La fabrique de mariages, Vol. 6
X
— Drame nocturne. —
Le premier cri entendu par Jean Lagard, tandis qu’il luttait avec Lenfant, le plus redoutable de ses antagonistes, était un signal, bien que rien n’eût été convenu entre Marguerite et le lieutenant. Marguerite, arrivant, après une course désespérée, aux abords du champ de bataille,—car pour elle ses pressentiments de plus en plus douloureux équivalaient presque à une certitude,—Marguerite, le cœur défaillant, la poitrine serrée comme dans un étau, s’était arrêtée non loin de la principale entrée du château de la Savate.
Les abords de la guinguette étaient déserts. Les voitures et fiacres stationnaient à quelques cents pas de là, au détour de la ruelle.
La solennité qui avait lieu chez Barbedor aurait peut-être rassuré tout autre que notre petite bonne femme; mais elle savait à qui elle avait affaire: elle connaissait sur le bout du doigt les audaces et les calculs de madame la marquise de Sainte-Croix.
Elle se dit:
—Le moment a dû lui sembler favorable. C’est une impossibilité posée d’avance, comme les virtuoses de l’assassinat se préparent avec soin leur alibi.
Ce fut en quittant la ruelle Saint-Fiacre pour tourner l’enclos de Barbedor et entrer dans les terrains qu’elle lança pour la première fois son cri: «Voilà le plaisir, mesdames, voilà le plaisir!» L’instinct l’y poussa autant que la réflexion. Elle était fort troublée. Ce n’était pas la peur: nous savons bien que la Perlette ne connaissait pas cette infirmité-là. La peur est l’égoïsme défaillant. Dans le mal qui oppressait notre petite bonne femme, l’égoïsme n’avait point de part.
Ses pressentiments funestes s’étaient aggravés pendant cette course longue et acharnée qu’elle avait faite depuis l’Abbaye jusqu’à Grenelle; ils lui étreignaient littéralement le cœur.
Pour elle, ces ténèbres où elle entrait en laissant derrière elle la zone éclairée par le château de la Savate, étaient pleines de menaces sanglantes. Elle était dans la position de ces postulants, admis aux épreuves des mystères antiques, qui, plongés tout à coup dans l’horrible nuit des cavernes sacrées, entendaient rugir autour d’eux les tigres et siffler les serpents.
Chacun a son opinion sur la valeur des pressentiments, mais personne ne peut nier la puissance de leurs effets ni leur prestigieux empire.
Marguerite, douce et vaillante créature, ne donnait pas beaucoup, d’ordinaire dans cet ordre d’idées bizarres, excommuniées un peu bien à la légère sous le nom de superstitions. La poésie ne l’étouffait pas. Elle avait été trois fois concierge après avoir porté le baril de la cantine,—nous n’avons point de honte à rappeler souvent cela,—et pourtant Marguerite, opprimée par la poignante horreur de ses pensées, écoutait au dedans d’elle-même une voix qui lui criait: «L’heure est venue. C’est maintenant, et c’est ici.»
Elle était sûre,—SURE,—qu’un pas encore et son pied allait glisser dans le sang.
Le sang de qui? Elle avait envoyé elle-même son fils à cette lâche bataille où l’ennemi devait frapper dans l’ombre.
Son fils! son beau Vital! l’orgueil et l’amour de sa vie! Vital, sa dernière joie! tout son cœur!
Les histoires anciennes qu’on nous fait apprendre au collége s’extasient sur la vertu stoïque des Lacédémoniennes. J’avoue que Sparte la voleuse m’a toujours inspiré une médiocre sympathie. Les journaux judiciaires nous montrent encore parfois des mères Spartiates. On les met à Clairvaux.—Mais que Dieu bénisse néanmoins les histoires anciennes que l’on nous fait étudier au collége!
Y compris celle de Brutus, qu’il est permis d’admirer jusqu’en rhétorique et non point plus tard.
Que d’amplifications universitaires et couronnées iraient en prison si on les imprimait! Tout est bien, cependant, quoique tout finisse mal.
Marguerite était brave comme la poudre; mais elle n’avait rien de commun avec Lacédémone. Elle était de chair et d’os. Le danger à la fois certain et inconnu qui entourait son Vital la brisait.
