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La Franc-Maçonnerie en France

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VI

Il ne semble pas que les œuvres de propagande intellectuelle, concertées par la maçonnerie, soient à la hauteur de sa tactique politique : elles sont, tout à la fois, moins élégantes et plus saisissables. Chacun sait que la Ligue de l’Enseignement est « sortie des flancs de la maçonnerie, adulte et armée pour la lutte, comme la Minerve antique du cerveau de Jupiter[160] » ; M. Jean Macé, dès l’origine de la Ligue, et M. Adrien Duvand, dans la discussion sur les œuvres post-scolaires au convent de 1898, ont, de part et d’autre, inauguré et fermé une longue série de témoignages sur le caractère maçonnique de la Ligue[161] ; et la victoire de cette Ligue sur « l’imposture et l’hypocrisie cléricales » serait plus aisée si cette filiation était demeurée plus secrète. Quant à la littérature de vulgarisation que le Grand Orient propage, elle se compose généralement de brochures véhémentes qui furent d’abord lues ou récitées dans les loges ; telle la conférence de M. Delpech sur Jeanne d’Arc, publiée avec cette épigraphe : « Évêque, je meurs par vous » ; ou bien, si elle affecte une forme moins oratoire, elle étudie de préférence l’histoire des religions afin de « mettre un terme au charlatanisme éhonté d’une caste qui n’a que trop abusé de la crédulité humaine[162] ».

[160] Salva, l’État et l’Église, conférence, p. 2. Rouen, 1892.

[161] Voir ces témoignages et des indications sur les rapports entre la Ligue de l’Enseignement et la maçonnerie, dans notre volume : l’École d’aujourd’hui (Paris, Perrin.)

[162] Dobrski, l’Éducation des masses, conférence au Libre Examen, p. 28. Paris, Renaudie, 1897.

Un petit livre de M. Jeanvrot, conseiller à la Cour d’appel d’Angers et présentement membre du Conseil de l’Ordre, a été recommandé comme un modèle, dans les derniers convents ; et M. Viguier, conseiller municipal de Paris, fit tout de suite souscrire, par le Conseil général de la Seine, 700 exemplaires de ce « véritable chef-d’œuvre[163] ». Il s’intitule Science et Religion[164] ; on y lit, entre autres détails imprévus, que « l’existence de Jésus est problématique » ; que l’inscription INRI, qui dominait la croix du calvaire, se doit interpréter : Igne natura renovatur integra ; que le monothéisme et le christianisme sont des variantes du culte solaire ; que les reliques de Sudario Christi sont des gouttes de la sueur du Christ ; que l’épître de saint Paul à Timothée est en cinq tomes, qu’« Athénée (Minerve) a fourni saint Athanase » au Panthéon chrétien, et parmi les revues d’érudition qui se sont occupées de ce livre, aucune n’a pu partager l’enthousiasme du convent de 1895, où il fut qualifié de « magnifique travail, admirable étude scientifique, synthèse de patientes études, véritable machine de guerre anticléricale », ni s’associer au vœu qu’entendit le convent de 1898, et qui tendait à faire du livre de M. Jeanvrot une édition à cinq sous[165].

[163] Rapport au nom de la 5e commission du Conseil général, 1895.

[164] Société des éditions scientifiques, Paris, 1895, 2e édit. — Voir la critique piquante qu’en a faite M. Dauvergne, Religion et Science. Angers, Lachèze, 1897.

[165] B. G. O., août-sept. 1895, p. 169, et C. R. G. O., 19-24 sept. 1898, p. 269. « Admirable petit ouvrage », dit, au nom de l’« écossisme », la Revue maçonnique, 1897, p. 183.

Tantôt les brochures maçonniques portent l’effigie du Grand Orient : Ordo ab Chao, suum cuique jus ; 33 ; tantôt, vierges de tout indice, elles se prêtent mieux à la diffusion. La maçonnerie, en général, préfère le second cas. La fondation d’un journal proprement maçonnique fut toujours repoussée par les convents. Mais, en 1897, au nom de la commission de propagande, M. Maréchaux constatait, « à demi-mots », que la maçonnerie, par son influence d’« à côté », arrive toujours, et sans dépenses, à donner « la bonne nouvelle » à un nombre considérable de journaux locaux[166] ; et M. Duvand, en 1898, a demandé qu’une correspondance régulière fût établie entre le Grand Orient et ces journaux[167]. Il advient parfois que, dans vingt journaux radicaux en même temps, on lit le même article : c’est parfois le Grand Orient qui est le pourvoyeur. Telle, par exemple, la correspondance parisienne insérée dans les journaux profanes, en avril 1895, à la suite de la fête gastronomique et scientifique offerte à M. Berthelot : on y célébrait la « concentration philosophique et républicaine opérée au banquet » ; on y flétrissait « Basile, qui avait voulu frapper en bloc les adversaires de la conspiration cléricale dans la divinité moderne qui leur sert à tous d’idéal et de guide » ; et l’on exaltait « le Socrate moderne, qui, courtoisement, avait jeté la ciguë à la face des dieux imprudents ». Le Collège des Rites, désireux de perpétuer ce commentaire, le réimprima dans la brochure, timbrée du Grand Orient, qui s’intitule Commémoration du banquet Berthelot.

