La Franc-Maçonnerie en France
III
C’est la haine de toute religion et de toute métaphysique qui assure à la philosophie maçonnique une apparence d’homogénéité et une parfaite fixité d’attitude : elle est, avant tout, anticonfessionnelle, et plus spécialement antipapiste ; et la maçonnerie qui la professe doit être, suivant un mot de M. Fernand Faure au convent de 1885, l’« Association professionnelle des libres penseurs[42] ». « Cette philosophie est essentiellement agissante, déclarait M. Hubbard au convent de 1897 ; elle commande une politique[43]. » Et il définissait cette politique : « Chacun de nous, comme citoyen, peut avoir son guidon préféré, mais il y a un drapeau commun qui nous abrite tous, radicaux, progressistes, socialistes, sous les mêmes plis. Ce drapeau n’est directement opposé qu’à la bannière papiste. Il servira de ralliement, à l’heure du scrutin décisif, à tous ceux que la philosophie humanitaire a pénétrés de l’esprit de solidarité. C’est le drapeau de la philosophie[44] ». La harangue de M. Hubbard répondait si intimement aux sentiments de l’assemblée que M. Rabier, député d’Orléans et membre du Conseil de l’Ordre du Grand Orient, en fit voter, par acclamation, la diffusion dans le monde profane. Il résultait de ce « magnifique discours », — l’éloge est encore de M. Rabier, — que la maçonnerie a une politique et que cette politique est le corollaire de sa philosophie. « Il faut, mes Frères, insistait le député d’Orléans, que la France entière sache, que tous les républicains sachent, que tous les membres du Parlement francs-maçons sachent ce que pensent les délégués de la maçonnerie française[45]. » C’est justement ce qu’à notre tour nous voulons savoir, mais nous ne nous contenterons pas du discours de M. Hubbard.
[42] B. G. O., nov.-déc. 1885, p. 708.
[43] C. R. G. O., 20-25 sept. 1897, p. 287.
[44] C. R. G. O., 20-25 sept. 1897, p. 295.
[45] C. R. G. O., 20-25 sept. 1897, p. 297.
On a les preuves, aujourd’hui, que, dès le temps de la Révolution française, la maçonnerie avait, à proprement parler, une politique. Louis Blanc, le premier, avait signalé ce fait ; les publications maçonniques de Jouaust et d’Amiable l’ont mis en relief[46], et le Conseil de l’Ordre, enfin, dans son manifeste de 1897, n’a pas craint d’affirmer que les loges du siècle passé avaient élaboré la Déclaration des droits de l’homme[47]. Les destins et l’action de la maçonnerie sous nos divers régimes monarchiques ou césariens intéressent probablement les amateurs de curiosités : le rapport historique que fit à ce sujet M. Colfavru, alors député de Seine-et-Oise, au Congrès international maçonnique de 1889, est un guide excellent. C’est en 1870 seulement que la maçonnerie recommença de s’afficher comme une puissance politique. « Elle fut, nous dit M. Colfavru, la pépinière où le gouvernement de la Défense nationale allait trouver ses plus fermes et ses plus énergiques représentants. C’est de nos rangs que sont sortis les hommes les plus considérables du gouvernement de la République et du parti républicain[48]. » — « Les loges maçonniques, écrivait en 1887 Anatole de la Forge, député de la Seine, au président du Conseil des Ministres, ont été le berceau de la France nouvelle[49]. » — « Sainte maçonnerie, s’exclamait en 1888 l’« orateur » du convent, M. Dequaire ; sainte, c’est-à-dire trois fois consacrée, tu es la grande crucifiée de la République ! C’est toi qui souffres pour elle ! C’est toi qui pratiques sur toi-même toutes les expériences salutaires ! C’est toi, mère dévouée, institutrice admirable de la démocratie, qui ne transportes dans le monde profane que celles de tes