... Il parfumerait la marchandise.... oui.... il embaumerait la boutique, parole!
—Je vous dis de me laisser, entendez-vous! s'écria Adolphe furieux.
—Ah! comme vous êtes délicats, vous autres, nègres blancs! On ne peut pas vous toucher, voyez-vous ça!»
Et Sambo parodia grotesquement les façons d'Adolphe.
«En voilà, fit-il, des airs et des grâces! On voit bien que nous avons été dans une bonne maison.
—Oui! oui! j'avais un maître qui vous aurait bien achetés.... tout ce que vous êtes là!
—Voyez-vous ça! Quel gentleman ça devait être!
—J'appartenais à la famille Saint-Clare, dit Adolphe d'un ton fier.
—En vérité!... eh bien! il doit être fort heureux de se débarrasser de toi, ton maître.... Il va sans doute te vendre avec un lot de porcelaines fêlées,» dit Sambo ajoutant à ses paroles une grimace narquoise....
Adolphe, exaspéré de cette insulte, s'élança sur son adversaire, jurant et frappant à droite et à gauche.... La troupe riait et applaudissait. Le bruit fit venir le maître.
«Qu'est-ce donc, garçons? la paix, la paix!» dit-il en brandissant un long fouet.
Les esclaves s'enfuirent dans toutes les directions, à l'exception de Sambo qui, comptant sur ses priviléges de bouffon reconnu, resta ferme, enfonçant sa tête dans ses épaules chaque fois que son maître le menaçait.
«C'est pas nous, maître, c'est pas nous!... Nous sommes bien tranquilles! c'est les nouveaux. Ils nous tracassent.... ils sont toujours après nous.»
Le maître se tourna du côté de Tom et d'Adolphe, distribua, sans plus ample information, quelques coups de pied et quelques gourmades, et, après avoir ordonné à tout le monde d'être sage et de s'aller coucher, lui-même se retira.
Pendant que cette scène se passait dans le dortoir des hommes, voyons ce que l'on faisait dans l'appartement des femmes.
Les femmes étaient étendues sur le plancher en diverses attitudes. Rien ne saurait offrir un spectacle plus étrange que toutes ces femmes endormies.... Il y en avait de toutes les nuances, depuis le marbre blanc jusqu'à l'ébène sombre et lustré. Il y en avait de tous les âges, depuis l'enfance jusqu'à la vieillesse. Voici une belle et brillante enfant de dix ans. Sa mère a été vendue hier même, et maintenant elle pleure, la pauvre petite, parce qu'il n'y a plus personne pour veiller sur son sommeil. Voici une vieille négresse hors d'âge; ses bras amaigris, ses doigts calleux, révèlent les durs travaux. On la donnera demain, par-dessus le marché, pour ce qu'on en pourra tirer. En voilà partout! quarante, cinquante! la tête enveloppée de linges, de couvertures, de ce qu'elles trouvent.
Dans un coin, séparées du reste de la foule, et plus dignes d'intérêt, on peut remarquer deux femmes.
L'une d'elles est une mulâtresse au costume décent, à l'œil doux, à la physionomie attrayante; elle peut avoir de quarante à cinquante ans; elle est coiffée d'un turban de Madras rouge, très-beau d'étoffe; elle est proprement vêtue. On voit qu'elle sort d'une maison où l'on avait soin d'elle.... Tout près d'elle, blottie contre elle, comme un oiseau dans son nid, est une jeune fille de quinze ans, sa fille. C'est une quarteronne, on peut le voir à sa carnation plus blanche.... Elle a du reste les traits de sa mère: c'est le même œil, doux et noir, avec de plus longs cils; ses cheveux bouclés ont les teintes brunes les plus riches.... Elle aussi est mise avec une grande propreté; ses petites mains, délicates et blanches, ne semblent pas connaître les œuvres serviles. Ces deux femmes seront vendues demain, avec les esclaves de Saint-Clare. Le gentleman à qui elles appartiennent, et qui recevra le prix de leur vente, est un membre de l'Église chrétienne de New-York. Oui, il touchera l'argent.... et il ira s'asseoir au banquet de son Dieu, qui est leur Dieu!.... et il n'y pensera plus!
