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La fabrique de mariages, Vol. 6

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VII
— Une nuit noire. —

Ces hautes pyramides d’Égypte sont l’œuvre de la volonté patiente et implacable. La volonté de l’homme peut tout. Certes, il était plus difficile de tailler dans le granit rouge de l’Assouan l’obélisque qui décore notre place de la Concorde, que de percer le mur d’octroi et de donner naissance à la barrière des Paillassons.

Il était même plus malaisé de dresser ce lourd monolithe sur sa base de pierre bretonne que de pratiquer une brèche à l’enceinte municipale. Personne ne contestera cette vérité.

Cependant, l’obélisque de Louxor, solidement planté, regarde de ses quatre faces les Tuileries, énigme plus profonde que celles du sphynx, la Madeleine, temple païen qui n’eût point déparé la Thèbes aux cent portes, l’arc de triomphe de l’Étoile, autre œuvre cyclopéenne que Sésostris eût sans doute saluée d’un bienveillant coup d’œil, et le palais Bourbon, mascaron bavard, dont chaque pierre, frappée par la verge de Moïse, rendrait au lieu d’eau des flots de paroles inutiles.

L’obélisque existe. On peut, Dieu merci, le voir. Il a fait, ce colis de 250,000 kilogrammes, le voyage de Memphis morte à Paris viveur.

Et la barrière des Paillassons n’est pas née!

Les promeneurs du boulevard de ceinture jettent encore leur regard distrait sur cette étrange masure, flanquée de deux petits jardinets mouillés, qui bouche effrontément une des entrées marquées sur les plans officiels de la capitale du monde!

Moins fort que les monarques égyptiens, Jean-François Vaterlot, dit Barbedor, n’a pas pu édifier sa pyramide.

Mais ce ne fut pas la faute de Barbedor. Cet échec ne doit point rabaisser sa mémoire.

Moïse, dont nous citions tout à l’heure la baguette, éprouva un sort analogue. Il ne lui fut point donné de passer la frontière de Chanaan.

Hélas! il est des sentences écrites au livre mystérieux des destinées. M. le baron de Rothschild lui-même ne pourrait pas reconstruire le temple de Salomon. Peut-être est-il écrit là-haut que la barrière des Paillassons ne sera jamais percée!


A peine Barbedor et M. Garnier de Clérambault venaient-ils de se séparer, qu’on put entendre un léger coup de sifflet à quelque cinquante pas de là, dans la direction de la rue de l’École.

C’était une nuit triste et froide. Il n’y avait point de lune. Les lueurs rouges qui sortaient du château de la Savate faisaient paraître, par ce contraste, les ténèbres plus profondes. Par une opposition analogue, le silence et l’abandon semblaient s’augmenter de tous les bruits joyeux qui sortaient de la maison de Barbedor.

L’endroit où Garnier était resté seul regardait la façade donnant sur le jardin, et enfilait de profil cette contre-façade qui formait, du dehors, maison séparée et jouait habitation bourgeoise.

Les fenêtres de cet annexe n’étaient point éclairées.

Au contraire, on voyait briller dans l’obscurité toutes les croisées de la salle et celles du café-estaminet, situé du côté de la ruelle Saint-Fiacre.

Le lieu, comme nous avons dû le dire, ne présentait par lui-même absolument rien de pittoresque. C’étaient des terrains vagues, coupés de murs bas et caducs, où croissaient çà et là, parmi les légumes, quelques arbres fruitiers rabougris. Mais la nuit change si étrangement la physionomie des paysages, que ces marais prenaient en ce moment physionomie de vaste et mélancolique solitude.

La lumière basse qui venait des fenêtres illuminées prolongeait à l’infini l’ombre du moindre arbrisseau.

Les murailles demi-ruinées prenaient des formes fantastiques, et les tilleuls malades qui bordaient l’habitation de Barbedor semblaient des géants de l’ordre végétal.

Du côté opposé, la réverbération des mille feux qui éclairent Paris nocturne teignait en gris cuivré la voûte abaissée du ciel, qui paraissait appuyée sur les ormes du boulevard extérieur.

Vous eussiez dit que l’Océan était au delà, brisant son flot éternel contre une grève plate et sourde, tant étaient larges les murmures que la brise du soir apportait. Enfin, les maisons de triste figure qui bordent la rue de l’École, empruntaient à l’obscurité des lignes et des saillies: cela formait une sorte de barrière monumentale qui fermait fièrement l’horizon.