tentatives qui ont réussi dans tes flancs[50] ! » — « La République est fille du Grand Orient », disaient M. Poulle en 1894 et M. Desmons en 1895[51]. « Franc-maçonnerie et République sont précisément la même chose », répétait M. Lucipia[52]. Devenue majeure, la République avait paru consentir que l’« esprit nouveau » ratifiât sa majorité par une émancipation : c’est l’heure que le Grand Orient choisissait pour affirmer ses droits de paternité et pour proclamer ouvertement son intention de les faire valoir, jusqu’à épuisement, sur le terrain politique. « Dans l’ancien temps, expliquait en 1895 M. Rousselle, ancien président du Conseil municipal de Paris, on disait : En maçonnerie, il ne faut pas faire de politique. Eh bien ! ne faisons pas de politique si vous voulez, mais faisons de l’action ; changeons le mot pour conserver la chose ; faisons de la politique sous une autre forme, mais faisons de la politique, c’est le seul moyen que la maçonnerie puisse vivre[53]. »
[46] Jouaust, Histoire du Grand Orient de France, Rennes et Paris, 1865. — Jouaust, la Maçonnerie à Rennes jusqu’en 1789 (Monde maçonnique, décembre 1859.) — Amiable, Rapport au Congrès international du Centenaire, publié dans le Compte rendu, p. 67 et suiv.
[47] C. R. G. O., 1er juill.-31 août 1897, p. 19. — M. Colfavru, B. G. O., nov.-déc. 1885, p. 739, prétendait que Mirabeau disposait de sept cents loges.
[48] Congrès international du Centenaire, Compte rendu, p. 98.
[49] Cité dans B. G. O., mars-juillet 1894, p. 47.
[50] B. G. O., août-sept. 1888, p. 576.
[51] B. G. O., août-sept. 1894, p. 401, et août-sept. 1895, p. 369.
[52] B. G. O., décemb. 1895, p. 467.
[53] B. G. O., août-sept. 1895, p. 380.
L’avenir, sans doute, pourra diviser l’histoire de la troisième République en deux périodes, entre lesquelles l’année 1894 marque à peu près la transition. Avant cette date, la maçonnerie « fit de la politique » en prétendant souvent, par « formalisme », qu’elle n’en faisait point[54] ; elle en fit encore, après cette date, en alléguant qu’elle « faisait de l’action ». — « C’est la maçonnerie, disait M. Hubbard au convent de 1897, qui a fait passer dans la législation de la troisième République les lois militaires et scolaires[55] » ; on en aurait en effet la preuve en étudiant, à vingt années en arrière, les comptes rendus des convents ; nous n’insisterons point ; l’élaboration de ces lois appartenant déjà, ou peu s’en faut, à l’histoire ancienne. Ce qui marque l’attitude de la maçonnerie dans cette première période, c’est qu’elle ne se mêle point, ouvertement, publiquement, aux modifications ministérielles. Maîtresse et gardienne de la philosophie républicaine, éducatrice attitrée de presque tous les hommes du parti républicain, elle traite ce parti comme une chose qui lui appartient, et c’est un droit de propriété dont elle est si convaincue qu’elle demeure sans inquiétude, quels que soient les hommes que ce parti pousse au devoir. D’ailleurs, la suspicion presque unanime où les catholiques tenaient la forme républicaine offrait à la franc-maçonnerie un prétexte plausible pour présenter ses doctrines antireligieuses comme étroitement connexes aux intérêts de la République. Mais, lorsque les instructions de Léon XIII et les déclarations de M. Spuller eurent troublé l’échiquier de la politique française, la maçonnerie crut sentir qu’une fraction du parti républicain lui échappait : de là, depuis cinq ans, le surcroît d’exigences qu’elle témoigne, les vœux spécialement vexatoires qu’elle multiplie, les sommations dont elle fatigue les ministères douteux, les audacieux compliments qu’elle assène aux ministères dociles.
