La petite femme de la mer
LA JEUNE FILLE A LA FENÊTRE
A Judith Cladel.
Par l’entre-bâillure des mousselines, à travers la vitre comme étamée d’un soir d’hiver, un canal s’aperçoit. De l’autre côté du canal, les maisons sont bordées par un quai. Une vieille arche de pont, un peu au delà vers la gauche, érige un crucifix. Il neige. Dans la reculée, un chevet d’église s’écorne, cassé par la perpective.
La jeune fille à la fenêtre, faisant de la dentelle. — Mes mains, mes petites mains, mes pâles mains jamais nuptiales, les avez-vous fait danser toute cette après-midi, les fuseaux !… C’est ma triste vie qui, fil à fil, s’enroule autour des épingles d’or, et les fils sortent de mon cœur, les fils vont de mon cœur à mes doigts, les beaux fils couleur de neige qui retiennent mon cœur captif.
» Mes sœurs, s’il ne vient pas, Celui que j’attends, vous enlèverez les épingles, vous détacherez la dentelle, vous l’éploierez sur la nuit de mes yeux… Je l’ai commencée avec les fils de mai… Il neigeait alors de l’aubépine, les soirs avaient des tuniques blanches de petites filles ; dans l’église, les orgues du mois de Marie chantaient. Et mon cœur aussi était une église où, derrière les vitraux sous la petite lampe, mon Jésus resplendissait. Son sourire me regardait avec la forme de mon propre cœur ; et je lavais doucement ses plaies avec des larmes qui n’avaient pas encore pris le goût du sel !
» Mes mains, mes joyeuses mains jamais lasses, c’était mon voile de mariée qu’en ce temps vous fleurissiez de marguerites et d’étoiles… Le prêtre a quitté la chapelle ; l’enfant de chœur a éteint les cierges de l’autel ; les orgues se sont tues dans les soirs. L’hiver était venu ; et j’ai continué mon beau voile avec des fils de neige. Mes mains ont filé la neige qui tombait dans l’hiver de mon cœur, elles en ont fait le fil avec lequel maintenant s’achève le triste voile.
» Mon cœur est une église où, après la messe, il passe des visages aux yeux vides comme des chambres de trépassés. Des mères intercèdent à genoux pour leur enfant malade. Une très vieille jeune fille porte son cœur dans ses doigts et l’offre aux Saintes miséricordes.
» Je suis cette mère, Seigneur, intercédant pour mon amour malade, je suis cette vieille jeune fille, Seigneur ! Je remets entre vos mains l’offrande douloureuse de mon cœur inexaucé. Dévidez-vous, les fuseaux ! Mes larmes à la longue ont durci de leurs cristaux le fil ; la dentelle sous mes larmes s’est gelée en dures et brillantes fleurs de givre.
» Dites, dites, mes sœurs, le voile, en l’éployant, sera-t-il pas assez long pour s’étendre de mon visage à mon cœur ?
(Les cloches sonnent à l’église. Elle regarde s’allumer les vitraux dans le chœur. Des mantes noires passent sur le pont.)
» Je les reconnais : ce sont toujours, depuis que je travaille à cette fenêtre, les mêmes visages de soir et de prières ; l’hiver aussi a neigé sur ces âmes. Mes espoirs, vous vous êtes usés comme les genoux qu’elles vont fléchir devant les autels… Chaque soir, elles passent au tintement de la cloche dans leurs grands manteaux ; elles se signent devant le crucifix ; elles vont vers les cierges et les chants, comme des oiseaux battant de l’aile du côté des volières. Mon cœur, comme elles, porte une sombre mante… Mon cœur passe sur un pont, mon cœur va vers une chapelle dont le prêtre est mort il y a longtemps. Nulle lampe ne brûle plus par delà les verrières, nul encens ne fume plus sous les voûtes ; et cependant mon Jésus y est couché parmi l’or et les aromates.
» Silence ! Mon cœur a frappé à la porte ; la porte ne s’est pas ouverte, la porte jamais ne s’ouvrira. Ah ! sonnez, les cloches ! sonnez, mes glas ! Mes prières connaissent une chapelle muette comme un tombeau.
(Elle a laissé retomber les bobines et rêve, les yeux distraits, perdus dans la neige qui floconne lentement.)
