La fabrique de mariages, Vol. 6
XI
— Avant-goût de l’enfer. —
La chambre du premier étage de la maison Barbedor, où brillait cette lueur qui devait servir de phare au comte Achille, était dans l’état que nous avons décrit. Rien n’y avait été changé. La lampe brûlait toujours sur la table, éclairant la bouteille d’eau-de-vie et le verre. Flavie elle-même n’avait pas bougé.
A la voir immobile et profondément affaissée, on aurait pu croire qu’elle dormait sous la dentelle épaisse de son voile. Il n’en était rien, pourtant, car la lueur de ses yeux apparaissait parfois au travers des mailles,—et, de temps à autre, sa main livide s’avançait pour verser de l’eau-de-vie dans le verre.
Il y avait à peu près une demi-heure qu’elle attendait. Elle avait bu trois verres d’eau-de-vie.
La troisième fois, en reposant son verre, elle dit:
—Cela ne me réveille plus!...
Puis, consultant sa montre:
—Il tarde!...
Elle croisa les mains sur ses genoux:
—Je serai jeune encore dès que je serai riche! murmura-t-elle;—d’ailleurs, il y a une volupté qui ne vieillit pas... la seule chose qui soit vraie en cette vie... le jeu!
Ses prunelles lancèrent un éclair.
Après un long silence, elle dit encore:
—Il tarde!...
Au même instant, elle tendit l’oreille avidement. Parmi les clapotements de la pluie, elle distingua un bruit qui venait du dehors.
—C’est lui! fit-elle.
Ses deux mains s’allongèrent à la fois pour faire disparaître le verre et la bouteille, mais elle n’eut pas le temps. La porte s’ouvrit.—Cette ombre que nous avons aperçue dans l’embrasure d’une porte, rue Bourbon-le-Château, en face du logis de Marguerite;—cette ombre qui glissait naguère sous l’averse, dans les marais voisins de la maison Barbedor,—cette ombre que Vital avait aperçue, que Marguerite avait appelée,—se montra tout à coup sur le seuil.
Flavie mit ses deux mains au-devant de ses yeux, comme si elle eût été visitée par un fantôme.
—Maxence! balbutia-t-elle.
Celle-ci entra et referma la porte derrière elle. Elle avait, en effet, la pâleur d’un fantôme.
—Que viens-tu faire ici? demanda Flavie machinalement et sans savoir qu’elle parlait.
Maxence répondit:
—Je viens mourir avec vous, ma mère.
Sa voix était calme, mais sourde et si changée, qu’elle semblait déjà n’appartenir plus à une créature humaine.
Flavie se remettait. Un sourire sarcastique venait à sa lèvre.
—Ils n’ont pas voulu de toi? murmura-t-elle.
Maxence ne répondit point.
—Tu es allée chez eux? reprit Flavie.
Maxence fit un signe de tête affirmatif.
—Pour me trahir?
Une expression d’amertume dédaigneuse passa sur le visage immobile de mademoiselle de Sainte-Croix.
—Savais-je vos secrets? dit-elle.
Flavie eut comme un choc intérieur. Sa main toucha son front, qui se rida.
—C’est vrai!... mais c’est vrai! s’écria-t-elle avec une inquiétude soudaine;—qui t’a dit?... comment as-tu pu trouver la route de cette maison?
—J’ai suivi ceux qui s’y rendaient, repartit lentement Maxence.
—Explique-toi...
—Nous n’avons plus le temps, ma mère... les événements vont parler d’eux-mêmes!
Deux cris passèrent dans le silence nocturne. Flavie s’élança vers la fenêtre.
—Qu’est cela? murmura-t-elle éperdue et s’accrochant à l’espagnolette de la croisée;—c’est au retour que Garnier devait attaquer!...
—C’est donc bien vrai! prononça Maxence en un gémissement;—ma mère! ma mère! vous étiez avec les assassins!
