La petite femme de la mer
LA CHANSON D’ÉTERNITÉ
A Henri Charriaut.
Jurieu est à sa table. Il a laissé tomber sa plume. Son cœur bat à coups pressés et il n’est plus le même homme qu’hier, que tout à l’heure. Une onde chaude a passé, un large flot de vie. Et il s’étonne d’avoir pu écrire tout ce matin d’été, dans le calme de sa pensée. Ses pages sont humides d’encre encore ; elles palpitent d’humanité lointaine ; elles ont jailli brûlantes et fraîches, visions des âges où passa l’homme vierge, le libre enfant de la Genèse. Et Jurieu, comme un patriarche, comme un mage, a vécu de la vie merveilleuse des forêts et de la savane. Le jour se levait quand il a ouvert la haute baie de sa chambre de travail. Le matin parfumé d’une odeur de thym est entré. Et ensuite, avec le reflet vert des grands arbres sur ses mains, il s’est assis à sa table. La vie tardait encore aux champs et dans la maison. Une paix profonde de silence l’enveloppait comme une éternité.
Il a dit la transmission divine de l’être à travers le temps. Et lui-même se croyait rêver aux matins du monde. Puis la joie des hauts feuillages a vibré dans l’heure lumineuse. Les faucheurs au bruit clair des faux ont marché par les pelouses. D’autres hommes à mesure naissaient des races, comme l’herbe en fleur allait repousser de l’herbe et rien n’était fini, tout recommençait dans un cycle éternel. Ainsi, parmi les images et les analogies, il a remonté les courants profonds d’humanité.
Maintenant une voix jeune chante dans la maison et il n’est plus le même homme : le rythme intérieur s’est rompu, un flot de vie ardente a passé. Jurieu se lève, il comprime à deux mains sa poitrine et il est heureux d’une chose lointaine, inexplicable. La petite Chanson, elle aussi, semble venir du fond des âges, des matins du monde. Tout à l’heure, il l’entendit au jardin d’Eden ; elle monta pour la joie du premier homme ; elle emplit d’amour le cœur ingénu d’Adam. Et toute autre voix se tut ; il n’y eut plus sous les cieux sidérés que ce souffle mélodieux et frêle. Jurieu fait un pas vers la porte, revient et, en passant devant un miroir, il aperçoit sa barbe blanche. Elle ruisselle en ondes argentées de ses joues ; elle a l’éclat des neiges sur un haut mont, sur une cime qui vit les jeunes humanités ; et lui aussi porte à ses épaules des faix d’humanité, pèlerin chargé des reliques d’un millénaire passé. Il appuie la main sur ses tempes, il se sourit avec mélancolie.
— Quelle folie ! à mon âge ! Presque un vieillard !
Et il cesse d’entendre la petite Chanson ; la maison, d’un silence lourd, pèse sur sa songerie.
Il lui semble avoir marché depuis des siècles ; il ne sait plus depuis combien de temps il est en marche. Peut-être c’était aux premières aurores du monde. Et il longeait les fleuves sacrés, il vivait avec les brahmes et les éléphants blancs, dans des contrées merveilleuses. Alors encore l’éternité était fraîche, toute jeune : les hommes ne connaissaient pas les temples en ruines ni les dieux mutilés, et les choses de mémoire n’étaient pas encore nées ; la durée des jours se fondait dans un jour unique et divin, sans commencement et sans fin. Et puis, la petite Chanson une première fois s’était fait entendre.
Elle venait des fontaines et des jardins ; elle arrivait de l’autre côté de la vie ; elle sembla monter du mystère profond de la Genèse. Et il vit apparaître la Femme : la Chanson avait la forme de sa bouche et déjà cette bouche avait connu le baiser. Ensuite, il cessa d’être seul ; il eut un toit sous lequel ils vivaient ensemble, et une petite existence avait grandi près d’eux, la petite onde claire d’une source, le matin délicieux d’une vie d’enfant.