Ces deux femmes, que nous appellerons Suzanne et Emmeline, avaient été longtemps attachées à la personne d'une aimable et pieuse dame de la Nouvelle-Orléans. On leur avait appris à lire et à écrire, on les avait instruites des vérités de la religion, et, pendant longtemps, elles avaient eu le sort le plus heureux que puisse espérer une femme de leur condition. Mais le fils unique de leur protectrice avait seul la direction de la fortune maternelle, et, soit incapacité, soit négligence, il éprouva des embarras et fit faillite. Au nombre de ses plus forts créanciers était la maison B. et Cie de New-York. B. et Cie firent écrire à leur homme d'affaires de la Nouvelle-Orléans; celui-ci pratiqua une saisie. Les deux femmes et une troupe d'esclaves planteurs étaient ce qu'il y avait de mieux dans l'actif du failli; l'homme d'affaires en informa ses commettants de New-York. B., nous l'avons dit, était chrétien; il habitait un État libre. Cette nouvelle le mit assez mal à son aise.... Il n'aimait pas ce commerce d'âmes humaines.... il ne voulait pas le faire! Mais il avait trente mille dollars d'engagés. C'était bien de l'argent pour un principe! Il réfléchit largement, consulta ceux dont il connaissait l'avis.... Puis il écrivit à son homme d'affaires d'agir comme il l'entendrait et pour le mieux de ses intérêts.
La lettre arriva à la Nouvelle-Orléans. Le lendemain Emmeline et Suzanne furent envoyées au dépôt pour attendre les prochaines enchères. Nous pouvons les apercevoir sous le pâle rayon de la lune qui glisse à travers la fenêtre. Écoutons leur conversation.... toutes deux pleurent; mais chacune d'elles pleure tout bas, pour que l'autre ne puisse pas l'entendre.
«Mère, appuyez votre tête sur mes genoux, et tâchez de dormir un peu, disait la fille, qui s'efforçait de paraître calme.
—Je n'ai pas le cœur au sommeil, Lina! Je ne puis.... C'est la dernière nuit que nous passons ensemble....
—Ne parlez pas ainsi, mère.... Peut-être serons-nous vendues ensemble!... Qui sait?
—C'est ce que je dirais, Emmeline, s'il s'agissait de tout autre que de nous.... Mais j'ai si peur de te perdre que je ne puis voir autre chose que le danger....
—Mais l'homme a dit que nous avions bon air et que nous serions facilement vendues....»
Suzanne se souvint des regards de cet homme aussi bien que de ses paroles.... Elle se rappelait, avec une inexprimable angoisse, comment il avait examiné les mains d'Emmeline, soulevé les boucles luisantes de ses cheveux et déclaré que c'était là un article de premier choix.... Suzanne avait été élevée comme une chrétienne, lisant chaque jour sa Bible, et, comme toute mère chrétienne à sa place, elle ressentait une profonde horreur à la pensée que sa fille serait livrée à une vie de honte....
Mais elle n'avait ni espérance ni protection....
«Mère, soyez sûre que nous serons bien placées.... vous, comme cuisinière, moi, comme femme de chambre.... ou bien pour la couture.... dans quelque bonne famille.... Oh! oui, vous verrez!... Il faut être aussi bien.... aussi aimables que nous pourrons.... et dire tout ce que nous savons faire! vous verrez que cela ira bien!
—Demain, Lina, je défriserai vos cheveux, je les brosserai au rebours....
—Ah! pourquoi, mère? je ne serai plus aussi bien!
—Peut-être.... mais vous serez mieux vendue!
—Je ne sais pas pourquoi, dit la petite fille.
—Je connais mieux cela que vous, Lina; les familles respectables seront bien plus disposées à vous acheter en vous voyant simple et décente, que si vous essayiez de paraître belle.
—Eh bien! mère, comme vous voudrez.
—Emmeline, si nous ne devons plus nous revoir, si je suis vendue d'un côté et vous de l'autre, souvenez-vous comment vous avez été élevée; rappelez-vous tout ce que madame vous a dit; emportez partout votre Bible et votre livre de cantiques; si vous êtes fidèle à Dieu, Dieu aussi vous sera fidèle.»