Son premier cri était, avons-nous dit, instinctif. Il s’adressait à Jean Lagard, qu’elle savait être dans la salle Barbedor. C’était déjà une demande de secours.—Mais Jean Lagard avait-il entendu?
Il est à peine besoin de dire que l’idée vint à la petite bonne femme d’entrer au château de la Savate et de donner franchement l’alarme. Outre Jean Lagard, il y avait là des hommes qui n’auraient pu refuser leur concours. Mais souvenons-nous qu’elle ne savait rien d’une manière précise et qu’elle n’avait pour guide que son pressentiment. Elle avait été militaire. L’absurdité naïve du point d’honneur des troupiers était cachée en un petit coin de cette tête, si bien organisée d’ailleurs.
C’est encore là quelque chose d’invraisemblable, mais de profondément réel.
Notre vie est pleine de ces contrastes et il faut bien les noter. L’enfantillage se glisse dans les horreurs mêmes du drame, et, si l’on interroge la sincérité des événements, on voit qu’à l’heure des péripéties les plus extrêmes, les tout petits motifs gardent leur importance. Dans la nature, un caillou qui roule produit l’avalanche, et, sur nos chemins de fer, cet immense convoi qui emporte quinze cents existences, va dérailler pour une bûche posée en travers sur le rail, pour moins que cela, pour un verre de vin ajouté à l’ordinaire du mécanicien.
Marguerite, les deux mains sur la poitrine, la respiration haletante, et la tête en feu, disparut dans l’ombre du mur. Jusqu’alors, la route n’avait point manqué de clarté. Les rues, le boulevard extérieur avaient leurs réverbères; la ruelle Saint-Pierre était éclairée par les lampions de Barbedor. Désormais, une nuit noire l’entourait. Elle frissonna sous ses vêtements trempés de pluie. Son pas s’alourdit et glissa sur la terre délayée. Elle ne voyait point les obstacles, et dix fois elle trébucha avant d’avoir atteint l’extrémité du mur.
Si parfois elle se retournait pour mesurer le chemin parcouru, les lueurs qui venaient de la ruelle et qui s’épandaient dans l’atmosphère mouillée l’éblouissaient. Quand elle reprenait sa marche, il lui semblait qu’un opaque et impénétrable bandeau tombait sur ses yeux.
En même temps, parmi ce silence effrayant du dehors, sur lequel l’averse étendait comme un grand murmure, les bruits de la salle de lutte éclataient tout à coup de temps à autre, semblables à des fracas d’orgie.
Ces clameurs arrêtèrent la petite bonne femme, qui cherchait son souffle perdu.
Elle se disait:
—Je suis peut-être tout près... Ceux-là m’empêchent d’entendre.
Aussi, dès que le calme se rétablissait, elle écoutait de toutes ses oreilles, appelant un son, un soupir, un indice.
Rien. Le vent seul parlait dans les branches encore dépouillées des arbres, et l’ondée clapotait au loin, large comme la mer.
Au bout du mur, c’était la campagne, ou du moins les terrains cultivés, placés entre l’arrière-façade du château de la Savate, le boulevard extérieur et la rue de l’École.
Ce sentier, menant à la rue de l’École, traversait diagonalement ces marais où les propriétés étaient séparées les unes des autres, tantôt par des murs demi-ruinés, tantôt par des baies rabougries, le plus souvent par une simple tranchée.
Marguerite leva les yeux pour examiner le premier étage de la maison Barbedor. Elle était trop près. Elle ne vit rien. Le sentier lui-même échappait à ses recherches.
Comme elle tâtonnait, glissant dans les flaques d’eau et s’enfonçant dans la terre labourée, elle entendit un pas sonner à une distance assez grande, vers la rue de l’École. Des bruits sourds se firent dans les champs.
Elle appela tout bas:
—Vital!... Vital!...
Elle n’eut point de réponse.
Le pas approchait.
Elle se dirigea résolûment vers l’endroit d’où le bruit venait, de façon, suivant son estime, à couper la route du voyageur nocturne. Comme elle marchait péniblement, trébuchant à chaque pas dans la boue, une grande acclamation s’éleva à l’intérieur de la maison Barbedor. C’était la troisième victoire de Jean Lagard, qui venait de terrasser Lenfant, dit le Toulousain Sans-Quartier.
