La fabrique de mariages, Vol. 6
IX
— La maison Roger. —
C’était un petit appartement très-simple, situé au second étage d’une vieille maison de la rue Bourbon-le-Château. Les étages supérieurs étaient loués en garni à des étudiants. L’ensemble du logis n’avait pas une très-bonne apparence.
Le temps avait manqué pour trouver mieux, et madame la vicomtesse de Grévy avait installé provisoirement en ce lieu la famille Roger, composée du vieux père, de Béatrice et de notre petite bonne femme.
Depuis lors, on voyait bien souvent de nobles équipages stationner devant la porte bâtarde de cette pauvre maison.
Madame la vicomtesse y était plus souvent que chez elle et le vieux maréchal duc de *** y faisait de fréquentes visites.
C’est ici qu’on nous reproche le péché d’invraisemblance, et c’est ici que se trouve la partie rigoureusement historique de notre récit. Nous sommes trop près du dénoûment pour faire un plaidoyer; les événements nous poussent. Une autre fois, nous dirons notre avis sur la valeur de ce mot invraisemblance et sur la façon dont on l’emploie.
Invraisemblance n’a pas beaucoup de sens logique dans ce siècle de l’absurde et du miracle. N’avons-nous pas vu réaliser tous les genres d’impossible? Dans certaines bouches, le mot invraisemblance est, neuf fois sur dix, un aveu d’ignorance.
C’est le mot, dit-on, le plus employé en Chine, à cause de la muraille.
D’ailleurs, c’est à prendre ou à laisser. La vicomtesse et le maréchal étaient aux ordres de maman Carabosse, ancienne vivandière, présentement marchande de plaisirs et de pommes d’api. Voilà le fait. Les faits se moquent de la vraisemblance.
Avec l’étrange confiance qui était le fond de son caractère, elle s’était fait fort d’amener les choses à bien.
On la croyait. Elle agissait à sa guise. Il lui arrivait de ne point rendre ses comptes. C’était un ministre responsable, ou mieux, un souverain absolu.
Le but de ces gens appartenant à des classes si diverses et réunis pour bien faire: le maréchal, la vicomtesse, Marguerite et son fils Vital, était de ressusciter Béatrice et le malheureux capitaine Roger, de sauver Césarine et, s’il se pouvait, Maxence elle-même, enfin d’arracher Achille et sa fortune aux griffes de ce redoutable oiseau de proie: madame la marquise de Sainte-Croix.
La position était difficile. Nous savons que Béatrice ne voulait pas être secourue et que le vieux Roger n’avait même pas la conscience de son malheur.
Les lettres de la vicomtesse nous ont dit, en outre, jusqu’à quel point le comte Achille était engagé avec la marquise. La retraite de Césarine hors de la maison paternelle nous donne d’ailleurs la mesure de la chute de M. le comte de Mersanz.
Il n’y avait rien à espérer de son côté. Tous les efforts tentés contre sa fantaisie devaient tourner à mal.
C’était contre Flavie qu’on pouvait le plus utilement diriger l’attaque.
Mais nous aurions étrangement échoué dans les explications jusqu’à présent fournies, si le lecteur pouvait croire que, de ce côté, légalement parlant, l’attaque fût aisée.
Flavie n’était vulnérable que par certains vices, atteints par la loi seulement dans le cas de flagrant délit, et par une série de méfaits anciens, enveloppés de ténèbres épaisses.
Nous avons été obligé d’affirmer ces crimes en racontant l’histoire de Flavie; mais c’est beaucoup plus que la justice n’aurait pu faire, en l’absence des renseignements qui étaient pour nous la base même de cette histoire et dont la justice ignorait le premier mot.
Il ne faut pas oublier que les notes de feu M. le baron du Tresnoy étaient restées dans l’ombre depuis l’instant de sa mort, et que ce décès lui-même n’avait été l’objet d’aucune instruction judiciaire.
En dehors des notes de l’ancien préfet de police, il n’y avait rien, sinon quelques témoignages épars, lesquels ne s’appuyaient sur aucun fait précis.
Citons un exemple:—comment attaquer une femme, posée comme l’était la marquise, sous prétexte de la comédie jouée au chevet de mort de la première comtesse de Mersanz? Quelle preuve donner de ces faits romanesques?
L’habileté suprême chez l’assassin est de porter de ces coups qui ne laissent point de traces. Flavie avait cette habileté.
Tous les deuils qu’elle avait laissés derrière elle semblaient l’œuvre du destin.
Il y avait bien son industrie ordinaire, ces mariages de ses nièces; mais, outre que son nom n’était jamais compromis dans ces intrigues, il eût fallu une instruction longue et subtilement conduite pour débrouiller le réseau de précautions dont elle s’était toujours enveloppée.