[54] Comparer, au convent de 1886, cette curieuse déclaration de M. Gonnard : « Il fut un moment non pas de règle, mais de formalisme, de déclarer que la Maç∴ ne s’occupait ni de religion ni de politique. Était-ce de l’hypocrisie : je ne le dirais pas. C’était sous l’impression des lois et de la police que nous étions obligés de dissimuler ce que nous tous avons mission de faire, ou plutôt de faire uniquement. » (B. G. O., sept. 1886, p. 545.)
[55] C. R. G. O., 20-25 sept. 1897, p. 289.
« Il pourrait sembler à première vue, disait en 1894 l’orateur du convent, M. Gadaud, sénateur de la Dordogne, que la franc-maçonnerie, qui n’est autre chose que la République à couvert, comme la République elle-même n’est autre chose que la franc-maçonnerie à découvert, doive arrêter là son rôle politique, puisque la République est devenue un gouvernement acquis et définitif. Il n’en est rien. Plus que jamais le concours de la franc-maçonnerie est indispensable à la République. » Et M. Gadaud, qui peu de mois après devenait ministre, dénonçait en termes énergiques le péril du « ralliement » et l’artifice de l’« esprit nouveau[56] ». C’est pour fournir des munitions à la « bataille contre l’« esprit nouveau[57] » que M. Dequaire, devenu depuis lors, par un choix étrange, inspecteur d’académie dans l’inflammable région des Cévennes, obtenait du convent le vote d’un impôt de capitation supplémentaire de 1 franc par tête, exigible de tous les maçons. Il appela plus tard cette assemblée le « convent de l’organisation[58] » ; l’œuvre de propagande était désormais créée.
[56] B. G. O., août-sept. 1894, p. 389.
[57] B. G. O., août-sept. 1894, p. 372.
[58] C. R. G. O., 19-24 sept. 1898, p. 445.
Nécessité de refaire à l’image de l’unité maçonnique l’unité du parti républicain et d’emprunter à la doctrine maçonnique les idées directrices qui permettent de grouper pour une action commune les éléments du parti républicain : ainsi s’intitulait une brochure qui parut à Saint-Étienne, dans l’été de 1895[59], à la suite du Congrès des Loges de l’Est. M. Chandioux, député de la Nièvre, et quelques-uns de ses Frères recommandaient dans cette brochure, avec une insistance anxieuse, la concentration à gauche ; et c’est sous l’impression de cette publication, que s’ouvrit le convent de 1895. Il fut, nous dit M. Dequaire, « le convent de la doctrine ». M. Delpech, alors professeur au collège de Foix, et plus tard sénateur de l’Ariège, en était l’orateur : son discours, synthèse de la « doctrine », fut un long tressaillement d’angoisse et d’effroi ; Vasquez, Sanchez, Gury, Thomas d’Aquin, le « sacré cœur de Marie Alacoque » furent tour à tour flétris avec emportement ; le christianisme fut accusé de « banqueroute frauduleuse » et l’École normale supérieure de cléricalisme ; l’anathème fut jeté contre cette « cohue de Jésuites, de revenants des temps passés et de décadents fin de siècle, associés pour des intérêts divers dans une action commune contre la civilisation » ; et l’orateur frissonnait d’un tremblement incurable en discernant, parmi cette cohue, un « peuple de moines microcéphales », et, tout en tête, le « maître Jacques qui joue à Rome le Père éternel » : M. Delpech désignait ainsi Léon XIII. « Voix et verbe » de ses Frères, il poursuivait en invitant les maçons à « veiller jusqu’au jour où les ministères, les administrations diverses, les armées de terre et de mer, seraient dégagés de toute influence papaline et jésuitique », et en prophétisant que, ce jour-là, la maçonnerie monterait à Montmartre, y proclamerait « la déchéance définitive du Pape et dresserait, sur le parvis de la basilique, un monument dédié à toutes les victimes des fanatismes religieux[60] ».
[59] Saint-Étienne : impr. du Stéphanois, 1895.
