La fabrique de mariages, Vol. 6
VI
— Grande lutte d’hommes. —
Il y avait, ma foi, six gros lampions le long de la ruelle Saint-Fiacre, depuis le boulevard extérieur jusqu’à la petite avenue de marronniers qui précédait le château de la Savate. On y voyait assez pour distinguer les tas de boue dès qu’on avait trébuché dedans. Le vent couchait les flammes fumeuses et montrait çà et là, sur les murailles mal crépies, les mains peintes dont le doigt tendu et démesurément long indiquait la route à suivre pour gagner l’établissement de Jean-François Vaterlot, dit Barbedor.
Au bout de la ruelle, du côté du boulevard, un if se dressait, un if à six pots, vis-à-vis duquel un poteau supportait une belle affiche rouge et jaune où le nom de Jean Lagard éclatait en caractères gigantesques.
De l’autre côté apparaissait une grande lueur. C’était la façade du château de la Savate, illuminé à giorno par une douzaine et demie de verres de couleur, pour le moins.
Le mur d’octroi était-il ébréché? La barrière des Paillassons était-elle une vérité? Jean-François Vaterlot, plus fort que le destin, avait-il conquis le rameau d’or et franchi le seuil de son paradis terrestre?
Pas encore, mais patience! Paris n’a pas été bâti en un jour, et ils ont de l’occupation dans les ministères!
Pas encore; les gens en blouse, les gens en veste, les gens en pardessus doublé de soie, qui tournaient en ce moment l’angle de la ruelle Saint-Fiacre, qui sur leurs souliers crottés, qui sur les coussins de leur fiacre ou même de leur équipage, avaient tous été forcés de prendre la barrière de l’École ou la barrière de Sèvres: une des deux coquines.
Comme, encore aujourd’hui, les navigateurs sont obligés de doubler le cap Horn, parce que Panama n’est pas percé, et de doubler le cap de Bonne-Espérance, parce qu’il reste à Suez quelques kilomètres de sable, protégés par la joyeuse Angleterre.
Mais Jean-François Vaterlot avait oublié pour ce soir les ambitieux désirs et les hautes aspirations qui dominaient sa vie. L’histoire rapporte que Christophe Colomb lui-même faisait trêve parfois à ses songes sublimes. L’illustre Génois disait en ces occasions: «A demain la terre promise!» Aujourd’hui, Barbedor disait: «A demain la barrière des Paillassons!»
Ce soir, le château de la Savate suffisait au bonheur de Jean-François Vaterlot. C’était la renaissance du château de la Savate, dont la gloire, si longtemps éclipsée, reprenait de nouveaux rayons.
Barbedor avait enfin trouvé les éléments d’une affiche.
O vous, simples particuliers, hommes qui touchez des rentes, qui signez des quittances de loyer ou qui vendez à poids douteux une bonne petite marchandise quelconque, Français de tous les commerces et de toutes les industries, vous ignorez les angoisses des hommes publics qui spéculent sur l’art de divertir la foule, vous ne connaissez pas leurs joies, vous n’avez nulle idée des tristesses, des transports, des agonies, des délires de Bilboquet, qu’il soit directeur de l’Opéra ou commissaire impérial près le théâtre des Délassements-Comiques.
Cette phrase navrante et radieuse: faire une affiche, n’éveille en vous aucune fièvre. Vos marchandises sont connues et de première nécessité. Tout le monde a besoin de votre sucre ou de votre sel. Votre fortune dépend de cet heureux et obligeant brimborion de métal qui soutient les plateaux de votre balance, et que le hasard moqueur, présidant à la formation des langues, a si plaisamment nommé un fléau. Vous n’avez à faire aucuns frais de génie: chez vous, le mensonge est muet et n’exclut pas l’enviable sottise.
Mais Bilboquet, l’ardent et douloureux Bilboquet! mais l’entrepreneur de plaisirs, mais le martyr commercial qui, loin de tromper sur le poids, est toujours forcé de donner plus qu’il n’a promis, voilà l’inventeur! voilà le génie fait homme et le labeur incarné!
Il y a plus d’esprit dans une simple affiche de spectacle, qui ruinera son auteur, que dans une fortune de trois millions, faite à vendre des étoffes de coton (tout laine) ou des culottes au rabais.
Et cependant, quand Bilboquet devient maire de son village, sur ses vieux jours, tout le monde s’étonne, tandis que tout le monde accepte Barrabas, passé à l’état de marguillier.
Pour faire une affiche, il faut un nom. Or, malgré la folâtre bénignité du public, qui trop souvent prend les oies pour des cygnes, les noms sont rares.
Le talent de Bilboquet est précisément de faire des civets sans lièvres. Bilboquet vit parfois longtemps sur cette attitude, et nous en avons de cruels exemples dans nos théâtres, si féconds en civets sans lièvres; mais, un jour de méchante humeur, le public s’écrie: «A bas le matou!»
Alors, Bilboquet aux abois cherche un gibier véritable. Son affiche se tait. La baraque est en deuil.
Un nom! Il faut un nom! Pour trouver un nom, Bilboquet escaladerait le ciel!