[166] C. R. G. O., 20-25 sept. 1897, p. 172.

[167] C. R. G. O., 19-24 sept. 1898, p. 289.

Faut-il aussi faire remonter à ce mémorable événement l’idée, plusieurs fois exposée dans les derniers convents, de la création d’une revue qui s’inspirerait des idées maçonniques, mais dont aucun signe, aucun titre, ne révélerait l’origine ? MM. Maréchaux et Duvand soumirent ce vœu au convent de 1897[168], et la commission de propagande, en 1898, put annoncer qu’un Frère « modeste et dévoué » préparait, tout à la fois, l’organisation d’un tel périodique et la réimpression des grands penseurs du XVIIIe siècle[169]. Il y a beaucoup d’anonymat dans l’activité littéraire de la maçonnerie, comme il y a beaucoup d’occultisme dans son activité politique : dans le domaine de la pensée, elle cherche à créer une atmosphère, comme dans le domaine de l’action elle cherche à créer des faits acquis ; ici et là, elle aime mieux la besogne que le bruit, et les besognes autour desquelles elle fait du bruit ne sont jamais celles auxquelles elle attache le plus d’importance.

[168] C. R. G. O., 20-25 sept. 1897, p. 172 et 180.

[169] C. R. G. O., 19-24 sept. 1898, p. 275.

Secrète elle est, et secrète elle veut rester. Il ne dépend pas du Conseil de l’Ordre, même, que le secret ne devienne plus rigoureux. En 1893, les journaux profanes avaient saisi certaines interviews maçonniques : une circulaire suprême du 25 février blâma leurs confidents et signala la discrétion comme la condition nécessaire du succès[170]. Le Conseil, en 1894, proposa la suppression du Bulletin et l’institution d’une correspondance fermée : le convent maintint le Bulletin[171], mais, à partir d’août 1896, on lui donna le titre de Compte rendu ; il demeura tout aussi volumineux, mais cessa d’être strictement périodique, et l’on inscrivit, sur la couverture, qu’il n’était point destiné à la publicité[172]. Une autre fois, en 1897, le Conseil prit l’habitude de refuser les noms et les adresses des maçons que d’autres maçons lui demandaient ; et cette conduite fut, au convent, l’objet d’une très vive discussion. D’une part, on ne voyait pas « l’intérêt qu’il peut y avoir à publier les noms des Frères qui ne pourraient plus servir notre cause si on savait qu’ils appartiennent à notre institution » ; d’autre part, un fonctionnaire des chemins de fer de l’État racontait avec quelque justesse que, son chef de service allant à la messe, il serait bon de savoir si le directeur général des chemins de fer de l’État est un maçon ; non moins franchement, un autre disait qu’« il est souvent nécessaire de savoir si un nouveau préfet ou un nouvel inspecteur d’Académie sont maçons » ; un troisième, qu’en vue des élections prochaines ces renseignements auraient leur prix[173]. Bref, on discuta longuement, nulle mesure générale ne semble avoir été prise ; mais d’ores et déjà, dans les comptes rendus des Congrès des Loges de l’Est, les noms des orateurs sont absents, et depuis quelques années, enfin, comme vient de le montrer M. Émile de Saint-Auban dans un livre où les traits pénétrants abondent[174], la maçonnerie s’efforce de créer une jurisprudence d’après laquelle il serait interdit de divulguer dans la presse la qualité maçonnique de l’un de ses membres si l’on a, dans quelque paragraphe ou article connexe, maltraité la maçonnerie elle-même.

[170] B. G. O., févr. 1893, p. 689-690.

[171] B. G. O., août-sept. 1894, p. 170-183 et 218-223. En 1893, on avait discuté s’il suffirait ou non, pour soustraire le Bulletin au dépôt légal, d’enlever le point de couture et la brochure. (B. G. O., août-sept. 1893, p. 549-550.)

[172] C. R. G. O., 20-25 sept. 1897, p. 113.

[173] C. R. G. O., 20-25 sept. 1897, p. 184-193, passim.

[174] Le Silence et le Secret, Paris, Pedone, 1899.

