La Franc-Maçonnerie en France
V
Jusqu’où va l’obéissance, c’est ce que les documents ne nous révèlent que d’une façon fort incomplète. On a parlé discrètement, au convent de 1897, d’une circulaire par laquelle les Vénérables sont invités à fournir au Conseil de l’Ordre certains renseignements confidentiels. Lorsqu’on lit qu’en 1893 M. Dutreix, député radical de l’Aube, engagea la loge de Vitry-le-François à « faire la plus active propagande en vue des élections[130] », l’imagination évoque tout de suite un club. Lorsque l’on constate qu’en 1896 M. Monteil apportait au Conseil une promesse de la loge de Laon, et que cette loge s’engageait à « centraliser tous les renseignements politiques ou autres qu’elle pourrait se procurer dans la contrée[131] », on se demande si les loges sont des organisations de police secrète. Lorsqu’on voit qu’en 1890 une loge de Marseille dénonce l’embauchage de l’armée par une société cléricale[132], et qu’en 1897 la loge de Tarbes dénonce au Conseil une messe commandée par un général pour l’anniversaire de Solférino, et lorsqu’on lit dans la « planche » de cette dernière loge : « Encore quelque temps, et l’armée sera définitivement l’armée du pape, de la superstition, du despotisme[133] », on note avec intérêt l’origine des cris d’alarme dont le militarisme et le cléricalisme sont devenus l’objet, et l’on cherche, mais en vain, ce qu’a pu faire le Grand Orient pour rassurer ces loges ombrageuses. Mais nous découvrons, par ailleurs, qu’en 1893, M. Dequaire s’en fut voir le ministre pour l’entretenir de certaines fraudes employées par le clergé[134] ; un « Frère » de Versailles les avait, paraît-il, révélées ; et M. Dequaire répercuta la dénonciation. La pénombre maçonnique achève enfin de s’éclairer, grâce à un discours du même M. Dequaire, prononcé au convent de 1894 : « Vous avez, disait-il, autorisé le F∴ Lucipia, toujours si méthodiquement dévoué, à constituer au Grand Orient cette chose qu’il vous disait à demi-mot, qui sera un puissant moyen d’action pour la centralisation habile de tous les renseignements. Grâce au personnel que vous n’avez pas marchandé à notre Frère, il est incontestable qu’avant peu de temps nous saurons quels sont les hommes qu’on promène d’un département à un autre pour y représenter la République. Si les groupes républicains se connaissent mal de circonscription à circonscription, c’est à la maçonnerie à leur servir de trait d’union, et, disons le mot un peu terre à terre, d’agence très fidèle de renseignements[135]. » Ainsi les loges, en 1894, devinrent des agences de renseignements, avec M. Lucipia comme correspondant. Il y a, dans chacune d’elles, un ou deux personnages qui s’occupent de la police politique ; les autres s’abandonnent aux pompes du symbolisme ou aux grandioses abstractions de la philosophie maçonnique ; et peut-être seront-ils bientôt étonnés du mouvement de haine auquel la politique maçonnique commencera d’être en butte.
[130] B. G. O., juin 1893, p. 154.
[131] C. R. G. O., déc. 1896-janv. 1897, p. 18.
[132] B. G. O., nov. 1890, p. 694.
[133] C. R. G. O., juillet-août 1897, p. 12.
[134] B. G. O., mars-avril 1893, p. 59.
[135] B. G. O., août-sept. 1894, p. 409. — Cf. B. G. O., août-sept. 1895, p. 173 : M. Merchier supplie les loges de constituer partout des dossiers sur les infractions aux lois scolaires.