C’est Bilboquet lui-même qui a inventé ce substantif: un NOM. Sa modestie native lui défendait d’employer le mot gloire. La gloire est désintéressée: le nom entre dans le commerce. Un jour viendra où tous les noms payeront patente. Ce sera bien fait.
Qu’est-ce qu’un nom? Purement une valeur. Il y a des noms de cinq francs par soirée et des noms de cent louis. Le public se compose d’un certain nombre de couches superposées. On ne peut pas dire, en thèse générale, que le prix d’un nom est en raison directe du nombre des couches qu’il traverse, quand il est lancé par le tromblon de l’affiche. Il faut tenir compte, en effet, de la nature des couches.
Les couches varient comme les noms.
Il y a les couches de cinq sous et les couches d’un louis.
En bon commerce, une couche de dix francs vaut juste vingt couches de cinquante centimes.
Elle vaut beaucoup mieux, même, si Bilboquet a le nez susceptible,—car elle n’a pas d’odeur.
Habituellement, Bilboquet, fût-il millionnaire, dédaigne les vaines délicatesses de l’odorat. Il partage à ce sujet les opinions économiques de l’empereur Vespasien.
Jugez cependant des calculs à faire et des combinaisons possibles avec cette série de noms gradués de cent sous à cent louis,—passant à travers cette échelle de couches variant de vingt centimes à vingt francs.
C’est à effrayer l’esprit fort qui dressa le premier des tables de logarithmes!
Il faut que Bilboquet ait dans la tête le barême de cette prodigieuse arithmétique; sans quoi, il est obligé, chaque année, de sauver la caisse.
Conçoit-on, après cela, qu’il y ait des prétendants assez hardis pour escalader ces trônes boiteux? La puissance suprême a-t-elle tant de charmes? Et cette couronne d’épines qui coiffe le chef de Bilboquet, possède-t-elle de si entraînantes séductions?
Barbedor avait un nom de lutteur, de boxeur et de tireur, mais un nom usé et qui ne faisait plus d’argent. Son ventre tuait son nom.—Jean Lagard avait un nom qui était un éblouissement.
On pouvait l’imprimer en lettres de six pouces, sans craindre le méprisant sourire des badauds.
On pouvait le répéter quatre fois au moins dans la composition, car Jean Lagard était l’effroi des lutteurs du Midi et des Hercules du Nord, le bourreau des habiles de la canne et du bâton, le maître de la boxe anglaise, et l’Achille de cette escrime nationale, le chausson, qui a porté si haut et si loin le nom de notre belle France.
Comment Barbedor avait fait pour conquérir le droit d’afficher Jean Lagard, après ce qui s’était passé entre eux, nous ne saurions trop le dire. Ils avaient beaucoup de souvenirs communs. Entre une choppe de Strasbourg et un verre de suisse, l’éloquence des souvenirs est irrésistible.
Le fait est que Jean Lagard avait cédé, consentant à revêtir encore une fois le caleçon de laine qui est l’uniforme des Alcides. Ce consentement était les trois quarts de l’affiche. Il ne restait plus qu’à faire un choix éclairé parmi les forts-et-adroits présents à Paris, afin que l’illustre rentrant eût au moins un cortége digne de lui.
Barbedor se mit en quête. Il passa trois jours à croiser dans ces quartiers excentriques où respirent les athlètes. Il y a pour cela des zones propices: le boulevard des Ternes, la Chapelle Saint-Denis, la Villette et tous les abords de la barrière des Vertus. Barbedor pouvait voyager sans boussole dans ces latitudes héroïques. Au bout de trois jours, il avait sa botte de bonshommes.—Alors, il entra en loge et produisit ce chef-d’œuvre que nous prenons la liberté de mettre sous les yeux du lecteur:
CHATEAU DE LA SAVATE
Établissement spécial pour tous les genres
d’adresse et de force,
TENU PAR BARBEDOR,
BOULEVARD DE L’ÉCOLE, EN FACE DE LA BARRIÈRE
DES PAILLASSONS.
Le jeudi 27 mai 1836, à huit heures du soir,
GRANDE LUTTE D’HOMMES
à main plate, à l’instar de celles du Midi,
COMPLIQUÉE
par divers jeux d’adresse et assauts de force, dans
lesquels paraîtront les premiers sujets
DU MIDI ET DU NORD,
engagés pour cette fois seulement, à la demande générale des
amateurs,
pour la rentrée de
M. JEAN LAGARD,
Premier lutteur des arènes du Midi, professeur de boxe et d’adresse française, premier bâtonniste de l’Académie de Paris, sauveteur médaillé, breveté pour le sabre et la danse des salons, etc., etc., etc., qui a bien voulu consentir à faire ses adieux au public parisien avant son départ irrévocablement fixé pour le nouveau monde.