Flavie haussa les épaules.
—Toujours des idées romanesques et folles! dit-elle essayant de donner le change après s’être trahie.
—Et c’était moi, n’est-ce pas, ma mère, poursuivit la jeune fille,—moi que vous aviez choisie pour être l’appât mortel!... Que vous avais-je donc fait?...
Flavie écoutait, l’oreille collée au châssis.
—C’était vous pourtant, ma mère, reprit Maxence,—qui m’aviez inspiré cet amour funeste... Vous seule au monde saviez comme je l’aimais!
Le bruit de la lutte montait.
—Si tu l’aimes tant, va donc le défendre! s’écria la marquise avec cet emportement factice de la mauvaise foi qui se voile derrière la colère.
Mademoiselle de Sainte-Croix secoua sa belle tête redressée. Il y avait presque un sourire sur sa mortelle pâleur.
—Achille n’a pas besoin de moi, ma mère, dit-elle;—s’il avait dû mourir, je serais avec lui...
—Vital! Vital! cria la voix de Marguerite presque sous la fenêtre.
Flavie se rejeta violemment en arrière, comme si cette voix l’eût fouettée au visage. Ses dents claquèrent dans sa bouche et sa poitrine rendit un râle.
—Que se passe-t-il en bas?... balbutia-t-elle; sont-ils tous là?...
—Je vous ai dit la vérité en entrant, ma mère, répliqua Maxence; si vous savez prier encore, priez... Je suis venue pour mourir avec vous.
Flavie, telle que nous la connaissons, n’était pas femme à accepter cette sentence.
—Prier! répéta-t-elle retrouvant cet accent de raillerie froide qui lui était si habituel. Mourir!... Vous a-t-on envoyée jouer ici la comédie de l’effroi?... Que veut-on de moi?... Je sais maintenant comment vous avez trouvé votre route!
Maxence croisa ses bras sur sa poitrine et ne répondit point.
La marquise fit un pas vers elle. Mais en ce moment la croisée du premier étage produisit, en se brisant sous les coups de Jean Lagard, ce grand fracas dont nous avons parlé.
Flavie s’arrêta, les jambes tremblantes et la bouche crispée.
Elle écouta.
Les bruits et le tumulte allaient toujours augmentant.
Les cris se croisaient.
Elle revint vers la fenêtre. Des lumières couraient en tous sens dans les terrains. On entrevoyait déjà le cercle formé par la foule autour de la scène de carnage.
—Tout est-il donc fini? murmura Flavie, dont les bras tombèrent.
Maxence se laissa glisser sur ses genoux. Elle avait les larmes aux yeux.
—Les sauveurs sont venus! dit-elle par deux fois avec une exclamation joyeuse.
Puis, les mains jointes et priant tout haut:
—Grâces vous soient rendues, mon Dieu!... Qu’il vive et que Béatrice soit heureuse!
—Ont-ils tué ce misérable Garnier, au moins! gronda Flavie à la fenêtre.
Elle traversa la chambre d’un pas rapide et gagna la porte de communication qui donnait à l’intérieur de la maison de Barbedor. Elle mit la clef dans la serrure. Le pêne se dégagea. Mais la porte resta fermée.
—Oh! oh! fit-elle, tandis que la trace bistrée qui était sous ses paupières se creusait, on a mis le verrou de l’autre côté.
Elle s’approcha de Maxence et lui secoua le bras.
—Suis-je perdue? demanda-t-elle rudement.
—Perdue! répéta Maxence, qui la regardait en face.
—Que sais-tu?... s’écria Flavie avec un éclat de voix; dis-moi ce que tu sais!... Tu es ma fille!... tu ne peux vouloir qu’on me tue!...
—Ma mère, répondit la jeune fille, je voudrais vous sauver; mais il n’y a plus pour vous de salut en ce monde... Vos complices sont châtiés...
—S’ils sont morts, qu’ai-je à craindre?... Ils ne parleront pas.
