La Franc-Maçonnerie en France
II
Derrière l’image, cherchons l’idée ; et derrière le symbole, la pensée. Le même symbole, à des époques successives, peut abriter des contenus assez différents ; et, comme on peut être assuré que les Bourbons ou Lamartine n’interprétaient point le symbolisme maçonnique comme le font M. Blatin ou M. Minot, il nous faut ici tenir compte des dates et ne point remonter au delà de trente-cinq ans en arrière. En l’an 1864, Alexandre Massol, Vénérable de la loge de la Renaissance, faisait grand bruit dans le monde maçonnique. Il était né en 1806, s’était fait Saint-Simonien, avait suivi jusqu’en Égypte les pérégrinations du P. Enfantin, collaboré, sous la seconde République, au journal de Lamennais, puis à celui de Proudhon ; et sous l’Empire, enfin, il partageait son temps entre l’industrie et la maçonnerie. « La systématisation de la morale indépendante », tel était son rêve : il y voyait, paraît-il, « l’œuvre capitale du siècle, l’aboutissant final de tous les efforts scientifiques depuis le mouvement de la Renaissance, et le seul moyen de coordonner l’éducation laïque, cette garantie du suffrage universel, coordination impossible tant qu’on restera dans les données théologiques ou métaphysiques[11] ».
[11] Adrien Desprez, Massol, p. 20. A la photographie de la Maçonnerie française, Paris, 1865.
Son Rapport sur la question de la Morale, publié dans le Monde maçonnique en avril 1864[12], produisit sur ses Frères une impression profonde. Il expliquait que, sur les ruines de l’idée théologique, l’idée de la morale indépendante devait surgir ; et c’est aux loges qu’il appartiendrait de l’élaborer. La morale, telle qu’il la concevait, reposait sur un fait et sur une idée : le fait, c’est que « l’homme n’est pas un être collectif individuel qui s’ignore, comme l’abeille ou le castor, parties intégrantes d’un organisme qui est leur fin, mais un être qui se sait, un être conscient de lui-même » ; l’idée, c’est le « concept de l’absolue indépendance, autrement dit du franc-arbitre : l’homme est une personne, membre actif d’une association tacitement ou expressément consentie et dont il est la fin ». Massol déduisait, de ces prémisses, la doctrine du « droit pur », exclusive de toute hétéronomie morale. « La réciprocité de respect entre les personnes humaines et la paix ou le trouble qui l’accompagnent » : c’est là ce qui constituait la « conscience », aux yeux de Massol. « Respect de soi, respect des autres, l’homme sacré à l’homme ; par suite, félicité personnelle et harmonie sociale » : ainsi définissait-il la loi morale et sa sanction.
[12] Tirage à part à l’Orient de Paris, 1864.
Cette simplification de l’éthique déplut à beaucoup de maçons. M. Scarchefigue, « orateur » des Amis de l’Ordre, composa contre Massol une réponse qu’il concluait en ces termes : « Dieu existe, toute morale qui ne découle pas de ce grand principe est une morale sans moralité[13] » ; et Charles Fauvety, fondateur de la Revue philosophique et religieuse, fit condamner la philosophie de Massol par la majorité du Conseil de l’Ordre et par le Grand Convent de 1865. Mais l’obstiné novateur ne se découragea point ; peu à peu, suivant les expressions de M. Amiable, « il donna, ou plutôt il rendit à la franc-maçonnerie son orientation véritable en faisant nettement ressortir son caractère dominant[14] » ; il chercha des disciples, et il les trouva ; il devint pour M. Henri Brisson, alors tout jeune, un vieil ami personnel[15], et finalement il obtint, à force d’efforts, que l’éviction de Dieu fût à l’ordre du jour des loges. Fallait-il, oui ou non, supprimer le paragraphe de la constitution maçonnique qui affirmait Dieu et l’immortalité de l’âme ? Ainsi se posait la question. La solution cessa d’être douteuse, en 1875, du jour où la loge parisienne la Clémente Amitié, ayant admis MM. Littré et Ferry aux honneurs de l’initiation, applaudit vigoureusement et fit reproduire par la presse profane une leçon de philosophie positive que professa devant elle M. Littré, et à laquelle M. Ferry fit adhésion[16]. « Ce grand acte, écrivait Edmond About dans le XIXe Siècle, remue profondément Paris, Versailles et la province[17]. » Le convent de 1876 prépara sans plus tarder, et le convent de 1877 vota solennellement la disparition de Dieu : c’est M. Desmons, ancien pasteur de l’Église évangélique, aujourd’hui sénateur du Gard, qui sut emporter cette grave décision[18]. L’on affecta d’expliquer, d’ailleurs, que la maçonnerie n’entendait point détrôner Dieu, mais permettre aux athées l’accès des loges et garantir, ainsi, une absolue liberté de conscience. Les loges de l’étranger, surtout celles d’Angleterre, ne laissèrent point d’être offusquées ; elles exigèrent, parfois, des maçons français qui se présentaient à elles, « une sorte de billet de confession » déiste ; et le convent de 1878, à titre de riposte, autorisa le Grand Orient à constituer des ateliers dans les pays étrangers où la « puissance maçonnique régulière » ne serait point « en relations fraternelles avec lui[19] ». Lorsqu’on tint à Paris, en 1889, le Congrès maçonnique international du Centenaire, M. Desmons sentit la nécessité de rassurer ses hôtes du dehors en affirmant avec insistance qu’« il n’est point exact que notre maçonnerie ait répudié le déisme et l’ait remplacé officiellement par une doctrine nouvelle[20] ».
