La fabrique de mariages, Vol. 6
XII
— Post-scriptum. —
«... Un dénoûment! Tu veux un dénoûment, mon Aglaé chérie? écrivait, à quelque temps de là, cette charmante vicomtesse de Grévy. Sais-tu que tu es bien exigeante! Un dénoûment! En connais-tu beaucoup dans les livres ou dans la vie? Est-ce un mariage qu’il te faut? Mais le mariage est un prologue, une promesse ou une menace, et non pas, certes, un dénoûment.
»Cherche bien. De tous les dénoûments, quel est le plus net, le plus tranché, le plus brutal? C’est la mort, n’est-ce pas?
»Comment définir la mort, cependant, sinon: le commencement d’une autre vie?
»Les dénoûments sont rares, ma chère.—Mais tu es née coiffée: il se trouve précisément que notre histoire a un dénoûment, deux dénoûments, dix dénoûments, si l’on prend le mot dans son acception familière: des larmes, des sourires, des morts, des mariages.
»Va, nous ne manquons de rien!
»Pendant qu’avait lieu cette démoniaque bagarre du château de la Savate, M. Léon Rodelet avait tenté un enlèvement sur la personne de Césarine de Mersanz. C’était probablement un des fils de la trame ourdie par la marquise; mais les tenants et les aboutissants m’échappent. Il te suffira de savoir que notre Césarine, enfermée dans une chaise de poste, domina si bel et si bien ce pauvre petit homme, qu’il fit la route à deux genoux, et qu’au premier relais il disparut pour ne plus revenir.
»Ce cinquième clerc de notaire, héros de roman de septième classe, a dû rentrer en son bercail chartrain. On a fait quelque chose pour sa mère, l’une des victimes de la Sainte-Croix. Je pense qu’il épousera une sienne cousine beauceronne. Es-tu contente? Voilà déjà, ce me semble, un petit dénoûment.
»Passons à d’autres. Nous avons eu deux blessés de la grande bataille, Vital et le comte Achille. Tous les deux avaient été fort malmenés. Achille portait cinq blessures, dont une assez dangereuse au-dessus des reins; Vital avait été frappé de quatre coups, dirigés avec une sorte d’adresse chirurgicale. Il n’a évité la mort que de quelques lignes.
»Nos assassins deviennent savants. Ils font des études préparatoires et fréquentent les cours d’anatomie.
»Te souviens-tu de ces livres de chevalerie où l’heureux blessé est toujours pansé par une adorable princesse? Bien des gens pourraient envier le sort de Vital. Césarine n’a pas quitté son chevet, cela du consentement du maréchal. Tu ne saurais croire combien notre Césarine est devenue charmante. Béatrice l’aime mieux que nous, l’ingrate! mais c’est toujours ainsi. Au ciel même, on fait, dit-on, assaut de caresses autour du pécheur repentant.
»Il faut bien te dire, cependant, la grande, l’énorme, l’incroyable nouvelle. Si j’étais Sévigné, tu n’en serais pas quitte pour trois épithètes. Je ne te donne pas en mille à deviner, ce serait peine perdue. J’ai pitié de toi. Tiens-toi bien et ne tombe pas à la renverse!
»Le maréchal a voulu payer d’un seul coup la dette de son neveu...
»Te voilà déjà dédaigneuse et disant: La belle malice! Il a proposé à Béatrice les rides de sa glorieuse main, et Béatrice a refusé d’être maréchale?...
»Un gage! tu n’y es pas.
»Béatrice a refusé, mais autre chose,—quelque chose de bien plus facile à accepter que la main glorieuse et ridée du maréchal.
»Le maréchal lui-même, soit dit sans l’offenser, est trop homme de bon sens pour avoir eu pareille idée.
»Quelques jours après la catastrophe, le maréchal vint chez moi. Henri était convoqué, ainsi que plusieurs de nos amis... Nous vîmes arriver Marguerite Vital et sa fille. La petite bonne femme n’aime pas ces exhibitions. Elle veut, dit-elle, se tenir à sa place. Le maréchal la mène rondement en ces occasions et lui déclare qu’elle fera salon avant la fin de ses jours.
»Si la petite bonne femme le voulait bien, elle aurait dans un mois les manières de notre monde. C’est une fée. Mais espérons qu’elle ne le voudra pas. Je la trouve parfaite telle qu’elle est.
»Le maréchal proposa de but en blanc à Béatrice de l’adopter, selon la forme légale, en qualité de fille. Il n’a point d’enfant et se trouve dans les conditions où l’adoption ne peut soulever aucune difficulté. Béatrice déclina cet honneur. Malgré les grâces qu’elle mit dans l’expression de sa reconnaissance, le maréchal se fâcha tout rouge. Nous fîmes auprès de Béatrice toutes les instances imaginables. Elle resta inflexible. Ces natures si douces sont entêtées prodigieusement.