—Ils ont parlé sans doute. Ils n’avaient pas attendu cette heure suprême pour vous trahir... S’ils n’ont pas parlé, d’ailleurs, peu importe. Quand j’ai pris le chemin de cette maison, la police était déjà sur vos traces... L’endroit où nous sommes doit être cerné...
Flavie traversa de nouveau la chambre et revint à la fenêtre, qu’elle entr’ouvrit.
Elle se pencha au dehors avec précaution.
Il y avait deux hommes qui semblaient monter la garde auprès du petit perron. Deux lanternes étaient placées sur les marches.
Flavie se laissa choir sur un siége. Ses dents grincèrent et sa gorge râla.
Elle sentit une main qui prenait les siennes. C’était Maxence. Elle la repoussa.
La jeune fille se tint désormais à distance.
—On se doit à sa mère, prononça-t-elle comme en se parlant à elle-même; c’était pour faire mon devoir.
Puis, d’une voix très-basse:
—Vous m’avez répété souvent, dit-elle, que votre vie vous appartenait... que vous étiez au-dessus du danger et du malheur... que vous portiez toujours sur vous un flacon...
Les yeux de Flavie s’allumèrent.
—Cela fait-il partie de tes instructions? dit-elle; t’a-t-on chargée de me dire: «Il est l’heure de boire le poison?...»
—Il est l’heure, répéta Maxence, immobile comme une fière statue.
—Et tu fuiras, toi!... s’écria Flavie.
—Où fuir, quand on est votre fille, ma mère?... C’est la troisième fois que je vous le dis: Je suis venue pour mourir avec vous.
—Tu partagerais le poison?...
—Si vous voulez, je boirai la première.
Flavie se leva d’un temps. Elle rejeta en arrière le voile épais qui lui couvrait le visage. Elle se rapprocha de la table. Un peu de sang était revenu à ses joues. Elle saisit la bouteille, tandis que sa bouche convulsive grimaçait un sourire, et remplit le verre aux trois quarts.
—Tu fais bien de mourir, dit-elle; c’est toi qui es cause de tout ceci.
Elle tira en même temps de son sein un tout petit flacon dont elle versa le contenu dans le verre. L’eau-de-vie ne subit aucune altération dans sa couleur; mais il y eut à la surface de la liqueur une légère et courte effervescence.
A dater de ce moment, sa physionomie changea. Une sombre et suprême résolution releva le caractère de ses traits. Elle redevint elle-même, la tragédienne des passions modernes.
—J’ai vécu, dit-elle grandissant tout à coup en quelque sorte et couvrant de son regard perçant Maxence, plus grande, plus résolue, plus forte qu’elle;—je ne me repens d’aucune de mes actions passées: j’ai lutté pour conquérir ce qui faisait l’objet de mes ambitions. C’est la loi des lions, des rois, des peuples: il n’y a de vrai sur la terre que cette loi... Ma croyance est qu’en tuant mon corps, j’anéantis mon âme... Je subis la peine de ma défaite, comme j’aurais savouré la récompense de ma victoire... Qu’est Dieu et qu’est la société, puisque, tous deux réunis, ils ne peuvent pas me garder pour l’échafaud, leur brutale et dérisoire sanction?... Je suis au-dessus d’eux, puisque je les brave; je suis libre, puisque je meurs!
Elle porta le verre à ses lèvres, qui avaient cette fois un véritable et orgueilleux sourire. Elle en but d’un seul trait la moitié,—puis elle tendit le reste à Maxence.
Maxence, sérieuse et froide, le prit sans hésiter.
Mais, au moment où elle allait boire à son tour, Flavie la retint.
—J’ai pitié, dit-elle d’une voix adoucie;—on change quand on va mourir... Vous êtes toute jeune, Maxence, et belle autant que le fut jamais une créature humaine... Ceci est la mort, je vous l’affirme; elle est en moi: je ne saurais plus mentir... Pourquoi mourez-vous?