Ainsi parlait cette pauvre femme, amèrement découragée; car elle savait que demain le premier venu, vil, brutal, impie, sans cœur, deviendrait, s'il avait de l'argent pour la payer, le possesseur de sa fille, corps et âme! Et sera-t-il alors, sera-t-il possible à l'enfant de rester fidèle à Dieu? Elle pense à tout cela en serrant sa fille dans ses bras, et elle regrette de la voir si belle et si charmante; elle regrette qu'elle ait été si purement, si pieusement élevée; elle regrette qu'elle soit au-dessus de sa classe. Mais elle n'a maintenant d'autre ressource que de prier. Ah! bien des prières semblables ont monté jusqu'à Dieu, qui partaient de ces prisons d'esclaves si élégantes et si coquettes, et un jour on verra bien que ces prières-là, Dieu ne les a point oubliées; car il est écrit: «Quant à celui qui aura offensé un de ces petits, il vaudrait mieux pour lui qu'avec une pierre de moulin attachée à son cou il eût été englouti dans les abîmes de la mer!»
Le rayon de la lune, paisible, doux et calme, projetait l'ombre des barreaux sur les corps endormis. La mère et la fille chantaient une sorte de complainte mélancolique, qui sert d'hymne funèbre aux esclaves.
Où donc est Mary qui pleurait?
Au séjour de la gloire!
Mary est morte; elle est aux cieux!
Mary est morte; elle est aux cieux!...
Au séjour de la gloire!
Ces paroles, chantées par des voix dont le timbre a je ne sais quelle douceur émue et pénétrante, notées sur un air qu'on eût pris pour le soupir du désespoir de la terre qui aspire aux célestes espérances, ces paroles flottaient dans la sombre prison, se balançaient sur un rhythme pathétique, et la complainte se déroulait, vers après vers!
Où donc est Paul, où donc Silas?
Ils sont montés au séjour de la gloire!
Ils sont morts, ils sont dans les cieux!
Ils sont morts, ils sont dans les cieux!
Ils sont montés au séjour de la gloire!
Chantez, chantez, pauvres âmes! la nuit est courte.... et le matin vous séparera pour toujours!
Mais le voici déjà, le matin! tout le monde est sur pied. Le digne M. Skeggs est affairé, il est vif.... Il faut qu'il arrange un beau lot pour les enchères.... Il faut qu'il surveille la toilette, il faut que chacun prenne son beau visage et fasse bonne contenance.... On les fait mettre en cercle pour la dernière revue, avant qu'ils aillent au marché.
M. Skeggs, le bambou à la main, le cigare aux lèvres, se promène entre eux; il donne la dernière touche!
«Eh bien! qu'est-ce? fit-il en s'arrêtant devant Suzanne et Emmeline; vos papillottes!.... où sont-elles?»
La jeune fille regarda timidement sa mère: celle-ci, avec la ruse particulière aux femmes de sa classe:
«C'est moi, fit-elle, qui lui ai dit, la nuit dernière, de se lisser les cheveux, et de ne pas les avoir en boucles, flottant de tous côtés; c'est plus décent!
—Allons donc! fit l'homme d'un ton qui n'admettait pas de réplique; et se tournant vers la jeune fille: Vite! qu'on se dépêche.... frisez-vous! allez et revenez à l'instant.... vous, allez lui aider! dit-il à la mère, en faisant siffler sa badine.... Ces boucles-là, ajoutait-il, font une différence de cent dollars sur le prix de vente!»
Sous un dôme splendide, sur un pavé de marbre, se promènent des hommes de toutes les nations; de tous les côtés de l'enceinte circulaire on a placé des tribunes pour les crieurs et les commissaires-priseurs. Deux de ces tribunes, aux extrémités opposées de l'enceinte, sont occupées par de beaux et brillants parleurs qui, avec une éloquence mélangée de français et d'anglais, s'efforcent de faire monter les enchères des connaisseurs; un troisième, encore inoccupé, était au milieu d'un groupe qui attendait l'ouverture de la vente. Nous reconnaissons là les esclaves de Saint-Clare, Tom, Adolphe, et les autres; à côté d'eux, voici Suzanne et Emmeline, le front baissé, tristes, dévorées d'inquiétudes.... et attendant leur tour.... Différents spectateurs, qui vont acheter, ou ne pas acheter.... comme il leur plaira.... se pressent autour du groupe.... ils touchent.... ils regardent.... ils discutent.... comme des jockeys feraient autour d'un cheval!
