La naissance et l'évanouissement de la matière
APPENDICE
L’ÉVOLUTION DE LA MATIÈRE
PAR GEORGES BOHN
« Le dogme de l’indestructibilité de la matière est du très petit nombre de ceux que la science moderne avait reçus de la science antique sans y rien changer. Depuis le grand poète romain Lucrèce, qui en faisait l’élément fondamental de son système philosophique, jusqu’à l’immortel Lavoisier, qui l’appuya sur des bases considérées comme éternelles, ce dogme sacré n’avait subi aucune atteinte et nul ne songeait à le contester. »
Ce sera le titre de gloire du Dr Gustave Le Bon de s’être attaqué le premier à ce qu’il appelle ainsi « un dogme » et d’avoir détruit celui-ci dans l’espace de quelques années. En 1896, il publiait aux Comptes-rendus de l’Académie des Sciences une courte note résumant les recherches qu’il poursuivait depuis deux ans et d’où il résultait que la lumière en tombant sur les corps produit des radiations capables de traverser les substances matérielles ; cette note marquera une des dates importantes de l’histoire de la science, car elle a été le point de départ de la découverte de la dissociation de la matière. En 1897, dans les mêmes Comptes-rendus, le Dr Gustave Le Bon énonça que tous les corps frappés par la lumière émettent des radiations capables de rendre l’air conducteur de l’électricité, et indiqua l’analogie de ces radiations avec celles de la famille des rayons cathodiques, et avec les radiations uraniques que venait de découvrir M. Becquerel. Le Dr Gustave Le Bon affirma que toutes ces radiations étaient quelque chose d’absolument différent de la lumière, et soutint, contre tous, qu’elles ne subissent ni la réflexion, ni la réfraction, ni la polarisation. Il avait raison, car tous les physiciens sont maintenant d’accord pour classer dans la même famille les rayons cathodiques, les émissions de l’uranium et du radium, et celles des corps frappés par la lumière.
Gustave Le Bon fut assez hardi pour énoncer cette loi générale : « Sous des influences diverses, lumière, réactions chimiques, actions électriques, et souvent même spontanément, les atomes des corps simples, aussi bien que des corps composés, se dissocient et émettent des effluves de la famille des rayons cathodiques. » M. de Heen, le célèbre physicien de Liège, fut le premier qui accepta entièrement cette généralisation, pour en tirer d’ailleurs des résultats remarquables. Beaucoup ne l’admirent pas, et cependant de tous les côtés on recherchait inconsciemment en quelque sorte la radio-activité, c’est-à-dire les produits de la dissociation de la matière, et on en trouvait partout !
Les faits prouvant que l’atome est susceptible d’une dissociation apte à le conduire à des formes où il a perdu toutes ses qualités matérielles sont aujourd’hui très nombreux, et précisément parmi les plus importants il faut noter cette émission, non seulement par les corps dits radio-actifs, mais encore par tous les autres, de particules animées d’une vitesse de l’ordre de celle de la lumière, capables de rendre l’air conducteur de l’électricité, de traverser les substances matérielles, d’être déviées par un champ magnétique.
Le Dr Gustave Le Bon ne s’est pas contenté de reconnaître que les atomes peuvent se dissocier ; il s’est demandé encore où ces atomes puisent l’immense quantité d’énergie nécessaire pour lancer dans l’espace des particules avec une vitesse presque aussi prodigieuse que celle de la lumière. Affranchi de tous les préjugés classiques, au lieu de rechercher cette énergie en dehors de la matière, comme le font encore beaucoup de physiciens, Gustave Le Bon l’a cherchée dans la matière elle-même, et il est arrivé à concevoir la matière d’une façon toute nouvelle : celle-ci, au lieu d’être une chose inerte, capable seulement de restituer l’énergie qui lui a été fournie, serait un réservoir énorme d’énergie.
Grâce à Gustave Le Bon, on est arrivé maintenant à considérer un atome comme un système d’éléments impondérables, maintenu en équilibre par les rotations, attractions et répulsions des parties qui le composent. La matière ne serait qu’une variété de l’énergie ; aux formes déjà connues de l’énergie, chaleur, lumière, etc., il faudrait en ajouter une autre, la matière ou énergie intra-atomique. La réalité de cette forme nouvelle d’énergie, que nous a fait connaître Gustave Le Bon, ne s’appuie nullement sur la théorie, mais elle se déduit des faits d’expérience ; bien qu’ignorée jusqu’alors, elle est la plus puissante des forces connues, et même elle serait l’origine de la plupart des autres. Ainsi, en dissociant des atomes, on ne ferait que donner à la variété d’énergie nommée matière une forme différente telle que l’électricité ou la lumière, par exemple.
