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La petite femme de la mer

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DANS LA FORÊT

A Léon Bazalgette.

Une fois, j’étais dans la forêt, vers le temps de l’aube. J’étais venu pour voir se lever le jour entre les petits chênes. Mais il tomba une pluie d’été : je vis monter au ciel une pâleur grise, elle s’étendit entre les arbres, et ce matin-là, l’espace ne se fleurit pas de roses. Alors, je restai longtemps au pied d’un hêtre à écouter de feuille en feuille ruisseler l’égouttis de l’eau, comme une source qui grésille en sourdant de terre. Et la futaie, dans cette fine musique de la pluie, doucement s’éveilla avec une odeur verte. Un coucou, dans le matin profond, sembla avoir poussé la porte d’une petite horloge et venir jusqu’au bord du cadran et sonner l’heure avec des coups de gosier comme des hoquets. Du côté des vergers, vers le village, un merle répondit et ensuite tous les merles à la fois chantèrent. J’avais oublié que j’étais venu aussi pour tirer des écureuils. En ce temps, je n’allais jamais au bois sans mon fusil. J’aimais cette chair sauvage et parfumée. Et je restai sous le hêtre, goûtant dans la forêt des âges une sensation d’éternité.

Jack n’aboya pas quand parut Mélita. Elle se glissait entre les arbres, toute mince, encore une petite fille d’apparence. Elle arriva comme un joli fantôme du matin, et elle marchait droit sous la pluie, avec un fichu aux cheveux, un bout de tissu bleu qui faisait une tache claire sous les arbres. Je savais qu’il y avait, à la lisière du bois, dans une maison de pauvres gens, une enfant qui dansait et tendait ensuite la main. Mais je ne connaissais pas Mélita, et je la reconnus à cette loque de couleur qu’elle tirait jusqu’à ses yeux.

Enfin elle fut près de moi ; je l’appelai en riant par son nom. Elle me regarda sans surprise. Elle avait un étrange regard d’or, d’un or vert de scarabée. Des bubelettes de pluie brillaient aux mèches de ses cheveux pareils à un bouquet de graminées sèches. Et elle ne m’avait rien dit, elle demeurait devant moi à considérer le foulard rouge que je portais à mon cou.

Jack, à présent, la flairait en remuant son tronçon de queue. Il ne l’avait jamais vue, non plus que moi, et il agitait la queue comme pour une amie.

— C’est bien toi pourtant qu’on appelle Mélita, lui dis-je.

Et j’avais fait un pas vers elle. J’étais très grand à côté de sa petite taille. Elle se mit à rire en découvrant ses dents, des dents claires de bête rongeuse. Et elle ne cessait pas de regarder à mon cou le foulard couleur des premières cerises aigres.

— Tu es beau, me dit-elle, tu es plus beau que les hommes d’ici.

Je touchai ses cheveux mouillés, et ensuite elle s’avança d’un joli mouvement rapide, elle porta la main à mon foulard. Et l’odeur de la terre humide était dans son corps jeune.

— Vois ! dit-elle, quelqu’un m’a donné cette soie.

— Un homme, Mélita ?

Je ne savais pas pourquoi, avec des yeux froids, je lui parlai tout à coup durement. Je savais seulement qu’elle allait quelquefois avec de jeunes hommes dans le bois. Et elle me répondit en fixant sur moi un regard étonné :

— Un homme sûrement.

Je pris sa main dans la mienne et doucement je lui dis :

— Ne crois pas, petite Mélita, que j’aie voulu te causer de la peine à cause de cela.

Je lui souriais. J’étais comme un chasseur plein de ruses dans le hallier. Je ne voulais pas lui montrer que j’avais le désir de son petit corps frais. Mais elle se blottit joliment contre moi en riant. Elle avait la câlinerie d’un animal charmé et je sentais le battement de son sang sous sa peau.

— Je te donnerai mon foulard, lui dis-je.

Elle le palpait entre ses doigts, un point d’or plus clair dans ses yeux de scarabée, et puis elle le détacha elle-même de mon cou, elle en fit une ceinture à ses maigres hanches. Et elle ne cessait pas de me regarder avec défiance comme si elle craignait que je ne lui reprisse ce tissu léger.

— Non, Mélita, ne crois pas cela, lui dis-je.

Elle se rassura et d’un balancement lent, maintenant elle dansait devant moi, ayant défait le foulard et l’agitant dans ses mains comme un drapeau. Et je me rappelai qu’elle dansait ainsi, le dimanche, pour les gens du village, sous les tonnelles. Je ne ressentis plus que du mépris pour cette petite mendiante des routes. Elle tournait sur ses pieds nus ; j’entendais le claquement mou de ses talons sur le sol humide, et sa jupe derrière elle s’évasait comme une large fleur.

— Va-t’en, Mélita. Tu as fait la même chose pour l’homme qui t’a donné ce fichu.

Elle ne tournait plus ; de nouveau, elle venait vers moi et me regardait étrangement.

— Mélita n’aime pas tous les hommes, me dit-elle.

Et ce n’était plus la même enfant hardie ; elle avait un autre regard, et une rougeur légère lui était venue sous les yeux, un petit feu vierge, comme les roses à l’orient du jour. Elle se tenait devant moi, soumise et gauche, à une petite distance. Et encore une fois ce fut moi qui fis un pas vers elle.

— Mélita… Mélita…

Le parfum vert de son corps monta, une odeur sauvage et chaude comme celle des écorces et elle ne faisait pas un mouvement pour s’en aller. Elle se balançait près de moi comme un arbre jeune dans le vent. Elle regardait au loin, dans la direction des derniers chênes. C’était ainsi que la première femme avait dû s’offrir à l’homme dans le matin frais, dans la rosée des herbes. Elle fut tout à coup pour moi la proie chaude et désirable, comme si nous étions venus chacun des limites de la forêt pour nous aimer.