Clérambault, malgré sa profession de marieur, qui est incontestablement la plus poétique et la plus impalpable de toutes les professions connues, avait l’esprit de la prose. Les objets extérieurs l’influençaient médiocrement. Il n’était pas homme à subir ces vagues inquiétudes que font naître chez les caractères impressionnables la nuit et la solitude.

Et, cependant, il n’est pas douteux que Clérambault n’était point à cette heure dans son assiette ordinaire. Si le soleil eût éclairé tout à coup son visage, vous l’eussiez trouvé pâle et défait. Sa taille, d’ordinaire si crâne, s’affaissait sous son caban. A chaque instant, son corps était agité de frémissements qui n’avaient point pour cause le vent humide du soir.

C’est que toute grande résolution porte avec elle sa fièvre et sa souffrance. Si Napoléon dormit au bivac d’Austerlitz, César eut, avant de passer le Rubicon, d’illustres insomnies, et chacun sait les visions qui agitèrent la nuit de Pompée sur le champ de bataille de Pharsale.

Du petit au grand, les comparaisons sont permises, sans que le petit offense le grand. D’ailleurs, Garnier de Clérambault n’était point petit. Pour Fromenteau et bien d’autres qui l’ont connu, les boutons de son habit bleu forment une constellation au ciel des hardis coquins.

Garnier de Clérambault était à la veille de Pharsale et devant le Rubicon.

Les deux à la fois, remarquez bien ceci.

Il avait à livrer une immense bataille et à prendre une suprême résolution.

Bien qu’il eût entendu parfaitement le coup de sifflet dont nous avons parlé, il ne bougea pas jusqu’au moment où la porte de l’enclos ayant été refermée, la marche pesante de Barbedor s’étouffa sur le sable du jardin. Il fit alors un pas vers l’endroit d’où le coup de sifflet était parti,—mais il ne fit qu’un pas.

Il s’arrêta. Ses deux mains pressèrent ses tempes, puis tombèrent le long de ses flancs.

—Vais-je manquer de courage? se dit-il;—voilà bien longtemps que je n’avais senti la sueur froide autour de mon cou... Je suis ensorcelé, c’est clair, et j’aurai bien de la peine!

Un second sifflement se fit entendre. Clérambault serra son caban autour de son corps et frissonna.

—Chante! grommela-t-il,—chante, couleuvre!

Mais il avait beau railler. Sa voix, profondément altérée, accusait en lui le comble de l’agitation.

—J’aurai de la peine! répéta-t-il;—je ne peux pas me faire à l’idée de me séparer de cette femme-là!... Il n’y en a pas deux comme elle...

Il essaya de sourire et ajouta:

—Heureusement!

Puis, après un nouveau silence:

—Allons! morbleu! reprit-il en secouant la torpeur qui s’emparait de lui;—c’était décidé tout à l’heure: d’où vient que j’hésite à présent?... Il y a deux millions: elle prendra tout... et je n’aurai, moi, que ma part du sang!

Le frisson revint si violent, que ses dents claquèrent. Un troisième coup de sifflet grinça dans la nuit et fut suivi d’une grande clameur partant du château de la Savate: sans doute, les applaudissements qui accueillaient l’entrée de Jean-François Vaterlot, dit Barbedor.

Clérambault se mit à marcher lentement vers la rue de l’École. Au bout de quelques pas, il joignit le sentier qui menait à l’entrée particulière du logis de Barbedor. Une femme était assise sur l’herbe mouillée, au bord de ce sentier.

Nous disons une femme; mais, pour quiconque eût suivi ce chemin sans être averti, ce n’aurait été qu’une masse informe et toute noire.

—Vous voulez donc vous tuer, Flavie! dit Garnier en s’arrêtant près d’elle;—malade comme vous êtes, commettre de pareilles imprudences!

Madame la marquise de Sainte-Croix fit effort pour se lever; mais il lui fallut l’aide de Garnier. Dès qu’elle fut sur ses pieds, elle chancela et trembla.

—Je ne suis pas malade, dit-elle d’une voix creuse;—avez-vous des nouvelles de Maxence?

—Aucune.

La marquise s’appuya plus lourdement sur l’épaule de Garnier.

—Il y a trois choses possibles, murmura-t-elle:—Maxence s’est tuée... ou elle nous a vendus... ou elle s’est jetée d’elle-même entre les bras de ce grand benêt d’Achille.

—Dans les deux dernières hypothèses, grommela Clérambault,—nous serions bien!