«Holà! Alfred, qui vous amène ici? dit un élégant en frappant sur l'épaule d'un jeune homme mis avec une extrême recherche, et qui examinait Adolphe à travers un lorgnon.
—Ma foi! j'ai besoin d'un valet.... J'ai appris qu'on allait vendre les gens de Saint-Clare; j'ai pensé que cela pourrait faire mon affaire....
—Qu'on m'y prenne, à acheter les gens de Saint-Clare.... ils sont gâtés à fond, impudents comme des démons.
—Oh! soyez tranquille!... si je les achète, ils seront bientôt corrigés, ils verront bien qu'ils ont affaire à un autre maître que monsieur[20] Saint-Clare.... Ma parole! je vais acheter celui-ci. Sa tournure me plaît.
—Lui! c'est un fou! il prendra tout ce que vous avez pour s'habiller.... vous verrez!
—Soit! mais monsieur verra qu'il ne peut pas être extravagant avec moi; qu'on l'envoie à la maison de correction quelquefois, et il sera bientôt corrigé.... je vous en donnerai des nouvelles.... Je le redresserai du haut au bas!... tenez, je l'achète.... c'est dit!»
Cependant Tom était là, tout pensif, regardant tous ces visages qui se pressaient autour de lui, et se demandant lequel il voudrait appeler son maître. Ah! lecteurs, si jamais vous vous trouviez dans la nécessité de choisir, entre deux cents hommes, celui qui devrait être votre souverain absolu, peut-être penseriez vous, comme Tom, que le choix est toujours difficile et fort peu rassurant.... Tom vit bien des gens, grands, petits, gras, maigres, ronds, efflanqués, carrés, de toute sorte et de toute espèce.... il vit surtout des hommes communs et grossiers, de ces hommes qui ramassent leurs semblables comme on ramasse des copeaux pour les mettre dans un panier ou les jeter au feu.... sans y prendre garde! il ne vit pas un second Saint-Clare.
Quelques instants avant la vente, un homme court, large et trapu, dont la chemise déchiquetée bâillait sur sa poitrine, portant des pantalons sales et usés, se fraya un passage à travers la foule, en jouant des coudes, comme un homme qui va vite en besogne. Il approcha du groupe et se livra à un minutieux examen.
Tom ne l'eut pas plutôt aperçu, qu'il éprouva pour lui une invincible horreur. Ce sentiment augmentait à mesure que l'homme s'approchait de lui.... Quoiqu'il fût petit, on devinait en lui une force d'athlète. Il avait la tête ronde comme une boule, de grands yeux gris-vert, ombragés de sourcils jaunâtres et touffus, des cheveux roides et rouges. Tout cela, comme on voit, n'était guère attrayant.... Il avait les joues gonflées d'une chique de tabac, dont il rejetait le jus avec autant d'énergie que de décision. Ses mains étaient d'une grosseur démesurée, calleuses, poilues, brûlées du soleil, et garnies d'ongles fort mal tenus.
Cet homme examina notre lot d'esclaves avec beaucoup de sans-façon. Il prit Tom par le menton, lui fit ouvrir la bouche pour regarder ses dents, étendre les bras pour montrer ses muscles.... Il tourna autour de lui, et le fit sauter en hauteur et en largeur, pour connaître la force de ses jambes.
«Où avez-vous été élevé? demanda-t-il d'un ton bref.
—Dans le Kentucky, répondit Tom, qui regardait autour de lui comme pour implorer du secours.
—Que faisiez-vous?
—Je soignais la ferme.
—En voilà une histoire!» Et il passa outre.
Il s'arrêta devant Adolphe, lança sur ses bottes bien cirées une gorgée de tabac, grommela je ne sais quel terme injurieux..., et passa!