»Je crus un instant que le maréchal allait me briser quelque chose sur mon étagère, tant il était furieux. Déjà je songeais à diriger adroitement son choix vers un très-vilain sèvres que ma femme de chambre a omis jusqu’à présent de casser, lorsque le lieutenant Vital, convoqué pour la circonstance, arriva, le bras en écharpe et tout essoufflé d’avoir monté notre premier étage.
»Tu sais que nous avons repris triomphale possession de notre hôtel.
»—Voilà votre affaire! dit Henri au maréchal.
»—Monsieur Vital, m’écriai-je, si vous refusez, prenez garde à moi!
»Ce mot avait beaucoup de portée, parce que j’ai l’honneur d’être la confidente des amours du lieutenant Vital avec mademoiselle Césarine de Mersanz. Ils sont fous l’un de l’autre, et, depuis qu’il est fou, ce beau garçon a gagné cent pour cent.
»Cela ne l’empêche pas d’être encore très-timide. Il rougit comme une jeune fille, et, quand je lui offris ma main, il la serra machinalement, au lieu de la baiser, comme c’est son habitude.
»Le maréchal nous faisait les gros yeux, à Henri et à moi. Marguerite était grave comme un évêque. Vital salua le maréchal, qui lui répondit du bout des lèvres:
»—Bonjour, lieutenant, bonjour!
»Sa colère était un peu tombée, mais son embarras grandissait.
»Il menaça du doigt Béatrice et se tourna vers nous.
»—Mes enfants, nous dit-il, je voulais bien déshériter ce misérable coquin d’Achille... pour l’exemple... mais je n’entendais pas que le bien sortît de la maison.
»—C’était mal remplir votre but, maréchal, répondis-je; vous savez l’inexorable détermination de Béatrice...
»—Bon! bon!... gronda-t-il; les femmes... Ces rancunes sont une mascarade de l’amour... Vous autres femmes, vous ne saurez jamais haïr ceux qui vous tuent!
»Je passai mon bras sous le sien et je lui parlai tout bas à l’oreille.
»Marguerite avait les larmes aux yeux en me regardant.
»Le maréchal se tourna brusquement du côté de Vital.
»—Comment! s’écria-t-il, mademoiselle de Mersanz!... Il oserait!
»—Pas beaucoup, l’interrompis-je; ce n’est pas par l’audace qu’il brille... mais votre chère filleule a fait une si grande partie du chemin...
»—Césarine! m’interrompit-il.
»Puis, les sourcils froncés:
»—Vos paroles sont légères, madame la vicomtesse!
»Ce malheureux Vital saisissait quelques mots çà et là. Il changeait de couleur comme un caméléon.
»Remarque une chose. Il n’avait point connaissance de la proposition faite à sa sœur. Il ne savait absolument pas de quoi il s’agissait.
»—Maréchal, répondis-je, mes paroles légères expriment des pensées qui sont sérieuses. La sœur du lieutenant Vital vient de refuser d’être votre fille, comme elle a refusé déjà d’être la femme du père de Césarine... Si nous parlons de mésalliances, vous n’êtes pas du côté de ceux qui reculent.
»Ceci fut prononcé tout bas et pour lui seul.
»J’ai dû te dire qu’Achille, pendant sa maladie, avait fait supplier par deux fois Béatrice de rentrer à son hôtel.
»Les sourcils du maréchal étaient toujours froncés; mais je voyais le sourire naître derrière cette grimace.
»Ses yeux venaient de rencontrer ceux de Marguerite.
»—Mésalliance! mésalliance! grommela-t-il en gardant son ton de mauvaise humeur. Il s’agit bien de mésalliance!... Vital est le fils de la Perlette! Voilà ce qu’il fallait me dire! Personne ne sait me prendre... Pardieu! lieutenant, s’interrompit-il avec brusquerie, vous avez du courage... plus de courage que moi!... La conduite de mademoiselle ma filleule et de son respectable père...
»—Ne les défendez pas, Vital, m’écriai-je voyant que notre Amadis pâlissait; le maréchal joue la comédie du Bourru bienfaisant... Le maréchal me charge de vous dire que, si vous voulez être son fils d’adoption, ce qui donnera un nom glorieux à votre femme, il vous accordera, en tant que cela le concerne, la main de sa filleule, mademoiselle Césarine de Mersanz.
»Crois bien, ma bonne Aglaé, que je savais ce que je faisais en risquant cette sortie, qui te semblera si téméraire.