—La dernière, répliqua très-froidement Flavie,—est la plus dangereuse et la moins probable... La seconde est dangereuse encore; mais je n’y crois guère, et, d’ailleurs, elle ne sait rien de nos projets: nous aurions le temps... La première est sans danger aucun et je la trouve plausible.

Ceci fut dit avec une effrayante tranquillité.

Garnier était tout blême derrière les mentonnières de son caban.

—C’était une belle créature! murmura-t-il;—l’argent coûte cher!

—L’argent vaut toujours plus qu’il ne coûte, repartit Flavie essayant une pointe de lugubre gaieté.

Mais elle ajouta aussitôt, et sa voix avait je ne sais quelle vague émotion:

—Oui, c’était une belle créature!

Puis, d’un ton si bas, que Garnier eut peine à l’entendre:

—Si Dieu m’avait donné une fille comme cela...

Elle se redressa en un ricanement aigu.

—Sotte habitude, dit-elle, de parler toujours de Dieu!... Les autres aussi étaient belles!...

—Le hasard! s’interrompit-elle en frappant un coup gaillard sur l’épaule de Garnier, voilà un dieu qui nous a toujours bien servis... excepté au jeu!... Vois l’idée qu’il a inspirée à cette masse de chair inepte: notre ami Barbedor?... Pouvions nous avoir une meilleure occasion? et n’y a-t-il pas là de quoi dérouter tous les limiers qui nous poursuivent?... Allons, Garnier, relève-toi! c’est ici notre dernier combat! Tu seras riche demain et nous choisirons quelque bonne capitale, Dresde, Vienne, Berlin, où, moins connu qu’ici, tu pourras enfin accomplir le rêve de toute ta vie et trancher un peu du grand seigneur!

Elle semblait avoir repris vie. Elle ne grelottait plus, malgré la pluie fine et froide qui commençait à tomber.

—Donne-moi ton bras! ordonna-t-elle.

Clérambault obéit. Ils se dirigèrent tous les deux, le long du sentier gras et glissant, vers l’entrée particulière de la maison de Barbedor. De la route où ils étaient, les fenêtres de la salle étaient complétement cachées; le logis avait une apparence honnête. On eût dit une de ces pauvres petites villas de la banlieue qui ont le malheur d’appuyer leurs derrières au mur d’un bouge.

En marchant, Clérambault demanda:

—Où est la voiture?

—De l’autre côté de la rue de l’École, au coin du nº 38... Les chevaux m’ont paru bons: ils nous mèneront comme des anges jusqu’au premier relais.

Elle s’arrêta pour demander à son tour:

—Tu as tes hommes?

—Oui, répondit Garnier.

—Où sont-ils?

—Vous étiez assise à dix pas de l’un d’eux, tout à l’heure.

—C’est vrai. J’ai entendu respirer derrière la haie... Tu es sûr d’eux?

—Pourvu que je m’en mêle.

La marquise appuya ses deux mains sur le caban de Garnier et se dressa comme si elle eût voulu voir son visage malgré l’obscurité.

—Et tu t’en mêleras?... murmura-t-elle.

—Oui, répondit encore le marieur.

—C’est bien. Je sens que tu dis vrai. Encore quelques minutes, et nous aurons atteint le port.

Le petit perron de la maison Barbedor était devant eux. Garnier mit dans la serrure une des deux clefs qu’il tenait à la main.

—Et s’il n’allait pas venir!... murmura-t-il avant de tourner la clef.

—C’est que la dernière de nos trois hypothèses serait vraie, répondit froidement Flavie, il aurait vu Maxence.

—Mais alors?...

—Me demandez-vous ce qui arriverait de vous ou de moi?

—De vous et de moi, Flavie.

—De vous, je n’en sais rien... les hommes sont lâches quelquefois à ces suprêmes instants... mais, moi, je vous donne ma parole d’honneur que la justice des hommes, comme ils disent, ne peut rien contre ma volonté... Je porte toujours sur moi de quoi éviter la cour d’assises.

—Avez-vous donc la crainte...? s’écria Clérambault épouvanté.