« Les équilibres des éléments dont l’ensemble constitue un atome peuvent être comparés, dit Gustave Le Bon, à ceux qui maintiennent les astres dans leurs orbites. Dès qu’ils sont troublés, des énergies considérables se manifestent, comme elles se manifesteraient si la terre ou un astre quelconque était brusquement arrêté dans sa course. De telles perturbations dans les systèmes planétaires atomiques peuvent se réaliser, soit sans raison apparente, comme pour les corps très radio-actifs lorsque, par des causes diverses, ils sont arrivés à un certain degré d’instabilité, soit artificiellement, comme pour les corps ordinaires, quand ils sont soumis à l’influence d’excitants divers : chaleur, lumière, etc. Les excitants agissent alors comme l’étincelle sur une masse de poudre, c’est-à-dire en libérant des quantités d’énergie fort supérieures à la cause très légère qui a déterminé leur libération. Et comme l’énergie condensée dans l’atome est en quantité immense, il en résulte qu’à une perte extrêmement faible de matière correspond la création d’une quantité énorme d’énergie. »
Cette conception du Dr Gustave Le Bon a une importance philosophique très considérable. Elle n’a nullement pour but de nier l’existence de la matière ainsi que la métaphysique l’a parfois tenté ; mais elle fait « simplement » disparaître la dualité classique entre la matière et l’énergie. Matière et énergie ne sont plus en effet que deux choses identiques sous des aspects différents : « la matière n’est qu’une forme stable d’énergie et rien d’autre. »
Plus d’un physicien, l’illustre Faraday, par exemple, avait déjà essayé, il est vrai, de faire disparaître la dualité établie entre la matière et l’énergie. Quelques philosophes le tentèrent également, en faisant remarquer que la matière ne nous est accessible que par l’intermédiaire des forces agissant sur nos sens. Mais tous les arguments de cet ordre étaient considérés avec raison comme d’une portée purement métaphysique. On leur objectait que jamais on n’avait pu transformer de la matière en énergie, et qu’il fallait la seconde pour animer la première. Le Dr Le Bon, en révélant que cette transformation est un phénomène qui se passe communément dans la nature, et que les atomes de tous les corps peuvent s’évanouir sans retour en se transformant en énergie, a contribué à faire disparaître l’antique dualité entre la force et la matière.
L’ouvrage de Gustave Le Bon, l’Évolution de la matière, est divisé en six livres. Le premier expose les idées nouvelles sur la matière, que je viens de faire connaître. Le deuxième est consacré à l’énergie intra-atomique et aux forces qui en dérivent.
L’universalité dans la nature de l’énergie intra-atomique est un de ses caractères le plus facile à constater. On reconnaît son existence partout, puisqu’on trouve maintenant de la radio-activité partout.
L’origine de l’énergie intra-atomique n’est pas difficile à élucider, si on admet avec les astronomes que la condensation de notre nébuleuse suffirait à elle seule pour expliquer la constitution de notre système solaire. On conçoit qu’une condensation analogue de l’éther ait pu engendrer les énergies que l’atome contient. On pourrait comparer grossièrement ce dernier à une sphère dans laquelle un gaz non liquéfiable aurait été comprimé à des milliards d’atmosphères à l’origine du monde.
La grandeur de l’énergie intra-atomique est formidable. S’il était possible par exemple de dissocier une pièce de cuivre de 1 centime, pesant par conséquent 1 gramme, on mettrait en liberté de ce fait une quantité d’énergie qui, répartie convenablement, serait suffisante pour actionner un train de marchandises sur une route horizontale d’une longueur égale à un peu plus de quatre fois et un quart la circonférence de la terre ; or, pour faire effectuer à l’aide du charbon ce trajet au même train, il faudrait en employer 2.833.000 kilogrammes qui, au prix de 24 francs la tonne, nécessiterait une dépense d’environ 68.000 francs. Ce chiffre de 68.000 francs représente donc la valeur marchande de l’énergie intra-atomique contenue dans une pièce de 1 centime.
On ne peut s’expliquer la prodigieuse quantité d’énergie contenue dans une masse aussi infime qu’un atome qu’en supposant celui-ci constitué par des particules plus petites encore, mais douées de mouvements rotatoires s’effectuant avec une vitesse prodigieuse. En effet, on sait que l’énergie d’un corps en mouvement est égale à la moitié du produit de sa masse par le carré de sa vitesse. « Une balle de fusil tombant de quelques centimètres de hauteur sur la peau ne produit aucun effet appréciable, en raison de sa faible vitesse. Dès que cette vitesse grandit, les effets deviennent de plus en plus meurtriers, et, avec les vitesses de 1.000 m. par seconde données par les poudres actuelles, la balle traverse de très résistants obstacles. Réduire la masse d’un projectile est sans importance, si on réussit à augmenter suffisamment sa vitesse. Telle est justement la tendance de l’artillerie moderne qui réduit de plus en plus le calibre des balles de fusil, mais tâche d’augmenter leur vitesse. »
Si la matière est douée d’une énergie colossale, c’est que les particules qui constituent l’atome se meuvent avec une vitesse prodigieuse ; après leur libération, leur vitesse est encore formidable : tandis qu’un boulet de canon mettrait 5 jours pour aller de la terre à la lune, une de ces particules mettrait 4 secondes pour effectuer le même trajet.