M. du Tresnoy, disposant de toutes les ressources de la police, avait passé des années à élucider ce seul fait: sa complicité avec Clérambault,—et il était mort à la peine.
Elle avait le génie de ces ruses à la fois grossières et souverainement adroites, qui réussissent à coup sûr. Elle joignait la prudence la plus consommée à ce courage brutal qui fait que, à l’heure donnée, on baisse la tête pour aller en avant.
Ces observations nous ont paru nécessaires pour rétorquer l’objection banale de ces lecteurs Guzman qui ne connaissent pas d’obstacles: «Pourquoi ne pas la planter tout uniment devant la cour d’assises?»
Mon Dieu, tout uniment aussi, c’est qu’elle n’y voulait point aller et qu’elle avait agi en conséquence.
Ne vous est-il donc point arrivé,—je ne dis pas une fois, mais cent fois,—de vous trouver en face d’honnêtes gens qui avaient fait pis que pendre et de qui l’on racontait, tout bas, des choses atroces?
Vous les avez salués, madame;—monsieur, vous leur avez peut-être donné la main!
Je ne vous accuse pas. S’il fallait croire à tous les cancans, on tiendrait toujours ses deux mains dans ses poches.
Mais, enfin, le fait s’est éclairci plus tard. La société a enfin pris le malfaiteur au collet.
Ne triomphez pas! Plus tard, vous entendez bien.
Cela nous donne de la marge pour notre marquise. Ce que la société fera d’elle plus tard, nous l’ignorons encore.
La société attend souvent très-longtemps. Et, croyez-moi, c’est qu’elle ne peut pas faire autrement.
Il y avait une dernière circonstance qui renforçait puissamment la position de Flavie. Ses ennemis ne pouvaient pas l’attaquer franchement, c’est-à-dire pour le fait qui motivait leur haine. Il leur fallait faire un coude et aller chercher des armes dans le passé. En effet, la conduite de madame de Sainte-Croix vis-à-vis du comte Achille et de Béatrice pouvait être, au point de vue moral, un modèle achevé de perfidie, de captation, de tout ce que vous voudrez;—mais, vis-à-vis de la loi, qu’y avait-il?
Césarine avait chassé sa belle-mère prétendue,—une concubine de son père!
Le comte ne s’y était pas opposé.
C’était tout. Qu’y faire?
Vis-à-vis du monde, la part que Flavie avait prise à ce fait se colorait d’un mot accepté, choyé, presque béni:—elle avait fait son possible pour régulariser une position.
Et quels étaient ses aides? des brigands? Point. Deux respectables personnes, les propres institutrices de la fille de la maison: mademoiselle Mélite Géran et mademoiselle Philomène Géran.
Ses autres complices l’avaient été à leur insu. C’étaient tous les invités du bal de l’hôtel de Mersanz.
Était-elle cause, en effet, que ce capitaine Roger fût le plus ridicule des hommes et qu’il eût mis le comble à la mauvaise humeur d’Achille en faisant de son jardin une guinguette d’invalides?
Postérieurement, il est vrai, les choses avaient pris une teinte plus foncée. Il y avait eu coup sur coup ventes d’immeubles.—Mais Achille était surabondamment majeur.
Et si Césarine avait fui, ne pouvait-on faire jouer son fol amour pour Vital,—un lieutenant!—amour qui était la fable de la pension Géran tout entière.
Cet âge est innocent; son ingénuité
N’altère point encore la simple vérité.
Les pensionnaires de la maison Géran étaient de terribles témoins à décharge pour madame la marquise!
Encore une fois, on pouvait, à la rigueur, avoir raison de tout cela; mais il fallait le temps,—et madame la marquise était femme à faire tant de chemin en peu de jours, que l’instruction achevée se trouvât en face d’une porte close et d’une maison vide.
Nous soumettons la difficulté à Guzman.
C’était le soir de ce jour où madame la vicomtesse de Grévy avait écrit sa dernière lettre à sa bonne amie du Maine, et c’était l’heure, à peu près, où madame la marquise de Sainte-Croix, assise sur l’herbe mouillée, attendait Clérambault derrière la maison Barbedor.
La nuit allait se faire noire. Béatrice était seule auprès de son père, qui dormait.
Béatrice, toujours charmante derrière le voile de mortelle pâleur qui recouvrait ses traits, se laissait aller à sa morne rêverie. Un médaillon était ouvert sur ses genoux. Ce médaillon contenait le portrait d’Achille. Quand le sommeil de son père s’agitait, elle relevait ses yeux sur lui, contemplant à travers ses larmes sa pauvre face amaigrie et hâve.