Quand la clameur s’éteignit, Marguerite se reprit à écouter. Elle n’entendit plus ce pas qui était son guide.
Mais une ombre légère passa sur sa gauche, se dirigeant vers la maison.
Du moins, Marguerite crut voir cela.
L’ombre ne lui apparut qu’un instant. Elle marchait comme elle-même au milieu des terres.
—Vital! dit encore Marguerite.
Ce n’était pas Vital. On ne répondit pas.
Marguerite allait s’élancer à la poursuite de cette vision, lorsque de nouveaux bruits se firent entendre vers la rue de l’École. Il y eut un cri étouffé, puis ce fut comme une lutte.
—Vital! Vital! où es-tu? fit Marguerite éperdue.
On répondit cette fois, et ce fut la voix mâle du jeune officier.
—Mère, s’écria-t-il, n’approchez pas, au nom de Dieu!
Puis, tout de suite après, une autre voix déjà fort altérée:
—Du moment que le lieutenant Vital est au nombre de mes assassins, je ne me défendrai pas... Je lui pardonne ma mort... que Béatrice pardonne à ma mémoire!
Ces mots arrivèrent distincts à l’oreille de Marguerite, ainsi que la réponse de Vital, qui s’écria, essoufflé comme un homme qui frappe:
—Défendez-vous, comte de Mersanz, je suis à vous! Courage!
Marguerite comprit tout, comme si la scène se fût passée devant elle en plein soleil.
Achille et Vital étaient réunis; mais combien avaient-ils d’adversaires?
Le cri au secours et le nom de Jean Lagard vinrent à ses lèvres en même temps, et s’échappèrent de sa poitrine comme un gémissement. Qu’espérait-elle? Il faut le temps pour sortir d’une salle fermée et emplie de foule. A supposer même que Jean Lagard entendît, parmi tout le fracas qui se faisait autour de lui, pouvait-il quitter la lutte? S’il quittait, par impossible, son travail entamé, avait-il des ailes pour franchir la distance?
En ces moments suprêmes, les heures se comptent par centièmes de seconde. Il ne faut pas un centième de seconde pour donner le coup de la mort.
Mais qu’importe cela? La détresse ne réfléchit pas; Dieu l’a voulu, elle appelle.
Et Dieu veut que souvent son appel désespéré exalte le sauveur jusqu’à ce point qu’il franchit la barrière du possible.
—Jean Lagard! au secours!
Marguerite attendit après avoir poussé ce cri. Ses yeux se portèrent avidement vers le château de la Savate. Son cœur battait à fêler les parois de sa poitrine. Le vertige tournoyait autour de ses tempes.
Il lui semblait, dans sa fièvre, que les murailles de cette maison allaient s’entr’ouvrir et crouler pour laisser passer le vengeur.
Mais la maison restait noire et immobile. On n’y voyait qu’une lumière, brillant à la fenêtre du premier étage.
—Flavie! murmura la petite bonne femme dont les poings se crispèrent:—elle attend!...
Puis elle ajouta en joignant ses mains convulsives et en tombant à genoux:
—Mon Dieu! je n’entends plus Vital!... Mon Dieu, un coup de foudre!
Un effroyable craquement se fit au rez-de-chaussée de la maison Barbedor. Marguerite entendit tomber les châssis brisés d’une croisée qu’elle ne voyait point, tandis que les carreaux volaient en éclats.
—Jean Lagard! au secours! au secours!
—Où êtes-vous, maman? Est-ce que ça chauffe? demanda une voix bien connue.
Puis Marguerite, dont les yeux étaient habitués à l’obscurité, vit la forme athlétique de son filleul qui se dessinait en blanc dans le noir.
Sa voix s’étouffa dans sa gorge. Elle ne put dire que ceci:
—Là-bas, Jean!... Ils me tuent mon Vital.
Jean fit une demi-douzaine de bonds en poussant un sauvage cri de guerre.
Marguerite avait appelé la foudre.
Là-bas, à l’endroit de la bataille, on entendit quelques blasphèmes sourds, puis des râles...