» Nous étions alors autour de la table quatre petites sœurs. Une est partie, un soir qu’il neigeait comme à présent ; elle n’avait pas quinze ans. Celle-là sans doute, dès le berceau, avait été fiancée à un beau jeune homme pâle dans la lune… Et ensuite, la table est devenue trop grande pour les trois autres. Annie ! ma chère Annie, pourquoi ne suis-je pas couchée à votre place dans la petite bière où vos lys ont fleuri pour l’éternité ? J’étais l’aînée de nous ; il n’eût fallu qu’un peu plus de bois au cercueil…
» Et tant qu’elles furent quatre, les soirs, dans le jardin, les petites sœurs dansaient une ronde en chantant : « Il était un beau prince, et ri et ri, petit rigodon… » — Ah ! je ne veux plus chanter cela. Une princesse au fond d’une tour espère la venue du beau prince… Le beau prince a passé par le pays ; il a passé devant la tour ; la petite princesse est morte de chagrin parce que le beau prince n’a pas trouvé la clef de la tour… Annie, ma chère Annie, est-ce que quand il neige, ce ne sont pas les pleurs gelés des pâles jeunes filles qui tombent des étoiles — des pauvres jeunes filles pleurant le bel amant qui n’est pas venu ? Dites, bonne Annie, est-ce que ce n’est pas la charpie que des petites mains de jeunes filles effilent au fond des étoiles pour panser les blessures de celles qui sont demeurées ?
(Une lampe s’allume dans une des maisons en face.)
» La bonne dame tout à l’heure descendra son chien à la rue, elle le regardera un instant courir dans la neige ; ensuite elle le rappellera. Et, à travers la mince guipure blanche, je verrai la bonne dame passer l’eau sur son thé, ajouter quelques points à sa tapisserie… (Ah ! toujours la même depuis de si longues années !)… puis s’endormir, son petit chien sur ses genoux : ils n’ont pas connu le poids léger d’une chair d’enfant.
(D’autres fenêtres s’allument.)
» Ah ! Des lampes encore ! Des lampes comme des yeux rouges de pleurs ! Des lampes comme des regards d’aveugles derrière la vitre d’un hôpital ! De vieilles gens sans doute, des âmes lasses d’infinies résignations ! D’anciennes douleurs de jeunes filles regardant neiger le silence à travers le cloître de leur cœur. « Il était un beau prince ! Et ri et ri, petit rigodon ! » Pourquoi la triste chanson me revient-elle surtout ce soir ? Pourquoi grelotte-t-elle à la porte comme un vieux pauvre chargé des reliques d’un autre âge ? Il y a si longtemps qu’elle est morte, la princesse : le beau prince sans doute n’en a jamais rien su… Mes mains, séchez les pleurs de mes yeux.
(Sur le pont tout à coup quelqu’un apparaît, un homme dont on n’aperçoit pas le visage à travers la neige et la nuit. Il s’arrête près du crucifix et regarde du côté de la fenêtre. Elle rit.)
» Le voilà, mon prince Charmant… Il y a six ans qu’il passe sur le pont, tous les soirs, à la même heure. J’ignore son nom ; je sais seulement qu’il a des cheveux blancs. Il passe, il regarde ; nous ne nous sommes jamais rien dit. Mes sœurs l’appellent : l’ange des dernières pensées du jour. Et ensuite ce n’est plus qu’une ombre au bout de ce canal… Il s’en ira dans un instant comme il s’en est allé tous les autres soirs.
» Ah ! qui aurait dit, quand nous étions quatre petites sœurs chantant cette antique ballade, qu’un si vieux monsieur s’arrêterait devant ma tour et que je serais la princesse des espoirs qui ne doivent pas se réaliser ! Je ne tiens plus au monde pourtant que par cette charité d’un regard qui se tourne vers ma vitre…
(L’inconnu fait un geste et quitte le pont.)
» Parti ! Et ce geste encore depuis six ans, ce geste dont toujours il semble se résigner et prendre à témoin le ciel de l’impossibilité de franchir la distance qui nous sépare… Il n’y a cependant là qu’une flaque d’eau, il n’y a que les silences d’un peu d’eau qui dort ! Mon cœur est une maison au bord d’un canal, avec une fenêtre derrière laquelle veille mon amour et où se réfléchit le regret d’un passant.
(La nuit est entièrement tombée ; une douceur de sommeil pèse sur la ville. Là-bas, les hautes fenêtres de l’église se découpent, étincelantes.)
» Seigneur, je mêle ma voix à celles de vos humbles servantes… Seigneur, prenez en pitié ma longue peine… Donnez-moi la force de continuer jusqu’au bout ce voile de mariée, afin que, n’ayant pu servir à ma vie, il serve au moins à ma bonne mort… Et vous, mes mains, mes pauvres mains flétries, si, à force de vider les bobines, le fil venait à vous manquer, prenez les lins de mes cheveux, prenez à mes tempes les fils sur lesquels a neigé l’hiver. »
(Elle ferme les rideaux, allume sa lampe et se remet à sa dentelle.)