M. JEAN LAGARD,
donnera un jeu d’adresse française, un jeu de boxe,
un assaut de contre-pointe,
et quatre luttes à outrance, savoir:
1º Contre M. PLANTEHOUX, dit le Poteau de Béziers,
connu par sa méthode et ses succès;
2º Contre M. BOICHEL, dit le Redoutable Auvergnat,
premier sujet, jusqu’alors invincible;
3º Contre M. LENFANT, dit le Toulousain Sans-Quartier,
lutteur de style, ayant travaillé à Paris, à Lyon,
à Berlin et dans toutes les diverses capitales,
connu, en outre, dans les ateliers pour la pose;
4º Contre M. MUSCAMEL, dit le Buffle de Carpentras,
pesant 127 kilogr., vainqueur du célèbre SOLIMAN,
brisant le cristal de roche avec ses dents
et portant quatre artilleurs sur chaque bras avec facilité.
M. JEAN LAGARD
luttera, en outre, contre tout amateur qui aura préalablement déposé une somme de
MILLE FRANCS,
entre les mains des juges, choisis par la société.
L’ORCHESTRE SOUFFLARD,
composé de 24 musiciens à vent et militaires, jouera,
dans l’intervalle des parties,
VALSES, POLKAS, MAZURKAS.
Le tout sous la protection de l’autorité, éclairé au gaz, avec rafraîchissements de première qualité, sans augmentation de prix; à proximité, dans l’établissement même, salons et cabinets de société, soupers à la carte et autres. L’affiche du jour donnera l’ordre des parties et les détails complets de cette
CÉRÉMONIE, UNIQUE EN SON GENRE.
Prix des places pour cette fois seulement: Enceinte des lutteurs, 5 fr.; chaises du second rang, 3 fr.; pourtour, 2 fr.; galerie, 1 fr. Moitié partout pour les enfants, les bonnes et les militaires.—On pourra entrer moyennant 20 fr. dans le vestiaire où MM. les bonshommes font leur toilette.
De bonne foi, nous pensons que la rédaction d’une semblable affiche n’est pas l’œuvre d’un génie ordinaire. Il y a cependant quelque chose de plus fort encore et de plus méritant que la rédaction: c’est, si l’on peut ainsi s’exprimer, la pondération, c’est-à-dire le classement équilibré des différentes valeurs qui la composent.
Ceci est une affaire de tact.
Gutenberg n’avait peut-être point songé aux affiches, quand il inventa l’imprimerie; mais ses successeurs ont comblé cette lacune. Nos imprimeries modernes, considérées sous le rapport de l’affiche, sont des orgues immenses, possédant toutes les octaves possibles, tous les registres imaginables. La gamme ascendante des caractères est d’une prodigieuse richesse. Si nous voulions nous donner le puéril plaisir de parcourir un peu ce noir clavier, en donnant à chaque note son nom technique, nous pourrions éditer ici le plus fatigant et le plus long de tous les chapitres. Nous méprisons ce succès facile, et nous disons seulement qu’avec une échelle de caractères, partant de l’imperceptible et atteignant le gigantesque,—depuis l’œil le plus fin jusqu’à l’œil le plus gros,—les Meyerbeer de l’affiche possèdent un instrument de beaucoup supérieur à l’orchestre de l’Opéra.
Or, plus un instrument est parfait, plus il oblige.
Un homme de la force de Barbedor sur l’affiche pourrait produire des choses surprenantes, s’il dirigeait vers l’art pur ses merveilleuses facultés.
Mais ils sont ordinairement modestes, ces harmonistes excellents. Beaucoup meurent dans l’humble peau des sous-régisseurs de théâtre. Quelques-uns vendent leurs sueurs fécondes aux marchands de haillons confectionnés qui, depuis quelque temps, usent de l’affiche avec une effronterie miraculeuse.
Barbedor fit coller son chef-d’œuvre dans les bons endroits. Il répandit, en outre, quelques prospectus aux abords du Jockey-Club et devant les cafés du boulevard. C’est là que s’obtiennent les places à cinq francs.
La lutte à main plate n’est pas sans posséder quelque ferveur parmi notre jeunesse mal dorée.
Ces sortes de spectacle ont un public assez restreint, très-disséminé, mais fidèle. Il s’agit de l’aller chercher. L’affiche de Barbedor avait ce but: elle l’atteignit. Tout ce qui, dans Paris, affectionne l’art aimable des Arpin, des Rabasson et des Marseille, fut dûment averti de la rentrée de Jean Lagard. Aussi, le soir venu, le fameux soir, quand l’affiche du jour eut donné les détails, trois ou quatre cents personnes, représentant les classes les plus diverses de notre civilisation, se trouvèrent-elles réunies au château de la Savate. Dès sept heures, on avait reçu du monde; à huit heures moins le quart, les voitures avaient commencé à rouler dans la ruelle Saint-Fiacre et dans la rue de l’École.
Huit heures sonnantes, Casseur, le chef, installé à la caisse en qualité de contrôleur, dut refuser des chaises de second rang. L’enceinte elle-même était presque remplie.
C’était une recette.
Casseur et ses marmitons se reprenaient à vénérer Barbedor.