C’est dans l’énergie intra-atomique qu’il est logique de chercher l’origine, jusqu’ici inconnue, de l’électricité et de la chaleur solaire. Le radium est capable de produire de la chaleur en se dissociant ; on a cherché sa présence dans le soleil ; cela n’est pas nécessaire, puisque tous les corps peuvent se dissocier. J.-J. Thomson pense même maintenant que l’énergie actuellement concentrée dans les atomes n’est qu’une insignifiante portion de celle qu’ils contenaient jadis et qu’ils ont perdue par rayonnement. « Si donc, dit Gustave Le Bon, les atomes renfermaient jadis une quantité d’énergie très supérieure à celle, pourtant formidable, qu’ils possèdent encore, ils ont pu, en se dissociant, dépenser, pendant de longues accumulations d’âges, une partie de la gigantesque réserve de force entassée dans leur sein à l’origine des choses. Ils ont pu et peuvent encore, par conséquent, maintenir à une très haute température les astres tels que le soleil et les étoiles. »
Les idées de Gustave Le Bon relatives à l’énergie intra-atomique que je viens d’exposer d’après lui et qui sont entièrement originales ont résisté à toutes les critiques, à toutes les objections. Elles conduisent à abandonner la dualité classique entre la force et la matière, mais aussi à détruire la séparation classique entre le pondérable et l’impondérable, qui semblait bien établie depuis que Lavoisier s’était servi de la balance. Larmor, il est vrai, avait employé récemment les multiples ressources de l’analyse mathématique pour tâcher de faire disparaître ce qu’il a appelé « l’irréconciliable dualité de la matière et de l’éther » ; mais on ne pouvait réussir qu’en partant de l’expérience ; c’est ce qu’a fait Gustave Le Bon.
Le livre III de son ouvrage nous fait pénétrer dans le monde de l’impondérable, dans l’éther cosmique !
Bien que la nature intime de l’éther soit à peine soupçonnée, son existence s’est imposée depuis longtemps, et paraît à quelques-uns plus certaine que celle de la matière même. « Son rôle est devenu capital et n’a cessé de grandir avec les progrès de la physique. La plupart des phénomènes seraient inexplicables sans lui. Sans éther, il n’y aurait ni pesanteur, ni lumière, ni électricité, ni chaleur, rien en un mot de ce que nous connaissons. L’univers serait silencieux et mort. »
Certains se représentent l’éther comme un gaz excessivement dilué ; mais cette comparaison est mauvaise, car les gaz sont très compressibles et l’éther ne l’est pas. Il serait plus exact de le comparer à un solide élastique, un solide au sein duquel s’effectueraient les mouvements des astres. On admet aujourd’hui que l’éther peut être le siège, non seulement de mouvements vibratoires réguliers comme ceux qui produisent la lumière, mais encore de mouvements variés : projections, rotations, tourbillons, et les physiciens de nos jours tendent à attribuer un rôle fondamental aux tourbillons. Ne seraient-ce pas certains de ces tourbillons qui constitueraient les atomes, et la matière ne serait-elle pas un état particulier de l’éther ?
Le livre IV nous fait assister à la dématérialisation de la matière. Celle-ci fournit des éléments de désagrégation que l’on peut faire rentrer dans six catégories différentes : 1o émanations, 2o ions positifs, 3o ions négatifs, 4o électrons, 5o rayons cathodiques, 6o rayons X et radiations analogues. Le radium en se détruisant donne, outre une émanation semi-matérielle, trois sortes de rayons : les rayons α formés d’ions positifs, les rayons β formés d’électrons négatifs, les rayons γ ou rayons X. Mais le radium n’est, d’après Gustave Le Bon, qu’un cas particulier d’une règle générale. Toute matière, sous des influences variées, parfois spontanément, peut se dissocier et les particules qui s’en échappent sont soumises aux lois d’attraction et de répulsion qui régissent tous les phénomènes électriques. Gustave Le Bon a obtenu des figures très curieuses qu’il a pu photographier, en obligeant les particules de la matière dissociée à se mouvoir et à se repousser suivant certaines directions ; il est arrivé ainsi à matérialiser en quelque sorte les produits de la dématérialisation de la matière, et à nous faire entrevoir les intermédiaires entre la matière et l’éther.