Députés et fonctionnaires, suivant la conduite qu’ils tiennent, sont les bénéficiaires ou les victimes de cette politique : et, chez beaucoup, la lassitude est proche. « La maçonnerie est un sucre qui doit fondre », disait un orateur à l’un des récents convents[136]. Et longtemps en effet, dans le marais parlementaire, ce sucre a fondu ; d’un bout à l’autre de la gauche, il imprégnait les éloquences « républicaines ». Mais il s’est, aujourd’hui, condensé et comme coagulé ; il y a à la Chambre un groupe maçonnique, qui se confond presque avec l’extrême gauche et qui, d’autre part, conserve sur les bancs du centre une sorte d’arrière-garde intimidée. Vous pouvez discerner les membres de cette arrière-garde en épiant leurs votes ou leurs abstentions lorsqu’une question religieuse occupe l’assemblée ; leur orthodoxie maçonnique, alors, devient d’une rigidité farouche ; et pareils en cela à beaucoup de sénateurs francs-maçons, ils se font pardonner, par la constance de leur « anticléricalisme », la lenteur de leurs étapes vers le socialisme. En revanche, un certain nombre de républicains modérés, dont la maçonnerie avait abrité les débuts politiques, ont été évincés des loges, ou s’en sont évincés eux-mêmes ; il semble même que, systématiquement, le Grand Orient travaille à leur aliéner les loges avec lesquelles ils garderaient des liens. Quand, au convent de 1895, M. Cocula criait que M. Dupuy devrait être rayé de la maçonnerie[137], et, quand, en 1896, M. Dequaire expliquait, avec une allégresse complaisante, que la majorité de la loge le Réveil anicien était hostile à M. Dupuy[138], ils prenaient l’un et l’autre une peine inutile ; pour que le perspicace homme d’État leur faussât compagnie, il lui suffisait de connaître l’article du Code pénal sur les associations, et M. Dupuy le connaît. On s’est lassé, peu à peu, parmi les membres du Parlement, d’être traités, rue Cadet, comme les commissionnaires d’un syndicat d’intérêts : « Nous avons organisé au Parlement, expliquait M. Blatin au convent de 1888, un véritable syndicat de maçons, et il m’est arrivé, non pas dix fois, mais cent fois, grâce aux signatures des maçons du Parlement, de faire rendre raison à des centaines de maçons[139] ». Il est des stratagèmes qu’on n’ébruite point : le rural fraîchement initié qui lit M. Blatin sait que, là-haut, les maçons travaillent pour lui ; mais le député, qui s’ennuie de sentir qu’il n’est qu’un corvéable, est tout proche, ce jour-là, d’envier et d’imiter la courageuse indépendance de M. Jules Legrand, le récent sous-secrétaire d’État, qui, du jour où les électeurs de Bayonne l’eurent fait représentant de la nation, fit savoir à la maçonnerie, par une lettre de congé rendue publique, qu’ils étaient désormais ses seuls maîtres.
[136] C. R. G. O., 21-26 sept. 1896, p. 98.
[137] B. G. O., août-sept. 1895, p. 344-345.
[138] C. R. G. O., 21-26 sept. 1896, p. 73. — D’après la Revue maçonnique, octobre 1896, p. 230, le refus d’une faveur administrative, opposé par M. Dupuy à un membre influent de cette loge, aurait déterminé ce courant d’hostilité.
[139] B. G. O., août-sept. 1888, p. 529.