A l’intérieur, la salle, éclairée par une douzaine de quinquets remplaçant le gaz promis, présentait un aspect entièrement satisfaisant. Un vieux tapis, tendu sur une couche de sciure de bois, tenait le milieu de l’arène. On fait d’avance ce lit pour adoucir la chute des vaincus. Aux angles du tapis, on voyait des carafes et de petits tas de sciure fine: les carafes pour rafraîchir la gorge haletante des champions, la sciure pour étancher les muscles baignés de sueur et permettre aux mains des athlètes de prendre sur le corps ruisselant de l’adversaire.
Les galeries laissaient pendre des drapeaux un peu fanés, mais couverts de devises où l’honneur et la gloire étaient exaltés en style confiseur. On se demande pourquoi la gloire et l’honneur sont les divinités obligées de ces séjours malhonnêtes et obscurs.
Les poteaux étaient entourés de banderoles. Les cigares et les pipes chargeaient l’atmosphère d’un brouillard horriblement suffoquant. L’orchestre Soufflard démenait ses cuivres comme un diable et faisait le plus affligeant tapage.
Il y avait des femmes. Tombez aux pieds de ce sexe auquel on doit M. Legouvé!
Au premier rang, dans l’enceinte, c’était un composé assez curieux de sporting gentlemen gourmés dans leur cravate et de grands gaillards hautement débraillés qui faisaient évidemment partie de l’honorable société des forts-et-adroits. Ceux-là sont à reconnaître d’une lieue: ils ont tous des coquins de bras qui sortent violemment de leurs manches fatiguées, des cous hardis et musculeux auxquels ne convient point la cravate. Quand ils marchent, leur cassure produit un déhanchement tout particulier; quand ils sont assis, leur fainéantise les affaisse comme des tas de vieux linge.
Car les forts-et-adroits ont cette religion de n’employer jamais au travail utile leur force ni leur adresse.
Les lions se mêlaient à eux volontiers. On échangeait le feu de la pipe au cigare, et réciproquement. Si vous désirez voir en votre vie un touchant tableau d’égalité, franchissez le seuil d’une salle d’adresse et de force.
L’âge d’or est là, le pauvre vieil idiot. Je donne son adresse sans scrupule parce qu’il n’a plus que le souffle. Si quelqu’un lui ouvrait traîtreusement la porte, il n’aurait pas la force de sortir.
Les chaises du second rang—à trois francs—présentaient un aspect moins caractérisé. C’était le vrai public: les curieux qui ont entendu parler, les gens qui disent: «Il est bon de tout voir!» les pères de famille, les petits étudiants, le profanum vulgus. Beaucoup parmi ces agneaux avaient la main sur le gousset de leur montre. Leur physionomie disait en général: «Si ma femme savait où je suis!»
Une belle et vertueuse compagnie, c’étaient les gens du parterre. Morbleu! de rudes figures! peu de linge, quelques emplâtres sur l’œil,—moustaches faites pour inspirer la terreur, des redingotes demi-solde, des balafres, des bottes dangereusement blessées.
Qui sont ces guerriers? Ma foi, je n’en sais rien. La police, quoi qu’on dise, n’est pas assez naïve pour employer ces néfastes visages. Ce sont plutôt d’anciens forts-et-adroits qui viennent faire opposition, monter des cabales, ou soutenir, au contraire, moyennant quelque gratification, les phases chancelantes du spectacle. Il y a parfois dans cette zone des batailles sérieuses; ce qui tendrait à sanctionner notre dire. Les mœurs y sont farouches. Sous péril de prise de corps, il faut partager l’avis de ses vilains voisins.
Les dames étaient dans les boîtes qui bordent le pourtour. Certes, une langue aussi riche que la nôtre devrait avoir un mot pour désigner ces créatures. On n’aime pas à parler gras. Le mot coquine s’écrit difficilement. D’un autre côté, il est obscène d’appliquer à cela l’expression qui nous sert pour nos sœurs et pour nos mères.
Nous laisserons de côté les dames, s’il vous plaît.
Et, pour en finir avec le public, nous monterons aux galeries, zone des spectateurs naïfs, payants et sérieux, qui veulent pour leur argent toutes les plaies et toutes les bosses annoncées. S’il manque un coup de pied ou un coup de poing, ceux-là se fâchent tout rouges. Il leur faut leur compte exact de contusions. Mais aussi, pour peu que la mesure déborde, ils entrent en liesse franchement et font les succès de tapage. C’est le parterre de ces vigoureux théâtres, où la parole est remplacée par des ruades; parterre tout émaillé de blouses et d’uniformes, quand la séance a lieu avant l’heure de la retraite.
—A bas la musique!
—La paix, Soufflard! Tais ton cuivre!
A cette audacieuse apostrophe, vous avez reconnu cette petite bête criarde, pointue, vieillotte et coiffée de cheveux couleur poussière, qu’on nomme le gamin de Paris.
Les blouses répètent en chœur:
—Soufflard, tais ton cuivre!
Aux places à deux francs (qu’on a pour cinquante centimes au bureau, quand on sait son affaire):
—A bas la cabale!... Allez, la musique!
—Il est huit heures cinq... L’affiche!
—On nous fait poser!
—La lutte! la lutte! la lutte!