[60] B. G. O., août-sept. 1895, p. 357-368. Il ne faudrait point voir dans cette prophétie une simple hyperbole oratoire, mais plutôt l’expression imagée d’un certain plan maçonnique, qu’indiquait, dès l’an 1883, M. Blatin, « orateur » du convent : « Dans ces édifices élevés de toutes parts, depuis des siècles, aux superstitions religieuses et aux suprématies sacerdotales, nous serons peut-être appelés, à notre tour, à prêcher nos doctrines et, au lieu de psalmodies cléricales qui y résonnent encore, ce seront les maillets, les batteries et les acclamations de notre Ordre qui en feront retentir les larges voûtes et les vastes piliers. » (B. G. O., sept. 1883, p. 645.)
Avec une vue plus courte, mais plus efficace, M. Blatin signifiait, au même convent, que la France avait « un gouvernement réactionnaire appuyé sur une majorité dont les doctrines, les tendances, l’orientation n’ont absolument rien de conforme avec les doctrines et l’orientation de la maçonnerie ». C’est surtout à M. le général Zurlinden, ministre de la Guerre, que s’appliquaient les reproches de M. Blatin : on était mécontent, au convent, des conséquences qu’avait eue l’interpellation de M. Rabier sur le cléricalisme dans l’armée ; on se plaignait que certains chefs pussent s’autoriser d’une circulaire du ministère de la Guerre pour interdire à leurs subordonnés l’accès des loges ; et M. Blatin s’acharnait sur les « bureaucrates et ronds-de-cuir » de la rue Saint-Dominique, « qui sont absolument à la dévotion des cléricaux[61] ». Moins de quatre ans après, on a vu s’accentuer cette offensive de la maçonnerie[62], et l’histoire ramenait, en face de M. Blatin et de ses Frères, M. le général Zurlinden… Enfin le convent de 1895 fit une démarche éloquente, plus éloquente même que les discours de M. Delpech et de M. Blatin, en acclamant comme président du Grand Orient M. Lucipia. Les juridictions répressives qui suivirent la Commune avaient impliqué M. Lucipia dans l’affaire de l’assassinat des dominicains d’Arcueil ; et, parmi les souvenirs qui désignaient cet homme politique à la confiance de la maçonnerie, M. Desmons ne craignit pas de rappeler « les longs mois passés au bagne ». M. Lucipia répondit avec franchise : « Bien que les cheveux aient blanchi, si les circonstances étaient les mêmes, votre frère Lucipia serait le même[63]. » Le procès-verbal, ici, marque de vifs applaudissements.
[61] B. G. O., août-sept. 1895, p. 202.
[62] Vœux de M. Geyer, receveur des finances à Saint-Jean-d’Angely, en son nom personnel, et de M. Dazet, avocat, au nom du Conseil de l’Ordre, à l’ouverture du convent de 1898. (C. R. G. O., 19-24 sept. 1898, p. 11-15.)
[63] B. G. O., août-sept. 1895, p. 370 et 376.