[13] Réponse au rapport sur la morale du F∴ Massol par le F∴ Scarchefigue, p. 29. Paris, impr. Wittersheim, 1864.
[14] B. G. O., août-septembre 1894, p. 145, et, en général, p. 136-146.
[15] C. R. G. O., 16 janv.-28 févr. 1898, p. 75.
[16] Initiation des FF. Émile Littré, Jules Ferry, H. Chavée (Bibliothèque franc-maçonnique). Paris, au Grand-Orient, 1865.
[17] Le XIXe Siècle, 11 juillet 1878.
[18] Voir C. R. G. O., 19-24 sept. 1898, p. 467, le compte rendu du banquet Desmons.
[19] B. G. O., oct. 1878, p. 350-360.
[20] Congrès maçon.∴ international du Centenaire ; Compte rendu, p. 95-97 et 104-107. Paris, au Grand-Orient, 1889.
Mais la lecture des publications maçonniques postérieures à 1877 eût sans doute paru moins rassurante aux maçons exotiques. Ils eussent vu M. Fleury, plus tard membre du Conseil de l’Ordre, professant en 1879 à la loge les Philanthropes réunis, balayer, d’un geste implacable, « l’inconnu, le mystérieux, la divinité, avec son cortège de jouissances et de châtiments célestes[21] ». Ils eussent lu, dans le Bulletin maçonnique de mars 1882, un chaleureux éloge du livre de M. Gaston : Dieu, voilà l’ennemi ![22] N’est-ce pas l’« orateur » même du convent de 1885, M. Fernand Faure, alors député de la Gironde et maintenant directeur général de l’enregistrement, qui réclamait l’élimination des idées métaphysiques[23], « véritable infirmité dans l’esprit de l’homme ». Et n’est-ce pas l’« orateur » même du convent de 1886, M. le pasteur Dide, qui disait : « Nous sommes positivistes… Il ne faut pas se préoccuper des causes premières… Nous voulons instituer le culte des réalités[24]. » Le déisme, du reste, ne trouva point de défenseurs dans les convents de 1893, 1894, 1896, où l’on discuta l’inscription des devoirs envers Dieu dans les programmes scolaires[25] ; et l’épuration de ces programmes fut formellement demandée par le convent de 1896, avec l’approbation fort autorisée de M. Cuir, membre du Conseil supérieur de l’instruction publique et Vénérable d’une loge de Lille[26]. Le culte d’une morale indépendante, exclusive de toute métaphysique, est aujourd’hui si strictement observé par la maçonnerie française qu’elle le veut imposer à l’Université de France : « Nos Frères, écrit la Revue maçonnique, doivent créer un mouvement contre l’enseignement déiste et antilaïque qui existe, et réclamer énergiquement l’instruction laïque avec un idéal substitué enfin à l’idéal mystique[27]. » Et je ne sais si l’on trouverait cette instruction et si l’on pourrait entrevoir cet idéal dans les 2.400 vers du poème la Voie du philosophe[28], qu’offrait naguère au Grand Orient M. Leconte, ancien député de l’Indre, — le même qui parlait, à la tribune, de « Monsieur le Pape » : mais certainement on en peut rencontrer l’esquisse dans le Mémoire sur l’éducation maçonnique, présenté par M. Jules Thomas à la loge Bélisaire, d’Alger[29], et dans les Principes de philosophie morale[30], également publiés par ce zélé professeur.