Ce dernier et formidable cri partit de tous les coins de la salle en même temps. C’était l’ultimatum de la cohue impatientée. On s’attendait à voir paraître Barbedor, si éloquent dans ces circonstances solennelles. La draperie de coton qui fermait l’entrée du vestiaire s’ouvrit en effet; mais ce fut le Casseur qui montra sa figure à la fois impudente et déconcertée.
—A bas le Casseur! A tes casseroles, fricotier!
—Bravo, Casseur!... Laissez parler le Casseur!
Celui-ci fit quelques pas à l’intérieur de l’enceinte. Il était rouge comme une grosse tomate. Il salua. Il a avoué depuis, à sa famille et à ses amis, que jamais il n’aurait soupçonné les difficultés de l’état d’orateur, sans cette occasion qu’il eut de s’adresser à la multitude.
—Messieurs et mesdames, dit-il.
—Bravo, Casseur!
—Mets les dames devant, c’est plus comme il faut!
—Mesdames et messieurs...
—N’y a pas de dames! cria un amateur au-dessus de la grammaire; n’y a que des demoiselles.
LE GAMIN: Savez-vous pourquoi on l’appelle Casseur?
UNE BLOUSE: C’est à cause qu’il est la mort aux assiettes.
UN MILITAIRE: Faites la paix; voir, en silence, qu’on peut écouter ce qu’il est pour dire!
VOIX AIGUES: Vive la ligne!
CHŒUR: La lutte! la lutte!
CASSEUR: Messieurs et mesdames, c’est pour avoir l’honneur de vous énoncer...
LE GAMIN: Barbedor! nous voulons Barbedor!
CHŒUR: La lutte! la lutte! Jean Lagard!
LE SERGENT NIQUET, en dehors au contrôle: Entrée de faveur aux amis!... Nous sommes celui de M. Vaterlot, l’adjudant et moi ici présents, par l’entremise de son cousin le capitaine Roger, dont il nous a invités maintes fois à visiter son bazar quand nous serions en permission... Pas vrai, Palaproie?
PALAPROIE: Ah! mais oui!
MONTMORIN, jetant un louis sur la tablette du contrôle: Quatre fauteuils.
QUELQUECHOSE (M. Aymar de), lorgnant l’intérieur: Je ne vois que des banquettes.
FRÉMIAUX: Voici les tenants et les aboutissants: ce Jean Lagard est le neveu de Barbedor; Barbedor est cousin du vieux Roger... Achille serait ici en famille.
NIQUET, accostant Frémiaux: Excusez la liberté, quoiqu’il n’y a pas d’offense à s’entendre interpeller par un ancien, dont l’uniforme est un témoignage éclatant de ses services rendus à la patrie... Est-ce vrai que le Roger est dégommé de sa position de coq en pâte à l’hôtel de Mersanz?
BEAUMONT: Ce sont les deux invalides du jardin!
FRÉMIAUX, posant son lorgnon à cheval sur son nez: Ils sont splendides!
NIQUET, le poing à la hanche: Plaît-il?
PALAPROIE, de même: De quoi?... Ah! mais!...
CASSEUR, dans l’enceinte: ... De telle façon que, au moment de comparaître devant vous, on est venu chercher le patron, qui a été obligé de me déléguer, comme on dit, pour y prendre la parole au sein de la respectable compagnie.
(Applaudissements mêlés de sifflets. Casseur s’essuie le front à l’aide de son bonnet de cuisinier, qu’il tient à la main.)
UN MARMITON, à la galerie: C’est égal, Casseur n’est pas si fier ici qu’aux fourneaux!
NIQUET, déposant une pièce de vingt-cinq centimes au contrôle: Voilà le compte: cinquante centimes par place; nous sommes deux, ça ferait vingt sous. En qualité de militaires, nous payons demi-places, ça n’est plus que dix sous... et, comme il nous en manque pas mal, de nos anciens ustensiles en chair et en os,—rapport au service de la patrie, le tout étant resté au champ d’honneur,—nous soldons moitié de moitié, et en avant, marche!
PALAPROIE: Ça y est!
(Ils entrent tous deux et se faufilent dans la foule, qui les regarde en riant et leur livre passage.)
NIQUET: Rien ne résiste à l’audacieux et fluet!
PALAPROIE: Ah! mais non!
NIQUET: C’est égal... ce Roger faisait trop sa tête.
PALAPROIE: Ah! mais oui!
NIQUET: Fallait qu’il ait des revers! Il était trop vain de son orgueil avec les amis!
PALAPROIE: Ça y est!
CASSEUR: au milieu du tumulte: N’ayant pas l’habitude de la parole...
LA FOULE: La lutte! la lutte!
CASSEUR: La soirée va s’ouvrir par une partie entre M. Lenfant, dit le Toulousain Sans-Quartier, et M. Muscamel, dit le Buffle de Carpentras...
LA FOULE: Bravo! bravo! Casseur!
CASSEUR: Poussez, la musique!
Les ophycléides et les cornets à piston de l’orchestre Soufflard firent incontinent et cruellement leur devoir. La salle s’emplit d’une harmonie tellement diabolique, que les trois quarts des assistants se bouchèrent les oreilles.