L’année 1896 fut tragique pour la maçonnerie : subitement elle escalada le Capitole, et puis en descendit. Au début de l’année, M. Léon Bourgeois était au pouvoir avec sept de ses « Frères » ; et, s’il « tint à marcher de l’avant », c’était, comme il le déclara plus tard dans une loge de Suresnes, parce qu’il « savait devoir être suivi par les maçons de France[64] ». La joie des loges fut immense. « Pour la première fois, déclarait M. Friquet, président de la Grande Loge symbolique écossaise, en portant un toast à M. Mesureur, nous possédons un gouvernement vraiment, entièrement démocratique, un gouvernement de maçons, et de maçons dignes de ce nom. Il me suffira de citer, parmi les ministres profanes, M. Berthelot, pour avoir le droit de dire qu’il ne leur manque, pour être des nôtres, que la formalité de l’initiation[65]. » M. Combes se flattait hautement de rester, au pouvoir, un maçon militant[66]. M. Guieysse présidait avec M. Mesureur la distribution des prix des cours commerciaux du Grand Orient ; ils étaient présentés à l’assistance par M. Lucipia lui-même, comme des « maçons soucieux de leurs engagements » ; et M. Guieysse répondait, avec l’autorité d’un homme d’État et la gravité d’un homme d’Église : « C’est dans la maçonnerie que j’ai trouvé la plus haute expression de la règle qui doit guider les hommes dans la vie[67]. » MM. Bourgeois et Doumer se faisaient présenter à Lyon cent vingt délégués des loges ; M. Alfred Faure, député radical du Rhône, interprète de ce cortège, témoignait aux deux ministres avec quel « orgueil de famille » les maçons saluaient, dans le Cabinet, « les plus illustres d’entre leurs Frères » ; et, priant M. Bourgeois de compter sur leur « action politique », sur leur « concours le plus généreux » il sollicitait, en finissant, les palmes académiques pour le doyen de la maçonnerie lyonnaise : alors, « au milieu de l’émotion générale », MM. Bourgeois et Doumer[68], « instantanément », exauçaient cette demande, et, « séance tenante », ce « doyen d’une espèce rare » était décoré. La maçonnerie des départements, partout, s’abandonnait à l’enthousiasme ; la loge de Bar-le-Duc constatait avec fierté que le programme du cabinet Bourgeois était identique au programme d’action politique voté à Épinal en 1893 et à Mâcon en 1894 par les congrès des Loges de l’Est[69] ; et la Revue maçonnique, organe de l’« écossisme », coupable de certaines réserves à l’endroit de M. Bourgeois[70], eut à subir le désabonnement officiel de plusieurs loges, formellement approuvées par le Grand Orient[71].
[64] C. R. G. O., sept.-oct. 1897, p. 23.
[65] Revue maçonnique, 1896, p. 3-5.
[66] C. R. G. O., mai-juin 1897, p. 5.
[67] B. G. O., fév. 1896, p. 534-535.
[68] B. G. O., janv. 1896, p. 491-494. — « Lyon est en train de devenir quelque chose comme la Mecque de la maçonnerie », disaient Les Débats du 3 mars 1896.
[69] B. G. O., décemb. 1895, p. 469.
[70] Rev. maç., 1896, p. 97-101.
[71] Rev. maç., 1896, p. 101-104. — C. R. G. O., nov. 1896-janv. 1897, p. 12-13.
Par surcroît, la maçonnerie, inlassable en sa victoire, se piquait d’avoir capté la plus haute magistrature de l’État. Elle avait, au congrès de 1895, appuyé de ses vœux et de ses votes la candidature de M. Brisson à la présidence de la République : M. Brisson avait échoué, et, trois ans après, avec une amertume étrangement tenace, M. Desmons, dans un discours public, déplorait encore cet « échec immérité » ; bref, l’installation de M. Félix Faure à l’Élysée avait été une défaite de la fraction maçonnique. Mais la maçonnerie, par un acte de haute politique, transforma sa défaite en victoire. Elle retrouva, dans le passé de M. Félix Faure, certains liens d’initiation contractés au Havre, en 1865, à la loge l’Aménité[72], et le souvenir de conférences qu’il avait faites plus tard, dans cette loge, sur les budgets contemporains[73] ; elle allégua ces deux faits et profita de l’inaltérable courtoisie du Président de la République pour envahir les préfectures, où l’amenaient ses voyages successifs. A Clermont-Ferrand, en mai 1895, M. Blatin lui présentait les délégués de soixante-cinq loges[74] ; on ébruitait la nouvelle dans la presse profane, avec une habileté consommée ; et quelques semaines après, dans une grande tenue maçonnique à Neuilly, un orateur, exploitant l’incident de Clermont, qualifiait M. Félix Faure de « maçon fidèle et actif », et encourageait les fonctionnaires à être « maçons comme le Président de la République[75] ». Cet orateur n’était autre que M. Léon Bourgeois. Devenu ministre, il sut organiser, autour des voyages de M. Félix Faure, de vraies mobilisations maçonniques : tantôt les Frères offraient au Président un « bijou[76] » ; tantôt ils le venaient saluer, en grand nombre, à des heures matinales, que le sommeil, à défaut du protocole, eût suffi pour interdire. La maçonnerie se faisait inopportune et importune, afin de laisser croire à son règne ; et l’on pouvait se demander si M. Bourgeois n’espérait point la faire régner, par une double intimidation, sur la France et sur l’Élysée, et si l’on ne rêvait pas d’agir avec M. Félix Faure comme la légende reprochait à la Congrégation d’avoir agi avec Charles X.