M. le comte Achille de Mersanz se laissait aller depuis trois semaines sur cette pente fatale que suivent les gens qui ont une fois rompu avec le devoir. Sa passion l’entraînait, passion très-vive et qu’on savait entretenir en lui avec une habileté parfaite,—passion sans cesse excitée, jamais assouvie, qui tuait en lui ce qui restait de sens moral et lui enlevait jusqu’à la possibilité de réfléchir.
Il n’avait pas revu Maxence depuis le bal donné en l’honneur de Césarine; ceci était souverainement politique. Les hommes de l’espèce d’Achille marchent mieux, plus vite et plus longtemps, quand, selon l’expression populaire, on leur tient la dragée haute.
Madame la marquise de Sainte-Croix savait cela. Elle savait tout.
Pas n’est besoin de dire que, pendant ces trois semaines, elle lui avait fait faire du chemin.
Souvenons-nous qu’on avait pris d’abord le comte Achille non-seulement par sa fantaisie, mais encore par sa faiblesse. Il avait dû croire que le monde serait avec lui pour sanctionner sa lâcheté, ou mieux, pour régulariser sa position. La chose n’était pas impossible au début, si certaines limites n’avaient pas été franchies.
Mais la défection du maréchal avait tout gâté. Le monde s’était retourné tout d’une pièce contre ce traître maladroit qui ne savait même pas user des échappatoires acceptées. On trouvait volontiers que l’expulsion de Béatrice était chose toute simple; mais la brouille avec le maréchal ne se pouvait point pardonner.
Quant aux ventes d’immeubles, c’était du délire.
Une fois entré dans cette voie, un homme va droit à Charenton.
Quiconque l’y pousse, fait une bonne œuvre et peut se vanter aussi d’avoir à sa manière régularisé une position.
Vertubleu! que la régularité est une jolie chose et que le monde est bonne personne!
Voici un axiome humiliant pour notre espèce humaine: il y a des gens qui ont besoin absolument d’être encouragés, approuvés, soutenus par le monde. Il y en a même beaucoup. On pourrait presque dire qu’il n’y en a point d’autres. C’est la béquille de l’immense majorité des boiteux.—Notez que cela ne les empêche pas de mépriser amèrement le monde, en pleine connaissance de cause.
Bien souvent, ils ne reconnaissent même pas au monde ce que le monde a de bon.
Tant que le monde leur sourit, ils peuvent, à la vérité, faillir çà et là, trébucher, buter, glisser; mais ils ne font jamais la culbute complète.
Si le monde les abandonne, au contraire, ce monde qu’ils regardaient de si haut, ce monde vassal, tributaire, esclave, ils cherchent incontinent l’eau qui va les noyer.
Ils perdent la tête, ils ferment les yeux, ils se lancent à corps perdu par-dessus le premier garde-fou qu’ils rencontrent.
Le comte Achille en était là.
La conscience du comte Achille, c’était le monde.
Le comte Achille n’avait plus de conscience.
Il sentait de vagues et sourds remords qui ne le défendaient aucunement contre les suggestions de la marquise. On ne saurait trop dire, étant donnée une pareille nature, ce qu’était sa passion; mais il l’exagérait lui-même et lui faisait dans sa vie une place si énorme, que, pour le surplus, rien ne restait.
Depuis deux jours, après avoir touché le prix de ses immeubles vendus, il avait quitté son hôtel clandestinement et comme un fuyard. Il semblait qu’il eût plaisir à mettre tous les torts de son côté. Il brûlait, de parti pris, ses derniers vaisseaux. Il se contraignait lui-même à sauter le fossé.
Pendant ces deux jours, personne ne l’avait approché, sinon la marquise. Il était très-possible qu’il ignorât la position tout à fait désespérée de celle-ci. Elle n’avait pas été lui dire qu’un mandat d’arrêt pesait sur elle et que la police la chassait à courre.
Or, aucun autre renseignement n’avait pu lui venir dans la retraite qu’il s’était choisie. Mais, tout en admettant son ignorance comme probable, nous ajoutons que, à notre sens, elle modifiait peu sa ligne de conduite. Il ne s’était pas isolé au milieu de ce Paris, plein de ses amis, pour se recueillir et délibérer en lui-même; il avait tout uniment fui les conseils, les représentations, tous ces obstacles que la charité humaine jette en travers du chemin de ceux qui vont se noyer.