[21] Fleury, Instruction laïque, gratuite et obligatoire, éducation religieuse, éducation laïque et nationale, p. 60, Impr. Nouvelle, Paris, 1879.
[22] Bulletin maçonnique, mars 1882, p. 379.
[23] B. G. O., nov.-déc. 1885, p. 706.
[24] B. G. O., sept. 1886, p. 521.
[25] B. G. O., août-sept. 1893, p. 546 ; août-sept. 1894, p. 208-211 ; — C. R. G. O., 21-26 sept. 1896, p. 203-205.
[26] C. R. G. O., 21-26 sept. 1896, p. 197 ; cf. B. G. O. août-sept. 1894, p. 210.
[27] Revue maçonnique, 1897, p. 91.
[28] B. G. O., août-sept. 1895, p. 277.
[29] Alger, impr. Baldachino, 1890.
[30] Paris, Alcan, 1889.
Au demeurant, nous avons mieux encore. Que M. Hubbard, ancien député de Seine-et-Oise, professe une doctrine, c’est affaire à lui, et personne n’a le droit, ni peut-être le désir, de s’en enquérir. Mais, en 1897, il était l’« orateur » du Grand Convent : on lui avait, suivant ses propres termes, confié « l’inestimable pouvoir d’être, pendant ces jours de vie maçonnique intense qui forment la durée du convent, la voix et le verbe de tous les Frères[31] ». Il profita de ses augustes fonctions pour exposer la doctrine maçonnique au milieu d’applaudissements unanimes.
[31] C. R. G. O., 20-25 sept. 1897, p. 285.
Oui, mes Frères, proclama M. Hubbard, il y a une doctrine maçonnique, une et simple comme tout ce qui est beau et grand. Elle n’est pas un système ; elle n’est pas la conception passagère d’un seul esprit. Elle est le fruit commun du travail intellectuel et moral de nos loges… Nos loges sont les cellules vivantes de la démocratie unie ; elles élaborent lentement, mais sûrement, la conscience collective de la nation. Elles substituent à l’aveugle foi dans une révélation prophétique, s’imposant par la terreur ou l’imposture aux masses, la définition méthodique et assurée des devoirs et des droits de l’homme… Toutes les religions, mes Frères, ont proposé à chaque homme de s’occuper surtout de lui-même, d’assurer son salut en vue de la mort ; elles sont des religions de mort. Votre doctrine est une doctrine de vie, de vie intense, perfectible, toujours ascendante, préoccupée du perfectionnement commun de l’humanité, avec un stoïque dédain de l’avenir personnel. Ce qui vous enthousiasme, c’est le flambeau toujours plus éclatant de l’humanité vivante, et non la destinée, problématique jusqu’à l’invraisemblable, de l’individu disparu… Notre doctrine agit et combat chaque jour, au lieu de se bercer dans le bleu de l’infini, où la poésie peut peindre toutes les illusions de la fantaisie, sans que la raison puisse y voir autre chose que les manifestations relatives du Temps, de l’Espace et de la Force. Activité, amour de l’humanité, préparation du mieux social, vous affirmez que c’est là le meilleur aliment de la vie sentimentale et intellectuelle des hommes… Tandis que le prêtre veut tout subordonner au caprice divin, qu’il forge et représente à sa guise, vous voulez, vous, laïciser l’existence sociale et ramener les décisions communes à un seul objet, lequel n’est pas la plus grande gloire de divinités indémontrables, mais la disparition de maux, hélas ! réels, qui, de tous côtés, soumettent à la souffrance la sensibilité humaine. Telle est notre philosophie directrice, mes Frères[32].
[32] C. R. G. O., 20-25 sept. 1897, p. 286-287.