[72] B. G. O., avril 1895, p. 28.
[73] Congrès maçonnique international du Centenaire, Compte rendu, p. 131.
[74] B. G. O., mai 1895, p. 62-63.
[75] B. G. O., juin 1895, p. 95-97.
[76] B. G. O., mars-avril 1896, p. 18-19.
Mais ces aspirations furent déçues : les « cléricalismes coalisés », que dénonçaient plus tard, à la loge les Trois Frères, de Bergerac, MM. Combes et Delpech[77], l’emportèrent sur le cabinet Bourgeois ; en mai 1896, M. Méline prit le pouvoir. C’est M. Dequaire qui, cette année-là, présidait le convent de septembre ; et le toast savamment étudié par lequel il porta la santé de M. Félix Faure laissait pressentir l’écroulement d’un songe. Il rappelait une fois encore, — n’ayant rien autre à rappeler, — la lecture sur les budgets contemporains, dont M. Félix Faure avait jadis honoré la loge l’Aménité, et il ajoutait : « Nous aimons à associer à ce souvenir une espérance, l’espérance que ce Frère, en présidant aux destinées de la France, saura rester fidèle à son passé maçonnique, au nom duquel nous ne lui demandons qu’une chose : continuer à servir cette démocratie dont il est issu et qu’il a le devoir de représenter à la magistrature suprême de notre pays. C’est dans ces sentiments, c’est avec le souvenir d’un passé qui ne se peut discuter, puisqu’il est fixé dans l’histoire de notre Ordre, c’est avec l’espérance que justifie ce passé, c’est avec une confiance raisonnée dans les sentiments démocratiques du Président de la République que je lève mon verre à notre Frère Faure, et surtout, dominant sa haute personnalité, à la République française[78]. » Il y avait dans ce toast, avec beaucoup de mauvaise grâce, à côté d’espérances découragées qui n’osaient plus se traduire en sommations, des évocations du passé qui étaient toutes proches d’expirer en menaces. M. Mamelle, président de la Grande Loge symbolique écossaise, but à son tour à la politique de « concentration républicaine » et déplora le fossé qui s’était creusé entre républicains[79] ; et sa loge, la Justice, envoyait secrètement une souscription au Comité d’action pour les réformes républicaines, fondé par MM. Mesureur et Bourgeois[80]. Les sommations de M. Mamelle ne furent ni acceptées ni peut-être connues de M. Méline ; et, peu après, MM. Bourgeois et Isambert, reçus en grande pompe par une loge d’Orléans, jetèrent le gant, d’un geste décisif, à la politique de « piétinement sur place » et du « 16 mai à l’amiable[81] ».
[77] C. R. G. O., mai-juin 1897, p. 21.
[78] C. R. G. O., 21-26 sept. 1896, p. 356.
[79] C. R. G. O., 21-26 sept. 1896, p. 375.
[80] Revue maçonnique, 1896, p. 117.
[81] C. R. G. O., décemb. 1896-janv. 1897, p. 27.