— Mélita…

J’avais mis ma main à ses petits seins droits. Je riais avec un peu de folie ; et enfin, elle m’échappa ; elle se mit à courir devant elle, entre les arbres : je courais aussi. Ainsi nous pénétrâmes sous les chênes ; je voyais toujours ses talons relever le bord de sa jupe. Ensuite, ils retombaient avec ce bruit singulier de la chair nue. Et il me restait un peu de gêne de courir après elle, moi si grand. La pluie avait cessé, il filtrait d’entre les feuilles un tintement léger, la mouillure brillante d’une eau vaporisée à la chaleur du jour. Et puis ce fut le soleil ; tous les oiseaux à la fois chantaient dans les taillis. Le coucou poussa sa petite porte et sonna les douze coups de midi… C’est ainsi que je connus Mélita. Et ce jour-là, je n’avais pas tiré d’écureuil.

Je n’allais pas tous les matins à la forêt : il se passa des jours sans que j’y revins. Quelquefois on me disait que Mélita était venue danser sous les tonnelles, ou bien on l’avait vue entrer dans le bois avec un homme. La dernière fois, c’était Yets, le beau soldat arrivé en permission pour la moisson. Je ne connaissais pas Yets ; je savais que toutes les femmes l’aimaient à cause de ses pantalons rouges. Et Mélita aussi m’avait dit : Il est beau.

Bah ! celle-là ne pouvait résister à la joie de donner de l’amour aux hommes. Elle n’avait pas l’air de savoir ce qu’elle leur donnait si naturellement : elle semblait avoir été mise au monde pour donner du bonheur. Elle était le désir vivant du village. Au fond, je lui en voulais de n’avoir pas gardé pour moi seul la fleur âcre de son corps.

Or, un matin, je m’en allai dans la futaie. Je ne pensais plus à Mélita ; j’avais pris mon fusil pour tirer les écureuils. Mais quand je fus sous le hêtre, je regardai longuement la place où elle avait dansé. Oui, me dis-je, c’est là que ses petits pieds ont tourné pour moi comme ils tournèrent pour d’autres avant moi, comme maintenant ils continuent à tourner pour Yets. Et je n’étais pas triste, je riais plutôt en dedans de moi pour cette étrange destinée d’une petite femme sauvage des bois. Mais voilà que soudain elle arriva par un chemin sous les arbres, un chemin qui venait du bout du monde. Et elle sembla, elle aussi, dans ce moment, arriver du fond de mes pensées, comme une petite présence évoquée, comme si nous nous étions donné rendez-vous dans la futaie.

— Vois-tu, oui, dit-elle, c’est moi !

Elle me dit cela en riant ; elle n’avait plus sur sa tête son fichu de soie fanée ; elle n’avait pas non plus mon foulard autour de sa taille. Mais un collier de grosses perles, rouges comme des sorbes vives, lui donnait un air de petite reine barbare. Je touchai du doigt le collier, je lui dis :

— C’est Yets qui te l’a donné ?

— Oui, Yets est revenu. Il m’a donné ce collier. C’est lui aussi qui, l’autre année, me donna le fichu.

Je l’aurais battue à cause de sa franchise. Je regrettais à présent mon beau foulard : c’était une amie qui autrefois m’en avait fait don. Elle vit ma peine et me mordant gentiment les doigts, elle me dit avec une candeur au fond de ses yeux d’or :

— Yets est venu avant toi. C’était aussi un matin dans la forêt, et il partait moissonner avec les autres. Et puis je l’ai trompé à cause de toi.

Jack, comme la première fois, se frottait à son jupon avec un tortillement joyeux de la queue et ensuite il parut me dire : Pourquoi ne l’as-tu pas revue ? Mais je retirai mes doigts et elle se mit à pleurer.

— Yets est le premier homme qui est venu, me disait-elle à travers ses pleurs. Avant lui, il n’y avait eu personne. Et quand il est parti pour la ville, il m’a donné le fichu.

Elle pleurait si doucement que ma rancune s’en alla.

— O Mélita… Mélita ! Tu es allée dans le bois l’autre jour avec un homme qui n’était pas Yets, ni moi.

Elle me regarda clairement.

— Oui, fit-elle. Mais avec celui-là ce n’est pas la même chose.

— Tu aimes donc Yets ? lui demandai-je.

Une rougeur monta sous ses yeux comme quand je la rencontrai, il y avait de cela des semaines, sous le hêtre. Et elle n’était plus hardie, elle avait les roses ingénues du premier péché.

— Oh ! me dit-elle en regardant vers les derniers arbres au loin, il y a encore quelqu’un que j’aime mieux que Yets…

Je lui entourai le cou de mon bras et elle ne me fuyait plus. Elle mettait ses petits pieds nus à côté de mes lourdes bottes et elle marchait à mon pas, toute chaude d’été et de désir.

— Il y a donc quelqu’un ? dis-je. Et cependant tu ne veux pas me dire son nom ?

— Je ne sais pas son nom, fit-elle simplement.

Et je pensai qu’en effet, elle ne connaissait pas mon nom. Je sus ainsi que c’était moi l’homme qu’elle aimait mieux que Yets. Nous pénétrâmes dans le taillis, et encore une fois elle m’offrit le trésor de sa chair nue, dans le frisson vert des herbes.

Et ensuite je ne revis jamais plus Mélita.

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