Il y a une « éducation maçonnique », corrélative de cette philosophie. M. Henri Brisson en donnait l’exemple lorsque, présidant en janvier 1898 la distribution des prix des cours commerciaux au Grand Orient, il remettait à un lauréat privilégié le beau livre historique de M. Émile Bourgeois : le Grand Siècle. « Livre magnifique, très intéressant », déclarait M. Brisson ; et qui ne lui donnerait raison ? Et, après avoir qualifié, l’on ne sait trop pourquoi, de « maître de philosophie », le maître de conférences d’histoire de l’École normale supérieure, M. Brisson recommandait au pupille du Grand Orient de méditer spécialement cette phrase : « Le public, qui pardonna à Louis XIV toutes ses maîtresses, ne lui pardonna pas son confesseur[33]. » Là-dessus, tout l’auditoire applaudit et emporta une idée singulièrement étroite de l’ouvrage de M. Émile Bourgeois. Ce petit trait, tombé de haut, est significatif : je ne sais quelle leçon morale le jeune lauréat en a conservée. Mais nous devons croire, — c’est M. Blatin qui l’a dit à l’Orphelinat maçonnique en 1895, — que « la Maçonnerie possède un grand idéal moral qui lui est propre ». Elle l’a élevé, tour à tour, en face de la monarchie, en face du catholicisme, en face des iniquités sociales : de là, la révolution politique qui s’est faite, la révolution religieuse qui se fait, la révolution sociale qui se fera. M. Blatin définit cet idéal par les mots de « solidarisme, altruisme, fraternité[34] » ; et si le vœu de la loge parisienne Osiris était exaucé, cette éducation serait donnée, dans chaque hameau de France, par un « conseiller du peuple », sorte de fonctionnaire gratuit installé « parallèlement à la fonction sacerdotale[35] ».
[33] C. R. G. O., 16 janv.-28 fév. 1898, p. 86-87.
[34] B. G. O., février 1895, p. 493-494.
[35] Revue maçonnique, juillet 1898, p. 131 et suiv.
Volontiers, on soutiendrait, au Grand Orient, que la maçonnerie, tout ensemble immuable et progressive, a toujours eu la même philosophie et caressé le même idéal. Le Conseil de l’Ordre, en 1897, dans une « déclaration » destinée à une grande publicité, proclama que la maçonnerie, appuyée sur la science, trouve dans les « rapports familiaux et sociaux » l’origine des « idées de devoir, de bien, de mal et de justice » ; qu’elle s’efforce de « dégager la morale des superstitions religieuses et des théories de la métaphysique » ; et qu’« à toutes les époques de son histoire la diffusion de la science et celle de la morale indépendante ont figuré en tête de son programme[36] ». Il est permis de voir, dans cette dernière affirmation, une demi-ingratitude à l’égard de Massol, en même temps qu’une certaine désinvolture à l’endroit des maçons avancés en âge, qui prêtèrent serment, jadis, au Grand Architecte de l’Univers. Aujourd’hui, les nouveaux initiés ne connaissent plus d’autre architecte qu’Hiram ; encore est-il mort, et lorsqu’on leur montre son cadavre fictif, ce n’est point pour qu’ils l’honorent, mais pour qu’ils l’enjambent.
[36] C. R. G. O., 1er juillet-31 août 1897, p. 16-18.
De Massol à M. Hubbard, la jeune philosophie maçonnique semble avoir acquis, non point à vrai dire plus de précision, mais au moins plus de relief. Massol, qui travaillait avec des réminiscences positivistes, identifiait à peu près l’« état métaphysique » et l’« état théologique », condamnait l’un et l’autre, et souhaitait l’avènement rapide de l’« état positif » ; il aspirait, même, à seconder cette évolution naturelle des choses, et il patientait. M. Hubbard et les maçons d’aujourd’hui la veulent brusquer ; ils justifient avec éclat ce qu’écrivait un jour un philosophe de valeur, très expert en positivisme, M. Raymond Thamin : « Le positivisme, observait-il, est un dogmatisme où les fanatiques de l’incrédulité trouvent à la fois des armes et des excuses…; et voilà organisée la pire des intolérances[37]… » Ce n’est pas seulement dans les écrits de Massol ou de Littré, c’est un peu partout que la maçonnerie cherche des armes et des excuses : elle introduit dans sa doctrine les ingrédients philosophiques les plus hétérogènes ; et M. Hubbard disant, en 1897 : « Notre doctrine n’est pas un système », avait plus raison qu’il ne le croyait.
[37] Thamin, Éducation et positivisme, p. 22-23. Paris, Alcan.