Aussi le convent de 1897 sonna-t-il vigoureusement l’attaque contre le gouvernement du pays. Comme si l’on voulait châtier M. Félix Faure d’avoir rempli ses devoirs de chef d’État en secondant les intentions pacificatrices de M. Méline, on ne but point à la santé du Président de la République. « Je ne veux pas parler de celui-là, j’aime mieux le tenir dans le silence[82] », devait s’exclamer, au convent de 1898, M. Urbain, président de la Grande Loge écossaise ; en 1897, on se contentait encore de se taire, sans faire observer que l’on se taisait. Mais M. Méline, lui, fut abreuvé d’invectives. Un publiciste de Meulan, M. Maréchaux, rapporteur de la commission de propagande, dénonça la « promiscuité infâme entre l’or des fonds secrets et la mitraille dorée du Vatican », le pape devenant « socialiste », les curés « chantant des Te Deum pour la République[83] ». — « La maçonnerie, déclara M. le colonel Sever, député socialiste du Nord, doit tout entière se précipiter dans la lutte, son Conseil de l’Ordre en tête[84]. » M. Hubbard recueillit une triple salve d’applaudissements en flétrissant le ministère « qui transforme la France en une province vassale de la congrégation du Gesù, du collège des cardinaux italiens, du pape italien infaillible[85] ». M. Dequaire fut vivement fêté lorsque, faisant bon marché de l’interdiction que lui avait faite M. Rambaud, ministre de l’instruction publique[86], de porter d’un bout à l’autre du territoire son activité de « commis voyageur en maçonnerie[87] », il clôtura le banquet du convent en criant que c’était la « veillée des armes[88] ». — « De l’action, citoyens, encore de l’action, et toujours de l’action[89] ! » C’est M. Lucipia qui poussait cette clameur, et M. Urbain saluait en lui son « ancien complice d’il y a vingt-sept ans, son compagnon de bagne[90] ». Les réminiscences de l’insurrection de 1871 emplissaient l’atmosphère de la rue Cadet. Le mot de « trésor de guerre[91] » était prononcé ; c’est sur les lèvres de M. Adrien Duvand, l’instigateur de nos « patronages laïques », qu’on le saisissait, et M. Duvand voulait, au nom de la commission de propagande, « englober dans la grande famille qui lutterait en mai toutes les fractions dignes de ce nom du parti républicain[92] ».
[82] C. R. G. O., 19-24 sept. 1898, p. 439.
[83] C. R. G. O., 20-25 sept. 1897, p. 176.
[84] C. R. G. O., id., p. 153.
[85] C. R. G. O., id., p. 294-295.
[86] Voir C. R. G. O., avril-mai 1897, p. 25-26, 42-43 ; mai-juin 1897, p. 21, les protestations des loges contre cette interdiction de « l’ex-frère Rambaud, qui oublie que la République a pris naissance dans les loges ».
[87] B. G. O., août-sept. 1894, p. 380.
[88] C. R. G. O., 20-25 sept. 1897, p. 309.
[89] C. R. G. O., id., p. 310.
[90] C. R. G. O., id., p. 305. — Cf. C. R. G. O., 6 janv.-28 févr. 1899 : au début de cette année, à Saint-Geniès-de-Malgoirès (Gard), une fête maçonnique fut donnée en l’honneur de M. Desmons ; les habitants, pour rendre hommage à M. Lucipia, qui y assistait, inscrivirent à la craie, sur leurs portes, le no 25217, que M. Lucipia portait au bagne.
[91] C. R. G. O., id., p. 181.
[92] C. R. G. O., 20-25 sept. 1897, p. 182. — Le congrès des Loges de l’Ouest, tenu à Angoulême, venait aussi de se prononcer pour la concentration à gauche (Compte rendu, p. 48.)