Il faut cela. C’est le plaisir.
Deux gros hommes, vêtus comme notre père Adam, sauf de légers caleçons qui leur prenaient les reins, se ruèrent en scène, égalant en grâce les deux principaux ours de notre jardin des Plantes. Ils se donnèrent la main en souriant et prirent des poses aimables; après quoi, ils s’empoignèrent (que l’expression me soit pardonnée), et, du premier coup, le Buffle de Carpentras fut lancé, roide comme balle, par-dessus la tête du Toulousain Sans-Quartier. Il tomba sur le côté: besogne nulle. Pour que le coup vaille, il faut que les deux épaules du vaincu touchent à la fois le tapis fatal.
Le Buffle et Sans-Quartier reprirent leurs poses aimables et se posèrent front contre front, les jambes accroupies, le torse tendu, les mains libres et cherchant une prise favorable.
C’étaient deux bonshommes!
Mais que faisait cependant Jean-François Vaterlot, dit Barbedor? Comment n’était-il pas là? Pourquoi aurait-il cédé au Casseur le privilége si cher de parler au public?
Quelques minutes avant huit heures, et au moment où Jean-François Vaterlot, dans la plénitude de sa jubilation d’artiste et d’impresario, contemplait le troupeau de ses athlètes, moutonnant autour de lui, un de ses serviteurs était venu lui parler à l’oreille.
Vaterlot avait changé aussitôt de couleur, et son allégresse s’était évanouie comme par enchantement.
—Où allez-vous, papa? demanda Jean Lagard, qui, tout nu sous son paletot, faisait une partie de bezigue avec le féroce Plantehoux, surnommé le Poteau de Béziers.
—A mes affaires, répondit laconiquement Barbedor.
Il jeta en même temps sa houppelande sur le costume amphithéatral qu’il avait revêtu pour se présenter devant son public, et sortit à grands pas.
Cela fit un certain effet parmi les différents virtuoses qui se pressaient dans le vestiaire. Généralement, boxeurs, lutteurs, bâtonnistes, tireurs de sabre, de canne ou de chausson, nourrissent une très-médiocre confiance à l’endroit de leur directeur. Tous ces gaillards peu vêtus, mais surabondamment musclés, eurent ensemble la même pensée: «Si le Barbedor allait évaporer la recette!»
Il y eut un mouvement vers la porte; mais Casseur était là.
—Pas de bêtises! s’écria-t-il d’une voix tonnante,—on va lever le rideau... Si un quelqu’un de parmi vous nous mettait dans le cas de rendre l’argent au bureau, ça serait moi qui lui ferais son affaire!
Je ne suis pas le premier à faire la remarque que ces colosses sont très-habituellement poltrons. Casseur ne travaillait plus guère en public; mais il avait, ainsi que son patron, la renommée d’un homme horrible sur le terrain. On se tint tranquille.
Jean Lagard appela Casseur du doigt.
—Tu sais que, moi, lui dit-il amicalement,—je t’enverrais par la fenêtre comme un bouchon, mon gros... Y a-t-il quelqu’un là-haut?
Cette phrase avait une signification particulière. Ceux de nos lecteurs qui se souviennent des événements accomplis au château de la Savate, devineront le sens caché de cette interrogation.
Casseur haussa les épaules et répondit:
—Un jour comme celui-ci!... vous êtes fou, monsieur Lagard!
Jean le menaça du doigt. Son air était moitié riant, moitié sérieux. Il reprit sa partie en grommelant.
—C’est égal! Il y a quelque chose ici autour... J’ai idée qu’on va travailler ailleurs que sous les quinquets, cette nuit!
Le vestiaire avait une sortie sur le jardin. Barbedor traversa les allées d’un pas furibond, essayant de boutonner du haut en bas sa houppelande trop étroite. Au lieu de gagner la claire-voie qui rejoignait la rue Saint-Fiacre, il tourna sur la gauche, et poussa du pied une petite porte vermoulue, donnant sur les marais.
Un homme était là, derrière cette porte. Un ample caban de couleur sombre enveloppait sa taille. Le collet, relevé, lui cachait la figure jusqu’aux yeux.
—Tonnerre du ciel! s’écria Barbedor dès qu’il l’aperçut, avez-vous juré de me faire perdre la tête, vous?
—Parlez moins haut, répliqua l’homme au caban; les haies, les murailles, les choux, tout a des oreilles, cette nuit!
Il plongea dans l’ombre un regard circulaire et ajouta:
—Savez-vous de quoi il retourne?
—Et qui me l’aurait appris, nom d’un cœur! gronda Barbedor, puisqu’on ne vous a pas vu depuis trois jours.
Si ce puissant maître du château de la Savate eût été un observateur, il aurait très-positivement remarqué le soupir de soulagement qui souleva la poitrine de l’homme au caban à cette réponse.
Et il aurait traduit ainsi ce soupir en bon français: «Il ne sait rien! Dieu soit loué.»