—Parce que je suis votre fille, répondit Maxence froidement.
—Est-ce pour cela seulement?
—Et parce que je suis condamnée, ma mère.
—Qu’entendez-vous par-là? demanda la marquise avec une nuance de protection dédaigneuse dans la voix.
Comme la jeune fille gardait le silence, Flavie ajouta:
—Condamnée!... Vous n’avez pas seize ans!
Sa main, qui retenait le bras de Maxence, se porta involontairement à sa poitrine, contractée déjà par une sourde angoisse.
Maxence recula d’un pas et vida le restant du verre. Flavie essaya de se jeter sur elle. Il n’était plus temps.
Pendant un instant, le beau visage de Maxence réprima un profond dégoût, causé par l’eau-de-vie. Le verre, échappé de ses mains, tomba et se brisa.
—Qu’avez-vous fait! s’écria la marquise avec stupeur.
Puis, lui saisissant les deux mains:
—Allez-vous-en! dit-elle;—descendez l’escalier; appelez du secours!... Je le veux, entendez-vous, je le veux!
Un rouge vif couvrait les joues de Maxence. L’eau-de-vie agissait avant le poison.
Elle repoussa Flavie et dit:
—Moi, je ne le veux pas, ma mère.
—Mais c’est de la folie! s’écria celle-ci s’oubliant un instant elle-même, pour la première fois de sa vie;—tu peux être sauvée, je te le dis... quand les secours viennent à temps...
—Ma mère, l’interrompit la jeune fille,—les secours ne viendront pas.
—Écoute, reprit Flavie persuasive et caressante;—je n’ai pas besoin de ta mort, moi... tu peux vivre... Veux-tu que je te l’affirme sous serment?... Tu es restée pure au milieu de nous... Va-t’en... va-t’en!... Tu me fais rire avec tes grands mots! Condamnée!...
Elle haussa les épaules en étreignant sa poitrine.
—Condamnée! répéta-t-elle;—pourquoi?... pourquoi?...
—Par moi-même et par mon amour, répondit Maxence... Écoutez à votre tour, ma mère: si j’étais comme les autres jeunes filles, si j’avais un avenir... moins que cela, si j’avais seulement un refuge, peut-être que j’hésiterais... mais je n’ai rien. Cet amour qui m’a fait naître à la vie, je le réprouve et je le déteste: voilà pour l’avenir... Pour le refuge, vous ne m’avez pas appris à le chercher en Dieu, ma mère... Je vacille entre l’incrédulité que vous m’avez enseignée et la foi qui voudrait naître en moi... Je ne sais... je souffre... et, quand je regarde autour de moi, cherchant à qui demander aide ou protection, j’entends la voix du monde qui me repousse impitoyablement avec votre nom, ma mère!
—Tu me hais donc bien? prononça tout bas Flavie.
Puis, sans attendre la réponse et de ce ton qu’on prend pour secouer une discussion importune:
—Que me fait tout cela, jeune fille? Je ne sais pourquoi j’ai tardé à te le dire. Que tu vives ou que tu meures, je m’en lave les mains... Reste ou va-t’en, selon ta fantaisie: ton existence est à toi... mais sache une chose avant que je garde le silence pour toujours: je ne suis pas ta mère.
Maxence secoua la tête lentement et sans mot dire.
—Je te dis que je ne suis pas ta mère! s’écria Flavie s’exaltant devant cette résistance;—regarde moi: serais-je tranquille et froide en face de ton agonie si tu étais mon enfant!... Tes yeux se creusent: le masque paraît autour de tes lèvres... Regarde-moi: je puis voir cela sans trembler ni frémir... Il n’y a point de larmes sous mes paupières... Touche mon cœur: il ne bat pas!
—Vous êtes ma mère, prononça Maxence d’un ton glacial.
Tout son corps souple et gracieux semblait subir un lent affaissement.
