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La petite femme de la mer

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LA PETITE FEMME DE LA MER

Il vint sur le môle une étrange et sarcastique figure, un de ces visages équivoques aux yeux hardis, au rire muet, qui vous frôlent du coude et ensuite vous proposent mystérieusement de vous mener vers les tavernes.

Celui-là, on ne le connaissait pas, personne ne l’avait vu descendre d’un bateau et cependant il avait dû arriver à l’heure où les dernières barques enfilent la passe entre le feu rouge et le feu vert.

Il vint donc en sifflant sur le môle parmi les marins qui regardaient au loin la mer, et il examinait les terrasses de la digue au loin. Il avait la courte vareuse bleue et le feutre bossué des matelots après une traversée. Il appuyait son énorme main large ouverte sur un objet qu’il cachait dans sa poitrine et qui, par moments, paraissait remuer.

Un des hommes qui, de leurs prunelles grises et vagues, ne cessaient pas de regarder au large, s’approcha et lui demanda quelle sorte de bête il portait ainsi. L’étranger lui souffla silencieusement au visage un vent qui sentait l’ail et le saucisson d’ours, et puis il haussa les épaules, et il attendait que le premier flot de monde se décidât à descendre sur le môle.

Les tables, sous la tente des restaurants, se vidèrent ; les familles, après le déjeuner du midi, s’en venaient devant la mer aspirer l’air salé. C’était un but de promenade : de la jetée on pouvait voir caracoler les marsouins, danser les balises ou rentrer les chalutiers. La brise aussi soulevait les robes, emportait les chapeaux et détorsait les cheveux : on ne manquait pas de distractions.

Selon les prévisions de l’homme, il arriva d’abord quelques personnes qui s’intéressèrent à la couleur des vagues et ensuite, par petits groupes de vestons blancs et de robes claires, en riant et en échangeant des propos sans rapport avec l’incomparable splendeur de la mer, déferlèrent, simplement parce que c’était l’habitude de venir un instant sur le môle, parce qu’avant eux on l’avait toujours fait ainsi. Et au bout d’un peu de temps, il y eut là comme le noyau d’une foule.

Cependant à peine ils prenaient attention à cette torve figure qui louchait avec insolence du côté des dames et bientôt commença par des signes de leur révéler la présence d’une chose insolite sous sa vareuse. On se défiait plutôt de ce personnage sauré et barbu, au geste cauteleux.

Lui riait toujours de son rire doux, de son rire qui avait le frissement mousseux des écumes mourant sur la plage, comme s’il était sûr que, une fois pris par ce qu’il allait leur montrer, ils ne s’en iraient plus.

A présent de sa main libre il caressait, sous la laine pileuse de sa veste, la forme de l’objet caché que son autre main aux doigts gourds pressait contre lui. Et sa tête aussi se penchait : avec sa face boucanée et lippue, il semblait là-dessous couler en douceur des risettes de nourrice à un poupon, ou bien peut-être, par l’ouverture de sa vareuse, il déversait d’abominables jurons empestant l’ail et le saucisson d’ours, comme son rire.

Alors une première fois il monta un gémissement léger d’enfant, une plainte triste comme en ont aussi les petits chats malades. Oui, quelque chose, dans la poitrine du marin, avait longuement vibré, un cri de vie blessée, une douleur toute frêle et pourtant surhumaine qui, à la réflexion, récusait l’analogie avec l’enfant ou un jeune animal. C’était plutôt une voix lointaine et effrayante comme en a le vent dans les mâts pendant les nuits de l’équinoxe, comme en entend dans sa petite chambre, sous la fixité secourable de sa grande lampe, le gardien du phare. Hou ! Houhou ! Houhou !

Les pauvres pêcheurs qui étaient sur le môle connaissaient bien cette voix d’agonie. Plus d’un l’avait ouïe sangloter dans la bourrasque et s’était signé, se disant que c’étaient les marins trépassés dans l’abîme qui revenaient entre deux vagues. Ils se rapprochèrent : maintenant ils ne regardaient plus la mer devant eux et ils tenaient leurs barbes fermées dans leurs rudes visages.

Lui, le coriace bonhomme, continuait à rire sans bruit avec un plaisir cynique, comme si, en riant, il se fût certifié la joie de faire souffrir une âme quelque part. Il n’avait plus les mêmes yeux ; son regard sauvagement coruscait comme un écueil noir sous la pourpre oblique du couchant.

De nouveau il pencha son mufle crispé par la fente de sa veste, et on vit qu’avec sa main il faisait le geste d’appuyer sur la petite chose mystérieuse. Pour la seconde fois cria cette voix inouïe, cette petite voix qui donnait froid aux os comme si déjà on l’eût entendue pendant un voyage en mer, ou dans une autre vie, ou en songe.

Bientôt le monde afflua ; il s’entassa là, derrière les matelots, de ces visages stupides ou bassement amusés qui participent à la fois de l’inconscience et de la férocité des foules. Et d’ironiques jeunes gens criaient : « Qu’il montre son jouet ! Qu’il le montre donc s’il ne veut pas donner à croire qu’il porte sur la peau une petite chose vivante ! »

Les pêcheurs, les pauvres gens en surcot et en sabots, hochaient la tête ; ils attendaient avec patience ; ils avaient déjà attendu ainsi des jours et des nuits le retour des barques, debout sur le môle, les dents serrées ; et ceux-là savaient bien qu’il n’y a qu’un être humain, une créature en détresse pour pousser un tel cri. Quelquefois cela cessait un peu de temps. Aussitôt la grosse main rude appuyait et encore une fois la voix montait et rendait les marins tout pâles.