»Elle amena dans mon salon un étonnement qui se traduisit par un grand silence. Je vis une expression d’inquiétude derrière les paupières demi-closes de Marguerite. Pour moi, sa fierté se révoltait déjà. Le danger ne pouvait venir que d’elle.
»Cependant le vieux maréchal eut peut-être l’idée de protester. Il me regardait d’un air un peu hostile, et je préparais ma bordée pour repousser son attaque, lorsque sa physionomie changea tout à coup. Il tourna les yeux vers Vital, fort embarrassé de sa contenance, et le rouge lui monta au front avec une telle véhémence, que j’eus peur d’un coup de sang.
»—De par tous les diables! s’écria-t-il en s’appuyant des deux mains sur sa canne,—est-ce que celui-là va me refuser aussi!
»Je n’ai jamais mieux senti en ma vie l’énergique vérité de cette locution populaire: rompre la glace. Ce fut un coup de théâtre. Toutes les physionomies s’éclairèrent à la fois. L’étonnement général changea de nature et devint joyeux jusqu’au rire. Si bien que le vieux héros demanda avec toute sa colère revenue:
»—M’a-t-on fait venir ici pour se moquer de moi?
»Marguerite et Vital tenaient chacun déjà une de ses mains. Il les repoussa, disant:
»—Accepte-t-on, oui ou non?
»Marguerite reprit sa main de force et voulut la porter à ses lèvres. Il ne la laissa point faire et la prit dans ses bras comme un enfant. Il riait à son tour; mais les larmes lui jaillirent des yeux quand il dit tout bas:
»—Ma pauvre femme nous voit...
»Nous étions tous émus jusqu’au fond de l’âme.
»Vital fut parfait de noblesse, de reconnaissance et d’attendrissement. Le voilà duc, ma chère, si le roi le veut,—et le roi voudra, car il ne refuse rien au maréchal.
»Est-ce un dénoûment, cela?
»La chose impossible, c’est de te dire le bonheur de Césarine quand elle a su la nouvelle. C’est bien charmant et bien bon, va, mon Aglaé, de voir la joie revenir comme un rayon de soleil, après toutes ces violences et ces désolations.
»Comme tu le penses, les blessures de ce pauvre don Juan battu, le comte Achille, n’ont pas été aussi poétiquement soignées que celles de Vital. Césarine a fait son devoir, et ces messieurs, Frémiaux, Montmorin et autres, sont venus assez régulièrement savoir de ses nouvelles; mais, en définitive, si je n’avais pas été là, je crois qu’il aurait passé une triste convalescence.
»Je me suis dévouée. Je suis si heureuse, que je deviens bonne à faire peur.
»Tu sais déjà que le pauvre Achille a mis de l’eau dans son vin. Je ne puis assurément désapprouver les démarches qu’il a faites auprès de notre chère Béatrice; c’est moi qui, la première, les ai inspirées.—Mais, faut-il l’avouer, il me peine de le voir oublier si vite et si aisément cette jeune fille, si admirablement belle et si saintement malheureuse: Maxence de Sainte-Croix.
»C’est souvent le destin de ces hommes de faire vivre ou mourir des quantités de femmes dont chacune les vaut un million de fois.
»Est-ce la faute des femmes? Ce type odieux et idiot: don Juan moderne, n’existe-t-il que par notre faiblesse et la perversion lamentable de nos sentiments?
»Je ne sais. Dussé-je vivre cent ans, je n’oublierai jamais Maxence telle que je l’ai vue, sérieuse et fière, portant à son front, comme un pur diamant, l’étoile de son malheur et passant devant nos yeux éblouis comme un miraculeux éclair de beauté...
»Il ne songe plus à elle.
»Cette mort mystérieuse l’a frappé un jour.—Puis tout a été dit.
»La science est impuissante à sonder les secrets de Dieu. J’ai entendu affirmer que les crotales, les scorpions, les tarentules et autres animaux malfaisants, avaient leur raison d’être bien marquée dans l’échelle des êtres. Peut-être que ces hommes beaux, bons quelquefois, spirituels à leurs heures—et plus malfaisants que les tarentules ou les serpents à sonnettes, ont aussi leur providentielle utilité.
»Je t’assure que le pauvre bourreau des cœurs, ce terrible comte Achille, aime maintenant sa femme autant qu’il est capable d’aimer. Il est vaincu déplorablement; il est malheureux: de temps en temps, il m’a fait sincèrement pitié durant ces dernières semaines.
»Je t’engage néanmoins à ne pas me faire cette question: Si tu étais à la place de Béatrice?...
»Seigneur Dieu! la possibilité même d’échanger mon Henri contre ce Lovelace de carton me donne la chair de poule...