Il paraît résulter des débats des derniers convents que deux courants existent dans l’ordre maçonnique : les uns ont la passion du secret, et c’est le cas habituel pour les membres du Conseil de l’Ordre ; les autres commencent à sentir le goût d’une certaine parade en public ou le besoin d’une constitution moins oligarchique ; et les convents, le plus souvent, donnent raison aux premiers contre les seconds. En 1894, MM. Poulle, Lucipia, Pochon, de Heredia, Delpech, Dequaire, proposent de faire reconnaître le Grand Orient comme société d’utilité publique : « Nous avons des maçons au Sénat, à la Chambre, au Conseil d’État, déclare M. Poulle ; on peut tenter la chose[175] » : mais la commission des vœux redoute « l’ingérence du gouvernement dans les affaires maçonniques[176] », et la proposition est enterrée. En 1897, M. le colonel Sever réclame une délégation permanente des loges, qui surveillerait le Conseil de l’Ordre et le groupe maçonnique de la Chambre : il explique qu’il y a deux conceptions de la maçonnerie : ou bien elle doit se terrer, ne pas se montrer, agir individuellement par chacun de ses membres ; ou bien elle doit s’afficher toujours et partout, tenir haut et ferme son drapeau, ne se point dissimuler, faire bloc au contraire ; et le convent, par 223 voix contre 30, évince M. Sever et marque ainsi ses préférences pour l’occultisme politique[177]. Vous avez peur, leur crie en substance le colonel : « Supposer qu’on pourrait fermer nos temples sous la République, c’est là une idée que nous ne pouvons pas avoir[178]. » Mais le convent se rappelle les propos d’un juriste, M. Poulle, conseiller à la Cour de Poitiers, qui disait, en 1894 : « Le chef de l’État (Napoléon III), par un décret, nomma le maréchal Magnan grand-maître du Grand Orient. Nous sommes donc autorisés… Il est vrai que le chef de l’État actuel peut supprimer cette autorisation, et, avec sa simple signature et celle d’un ministre, fermer toutes les loges… Nous ne sommes que des tolérés[179]. »

[175] B. G. O., août-sept. 1894, p. 216.

[176] B. G. O., août-sept. 1894, p. 211.

[177] C. R. G. O., 20-25 sept. 1897, p. 118-146, notamment 121-122.

[178] C. R. G. O., 20-25 sept. 1897, p. 153.

[179] B. G. O., août-sept. 1894, p. 212 et 215. D’après le Bulletin maçonnique de la Grande Loge Écossaise, 1880, p. 17, les douze loges qui formèrent cette Grande Loge furent spécialement autorisées par un décret de M. Lepère du 12 février 1880 ; ce décret figure-t-il aux documents officiels ?

Autorisés ou tolérés, un peu plus que tolérés ou un peu moins qu’autorisés, les francs-maçons, en France, sont ce qu’ils veulent et font ce qu’ils veulent, et laissent en toute sécurité se ramifier et s’épanouir, se projeter en avant et se replier sur eux-mêmes, diverger et se croiser, les innombrables tentacules qui composent l’organisation maçonnique. Deux facteurs sont en présence. D’une part, un pays où personne n’est responsable, où la représentation nationale, comme ici même M. Charles Benoist l’a si fortement montré, n’est pas et ne cherche pas à être l’image vraie du peuple, où le mot de démocratie, — un beau mot pourtant, et bien ample et bien large, — se rétrécit à force d’être prodigué, et est confisqué par une politique d’exclusivisme, où la démocratie réelle, qui appellerait le peuple à s’occuper lui-même et par lui-même de la chose publique, n’est ni pratiquée ni même peut-être entrevue, où la divulgation de tous les secrets gouvernementaux est devenue l’un des traits essentiels des mœurs publiques, où toute politique suivie semble impossible. D’autre part, une association secrète qui sait tour à tour, et quelquefois en même temps, être occulte et provocante, qui trouve les moyens et s’arroge le droit de faire sentir son action au moment même où elle la cache, et de l’imposer au moment même où elle la nie, qui double la prestigieuse force du mystère en y ajoutant parfois les gratuites apparences du ridicule, qui semble provoquer le haussement de nos épaules pour mieux peser sur elles, qui séduit les uns par la vanité des hochets, les autres par la perspective d’un avancement, ceux-ci par l’espoir d’un service et ceux-là par la fascination d’une langue emphatique, qui retient certaines fidélités par la reconnaissance, beaucoup par l’ambition, toutes par la peur, qui dompte les députés par les fonctionnaires et les fonctionnaires par les députés, et qui parvient, enfin, à glisser dans la presse ce qu’elle y veut glisser sans laisser deviner ce qu’elle y veut taire. Il est naturel et il est logique que cette association vise à l’hégémonie de ce pays, et l’on s’explique comment un publiciste radical, M. Fernand Maurice, pouvait dire sans trop de jactance, au convent de 1890 : « Incontestablement, nous sommes tous d’accord sur ce point que la maçonnerie ne donne pas aujourd’hui le plein de ses forces, qu’elle n’a pas aujourd’hui, sur la politique de la France, l’action qui lui devrait être dévolue, qui lui appartient… Nous n’emportons pas le morceau, et il faut que cela soit. Eh bien, si la maçonnerie veut s’organiser… je dis que, dans dix ans d’ici, la maçonnerie aura emporté le morceau et que personne ne bougera plus en France en dehors de nous[180]. » Dix ans ont passé, depuis lors ; et la France, défiante de l’internationalisme maçonnique, désespérant de savoir jamais vers quelle fin mystérieuse essaie de l’acheminer la politique intérieure et extérieure de la maçonnerie française, semble faire effort pour réclamer, avec le droit d’association, le droit de bouger.

[180] B. G. O., août-sept. 1890, p. 500-501.

TOURS. — IMPRIMERIE DESLIS FRÈRES

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