—Ils ne savent pas!... murmurait-elle; mais j’ai bien compris... S’il s’éveille de cet engourdissement sauveur, s’il mesure jamais la chute de sa fille, il fera comme le lieutenant Toussaint, il se tuera.
Roger rejetait brusquement ses couvertures. Il appelait Niquet et Palaproie, disant avec une vaniteuse emphase:
—Faites ce que vous voudrez, cartouchibus! Mangez, buvez, fumez, chantez, dansez!... On a un gendre ou on n’en a pas!
Les yeux mouillés de Béatrice se reportaient alors sur la miniature. Son souffle s’embarrassait dans sa poitrine et son cœur se brisait.
Vers huit heures, Marguerite rentra. Elle avait l’air triste, et, malgré les préoccupations qui la tenaient, Béatrice remarqua son abattement profond. Elle l’embrassa et lui demanda:
—Qu’avez-vous, ma mère?
La petite bonne femme s’assit sur la chaise que Béatrice venait de quitter.
—Cette femme nous échappera! murmura-t-elle; je ne donnerais pas six blancs de la vie du comte Achille!
Béatrice se prit à chanceler sur ses jambes. Elle fut obligée de se retenir à la tête du lit pour ne point tomber à la renverse.
—Tu l’aimes encore?... murmura Marguerite.
—Je l’aimerai toujours! répondit Béatrice d’une voix si basse qu’on avait peine à l’entendre.
La petite bonne femme lui jeta ses deux bras autour du cou et la pressa passionnément contre son cœur.
—Si nous le sauvions et qu’il revînt à toi?... commença-t-elle.
—Ma mère, interrompit Béatrice, sauvez-le, et je vous devrai deux fois la vie.
—Ce n’est pas me répondre, dit Marguerite.
—Je vous ai répondu déjà bien des fois, ma mère... Achille et moi, nous sommes séparés pour jamais!
La petite bonne femme laissa tomber sur sa main son front pensif.
—Il faut que les mères veillent sur leurs enfants, pensa-t-elle tout haut; qu’est-ce que c’est qu’un père?... Si je ne l’avais jamais quittée, je l’aurais protégée contre son premier amour...
—Bonne mère, fit Béatrice, qui lui prit les deux mains, vous parliez d’un danger qui menace M. de Mersanz...
—Que fait Maxence? demanda Marguerite au lieu de répondre.
—Elle dormait quand je l’ai quittée.
—Je parlais d’un danger, reprit la petite bonne femme, parce qu’il porte sur lui une énorme somme et qu’il ne s’agit plus de mariage... On le trompe grossièrement; par conséquent, on doit se garer contre sa vengeance... Le stratagème employé ne peut pas l’abuser longtemps, il faut donc agir vite...
—Je ne vous comprends pas, ma mère, fit Béatrice, dont la pauvre tête cherchait en vain à suivre le fil de ce raisonnement.
—Quand les brigands dépouillent un voyageur sur le grand chemin, dit Marguerite, s’ils l’épargnent, c’est qu’ils ont un masque sur le visage ou qu’ils espèrent n’être point connus... Dès qu’ils se voient reconnus, ils tuent...
C’est la logique même du crime. Un cri s’échappa de la poitrine de Béatrice: elle avait compris.
—S’ils avaient Maxence, continua Marguerite, ce ne serait entre eux qu’un marché!... mais, comme ils ne peuvent livrer l’objet du marché, il faut qu’ils frappent...
—Et vous restez là, vous, ma mère! s’écria Béatrice éperdue.
—J’ai fait ce que j’ai pu! murmura la petite bonne femme, dont la tête s’inclina sur sa poitrine; ils ont été avertis... par qui?... je l’ignore... Je croyais connaître le lieu de leurs réunions... Les rapports de nos gens contredisent mes renseignements, à moi, et je sens que le temps presse... Quelque chose me dit qu’à l’heure où je parle les événements marchent... Si je savais où diriger mes pas, ma fille, je courrais bien assez vite pour rattraper les événements; mais j’ai un bandeau sur les yeux... Tout me manque... j’ai perdu la piste...
Sa figure s’animait. Elle essuya la sueur de son front. Béatrice l’écoutait, oppressée et navrée.
—Je ne crois plus au rapport de nos hommes, poursuivait Marguerite; on a pu les acheter... Ils ont dit que Flavie et Clérambault avaient pris la route de Senlis, pour passer en Belgique... Selon eux, le rendez-vous est à Senlis, où madame de Mersanz doit les rejoindre... Le maréchal a dirigé la police sur Senlis, et peut-être...
Elle se leva tout à coup et dit:
—Je veux interroger Maxence.