Flavie repoussa son siége avec colère. Le mouvement qu’elle fit en se levant lui arracha une exclamation de douleur.
Elle parvint néanmoins à se redresser, et, la main étendue dans une attitude solennelle:
—Aussi vrai qu’il n’y a rien au delà de la mort, dit-elle, je jure que tu n’es pas ma fille.
Puis, se prenant au rebord de la table pour étayer sa défaillance,—mais gardant toute sa force de blasphémer:
—Si ce maître aveugle et sourd que vous appelez Dieu, et qui est le hasard, ajouta-t-elle,—m’avait donné une fille, aurais-je vécu comme je l’ai fait?... Comprends-tu, à ton âge, de quelle égide mystérieuse la maternité couvre la conscience?... Si j’avais pu aimer, l’enfer n’aurait-il pas été chassé de mon cœur?
—Vous savez bien pourtant que vous avez été mère, repartit Maxence toujours impassible.
Flavie eut un court frémissement.
—Ils t’ont dit cela! murmura-t-elle; c’est vrai, mais mon fils est mort.
—C’est une fille que vous avez eue, ma mère.
Flavie se ramassa en quelque sorte sur elle-même pour vaincre la douleur qui la domptait.
—C’est vrai, dit-elle,—pourquoi mentir si tard?... Mais ma fille, abandonnée, a trouvé une autre famille... Celle-là est heureuse: elle ne connaît point sa mère...
Maxence, au lieu de répondre, se prit à fouiller dans son sein.
Ses mains engourdies cherchaient mal. Elle fut longtemps à soulever les plis de sa robe.
Flavie, cramponnée à la table, la suivait d’un œil évidemment inquiet.
Elle ne parlait plus. Un silence profond régnait dans la chambre.
Au dehors, les bruits avaient cessé. La foule s’était dispersée, suivant les divers spectacles offerts à sa curiosité. Les uns avaient accompagné les blessés, les autres avaient fait cortége aux prisonniers. Quelques-uns attendaient la force publique dans la rue de l’École, dont tous les habitants étaient sur le pas de leurs portes.
Les marais avaient repris leur aspect de sombre solitude.
On n’entendait plus que l’ondée patiente, tombant à petit bruit, et le faux hurlement du vent, engouffré dans le tuyau de la cheminée.
Maxence avait enfin pris dans son sein l’objet qu’elle cherchait.
—Ma mère, dit-elle,—ce maître que vous appelez le hasard, je l’appelle Dieu avant de mourir. Peut-être est-ce trop tard, car je viens de commettre un crime en abrégeant mes jours;—mais il aura pitié de l’abandon où se perdit ma jeunesse... Dieu est grand, ma mère, je le sens mieux à mesure que mon dernier soupir approche: je me confie sans réserve à sa miséricorde... Dieu vous a écoutée quand vous disiez: «Je suis au-dessus des vengeances de la terre et du ciel... Il y a autre chose que l’échafaud...»
—Ce papier!... s’écria Flavie pendant que la jeune fille reprenait péniblement haleine;—quel est ce papier?
C’était, en effet, un papier que Maxence tenait à la main.
Elle poursuivit:
—Dieu se venge!... Sur ce chemin d’infamie où vous poussiez de pauvres jeunes filles aveuglées, Dieu a conduit au-devant de vous votre propre enfant...
—Ce papier! râla Flavie;—ce papier!
—Vous ne le connaissez pas, ma mère... mais madame Octave Merriaux saura bien ce que c’est que l’acte de naissance de la fille de madame Seveste, née le 7 décembre 1819, au nº 37 bis de la rue du Cherche-Midi.
Elle tendit le papier à Flavie, qui s’en empara en poussant un cri étouffé.
Les dernières paroles de Maxence avaient épuisé ses forces. Elle se laissa aller sur une chaise où elle demeura immobile.