La marquise aurait su lui parer le bord de l’abîme. Il y avait un thème si facile à varier! Maxence, la pauvre enfant, était-elle solidaire des malheurs de sa mère? Il s’agissait d’enlever Maxence et de l’épouser, voilà tout. La marquise, mère spartiate, s’il en fut, se serait sacrifiée. On n’aurait plus jamais entendu parler d’elle...
Le péril où était tombée Flavie avait eu cependant un résultat majeur. Il avait fait avancer le dénoûment et supprimait une foule de préparations très-habiles qui devaient amener tout doucement la catastrophe. Sans la brusque attaque dirigée par madame de Grévy et le maréchal, sous les ordres de notre petite bonne femme, il est mille fois probable que Flavie n’en serait jamais venue à ces brutales et dangereuses extrémités. Elle eût employé les moyens ordinaires, et, comme à l’ordinaire, elle eût triomphé.
Le mandat d’arrêt changeait tout. On n’avait plus le choix. Il fallait improviser la victoire.
Flavie, qui s’était assurée de ce fait: la présence du prix des immeubles vendus entre les mains du comte Achille, combina rapidement son plan de bataille et résolut de jouer son va-tout.
Voici ce qui fut dit:
Maxence ne pouvait se résoudre à respirer le même air que cette infortunée comtesse Béatrice, à qui elle prenait tout son bonheur. Cette pensée rentrait tellement dans les scrupules exprimés par mademoiselle de Sainte-Croix, qu’Achille n’eut pas l’ombre d’un doute.
Maxence l’aimait; elle le lui avait dit elle-même en ajoutant: «Jamais je ne vous appartiendrai.»
Paroles d’enfant romanesque! Depuis un mois, que faisait Achille, sinon battre en brèche cette résolution?
Maxence cédait enfin. Il fallait bien qu’elle donnât quelque satisfaction aux délicatesses de sa conscience.
Le comte Achille trouva donc tout simple la volonté manifestée par Maxence de quitter Paris. Cela rentrait, du reste, dans ses vues.
La marquise posa ainsi le surplus de ses conditions: en sa qualité de tutrice et de mère, elle voulait ses sûretés complètes. Avant le départ, il fallait stipuler. Une réunion aurait donc lieu le soir même dans une maison tierce qu’elle désigna avec beaucoup de soin et que son isolement protégerait contre tous les espionnages. On dresserait le contrat, on signerait les dédits.
Le comte Achille ne demanda qu’une chose:
—Verrai-je Maxence?
Sur la réponse affirmative, il accepta avec transport.
Le choix de cette maison hors barrière était expliqué pour lui par sa propre situation et par l’intérêt qu’avait Flavie à le soustraire aux obsessions de ses amis.
Car il faut toujours bien comprendre que le comte Achille savait parfaitement que, de la part de la marquise, tout ceci était affaire, affaire commerciale.
Ces dupes, expressément consentantes, sont beaucoup moins rares qu’on ne pourrait le croire.
Il est donc vrai de dire que le seul point omis entre Flavie et Achille fut le guet-apens préparé. Encore, cette idée de guet-apens ne fut-elle pas absente; car Achille, en sortant de son hôtel garni, acheta un couteau-poignard qu’il cacha sous ses vêtements.
Quelques-uns diront:
—S’il en était là, comment se fait-il que sa répugnance ne prît pas le dessus sur son caprice?
C’est là le secret de la passion. La passion dit rarement son secret. Elle est comme l’ivresse, qui, le lendemain, ne se souvient plus.
Comment se fait-il que des gens réputés sages commettent, à une heure donnée, de si cruelles folies? Comment cet ange a-t-il pu tomber? Tenez, je vous le demande! comment tel père qui était tendre et bon, qui adorait son enfant, laissa-t-il, une fois remarié, une indigne marâtre tourmenter son ancienne idole? Je vous demande cela parce que, depuis quelque temps, chaque semaine, le journal nous raconte paisiblement quelque atroce scène de famille. La mode est aux petits enfants massacrés par leurs belles-mères.
Parfois le père s’en mêle, le père qui, autrefois, souriait et pleurait près du berceau. Comment cela se fait-il?
Comment se fait-il que l’arsenic tue et que le charbon asphyxie?