Aussi la maçonnerie, se sentant parfois importune, n’a pas dédaigné de se commettre de plus en plus ouvertement avec une fraction de la gauche, afin de demeurer une force parlementaire ; et cette fraction-là, du moins, est absolument maîtrisée. La création du Groupe fraternel d’études en juin 1885, sous la présidence de M. Barbe, député radical de Seine-et-Oise, inaugura cette politique. On la poursuivit en expulsant des loges tous les fauteurs du boulangisme[140]. Puis on projeta, en 1894, au Congrès des Loges du Midi, de former un atelier au Palais-Bourbon, où seuls les députés seraient admis[141] : la proposition fut ajournée. Mais, en juin 1895, tous les députés maçons furent convoqués rue Cadet, chambrés deux heures durant, et M. Blatin constata chez eux « une grande fidélité pour la doctrine maçonnique, un très grand désir de servir les intérêts maçonniques » ; aucune indiscrétion ne fut commise sur cette réunion, grâce aux « formes strictement rituéliques des travaux[142] ». Et nos députés maçons reprirent le chemin du Palais-Bourbon, ayant superposé au mandat public qu’ils avaient sollicité du suffrage universel le mandat occulte qu’ils avaient accepté de leur « Frère » M. Blatin, — éconduit, lui, en 1893, par le suffrage universel. — Leur obéissance semblait si parfaitement apprivoisée que, lorsque, au convent, trois mois après, MM. Pochon et Cocula demandèrent que les députés indociles fussent exclus des loges, la précaution fut jugée superflue. En revanche, en 1897, on se préoccupa d’avoir prise sur les candidats ; et le programme anticlérical et radical des loges parisiennes leur fut imposé comme un minimum[143]. Aussi n’est-ce point un paradoxe de soutenir, comme le faisait il y a sept ans déjà, dans un livre toujours digne d’être consulté, M. Copin-Albancelli[144], que la maçonnerie est plus adéquatement représentée, dans notre Parlement, que ne le sont les collèges électoraux. Les électeurs donnent, pour quatre ans, un blanc-seing à leur député ; la maçonnerie, elle, de temps à autre, envoie des « indications » aux Frères du Palais-Bourbon[145]. Vote rapide de la loi sur le monopole des inhumations, vote d’une loi interdisant le droit de suffrage aux membres des congrégations religieuses, application stricte du droit d’accroissement, rétablissement du scrutin de liste, vote du vœu Pochon contre la liberté de l’enseignement, vote formel contre l’institution d’une fête nationale de Jeanne d’Arc : tels sont les derniers ordres. Conseillers généraux et municipaux feront bien de s’en inspirer, dans la mesure de leurs attributions. Conformez-y docilement vos votes, vous serez le député idéal ; reprenez ces idées, à titre de vœux, dans les assemblées départementales, vous serez le conseiller général idéal ; et lorsqu’on est maire, on obtient pour sa « vaillante conduite républicaine » les « fraternelles félicitations du Conseil de l’Ordre », si l’on parvient, comme le fit, en mai 1897, un humble maire de Seine-et-Marne, à rendre la vie impossible au desservant et à « débarrasser sa commune de toutes robes noires[146] ». « Vous avez barre sur les hommes qui composent les conseils municipaux, disait au convent de 1893 M. Thulié, conseiller municipal de Paris, vous pouvez les obliger à laïciser les hôpitaux comme on fait à Paris[147]. »
[140] B. G. O., nov. 1890, p. 706-709, et déc. 1890, p. 730-731.
[141] B. G. O., août-sept. 1894, p. 111.
[142] B. G. O., juin 1895, p. 88 et août-sept. 1895, p. 201.
[143] C. R. G. O., 20-25 sept. 1897, p. 225 et suiv.
[144] La franc-maçonnerie et la question religieuse. Paris, Perrin.
[145] C. R. G. O., 19-24 sept. 1898, p. 344.
[146] C. R. G. O., mars-mai 1897, p. 13-14.
[147] B. G. O., août-sept. 1893, p. 587.
Et, par une amusante ironie, quelques exigences que professent en général les mandataires élus en ce qui concerne l’obéissance passive des fonctionnaires, ce sont, en l’espèce, des fonctionnaires qui, bien souvent, signifient ces ordres aux « représentants du peuple » : c’est un receveur des finances qui commande à la Chambre, en 1898, de voter le projet Pochon[148] ; c’est un inspecteur primaire qui commande à la Chambre, en 1896, de supprimer des programmes les devoirs envers Dieu[149]. Plus ces fonctionnaires oseront, plus ils seront sacrés intangibles par le Grand Orient : il y a un comité spécial chargé de les protéger[150] ; courent-ils quelque péril, le Grand Orient menace le député, le député menace le ministère, et jamais ministre, encore, ne s’est permis de rendre au Grand Orient menace pour menace. Oserait-on même, dans les ministères, faire faire antichambre aux membres du Conseil de l’Ordre ? C’est une question que posait assez impérieusement, au convent de 1893, l’un des orateurs, et il menaçait les ministres qui, par une telle désinvolture, se rendraient indignes du « cordon maçonnique[151] ». Lorsque se préparent les promotions, les mouvements administratifs, on sent çà et là des points de résistance, des obstacles indéfinis, des nécessités inavouées, des impossibilités inexplicables : c’est rue Cadet que la clef de l’énigme est cachée. Et l’État laïque supporte que, dans cette assemblée mi-politique mi-religieuse du Grand Convent, on puisse saluer au passage, en 1898, 21 directeurs d’écoles ou instituteurs, 14 professeurs, 9 employés des finances ou des postes, 6 employés des ponts et chaussées ; — et nous pourrions continuer l’énumération.