Flavie avait ouvert le papier, mais elle ne pouvait pas le lire. Une ombre était au-devant de ses yeux. Elle se rapprocha de la lumière et parvint à épeler quelques mots. Le papier s’échappa de ses mains. Deux grosses larmes coulèrent sur ses joues.
Elles se séchèrent bien vite dans le regard d’ardentes menaces qu’elle jeta vers le ciel.
Elle voulut parler. Elle ne put. Elle se tordit les bras en poussant des gémissements inarticulés.
Puis, tombant à genoux de son haut:
—Grâce! grâce! dit-elle:—Maxence! ma fille! ne meurs pas!
Quand ses mains touchèrent la main froide de la jeune fille, on eût pu voir les muscles de son cou se nouer et se gonfler.
Ce qu’elle éprouvait ne se dit point.—Dieu se vengeait.
Le supplice était à la taille du crime.
Elle s’accroupit, baisant le bas de la robe de Maxence et répétant dix fois de suite, comme une pauvre folle:
—Ma fille!... ma fille!... ma fille!...
La souffrance physique n’était plus. Les ravages du poison s’arrêtaient sous la violence inouïe de la réaction morale. Elle avait toute sa force et toute sa vie.
Il y a quelque chose d’animal dans cette tendresse des mères. C’est toujours la lionne léchant ses petits, et c’est sublime. On entend sortir de ces poitrines maternelles des sons qui sont les mêmes que l’amoureux gémissement de l’oiselle dans son nid ou de la biche libre qui a son faon pendu à la mamelle. La nature est là, doublant et soutenant la passion.
Flavie appuya sa tête sur les genoux de Maxence, et, de ses deux mains entourant les reins de la jeune fille immobile et morne, elle se mit à pleurer abondamment.
Sait-on ce qu’il y a de femme dans ces tigresses? A-t-on mesuré jamais la ténuité de cet atome d’amour qui suffit à transformer leur âme.
C’était bien un cœur de bronze que cette marquise de Sainte-Croix! Le bronze de ce cœur se fondait en larmes. Chacune des fibres de son corps palpitant aimait. Tout son être s’élançait vers cette idole qui venait de lui révéler les navrantes ivresses de la piété maternelle.
Savait-elle ce qui s’était passé? Avait-elle conscience du lieu où elle se trouvait?
Non. Rien ne restait en elle, sinon la fièvre de ses jeunes transports.
—Ma fille! ma fille! ma fille!
Ce mot cent fois répété, c’était son souffle et le battement de son cœur.
Je vous l’ai dit: c’étaient de jeunes amours. Cette folie des mères est toujours jeune. Je ne sais ce qui emplit leurs caresses de naïvetés chères et de ravissants délires...
Maxence avait appuyé sa tête au dossier de la chaise. L’effet de l’ardent breuvage qu’elle avait goûté ce soir-là peut-être pour la première fois, combattait les pâleurs de son visage.
En elle, avant l’action du poison, il y avait le travail de l’alcool...
Le sang montait à ses tempes. L’ivresse morne précédait l’agonie.
Flavie fut trompée à cela.
Quand elle se dressa sur ses deux bras tendus pour contempler de plus près les traits de Maxence, elle eut un sourire heureux.
—Que tu es belle, ma fille! murmura-t-elle;—parle-moi, je t’en prie... Il me semble que je n’ai jamais entendu ta voix.
Sa parole était douce comme un chant.
Les paupières de Maxence étaient closes.
Flavie dit:
—Elle dort!
Et sa bouche effleura les joues de la jeune fille.
Celle-ci tressaillit faiblement.
—T’éveilles-tu? demanda Flavie;—oh! si tu savais comme je crois en Dieu, maintenant, ma fille!... J’étais morte, puisque je n’aimais pas... Parle-moi! parle-moi, je t’en prie.
Maxence fit effort pour entr’ouvrir ses lèvres roidies.