L’opium endort parce qu’il possède une vertu dormitive. Ce mode de répondre est bien souvent le dernier mot de la science et de la philosophie. Deux bêtes orgueilleuses, pourtant!
L’itinéraire pour se rendre à la maison Barbedor par la barrière et la rue de l’École fut minutieusement tracé. La lumière du premier étage fut indiquée comme phare, le rendez-vous fixé de huit à neuf heures, ce soir.
En se séparant du comte Achille, Flavie rejoignit Clérambault. Elle lui donna mission de chercher des hommes. Clérambault faisait tout ce qu’elle voulait.
Quant aux hommes, Paris, centre de la civilisation, n’en manque jamais.
Nous savons le reste pour ce qui regarde Clérambault et la marquise.
A huit heures, le comte Achille monta en voiture et se fit conduire rue de l’École, hors barrière.
C’était à peu près vers cette heure que Vital enfourchait à cru un cheval de fiacre et piquait des deux pour se rendre au château de la Savate.
Vital arriva le premier, bien qu’il eût laissé son coursier rendu sur le boulevard extérieur. Vital était en uniforme. Il avait son épée.
Il suivit, pour entrer dans les terrains, la même route que devait prendre plus tard sa mère. La pluie tombait déjà à torrents. Le hasard lui fit trouver du premier coup le sentier qui menait à la rue de l’École. Il s’y promena pendant plus de dix minutes comme un soldat en faction. Il ne vit rien; il n’entendit rien.
Vital ne pouvait pas raisonner comme sa mère. Il ne connaissait de Flavie que ses grâces de femme du monde. La solitude de ces champs et le voisinage de cette foule rassemblée au château de la Savate firent sur lui une impression tout autre. Il se dit:
—Nous avons rêvé.
La lumière du premier étage de la maison Barbedor n’avait pour lui aucune espèce de signification.
Nous n’avons pas besoin de dire que, si Vital n’apercevait personne dans ce désert inondé, plusieurs paires d’yeux étaient fixées sur lui. Sa présence inquiétait vivement Clérambault et ses hommes.
Il n’y a dans les marchés que ce qu’on y met, dit le proverbe. On n’avait pas mis Vital dans le marché.
Du reste, la nuit était si sombre, que Garnier ne reconnaissait nullement les traits de cet incommode rôdeur. Il n’était pas éloigné de le prendre pour un confrère.
—Deux au lieu d’un! dit-il à ses invisibles compagnons, prix double et pourboire!
La première créature humaine aperçue par Vital fut cette ombre qui devait passer quelques instants plus tard auprès de Marguerite. Il voulut lui barrer le passage. L’ombre se jeta dans les marais et disparut à ses yeux.
Peut-être l’aurait-il poursuivie, si un bruit de pas ne s’était fait à l’instant même du côté de la rue de l’École. Vital rentra dans le sentier et attendit.
Ce pas approchait. Comme Vital prêtait l’oreille, il reçut un coup de poignard dans le dos, et presque au même instant deux mains se nouèrent autour de son cou. Il n’eut pas le temps de dégainer. Un cri étouffé qu’il entendit près de lui, lui donna à penser qu’une autre attaque avait lieu simultanément.
Vital, vigoureux et vaillant comme nous le connaissons, ne pouvait se laisser égorger sans défense. Malgré sa blessure, il parvint à dégager son cou. Sa main se porta vivement à son épée. On la lui avait arrachée. Il fondit néanmoins sur les deux assaillants réunis contre lui et parvint à s’acculer au mur que bordait le sentier.
Ceci n’avait pas duré la dixième partie d’une minute.
Ce fut à ce moment que Vital, reconnaissant la voix de sa mère, lui cria de ne pas approcher. Ce fut à ce moment aussi que le comte Achille, déjà frappé de deux coups de couteau, croyant que le jeune lieutenant était au nombre de ses meurtriers, prononça les paroles que nous avons rapportées.
Mais Vital avait trouvé sous sa main un bout de perche. Sa propre épée que Clérambault dirigeait contre lui vola en éclats. Il s’élança de nouveau et parvint à dégager Achille, qui mit le poignard à la main.
Telle était la position du combat lorsque Jean Lagard, à la voix de Marguerite, sortit de la salle d’assaut par la fenêtre brisée.