Le maçon qui cherche la gloire de penseur et qui, dans sa loge, l’obtient en général sans trop de peine, a l’habitude, dans les doctrines philosophiques qui l’entourent, de cueillir une idée négative avec deux ou trois vocables qui, par leur longueur ou leur sonorité, lui semblent avoir un aspect auguste. Au positivisme, par exemple, il emprunte la négation du transcendant et le mot d’altruisme : quant aux conceptions sociologiques de Comte, singulièrement hostiles, on le sait, à l’œuvre de la Révolution française, à l’individualisme de 1789 et à la fausse notion de la liberté, le maçon semble les ignorer. Au matérialisme évolutionniste, il emprunte la négation de l’âme ; mais songe-t-il à se demander comment les théories de la lutte pour la vie, édifiées par cette philosophie sur les ruines des doctrines archaïques, se concilient avec les principes de solidarité que lui, maçon, se targue d’incarner ? Il professe le culte des grands hommes ; au convent de 1898, on a prié M. Léon Bourgeois, alors ministre de l’Instruction publique, d’organiser chaque année, le 14 juillet, la fête d’un grand homme ; tel Michelet en juillet dernier[38]. Mais les notables que la maçonnerie reçoit dans son Panthéon obtiennent ses hommages en raison du rôle de destructeurs qu’ils jouèrent, non en raison de leur rôle d’architectes : à l’inverse de cet éclectisme superficiel qui enseignait, il y a un demi-siècle, que tous les systèmes sont vrais en ce qu’ils affirment et faux en ce qu’ils nient, la maçonnerie apparaît comme l’adoratrice des négations.
[38] C. R. G. O., 19-24 sept. 1898, p. 279.
Rien n’est plus curieux, d’ailleurs, que l’incessant emploi qu’elle fait du mot « tolérance » ; et j’y verrais moins, pour ma part, le résultat d’une hypocrisie que l’effet d’un contresens. Être tolérant, pour le vulgaire, signifie laisser à toutes les opinions un large et libre champ d’épanouissement. Pour la maçonnerie, — et peut-être Voltaire fut-il, à cet égard, le plus accompli des maçons, — cela veut dire : lutter contre toute intolérance. Or l’affirmation est en elle-même une intolérance, puisqu’elle exclut son contraire : a fortiori passe-t-elle pour une oppression lorsqu’elle porte sur un objet transcendant. Toute idée susceptible d’être niée par un maçon est intolérante ou risque de devenir telle, par là même qu’elle s’énonce ; il y a donc là un danger : l’intolérance personnelle du maçon à l’endroit de cette idée est un hommage suprême à la « tolérance » abstraite ; et c’est ainsi qu’au nom de cette « tolérance », toute spéculation dépassant la sphère des réalités vérifiables, nous allions dire brutales, est ouvertement proscrite, de même qu’au nom de la « liberté absolue de conscience » on déclare « qu’on ne peut ni ne veut avoir aucun respect pour les pratiques religieuses[39] ». M. Blatin, en 1894, à la conférence maçonnique internationale d’Anvers, a très clairement expliqué qu’au XVIIIe siècle, quand il n’y avait que des déistes, — et M. Blatin, sans doute, ignorait Helvétius et d’Holbach, — le vocable du « Grand Architecte » n’avait rien d’intolérant, mais qu’à notre époque, où les athées sont nombreux, ce vocable était devenu « un drapeau d’intolérance, dont la suppression s’imposait[40] ». Tandis que les précurseurs de l’idée de tolérance avaient la généreuse ambition d’élargir le champ de la pensée afin qu’on pût à souhait le meubler et l’enrichir, la théorie maçonnique dépeuple ce champ, elle paralyse l’initiative des semeurs ; elle méconnaît ou elle ignore ces « phénomènes mystérieux de la conscience et de la pensée », dont parle quelque part M. Armand Gautier, et qui, d’après lui, « échappent à la fois à l’expérience et à la mesure et font partie du domaine métaphysique[41] ». Elle s’annonce avec fracas, s’affiche avec une impérieuse emphase ; et puis, en fin de compte, autour d’elle et derrière elle, elle n’a fait que le vide…
[39] B. G. O., août-sept. 1895, p. 308-309.
[40] B. G. O., mai 1895, p. 71. — Cf., dans le rapport de M. Merchier au convent de 1895, B. G. O., août 1895, p. 167, un passage analogue sur les « trois étapes de la tolérance ».
[41] Leçons de chimie biologique, 2e édit., II, p. 814.