Du reste, pour un diplomate de moyenne force, d’autres indices auraient corroboré le témoignage de cet imprudent soupir. En effet, l’homme au caban changea de ton aussitôt et reprit d’un accent délibéré:
—Nous n’avons pas le temps de causer, mon vieux Jean-François; tout va bien... Le percement de la barrière des Paillassons est décidé en principe...
—Allez conter vos histoires à d’autres! l’interrompit Barbedor, dont la voix trembla un petit peu.
Trompez cent fois un tendre amant, votre cent et unième parole lui fera battre le cœur.
Jean-François Vaterlot était l’amant de la barrière des Paillassons.
Au fond, cette passion nous paraît aussi poétique et aussi gracieuse que celle de Pygmalion pour sa statue. Si Jean-François eût vécu du temps d’Hésiode, il aurait eu sa place dans la mythologie.
—Croyez-moi, ne me croyez pas, reprit brusquement l’homme au caban, la question n’est pas là, et peu m’importe. Je n’ai pas compté sur votre reconnaissance, ami Jean-François, mais sur votre intérêt... Il nous faut votre maison ce soir.
—Impossible! fit Barbedor.
—Ce qui est impossible, repartit l’homme au caban, c’est de nous refuser quelque chose, quand nous le demandons.
Barbedor se recula d’un pas et son regard inquiet guetta les mains de son compagnon.
—Allons-nous changer de jeu, monsieur Garnier? dit-il en baissant la voix; faudra-t-il décidément nous entre-casser quelque chose?
—Mon bon, répondit Garnier avec le plus grand calme, je n’ai pas le temps aujourd’hui... Vous savez que je ne boude pas, quoiqu’il me fût permis peut-être de me retrancher derrière ma position et ma qualité d’homme du grand monde... Un jour qu’on aura le loisir, je vous casserai avec plaisir tout ce que vous voudrez... ce soir, il y a de l’ouvrage, et la marquise veut votre maison.
—Elle veut?... répéta Barbedor.
—Elle veut! fit Garnier comme un écho.
Ce disant, il écarta les plis de son caban, comme s’il eût voulu ôter au cabaretier toute inquiétude au sujet d’un guet-apens possible ou d’armes cachées. Ils étaient à une cinquantaine de pas du château. La salle avait quatre fenêtres de ce côté. L’éclairage inusité qui faisait resplendir l’établissement de Barbedor envoyait de vagues reflets dans la campagne. Les boutons dorés de l’habit bleu brillèrent. Barbedor dit:
—Quand même vous seriez armé comme un brigand de l’Ambigu, je n’aurais pas peur de vous.
—Ce n’est pas avec des armes que je veux vous faire peur, mon gros, riposta Garnier.
Il ricanait. Il reprit d’un ton doucereux, mais en piquant chacune de ses paroles:
—Il nous faut la clef de la maison... et tout de suite.
Barbedor étouffa un jurement énergique.
—Voyons, monsieur Garnier, reprit-il essayant la douceur après la colère, comme font tous les gens violents et sans caractère, soyons raisonnables... Vous voyez bien qu’il n’y a pas mauvaise volonté... c’est aujourd’hui la rentrée de Jean, mon neveu... nous avons huit cent trente-neuf francs de recette avant huit heures... je ne peux absolument pas m’occuper de vous.
Les premiers murmures de la salle se firent entendre en ce moment. Garnier saisit la main du cabaretier, qui faisait un mouvement pour s’éloigner.
—Nous ne demandons pas que vous vous occupiez de nous, dit-il; au contraire.
Ce dernier mot fut prononcé avec une si singulière inflexion, que Barbedor n’essaya point de se dégager. Loin de là, il se rapprocha, et, baissant la voix:
—Ah! ah! fit-il; au contraire!... Vous aviez promis que c’était fini, les mauvais coups.
L’habit bleu enfla ses joues et laissa tomber une dédaigneuse exclamation.
—Plus on fait de bruit à votre rez-de-chaussée, prononça-t-il du bout des lèvres, mieux nous serons à votre premier étage.
—Vous me donneriez mille francs comptant, s’écria le cabaretier, que vous n’auriez pas mes clefs!
De grandes clameurs sortaient de la salle. Garnier reprit d’un ton railleur:
—On vous appelle, mon gros... donnez le trousseau, et à votre besogne!
Jean-François se prit à crier comme si on avait pu l’entendre:
—On y va, mes petits, on y va!
Puis, dégageant son poignet par une rude secousse:
—Monsieur Garnier, ajouta-t-il, ne me tentez pas! Je dormais tranquille avant de vous connaître. Pour un oui, pour un non, voyez-vous, je vous briserais les côtes!
—Monsieur Vaterlot, repartit Clérambault du même ton, ne nous poussez pas à bout... nous avons déjà beaucoup à nous plaindre... Si la compassion ne nous retenait pas, vous coucheriez cette nuit à la Conciergerie.
—Que dites-vous, infâme scélérat?... balbutia Barbedor, qui sentait sa voix s’arrêter dans sa gorge gonflée.
Garnier avait la tête haute et les bras croisés sur sa poitrine.
Dans la salle, le tumulte arrivait à son comble; mais Barbedor ne l’entendait plus.