A quel prix s’achetait ce nom de « républicain » ? De sourdes divisions sillonnaient l’assemblée ; la question de l’anticléricalisme était claire pour tous ; mais, pour quelques-uns, la question du socialisme conservait beaucoup d’obscurités. La crânerie de M. Lucipia, de M. Dequaire, de quelques autres encore, acheva de combler le fossé qui séparait encore le radicalisme maçonnique et le socialisme. On se rappelait, d’ailleurs, le discours de M. Dequaire, en 1893, sur la tombe de Benoît Malon : socialisme et maçonnerie y étaient identifiés[93]. Et n’est-ce pas M. Lucipia qui, en 1894 et 1895, avait insisté pour que le convent, docile d’ailleurs à l’exemple du Congrès des Loges du Centre[94], envoyât une obole aux mineurs de Graissessac, aux mineurs de Carmaux, aux corsetières de Limoges[95] ? Il était possible, en 1897, de faire un pas de plus : le convent, par une demi-surprise, imposa aux candidats qui désireraient le soutien des loges la promesse de voter, au Palais-Bourbon, « toutes les lois socialistes et ouvrières[96] » ; et puis on rassura les vieilles troupes, enlizées encore dans un certain « opportunisme », en substituant à cette première formule une formule plus vague et d’un aspect moins révolutionnaire. Le vote, néanmoins, demeurait significatif ; et, dans cette assemblée secrète, les armes s’affinèrent pour la mêlée publique, en faveur des candidats de l’extrême gauche, socialistes inclus.
[93] B. G. O., août-sept. 1893, p. 593 et suiv.
[94] Revue maçonnique, juin 1895, p. 133.
[95] B. G. O., août-sept. 1894, p. 385 ; août-sept. 1895, p. 192-196.
[96] C. R. G. O., 20-25 sept. 1897, p. 234-239.
Elles furent brandies, en 1898, d’un bout à l’autre de la France, contre « cette horde de perfides et de travestis que Victor Hugo, prophète, appelait l’immensité des Poux[97] » ; et grâce aux dépenses, « beaucoup plus grandes que les années précédentes[98] », qu’avait faites la Commission de propagande, la maçonnerie, « non pas officiellement, mais d’une manière effective néanmoins, descendit partout dans l’arène[99] ». M. Massé, député radical de la Nièvre, a dit, au convent de 1898, l’occulte héroïsme de ses Frères : rapporteur de la commission de propagande, nul n’était mieux qualifié pour parler avec exactitude et conclure avec vaillance. « Ne nous endormons pas sur des lauriers éphémères, s’écria-t-il : fêtons la victoire d’hier en nous préparant aux luttes de demain, et que, dans la paix comme dans la guerre, notre mot d’ordre reste éternellement le même : le cléricalisme, voilà l’ennemi[100] ! » Lorsque Gambetta forgeait cette devise de circonstance, il eût été fort surpris si on lui eût révélé qu’il travaillait pour l’éternité ; il avait d’ailleurs un sens trop délicat des vicissitudes historiques pour accepter une pareille prévision.
[97] Discours de M. Viguier, conseiller municipal de Paris, et membre du Conseil de l’Ordre, aux obsèques du F∴ Lartigue (20 juin 1898).
[98] C. R. G. O., 19-24 sept. 1898, p. 273.
[99] C. R. G. O., 19-24 sept. 1898, p. 275-276.
[100] C. R. G. O., 19-24 sept. 1898, p. 292.
Mais le « cléricalisme maçonnique », pour reprendre l’expression piquante de M. Lenervien[101], a l’immutabilité d’une Église ; avec une sûreté toute dogmatique, il enseigne l’évolution future, comme les confessions chrétiennes enseignent les fins dernières ; et la politique se doit assouplir à son dogme, dont le premier article est la négation de l’idée religieuse. La maçonnerie sait, aussi, que la continuité des maximes devient une force inusable, lorsqu’elle a pour auxiliaire, au fond des âmes, la continuité des passions ; et qu’importe que les intelligences s’ennuient du mot d’ordre maçonnique, si les passions, incessamment, lui renouvellent leur adhésion ?
[101] Le cléricalisme maçonnique : Paris, Perrin, aussi intéressant que « documenté ».