Il s'arrêta encore devant Suzanne et Emmeline, il avança sa lourde et sale main, et attira la jeune fille à lui.... Il passait cette main sur le cou, sur la poitrine.... il tâtait les bras.... il regardait les dents.... Enfin il la repoussa contre sa mère, dont le visage avait reflété toutes les émotions que lui faisaient éprouver les façons de ce hideux étranger.
La jeune fille effrayée se mit à pleurer.
«Allons, chipie! dit le commissaire.... on ne pleurniche pas ici! la vente va commencer!»
La vente commença en effet.
Adolphe fut adjugé, pour une somme assez ronde, au jeune homme qui avait manifesté tout d'abord l'intention de l'acheter. Les autres esclaves de Saint-Clare passèrent à différents acquéreurs.
«A vous, garçon! dit le vendeur à Tom. Allons! entendez-vous?...»
Tom monta sur le tréteau, jetant autour de lui des regards inquiets. On entendait un bruit confus, sourd, où l'on ne pouvait plus rien distinguer. Le glapissement du crieur, qui hurlait ses qualités en anglais et en français, se mêlait au tumulte des enchères des deux nations. Enfin, le marteau retentit; on entendit sonner nette et claire la dernière syllabe du mot dollar! C'en était fait, Tom était adjugé, il avait un maître.
On le vit descendre de dessus le tréteau. Le petit homme à tête ronde le saisit brutalement par une épaule, le poussa dans un coin, en lui disant d'une voix rude:
«Restez là, vous!»
Tom n'avait plus conscience de rien.... Les enchères continuaient, sonores, éclatantes, françaises, anglaises, ou mélangées des deux langues. Le marteau retombe encore.... Cette fois, c'est Suzanne qui est vendue.... Elle descend de l'estrade, s'arrête, se retourne, regarde.... Sa fille lui tend les bras... Elle, la mort sur le visage, elle regarde celui qui vient de l'acheter: c'est un homme entre deux âges.... il est bien.... il paraît bon.
«Oh! monsieur! si vous vouliez acheter ma fille!
—Je le voudrais, mais j'ai peur de ne pas pouvoir,» répondit-il en jetant sur Emmeline un regard tout rempli d'un douloureux intérêt....
La jeune fille monta à son tour sur le tréteau, timide et tremblante.
Le sang reflue à ses joues pâles.... le feu de la fièvre est dans ses yeux. La mère gémit en voyant qu'elle est plus belle que jamais. Le vendeur voit ses avantages.... il les exploite.... Les enchères montent rapidement.
«Je ferai tout ce qui me sera possible,» dit l'honnête gentleman en poussant avec les autres.
Bientôt il ne peut plus suivre.... il se tait. Le commissaire s'échauffe.... Il y a moins de concurrents. La lutte est entre un vieil habitant de la Nouvelle-Orléans, très-aristocrate de sa nature, et le petit homme à la tête de boule. L'aristocrate continue le feu, en jetant à son adversaire un coup d'œil de mépris. Mais le petit homme a sur lui le double avantage de l'obstination et de l'argent. La lutte ne dure qu'un instant. Le marteau retombe.... A lui la jeune fille, corps et âme, si Dieu ne vient en aide à l'innocence.
Le nouveau maître s'appelle M. Legree, il possède une plantation sur les bords de la rivière Rouge. On pousse Emmeline dans le lot de Tom, avec les deux autres hommes, et elle s'en va, et en s'en allant elle pleure.
Le bon gentleman est désolé..., mais on voit ces choses-là tous les jours.... Oui! à ces ventes on voit des mères et des filles qui pleurent en répétant le mot toujours.... On ne peut pas empêcher cela.... et... et... et... et il s'en va de son côté avec sa nouvelle acquisition.
Deux jours après l'homme de loi de la maison chrétienne B. et Cie de New-York envoyait l'argent à ses commettants. Ah! sur le revers de la traite qui paye ce marché, écrivons ces mots du grand PAYEUR GÉNÉRAL, à qui un jour tous viendront rendre leurs comptes: «Il fera une enquête sur le sang, et il n'oubliera pas les pleurs des humbles!»