—Je dis, reprit Garnier après un silence, que nous sommes las de vos hésitations et de vos résistances. Je dis que le parquet a les yeux sur vous. Je dis que le Code pénal contient au moins une douzaine d’articles qui vous cloueraient au bagne pour le restant de votre vie... Je dis...
Vaterlot plia les jarrets et s’élança sur lui comme un animal furieux. Garnier le reçut de pied ferme. Ce ne fut pas dans la salle qu’eut lieu la première lutte. Au bout de quelques secondes, le cabaretier, vaincu, tomba sur ses genoux.
—Tonnerre du ciel! dit-il, que je voudrais vous voir avec Jean, mon neveu!... C’est bête de se mettre en colère!... Ne sais-je pas bien que vous ne pourriez m’entraîner à l’eau sans vous noyer avec moi!... C’est vrai que j’ai fait des sottises... c’est vrai que vous m’avez mené loin... mais...
—Mais quoi? l’interrompit l’habit bleu avec un air bonhomme; vous êtes toujours le même enfant obstiné. On est bien obligé de faire la grosse voix avec vous... Ça n’empêche pas qu’on est des amis au fond et qu’on irait bien loin pour vous épargner un tort... Voyons, mon gros, pas de niaiseries! Madame ne saura rien de ce qui vient de se passer, si vous voulez être gentil...
Au travers des vitres enfumées de la salle, un grand cri passa:
—Barbedor! Barbedor!
Le cabaretier sourit en se caressant le menton.
—C’est tout de même flatteur, dit-il, d’être connu comme ça de toute une nation!
Il fourra ses mains dans les vastes poches de sa houppelande, et reprit:
—Vous comprenez, monsieur Garnier, que, aujourd’hui, le moindre esclandre pourrait amener des malheurs...
—Il n’y aura pas d’esclandre.
Barbedor tenait la clef à demi sortie de sa poche.
—C’est un mariage? demanda-t-il en appuyant sur ce mot.
—Oui, répliqua Garnier, c’est un mariage.
—Qu’y aura-t-il pour moi?
—Tout le solde de notre compte et vingt mille francs par-dessus le marché.
—Oh! oh! fit le cabaretier, c’est bien de l’argent, monsieur Clérambault! Quelle affaire est-ce donc?
—La fin de tout, repartit Garnier, la grande affaire.
—L’affaire de Mersanz?
Garnier secoua la tête affirmativement. Barbedor remit la clef dans sa poche.
—Eh bien? fit l’habit bleu.
—Écoutez donc, monsieur Clérambault, grommela le cabaretier, cette histoire-là fait bien du tort à ma famille... Et, si Jean Lagard savait... je ne vous dis que ça, je pourrais commander mes deux mètres au cimetière Montparnasse.
—Eh! s’écria Garnier, Jean Lagard ne saura pas!... Le diable soit de vos scrupules, ce soir, ami Vaterlot!
C’était le moment où l’éloquence de Casseur calmait l’impatience du public à l’intérieur de la salle. On n’entendait plus qu’un sourd murmure.
—Si je donne mes clefs, dit tout à coup Barbedor, je veux tout savoir!... M. le comte n’apportera pas ses fermes et ses châteaux dans sa poche.
—Le comte a vendu plus de la moitié de ses immeubles.
—En si peu de temps?
—Maître Souëf mène les choses rondement, quand il y a pourboire... Le comte a près de deux millions dans son portefeuille.
—Pas possible! fit le cabaretier ébloui.
Puis il ajouta par réflexion:
—Et je n’aurais que vingt malheureux mille francs?
—Quarante! s’écria Clérambault, et le mur d’octroi démoli... Mais pas de façons, mon gros, ou nous t’envoyons paître en te promettant que tu auras de nos nouvelles!
Vaterlot sortit enfin la clef de sa poche. Il semblait réfléchir, et quelque chose comme un sourire se jouait autour de sa lèvre violette.
Il pensait:
—Nous irons un peu inspecter ça dans les entr’actes.
Comme si Garnier eût deviné cette préoccupation secrète, il dit en prenant la clef que le cabaretier lui présentait:
—Et l’autre?
—Quelle autre?
—Cette clef n’est-elle pas celle de la porte qui donne sur les terrains?
—Oui... après?
—Je veux aussi celle de la porte qui donne dans le couloir intérieur.
—Vous ne comptez pas faire une descente dans ma salle, pourtant?
—Nous ne voulons pas que votre salle fasse une montée chez nous.
Cette fois, Barbedor n’opposa aucune résistance; il tira une seconde clef de sa poche et la remit à Garnier en disant:
—On en passe toujours par toutes vos volontés, monsieur Clérambault.
Garnier l’examinait maintenant d’un air soupçonneux. A son gré, le cabaretier s’était rendu trop vite.
Le tumulte, cependant, recommençait dans la salle. Les galeries demandaient Barbedor à grands cris. Garnier lui tendit la main.
—A quelle heure finit votre assaut? demanda-t-il?
—A onze heures, par ordonnance.
—A onze heures et demie, vous aurez votre sort fait, mon gros... Et vous pourrez vous vanter d’avoir gagné commodément votre fortune.