Rendue à son impétuosité naturelle, elle s’élança dans la chambre voisine et en ressortit presque aussitôt après, plus pâle, en s’écriant:
—Maxence s’est enfuie!... Depuis combien de temps l’as tu quittée?
—Depuis une heure.
—La porte de l’escalier de service est ouverte.
—La malheureuse enfant va se tuer! murmura Béatrice.
—Qu’elle se tue! prononça Marguerite avec une implacable froideur; je voulais la sauver!
La sonnette retentit tout à coup, violemment agitée.
L’instant d’après, Fromenteau se précipitait dans la chambre, les habits en désordre, les cheveux ruisselants de sueur.
On ne l’interrogea pas, on écouta.
—Mes hommes sont ivres-morts à la barrière de Fontainebleau! dit-il: ils ont les poches pleines d’argent! Ils se vantent de nous avoir bouché l’œil!
Les bras de Marguerite tombèrent.
—Il n’y a rien sur la route de Senlis! poursuivit Fromenteau; mais voici bien autre chose: le lieutenant Vital, votre fils, a enlevé mademoiselle Césarine...
—Mon frère! s’écria Béatrice; c’est impossible.
—Qui parle du lieutenant Vital? demanda une voix mâle et joyeuse sur le seuil.
La belle figure du jeune officier se montra derrière Fromenteau.
Celui-ci se retourna et le regarda bouche béante.
—Alors, grommela-t-il, le diable s’en mêle et je n’y vois plus goutte... Je n’aurai ni mes mille francs, ni ma position, ni Stéphanie...
—Ils auront lancé Léon Rodelet!... pensa tout haut Marguerite.—C’est pour donner le change sur tous les points à la fois!
Elle mit sa tête entre ses deux mains, pendant que Fromenteau soufflait comme une baleine et se tamponnait avec le lambeau qui lui servait de mouchoir. Vital s’était approché de Béatrice et l’interrogeait.
La petite bonne femme resta ainsi un instant immobile et silencieuse. Elle faisait un effort désespéré pour mettre de l’ordre dans ses idées.
—Garde la maison! dit-elle soudain à Béatrice.
Puis, saisissant Fromenteau par le bras, elle le poussa dehors.
—En avant, marche! ordonna-t-elle à Vital tout surpris.
Ils descendirent tous les trois l’escalier rapidement.
En bas, Marguerite dit à Fromenteau:
—Te souviens-tu de ce gros homme que tu rencontras une nuit sur le boulevard extérieur?
—L’homme de la barrière des Paillassons! s’écria Fromenteau: si je savais où il perche, je ne chercherais plus!
—Tu penses que leur nid doit être là?
—J’en mettrais ma main au feu!
De l’autre côté de la rue Bourbon-le-Château, une ombre se détacha de la muraille et gagna l’enfoncement d’une porte. Ni Marguerite, ni Fromenteau, ni Vital ne l’aperçurent, trop occupés qu’ils étaient de leurs propres affaires.
Dès qu’elle fut dans le cadre de la porte, l’ombre demeura immobile.
La petite bonne femme réfléchit l’espace de deux ou trois secondes, puis d’un ton impérieux:
—Vital! dit elle, au château de la Savate!... il y a une entrée par derrière...
—C’est aujourd’hui l’assaut de Jean Lagard, objecta Vital.
—Il y a une entrée par derrière! répéta Marguerite; chaque minute vaut une heure...
Un cabriolet de place passait au bout de la rue. Marguerite appela le cocher.
—Cent francs pour ton cheval, d’ici à deux heures! s’écria-t-elle; j’ai comme une odeur de sang autour de moi!
Le cocher détela, malgré le règlement de police. On ne résiste pas à cent francs. Vital, que cette dernière action de sa mère mettait en fièvre, sauta sur le cheval et partit comme un trait.
La petite bonne femme mit les cinq louis dans la main du cocher, déjà inquiet de son escapade; puis elle dit à Fromenteau:
—Vous, chez le maréchal et chez la vicomtesse de Grévy... Tous les agents dont on peut disposer entre la ruelle Saint-Fiacre et la rue de l’École, boulevard de Sèvres... Tu peux regagner d’un seul coup la partie... Va!
Fromenteau partit presque aussi vite que le cheval de fiacre.
La petite bonne femme, dès qu’il se fut éloigné, se prit à trottiner dans la direction de la rue Jacob.
L’ombre sortit alors de l’enfoncement où elle s’était cachée. C’était une jeune fille, dont le pas chancelant indiquait une grande faiblesse ou une grande souffrance. Elle suivit le même chemin que Marguerite, et on aurait pu l’entendre murmurer.
—Il y a une entrée par derrière... ma mère est là!