Marguerite avait appelé la foudre. Ce fut pardieu bien la foudre qui tomba sur les assassins! L’un des hommes de Garnier s’en alla tomber à dix pas, la poitrine écrasée par un coup de tête à la bretonne que Jean lui avait donné dans son premier élan.
Un autre s’affaissa, demi-étranglé; le troisième se prit à hurler sourdement. Le pied de Jean Lagard était sur sa gorge.
—Courage, Jean! courage, mon fieux! criait la petite bonne femme en se hâtant.
Puis, d’une voix étouffée par l’épouvante:
—Vital!... Es-tu mort?... On ne t’entend plus!
Vital ne répondait pas. Il était temps que la foudre éclatât.
Vital était assis contre le mur. Il baignait dans son sang.
Il avait reçu une seconde blessure, destinée au comte Achille.
Et le comte Achille, accroupi près de lui, râlait.
Jean était aux prises avec Clérambault, et c’était une lutte terrible, celle-là!
Clérambault lui avait dit:
—J’étais là pour défendre M. de Mersanz contre les assassins payés par les Vital... par le lieutenant Vital, par Béatrice Vital, par Marguerite Vital... J’ai un couteau dans chaque main: si tu fais un pas, je te tue!
Ce fut un bond de lion que fit Jean Lagard. Il reçut les deux coups de couteau sans broncher et saisit les deux poignets du marieur. Celui-ci poussa un rugissement de détresse. Sa tête s’abaissa, puis se releva, essayant de briser la mâchoire de Jean, qui, se rejetant en arrière, l’attira à lui et le saisit à bras le corps.
Les côtes de Clérambault craquèrent. Il voulut mordre. La douleur le dompta et il cria:
—Grâce! grâce!...
Il y avait là cent personnes sous la pluie, autour du lieu où s’était livré le combat. Plusieurs portaient des lumières; on avait mis en réquisition toutes les lanternes des voitures et fiacres stationnant devant le château de la Savate.
Marguerite s’agenouillait auprès de Vital, qui perdait beaucoup de sang. Lenfant et Boichel apportaient pour lui une civière. Frémiaux, Montmorin, Beaumont et les autres, entouraient le comte Achille, qui avait perdu connaissance.
Tous ces gens sortaient de la salle d’assaut. Personne ne savait au juste ce qui s’était passé. On glosait de mille manières, et, comme il arrive, toutes les versions tour à tour accréditées étaient plus ou moins en dehors de la vérité.
Le comique trouve toujours à se glisser parmi le sang et les larmes. Au moment où la foule arrivait avec les lanternes, Jean Lagard, blessé, furieux, ivre de ses efforts et de son triomphe, traînait dans la fange Clérambault, qui n’était plus qu’une masse informe.
Personne ne songeait à s’interposer, pas même Barbedor, qui semblait près de défaillir.
Une voix de femme, rauque et presque virile, s’éleva. Elle appartenait à une des dames de la salle d’assaut.
—Tue-le, Jean, s’écria-t-elle;—il a fait notre malheur!
Cette femme sortit des rangs. Les rayons d’une lanterne montrèrent son chapeau voyant et les éclatantes couleurs de son tartan. Elle avait dû faire de l’effet chez Barbedor.
Jean Lagard avait tressailli au son de sa voix.
—Tue-le! répéta la mégère,—c’est lui qui nous a empêchés de nous marier!
—Justine! murmura Jean avec un étonnement où le dégoût se montrait énergiquement.
Il repoussa la femme et lâcha l’homme en disant:
—Puisque tu m’as empêché d’épouser celle-là, coquin, je te pardonne.
Clérambault resta inanimé.
On emporta les brancards qui soutenaient Vital et le comte Achille.
D’autres coururent chercher la police.
A chaque instant, la foule grossissait. On venait déjà de la rue de l’École et des barrières. Les trois hommes de Clérambault, horriblement maltraités, étaient liés en tas et attachés à un arbre.
Jean Lagard dépouilla Barbedor de son paletot et le jeta sur ses épaules nues, répondant à ceux qui parlaient de le panser:
—On en a vu bien d’autres!
Le gamin de Paris, blotti sous le parapluie d’un monsieur, dit à haute et intelligible voix:
—N’y a plus rien ici... faut rentrer... L’affiche promettait un assaut de bâton et des tours de force!