—D’autres l’auraient, ami, répliqua Flavie reprenant son air de reine; car ils ont entre les mains de quoi me perdre dix fois. Le baron du Tresnoy a parlé du fond de sa tombe: ils savent tout, ils ont des preuves de tout, mon histoire est écrite dans leurs dossiers; leur procédure est prête, et il ne leur reste plus qu’à trouver ma piste, chose facile, si je n’ai point, moi, pour leur donner le change, ce talisman qu’on nomme million... Mais rassure-toi, si tu as compté sur moi, mon ami, mon second, mon bras droit, toi qui as ta part dans toutes les actions qu’ils qualifieront de crimes. Je n’ai pas peur, mon espoir est entier. Nous avons bien employé, sois-en certain, nos dernières finances! Nos ennemis font fausse route, leurs alguazils galopent, à l’heure qu’il est, sur un grand chemin où nous ne sommes pas... La nuit est à nous, je te l’affirme: c’est cent fois trop de temps pour triompher... Dans cinq minutes, je serai là-haut, et cette fenêtre, maintenant toute noire, brillera. C’est le signal convenu. Cinq minutes après, sois-en sûr, Achille s’engagera dans le sentier désert; car ce signal lui dira: «Maxence est là!»

—Viendra-t-il seul? demanda Garnier.

Au lieu de répondre, Flavie continuait en s’animant:

—Notre rôle, ce soir, c’est d’attendre une heure, deux heures s’il le faut... d’attendre patiemment, le bras sûr, le cœur prêt... d’attendre jusqu’à ce qu’il vienne, car il viendra: sa passion m’en est garant.

—Mais, répéta Garnier, viendra-t-il seul?

—Seul... Il n’a plus d’amis... j’ai fait le vide autour de lui... Cherche qui pourrait l’accompagner. Est-ce le maréchal outragé? Est-ce Béatrice chassée? Est-ce le vicomte de Grévy blessé de sa main? Est-ce sa fille, enfin, qui a voulu un refuge loin de la maison paternelle?... Il viendra seul te dis-je... Il pénétrera seul auprès de moi... Si je parviens à l’abuser jusqu’au bout; s’il me confie son portefeuille...

—Et comment vous le confierait-il? l’interrompit Garnier,—puisqu’il verra déjà qu’on lui manque de parole: Maxence ne sera pas là.

—Ses amis nous servent en ceci, répliqua Flavie, dont l’inflexion de voix laissa deviner un sourire;—ses amis le traquent. Il sait que maître Souëf, notaire, a subi un interrogatoire au sujet des immeubles vendus. Il croit que toute cette meute est lancée non pas contre lui, mais contre ses deux millions... S’il ne se doute de rien, il ajoutera foi au départ de Maxence, qui l’attend à Marseille...

—Qui l’attend?... répéta Clérambault.

—Je le lui dirai, du moins, fit la marquise avec un mouvement d’impatience.—Il est bien naturel que mademoiselle de Sainte-Croix n’ait point voulu se trouver dans ces embarras, dans ces fuites précipitées... Me comprends-tu?

—Parfaitement.

—Il est bien naturel encore que le comte, chassé à courre comme il l’est par sa famille et ses amis, dépose entre des mains tierces ce qu’il a pu réaliser de sa fortune... et dans quelles mains mieux que dans les miennes...?

—Sans doute, sans doute, fit Clérambault presque gaiement.

La marquise lui mit sur le bras sa main gantée de noir.

—Tout cela ne veut pas dire qu’il le fasse, murmura-t-elle;—car il y a des gens que leur destinée pousse. Cela veut dire seulement que la chance vaut la peine d’être tentée... Achille ne m’a jamais fait de mal... Nous allons trop loin, cette fois, pour craindre de laisser un vivant derrière nous... Je n’aime pas le sang au début d’un voyage.

—Je ne l’aime jamais, moi, dit Clérambault,—quand on peut s’en passer.

—Il est donc entendu, reprit Flavie, que, s’il lâche le portefeuille, tes hommes le laisseront passer.

—Comment saurais-je qu’il a lâché le portefeuille?

—J’éteindrai ma lumière, répondit la marquise... Est-ce entendu?

—C’est entendu... La lumière éteinte est signe de clémence.

—Dans le cas contraire..., commença Flavie.

Garnier l’interrompit précipitamment et répéta:

—C’est entendu!

La porte fut ouverte. La marquise entra seule. Garnier s’engagea de nouveau dans le sentier. Arrivé à moitié chemin du château de la Savate à la rue de l’École, il fit entendre à bas bruit ce fameux cri de chouette que les malfaiteurs s’obstinent à choisir pour signal, malgré l’état banal où il est tombé.

Trois cris pareils lui répondirent dans les buissons voisins.

La pluie augmentait. Le terrain humecté devenait de plus en plus glissant.

—Mauvaise nuit pour M. le comte! grommela Garnier, qui serra son caban autour de ses reins.