—Je souffre!... dit-elle si bas, que sa mère eut peine à l’entendre.
Celle-ci se redressa. Un éblouissement terrible passa devant ses yeux. Dans l’espace d’une seconde, ses tempes et ses joues furent inondées de sueur froide, tandis que ses cheveux se hérissaient sur son crâne.
Elle se souvenait.
Elle répéta d’une voix déchirante:
—Tu souffres!
Puis son œil s’égara, et le rire des démences foudroyantes éclaira son front et ses lèvres de ses sinistres lueurs.
Mais Dieu ne voulait pas qu’elle perdît la raison. Dieu se vengeait.
Le rire, à peine né, se glaça. Sa face devint livide et comme marbrée. Des sillons mobiles s’y creusèrent.
Il eût été manifeste pour un observateur que Flavie s’interrogeait elle-même au milieu de son angoisse.
Ses deux mains à la fois se crispèrent sur sa poitrine, d’où s’échappa ce cri profond, qui ne se rapportait point à elle, mais bien à Maxence:
—Le poison!
Elle se jeta sur Maxence comme pour ressaisir la proie qui lui échappait.
Elle la couvrit de son corps, cherchant à réchauffer ses mains déjà froides et ses membres qui allaient se roidissant.
—Je suis là! je suis là! disait-elle sans savoir qu’elle parlait;—ne crains rien... c’est moi... ta mère... Tu es jeune, tu es forte... Vois si je meurs, moi!...
Mais sa figure tout à coup ravagée et vieillie de dix ans démentait ses paroles. La torture indescriptible qui poignait son cœur était dans ses yeux.
Maxence eut des frissons courts et répétés. Le rouge abandonna ses joues. Ses tempes battirent et un douloureux soupir s’arrêta dans sa gorge.
—De l’air! s’écria Flavie, qui courut ouvrir la fenêtre toute grande;—l’air va te soulager!
Elle revint, courbée en deux et brisée. La tête de Maxence pendait sur son épaule.
—Où souffres-tu? demanda Flavie d’une voix que les sanglots étouffaient.
Puis, sévèrement:
—Il faut du courage aussi!... Lutte comme moi!... m’entends-tu?
Un sourire calme et doux naissait sur les lèvres blêmes de Maxence, qui murmura en essayant de joindre ses mains sur sa poitrine:
—Mon Dieu, je vous donne mon cœur...
Elle ajouta:
—Quand j’étais toute petite, je savais une prière qui commençait ainsi...
Flavie, les yeux démesurément ouverts et la bouche béante, la guettait.
—Tu vas mieux, n’est-ce pas? demanda-t-elle.
Maxence se tordit, prise par une convulsion.
—Dieu! Dieu! s’écria Flavie les bras levés au ciel et les cheveux épars; que faut-il te donner pour qu’elle vive?
—Oh!... oh!... fit Maxence, dont les mains cherchaient un appui dans le vide. Achille... Béatrice!... J’ai bien souffert.
—Et moi... moi!... râla Flavie; tu ne dis pas mon nom, moi qui suis ta mère!
—Oh!... oh!... gémit Maxence épuisée.
Flavie l’entoura de ses bras, essayant cette œuvre impossible, de lui transmettre sa propre existence.
—Tu ne mourras pas, disait-elle, je suis là... je ne veux pas que tu meures!...
Elle la sentait froidir contre son sein. Elle voyait bien que son souffle faiblissait. Elle luttait cependant; elle s’efforçait; elle adressait à Dieu tour à tour des prières sublimes et d’extravagantes menaces.
Un spasme arrêta la respiration de Maxence.
Flavie lâcha prise, glacée qu’elle fut jusque dans la moelle de ses os.
Une minute se passa. Flavie, affaissée sur le sol, guettait toujours, ouvrant à demi ses pauvres yeux, où les larmes étaient séchées.
—Rien pour moi! pensait-elle; elle ne m’a pas parlé... M’a-t-elle maudite?