[148] C. R. G. O., 19-24 sept. 1898, p. 300.
[149] C. R. G. O., 22-27 sept. 1896, p. 197.
[150] C. R. G. O., 20-25 sept. 1897, p. 202.
[151] B. G. O., août-sept. 1893, p. 342.
On se rappelle l’invitation mal déguisée que M. Léon Bourgeois, parlant à Neuilly en 1895, adressait aux fonctionnaires[152] : la maçonnerie acclame, en eux, de précieuses recrues : ils ne sont pas, eux, comme les députés, qui, une fois ministres, deviennent souvent, au témoignage de M. Mamelle, « aussi égoïstes que puissants[153] » ; ils ont toujours à la solliciter ou à la redouter. Dans l’armée même, elle a tenté de s’étendre : on écouta deux « Frères », au convent de 1897, discuter longuement sur la réduction du service militaire[154], après avoir, sans doute, échangé l’uniforme de la France contre la toilette maçonnique ; et le convent de 1898 comptait parmi ses membres deux officiers de l’armée active, qui, pour éviter tout ennui, « laissèrent estropier leurs noms dans la liste des délégués[155] ». Mais les « graines d’épinards, écrivait récemment la Revue maçonnique, n’aiment généralement pas les démocraties[156] » ; les fonctions civiles sont beaucoup plus accessibles à l’embauchage maçonnique que la hiérarchie militaire : la maçonnerie y trouve un motif nouveau pour être la gardienne vigilante de la « suprématie du pouvoir civil ». Entendez, sous ce mot : pouvoir civil, l’autorité politique, et elle seule ; car la maçonnerie semble aimer assez peu les corps constitués autonomes, où la valeur professionnelle classe l’individu : c’est ainsi que la question de la nomination des instituteurs par les inspecteurs d’Académie s’étant posée au convent de 1897, M. Rabier la fit évincer en disant à mots couverts (et plusieurs points interrompent le compte rendu) : « Il y a des questions à côté ; il se présente des situations que vous ne pourriez trancher, et je vous demande de laisser de côté cette question importante qui, je le répète, a déjà fait l’objet des préoccupations du parti républicain qui l’a rejetée[157]. » M. Hubbard, en 1896, souhaitait que « l’armée des instituteurs, fidèle à la République », fût protégée contre les « défaillances du gouvernement républicain[158] » ; mais, loin de proposer à cette armée des protections universitaires, le Grand Orient aime mieux faire peser sur elle des protections politiques, dont en général il espère disposer à son gré. A l’heure où, partout dans l’État, le ressort de l’obéissance fléchit, la maçonnerie, avec un esprit de gouvernement qui l’a fait comparer au « club des Jacobins[159] », a l’insigne talent de fortifier ce ressort, de le durcir, et puis de le tendre, avec une indéviable rigidité.
[152] B. G. O., juin 1895, p. 93-97.
[153] Revue maçonnique, mars 1899, p. 58.
[154] C. R. G. O., 20-25 sept. 1897, p. 271-282.
[155] C. R. G. O., 19-24 sept. 1898, p. 183.
[156] Revue maçonnique, juin 1896, p. 140. — Cf. d’autres appréciations maçonniques hostiles à l’armée, dans la même revue, décembre 1895, p. 265-270, et nos de novembre et décembre 1897.
[157] C. R. G. O., 20-25 sept. 1897, p. 259.
[158] C. R. G. O., 21-26 sept. 1896, p. 121.
[159] L’expression est de M. Paul Nourrisson, dont les travaux sur cette question comptent parmi les plus sûrement informés. (Voir spécialement le Correspondant du 10 mars 1899.)