»Eh bien, figure-toi qu’il est superbe avec sa pâleur et la languissante paresse de ses regards; tu y serais trompée: on dirait un homme.
»C’était un soir de la semaine dernière, dans le petit logement des Vital, encombré d’amis; car nous étions tous là, sachant que le comte Achille viendrait tenter une suprême démarche.
»Il est venu. Le maréchal avait consenti à l’accompagner, ainsi que Césarine, pour qui Béatrice a toujours l’affection d’une mère.
»Je dois te dire que, le matin de ce même jour, le pauvre vieux Roger avait donné quelques signes d’un prochain réveil intellectuel. Béatrice avait passé la journée entière à son chevet, guettant la première lueur de raison.
»On ne l’avait point avertie. On voulait laisser au comte Achille toutes ses chances.
»Nous eûmes lieu tout d’abord de nous en repentir, car l’effet produit par la vue du comte fut foudroyant. Béatrice tomba évanouie entre les bras de sa mère. Quand elle reprit ses sens, elle renouvela son refus avec une autorité si calme, que nous dûmes croire sa décision irrévocable.
»Achille était à genoux. Je ne saurais te rapporter ce qu’il dit. Ce fut fort bien: il sait se conduire.
»Cependant, la petite bonne femme tenait toujours sa fille entre ses bras. Elle lui tourna la tête vers le lit du vieux Roger et lui dit doucement:
»—S’il s’éveille, tu ne pourras pas lui dire qu’il a rêvé, ma fille.
»Béatrice resta un instant immobile et muette.
»Achille joignit les mains en silence.
»—Pour mon pauvre bon père... murmura-t-elle, tandis que deux grosses larmes roulaient sur la pâleur de ses joues.
»Elle a attiré Césarine contre son cœur, puis sa main s’est abaissée. Achille, qui sanglotait, y a collé ses lèvres.
»Si bien que trois jours après, le vieux Roger s’éveillait dans son ancienne chambre à l’hôtel de Mersanz. Tout ce qui s’est passé n’est plus pour lui qu’un cauchemar; il ne garde aucune envie de se faire sauter le caisson comme le lieutenant Toussaint; on ne le dépersuadera que le jour de la noce.
»Sont-ce là des dénoûments?
»En voici encore! Tends ton tablier!
»Les deux demoiselles du Tresnoy sont mariées. La baronne n’a plus ses filles. M. de Jolien et M. de Mussaton de Bazagude, deux gendres, s’en aperçoivent, ma foi, bien. Dorothée a pris un peu le genre artiste; Juliette fait l’austérité. Ce sont deux grandes femmes laides dans le bon ordinaire.
»Jean Lagard a promis sous serment d’être sage comme une image. Il est garde au château du maréchal.
»Mélite et Philomène Géran vont partout, se vantant d’avoir régularisé la position du comte Achille. Ce sont elles qui ont fait le mariage de notre Béatrice.
»M. Baptiste et mademoiselle Jenny sont rentiers.
»Le sergent Niquet et l’adjudant Palaproie rôdent comme deux ombres autour de la grille fermée.
»Le précieux Frémiaux... Mais je suis sûre que tu as envie de savoir ce qu’est devenu M. Garnier de Clérambault. Il est allé, comme on dit, se faire pendre ailleurs. Je ne sais le moyen qu’il a pris; mais, blessé, malmené, écrasé qu’il était et à moitié mort, il a pu échapper à la main de la justice.
»On dit qu’il est passé en Amérique. Il y a peut-être quelque chose à faire dans ce pays neuf et libre. Vingt-cinq ans de succès permettront à Garnier d’établir là-bas tout un nouveau système de relations dans la société. Débarrassé de sa terrible commanditaire, il rétablira sur des bases solides sa fabrique de mariages, et fera enfin fortune, s’il peut échapper aux caresses de la civilisation républicaine: la loi du Lynch, les revolvers à douze coups, etc....
»Fromenteau a une position. Il l’a eue un jour trop tard. Stéphanie était remariée à son cinquième époux.—Mais ce rival heureux tousse un peu: Fromenteau attend désormais avec confiance.
»Barbedor est fou. Il croit avoir percé la barrière des Paillassons.
»Est-ce assez de dénoûments?...
»Ma bonne et chère Aglaé, faut-il omettre le dernier, celui qui me concerne?... Je suis heureuse. Henri m’aime.
»Te souviens-tu quand j’allais dans le Maine nommer la petite Anna; je pleurais...
»Dieu m’a exaucée. Dans quelques mois, tu nous viendras à ton tour, et tu seras marraine. Il y a une larme sur cette ligne; elle est de joie. Comme je l’aimerai! Je vois déjà son premier sourire...«
FIN.