Un souffle faible passa entre les lèvres de Maxence, qui murmura comme en un rêve:
—Les autres ont des mères... J’ai vu des fiancées qui revenaient de l’autel avec leurs couronnes de fleurs... Elles souriaient à tout un avenir d’amour... Moi, je meurs.
—Maudite! maudite! balbutia Flavie.
—Moi, je meurs avant l’âge où les autres sont heureuses, poursuivait Maxence; je meurs... Ai-je rien à regretter?... Ma consolation n’est pas ici... mon espoir est ailleurs...
Sa parole n’était plus qu’un murmure indistinct.
Flavie se rapprocha et mit son oreille tout contre ses lèvres en murmurant:
—Un mot pour moi... un mot... fût-ce l’anathème!
Maxence essaya de tourner vers elle ses yeux mourants. Elle articula dans son dernier soupir:
—Que Dieu vous pardonne comme moi, ma mère!
Elle n’était plus.
Flavie se roula sur le sol à ses pieds.
Puis, se redressant, effrayante de rage, elle menaça le ciel de ses poings fermés en vomissant des blasphèmes fous.
Puis encore, elle se traîna sur ses genoux, se frappant la poitrine et mettant sa face contre terre. Elle demandait un miracle, au prix d’une éternité de tortures.
Elle eût fait horreur, mais aussi pitié à ceux-là mêmes dont la vengeance la poursuivait en vain depuis si longtemps. Ses cheveux épars balayaient son visage, qui se creusait et maigrissait en quelque sorte à vue d’œil. La folie la cherchait, et toujours revenait la raison impitoyable.
Quand son regard se détachait un instant du corps de sa fille, une invincible attraction l’y ramenait. C’était alors d’effrayantes tortures. Cette femme était déjà en enfer.
Et le poison n’agissait pas. L’agonie cruelle s’allongeait. C’est à peine si quelques douleurs sourdes traversaient parfois sa poitrine.
L’écume était à sa bouche. Il y avait des mèches de ses cheveux qui blanchissaient.
Le premier spasme la prit, couchée aux pieds de Maxence, dont ses deux bras entouraient les jambes. Par les mouvements désordonnés qu’elle fit, Maxence glissa hors de la chaise et tomba la face contre le sol.
Flavie, secouée qu’elle était par d’atroces convulsions, s’acharna à la relever. Elle parvint à l’adosser contre la table. Elle mit la lampe par terre auprès d’elle; puis, se traînant, elle s’éloigna à reculons, de peur de violer, par ses étreintes épileptiques, le repos de ce cadavre si beau dans la mort.
Elle s’éloigna jusqu’à ce qu’elle rencontrât l’angle du mur, où elle s’arrêta.
La lumière de la lampe tombait en plein sur l’admirable beauté de Maxence.
Quand les vertiges de la mort prirent Flavie, elle éprouva comme un soulagement; mais ce n’était qu’un répit trompeur, avant d’atteindre aux suprêmes déchirements de son inénarrable supplice.
Les vertiges de la mort lui montrèrent, en effet, sa fille se dressant comme un spectre et marchant vers elle la main étendue.
Cette malédiction que la pauvre Maxence n’avait point prononcée, Flavie l’entendait.
Elle faisait effort pour fuir, la misérable. La main roidie du fantôme menaçait son front; l’anathème tournait autour de ses oreilles.
Ses yeux se vitrifièrent, gardant cette effrayante expression d’horreur.
Elle mourut en regardant sa fille, transformée en furie vengeresse.
Son dernier rôle fut un cri d’épouvante...
Une demi heure après, la justice descendait dans cette chambre muette.
On ne vit d’abord que le cadavre de Maxence, qui semblait sourire dans son suprême sommeil.
Il fallut chercher pour découvrir dans un coin cet autre cadavre, incrusté au mur, rapetissé, racorni, et déjà marbré de noir et livide.