Ainsi Jurieu avait cru revivre lui-même le grand rêve d’humanité, la transmission infinie des âges de jeunesse et d’amour qui était sa foi. Absorbé dans ses palingénésies, il ne s’aperçut des neiges de sa barbe qu’après que la mort eut passé sur la maison. La jeunesse du monde s’éclipsa ; il ne resta que le poids effrayant des âges. Et il était lui-même un homme ancien qui se souvenait d’Eden. Des ans s’écoulèrent, des portions d’éternité où la douleur demeura victorieuse, où aux champs, de la conjecture elle fauchait toute vie comme auprès de lui elle avait fauché la fleur de son mûr été. Albine parut avoir emporté aux ombres la grande clarté qui avait marché devant lui. Il fut dans les ténèbres, il tâtonnait du côté de l’Orient et il ne croyait plus à l’éternité de la substance, à la loi qui fait tous les hommes contemporains d’un même point de la durée qui est la vie. Et puis un jour, dans son âge d’ancêtre, la petite Chanson s’était réveillée. Comme un vent léger, comme une brise venue des confins de l’espace et du temps, elle avait brui sur les lèvres de l’enfant. Celle-ci aussi s’appelait Albine. Une bouche s’était fermée, une autre s’était ouverte et elles avaient toutes deux le même nom. Ses ans semblèrent recommencer et il sentit finir l’exil d’Eden.
Jurieu à présent s’apparaît dans le miroir avec les clairs yeux d’un jeune homme. Son regard est un miroir plus brillant, une eau profonde et fraîche mirant l’infini d’un ciel. Et il ne voit plus sa barbe blanche, sa toison de patriarche : le flot remonté du cœur lui met aux joues les roses ardentes de la vie. Et les images d’éternité se sont renouées.
— Exquise petite Albine, aube et midi de mes jours, symbole jeune de l’Etre impérissable, tu fis ce miracle de ressusciter celle qui, en partant, te confia à ma garde paternelle. Tu es deux fois Albine, toi en qui Albine revit, et toute la jeunesse du monde !
Les heures repassent. Il revit l’harmonieux hymen, leur chère solitude d’amour et de travail, le mirage d’univers que seule la mort avait pu rompre. Mais la mort n’est qu’un passage vers les métamorphoses : la vie seule règne et l’éternité en elle. Et il entend la douce voix des adieux : « Ne pleure pas… En la regardant, plus tard tu croiras que je te suis revenue. » Une ombre s’est levée et lui sourit, la forme même du corps aimable qu’eut Albine ; et des mains, comme alors, se sont jointes, et il croit sentir entre les siennes la petite main d’enfant qu’elle lui mit entre les doigts comme un legs, comme les petites mains délicieuses de son âme. Et Albine l’avait eu d’un premier époux, six ans avant qu’il l’eût prise pour épouse, à son tour.
Le flot s’est apaisé, la sève orageuse remontée du vieux cœur vert. Et Jurieu s’en va vers la fenêtre, il contemple le bel été des pelouses, la gloire des chênes centenaires, images des Forces éternelles. Déjà le jour est haut comme dans sa vie ; le soleil sous sa meule vermeille a broyé le matin ingénu. Il n’est plus que le blanc patriarche, le grand arbre bruissant d’ans et d’abeilles dans la forêt de l’Etre. Un calme merveilleux lui vient des siècles derrière lui.
Mais de nouveau la petite Chanson monte de la maison, semble monter du fond des âges. Il la connut au matin de la vie ; elle chantait le bonheur et elle s’appelait aussi Albine. Alors encore une fois le vieil arbre frémit jusqu’en ses racines. Le printemps est revenu, le flot de jeunesse et d’éternité, et la porte s’ouvre, il voit apparaître la Vierge comme autrefois lui apparut la Femme. Elle est presque nue sous la transparence des mousselines. Son corps ondule comme une vapeur d’argent venue des eaux ; ses gestes secouent dans l’air des parfums de roses. Il croit sentir l’odeur divine de sa vie.
— Vois, dit-elle, je les cueillis encore mouillées de rosée pour en parer cette table.
Il lui répond en souriant :
— Fleuris-en donc ces vieilles écritures comme d’un jeune symbole, comme du signe charmant de ta présence.
Maintenant, elle s’assied sur ses genoux et caresse ses joues chevelues ; les petites mains joueuses font un vent léger à ses lèvres. Il demeure troublé d’un délice profond, d’une peine délicieuse, et toute la terre a tremblé autour de lui comme pendant un mystère. Doucement, il lui ouvre les yeux, il contemple leur orient limpide, et un autre regard se lève.
Il croit entendre une voix :
— Elle et moi, c’est encore moi.
Ensuite, ses larmes coulent.