Puis, après un silence et regardant la maison Barbedor:

—S’il entre là, tout est en question. Une fois qu’elle aura le portefeuille, le diable sait quelle part du lion elle se fera... L’ordre et la marche sont arrêtés... il faut que l’affaire de ce beau garçon soit réglée en allant et non pas en revenant.

Il franchit un talus et passa dans les terres. Par trois fois il s’arrêta, et l’on aurait pu entendre quelques mots échangés à voix basse.—Il donnait à ses hommes leurs nouvelles instructions.

Quand il regagna le sentier, une lumière isolée brillait mélancoliquement au premier étage de l’arrière-façade du château de la Savate.

Cette lumière était la lampe qui éclairait madame la marquise de Sainte-Croix.

Flavie était, comme d’habitude, vêtue de noir, avec un voile épais sur le visage. En entrant dans la chambre, elle avait trouvé en tâtonnant les allumettes,—comme ces pauvres ouvrières qui reviennent chez elles, à la nuit, après leur journée achevée.

Elle connaissait les êtres. La lampe fut vite allumée, et la porte communiquant à l’établissement Barbedor fut fermée à double tour, avec accompagnement de verrous.

Flavie, avant de s’asseoir, alla prendre dans un placard une bouteille et un verre qu’elle posa sur la table.

Il faisait froid. Elle grelottait sous sa robe mouillée. La cheminée n’avait point de bois. Son regard fit le tour de la chambre pour en chercher; puis elle se laissa choir sur un siége, au-devant de la table en murmurant:

—Une demi-heure est bientôt passée!...

Elle releva son voile, et, prenant la bouteille d’un geste plein de fatigue, elle emplit son verre aux trois quarts.

C’était de l’eau-de-vie pure.

Son œil morne resta un instant fixé sur le verre.

Sa taille, sous les plis mouillés de son vêtement noir, semblait affaissée et comme racornie. La dentelle molle de son voile tombait droit, de chaque côté de ses joues amaigries. Elle était blême; sa tête s’inclinait sur sa poitrine creuse. Tout parlait de ruine dans cette femme. C’était, dans toute la force du terme, un être ravagé.

Au bout de deux ou trois minutes, elle avança la main et porta son verre plein à ses lèvres. Elle but d’un trait, mais avec effort, l’énorme quantité d’eau-de-vie qu’elle s’était versée.

Puis elle demeura immobile, ramassée sur elle-même pour se réchauffer.

Un silence complet régnait dans la chambre; mais, par intervalles, des bruits tumultueux montaient de la salle de lutte. La pluie fouettait sourdement les carreaux.

Après un autre intervalle de deux minutes, l’alcool faisant son effet, un peu de sang revint aux joues de Flavie. Son regard ressuscita. Sa lèvre flétrie et froncée eut comme un sourire.

C’était une pensée gaie qui lui traversait la cervelle.

—Pauvre Garnier! fit-elle, si je voulais, il n’aurait rien... je partirais toute seule... Avec deux millions, en Allemagne ou en Italie, on fait grande figure... Mais pourquoi le frustrer? C’est un domestique qui ne coûte rien... La part qu’on lui donne, il est toujours temps de la reprendre... Ce serait folie que de briser cette tirelire vivante où je trouve toujours une poire pour la soif...

Le vent secoua les châssis de la croisée.

Flavie se retourna lentement et tout d’une pièce.

—Beau temps pour quitter Paris! murmura-t-elle; là-bas où je vais, le soleil est chaud et le ciel bleu... Ce misérable climat, vanté par la mode idiote, ne me convient plus. Il me faut la chaleur et la lumière...

Elle tendit vivement l’oreille. Sa face, un instant ranimée, changea de couleur.

—Les millions montent-ils? pensa-t-elle tout haut.

Puis, après un silence anxieux:

—Pas encore... Cette chambre en a bien vu, de l’argent!... mais jamais tant à la fois... Deux millions!... c’est le plus beau coup de ma carrière de joueuse...

En ce moment où le tapage du rez-de-chaussée s’amoindrissait jusqu’au murmure, un roulement lointain se fit entendre. C’était une voiture qui cahotait sur l’inégal pavé de la rue de l’École.

Les joues de Flavie devinrent toutes rouges, tandis qu’un cercle bistré se creusait profondément autour de ses yeux.

Elle appuya ses deux mains contre sa poitrine oppressée.

—Mon cœur bat encore! dit-elle; voici ma fortune qui vient!


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