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La petite femme de la mer

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LA MYSTÉRIEUSE IMAGE

A A. Quantin.

Je possède une image d’un maître inconnu. Des jeunes filles, vêtues de tuniques légères, descendent les degrés d’un escalier de pierre. Il y en a treize, et toutes sont dissemblables et pourtant se ressemblent.

Le sens de leurs attitudes, aussi bien que le secret de leur nombre, longtemps me resta obscur. Je ne savais quel mystère les avait réunies et, comme une guirlande qui se dénoue, les déroulait de marche en marche. Elle avaient la grâce aimable des kharites, et, comme plusieurs étaient musiciennes, elles évoquaient aussi pour moi un concert d’anges et de muses. Mais, même en mêlant le profane au sacré, je ne parvenais pas à comprendre la raison pour laquelle elles étaient treize.

Douze degrés composaient l’escalier ; il partait d’un porche éclatant au bas d’un sombre et grandiose édifice dont les créneaux se détachaient sur un coin du ciel. On eût dit un manoir légendaire bâti dans les âges. Et, ensuite, l’escalier se courbait selon l’arc du zodiaque et, vers les derniers degrés, semblait s’enfoncer dans la nuit. Un cyprès avait poussé là et dissimulait un passage qu’un peu de lumière étoilait seulement vers le fond. Chacun des douze degrés était occupé par une figure, et la treizième ne faisait qu’apparaître par-dessus les autres, dans la clarté du porche. A peine on pouvait reconnaître ses traits sous l’écharpe qui la voilait d’une nuit. D’un geste délicat de ses mains d’enfant, elle l’écartait sur le rire de ses lèvres, et tout le reste du visage demeurait énigmatique. Cependant la bouche ainsi apparue n’était pas sans analogie avec celle de la belle jeune fille qui déjà s’enveloppait des ombres de la douzième marche. Mais l’une avait la fraîcheur d’un cœur de rose ; l’autre, la pâleur triste des violettes sur le point d’expirer. Je ne doutai plus, en y réfléchissant, qu’il n’y eût là un symbole. Sans nul doute, me disais-je, l’hermétique artiste, en leur donnant une semblance de sœurs à peu près pareilles, visiblement resserra autour d’elles les liens d’une famille spirituelle. Mais celles qui séjournent aux degrés supérieurs semblent infusées d’un sang d’aurore ; celles qui descendent les marches finales sont investies déjà d’un signe crépusculaire.

J’observai alors que, très belles et fraternelles par les grâces et la naissance, elles différaient seulement en la nuance de leur âme, joyeuse chez les premières et, à mesure, plus mélancolique chez les autres. Le charme d’innocence dont s’illuminaient les vierges rieuses voisines du grand porche d’or se voilait sitôt que, pour les secondes, commençait de s’accourcir la distance vers le sombre cyprès. Alors naissait le regret de l’antérieure ingénuité. Un amer savoir avait remplacé la céleste ignorance et fanait les roses et les lys. Je remarquai aussi que celles-ci, pour la plupart, tournaient la tête en arrière avec le regard dont on considère fuir une rive heureuse, tandis que les premières regardaient devant elles et, aux cercles extasiés des yeux, paraissaient refléter la clarté d’une illusoire et espérable contrée… Une, dont les pieds charmants s’attardaient sur l’un des degrés vers le temps où l’escalier décrivait sa plus large périphérie, surtout m’émut, car elle n’avait point encore la résignation de celles de ses sœurs qui, déjà, s’étaient engagées dans la courbe étrécie. Son visage était la métamorphose de la vierge en la femme dans la minute frêle où l’âme s’inquiète de ne plus s’ignorer. Une étrange langueur lui faisait les prunelles pâles, et elle semblait avertir celles qui la suivaient d’alentir leurs pas. Toutes cependant s’avançaient d’un rythme égal, réglé selon un ordre divin, et un vent léger autour de leurs attitudes nouait les plis harmonieux de leurs tuniques. Il y en avait qui expiraient leur souffle en de longues trompettes de cuivre ou agitaient des tambourins, et, sans doute, c’étaient des esprits d’amour, de plaisir et de gloire, selon le sens de ces instruments et leurs musiques. Mais un charme mortel captivait celles qui avaient franchi les marches moyennes ; leurs lèvres et leurs mains restaient oisives, désabusées de ces fragiles allégories. Petits pas aériens qui, tout à l’heure, glissiez aux pâleurs nacrées du marbre en foulant la vie parfumée des roses, pas de jeunes prêtresses ou de saintes novices, ô fleurs humaines effeuillées d’un paradis, quel enchantement fatal, à mesure que mouraient les roses, attrista votre marche et l’accorda aux âmes charmantes et désolées qui s’en allaient vers la région des ombres ?

A force de scruter ce mystère, d’abord je me persuadai que l’ingénieux artiste, en cette image ondoyante et subtile, tenta d’exprimer les formes de la passion de Psyché, et toutes les douze étaient Psyché, sur l’escalier de la connaissance, ingénue et déjà moins candide et blessée enfin, saignant sa petite âme qui mourait de trop bien savoir. Mais tous les voiles n’étaient pas levés par cette glose : je ne savais pas la raison qui les fit douze et qui fit la treizième si exquise et renaissante. Ce nombre même, toutefois, à la longue éclaircit ma conjecture. Je ne doutai plus que c’étaient là les Heures, filles du Temps, en leur marche giroyante ainsi qu’autour d’un cadran, et les plus jeunes sortaient de la maison d’éternité, les aînées s’inclinaient vers les limbes cependant que la treizième, voilée et les lèvres rieuses, annonçait le jour qui ne doit point finir.

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