Ces intermédiaires, il les étudie dans le livre V. L’émanation des corps radio-actifs, qu’on peut condenser comme un gaz et enfermer dans un tube, possède encore des qualités matérielles, mais les diverses particules électriques n’ont plus qu’une propriété commune avec la matière, une certaine inertie, et il est possible de considérer l’électricité comme une substance semi-matérielle engendrée par la dématérialisation de la matière.
On voit par là à quelle vaste synthèse des phénomènes physiques et chimiques les idées du Dr Gustave Le Bon peuvent conduire les physiciens.
Dans le dernier livre, Gustave Le Bon revient au monde du pondérable. On y assiste aux mouvements des molécules ; il y est question de la « sensibilité » de la matière, de la « vie » des cristaux… des divers équilibres chimiques. Pour Gustave Le Bon, il semble extrêmement probable qu’un grand nombre de réactions inexplicables, au lieu d’atteindre seulement les édifices moléculaires, atteignent également les édifices atomiques et mettent en jeu les forces considérables qui s’exercent en leur sein. C’est sans doute dans l’énergie intra-atomique qu’il faut chercher l’explication des propriétés des métaux colloïdaux, des diastases, des enzymes, des toxines…
Une foule de détails intéressants sur les manifestations de la matière conduisent Gustave Le Bon à consacrer un dernier chapitre à la naissance, à l’évolution, et à la fin de la matière, ce qui est la conclusion de son ouvrage. Pour ma part, j’aurais préféré que ce chapitre vienne à la fin du cinquième livre et qu’il ne soit pas question de ce qu’on appelle si improprement la vie de la matière. Le début de l’ouvrage du Dr Gustave Le Bon produit sur le lecteur une impression profonde, on y sent le souffle d’une pensée géniale. On est tout saisi ensuite par la colossale grandeur de l’énergie intra-atomique ; on se met à rêver : si la matière venait à se détruire spontanément, une quantité effroyable d’énergie serait mise gratuitement à la disposition de l’homme, et il n’aurait pas à se la procurer par un rude travail : le pauvre serait alors l’égal du riche. On suit enfin avec un intérêt grandissant les diverses phases de la dématérialisation de la matière et son évanouissement dans l’éther, où tourbillonnent en s’anéantissant les particules électriques. On se laisse entraîner dans « ce nirvana final auquel reviennent toutes choses après une existence plus ou moins éphémère », et tout à coup, brusquement, on est ramené au milieu matériel, à des faits plus banaux ; c’est une désillusion, temporaire il est vrai, car infailliblement on recommence à lire les premières pages, on veut repasser par les émotions déjà éprouvées et voir « l’atome dans sa petitesse infinie détenir les secrets de l’infinie grandeur » !
Comme on l’a dit, le Dr Gustave Le Bon a réalisé scientifiquement la plus vaste synthèse que l’on puisse concevoir. On l’a comparé à Darwin. Si l’on tient à faire une comparaison, j’aimerais mieux la faire avec Lamarck. Lamarck, le premier, a eu une idée nette de l’évolution des êtres vivants ; le Dr Gustave Le Bon, le premier, a reconnu la possibilité d’une évolution de la matière et la généralité de la radio-activité par laquelle se manifeste son évanouissement. La théorie de Lamarck a été accueillie par les attaques de quelques-uns, par le silence de la plupart ; c’est de lui ces paroles que Gustave Le Bon rapporte dans son Introduction : « Quelques difficultés qu’il y ait à découvrir des vérités nouvelles, il s’en trouve encore de plus grandes à les faire reconnaître. » Gustave Le Bon, comme Lamarck, s’est heurté à ces dernières difficultés. La publication de ses premières notes a provoqué de véritables tempêtes et des protestations énergiques. « Le prestige seul, ne cesse de répéter Gustave Le Bon, et fort peu l’expérience, est l’élément habituel de nos convictions, scientifiques et autres. Les expériences en apparence les plus convaincantes n’ont jamais constitué un élément immédiat de démonstration quand elles heurtent des idées depuis longtemps admises. Galilée l’apprit à ses dépens : ayant réuni tous les professeurs de la célèbre université de Pise, il s’imagina leur prouver par l’expérience que, contrairement aux idées alors reçues, les corps de poids différents tombent avec la même vitesse. La démonstration de Galilée fut très concluante, mais les professeurs se bornèrent à invoquer l’autorité d’Aristote et ne modifièrent nullement leur opinion. Bien des années se sont écoulées depuis cette époque, mais le degré de réceptivité des esprits pour les choses nouvelles ne s’est pas sensiblement accru. »
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