Alors l’aventurier d’un beau geste jeta son feutre à ses pieds. Il avait l’air d’un roi des îles avec son teint cuivré, l’astrakan bouclé de ses cheveux et ses bélières d’or aux oreilles. Il regardait avec mépris l’assistance. Maintenant aussi, dans un idiome fleurant le varech et l’iode des mers les plus diversement polyglottes, il annonçait la chose incroyable et à la fois impérieusement montrait son feutre bossué sur les larges dalles du môle.

Une pluie de monnaies s’abattit. Des souffles ardents l’entouraient comme à la procession, dans la fumée des cierges, il en monte derrière la robe argentoyée de Marie, et c’étaient ceux du petit peuple des barques, des bonnes gens qui avaient gardé l’humble foi.

Il arriva donc ceci : l’étranger ramassa sa collecte, la coula dans sa poche, regarda avec un visage livide la foule, et il ne riait plus, ses lèvres tremblaient.

Il se fit un grand silence ; puis, un à un, les boutons de la vareuse sautèrent et, entre la chemise de flanelle et la peau tatouée, blottie au chaud de l’estomac, dans les bouquets de poils de cette mâle poitrine, il apparut une tête de très petite femme aux pâles yeux de fièvre sous de minces filaments de cheveux verts. C’était aussi la gentillesse souffreteuse d’un ouistiti, la candeur étonnée et triste d’une petite femelle de phoque émergeant d’un bassin devant un public de militaires et de bonnes d’enfants avec sa tête ronde et lisse à laquelle il ne manque que des bandeaux.

Oh ! c’était surtout un petit bijou de chairs nacrées comme un coquillage, et tout le prisme des jardins de l’arc-en-ciel dans le miroir d’une lagune au bord de la mer. Un oripeau d’or et de soie l’habillait, un lambeau pasquillé qui, sans doute, autrefois avait miroité aux hanches saccadées d’une danseuse d’Asie.

On n’avait plus envie de rire ; on était pris plutôt d’inquiétude, d’un vague effroi comme devant un prodige, une forme élémentaire et abandonnée, devant un essai où s’était éprouvé le dieu des premiers âges. Les yeux étaient admirables, pareils à de tendres et sensibles émaux couleur d’aigue-marine. On croyait y voir onduler des barques, longuement s’enfler des voiles sur un clair matin de mer. Mais pas de bras, seulement de petits moignons ou des nageoires palmées, de timides et frêles appareils qui avaient la grâce d’un geste d’amour, aux deux côtés des mamelles, de mignonnes mamelles pointues et roses comme les seins d’une toute minuscule Eve vierge. La loque bariolée ensuite s’enroulait et on ne voyait plus rien que le bout d’une chaînette se rattachant aux amples et triples tours de l’écharpe rouge dont ce drôle à face de pirate s’était ceinturé les reins.

Les pauvres pêcheurs étaient arrivés tout près. Avec des bouches tremblantes, avec de la peur et de l’extase dans leurs prunelles immenses, ils se tenaient penchés et regardaient sous la vareuse. Ils n’auraient pas regardé autrement la sainte présence d’une relique. Et tous gardaient le silence, comme en mer quand l’eau devient noire et commence à clapoter dessous les coques.

Un, très vieux, un peu faible d’esprit, avait ôté son bonnet et priait ; personne n’aurait pu dire pourquoi priait cet homme. Et à la fin un autre des pêcheurs fit un pas et voulut toucher la petite chair pâle sous ses cheveux verts. Cependant celui — là, non plus que les pauvres hommes de foi qui l’entouraient, ne doutait ; il avança la main d’un geste dévotieux et timide et tout son corps tremblait. Le louche visage du gabier sur-le-champ verdit comme s’il eût été torturé par la colique ; très vite il referma sa vareuse, mâchant entre ses dents d’obscures imprécations ; et sous la colère de ses doigts de nouveau montait le cri blessé. Ensuite il ramassait son feutre, d’un coup de poing furieux le plantait en travers de sa nuque et déjà avec ses épaules il refoulait le monde et rapidement gagnait l’escalier à l’extrémité du môle. Il n’y eut que les jeunes messieurs spirituels qui de loin l’injurièrent.

Les petits vieux des barques, eux, avaient remis les mains dans leurs poches, le cœur soudain froid, ayant senti qu’une étrange force d’amour liait le diabolique navigateur, une force comme celle qui pour des semaines les faisait partir sur leurs barques et ensuite les ramenait vers les sables, regardant devant eux infiniment.

Le matelot reparut le lendemain et il revint encore les autres jours. Personne, parmi les hommes du port, n’aurait pu indiquer quel navire l’avait débarqué ni de quelle contrée il arrivait. A l’heure de la « belle société », il se campait sur les larges dalles bleues : on ne savait pas autre chose.

Maintenant, avec son rire cynique, il semblait défier les pêcheurs. Ceux-ci jetaient leur sou dans le feutre à côté des pièces blanches. Et puis le camarade, après avoir excité par d’itératifs pincements le petit cri d’agonie, amorçant ainsi la curiosité publique ou peut-être manifestant là un autre sentiment qu’on ignorait, défaisait les boutons de sa vareuse et exhibait la boule de chair pâle aux yeux d’aigue-marine, aux yeux frais, divins comme les premiers miroirs où s’était mirée la vie.

Aussitôt d’anxieux et rapides regards s’y mouvaient, couraient vers les eaux, vers la plainte et l’appel des grandes eaux par delà le môle. Le ruffian alors avec violence tirait sur la chaîne et il obligeait les pauvres yeux, maintenant pareils à des fleurs malades, à de mornes et débiles actinies, à se tourner du côté de la terre.

Les calfats du port, les marins des grands navires, les pêcheurs de la côte à une grande distance à leur tour arrivèrent voir le prodige. Toujours le clandestin personnage serrait les dents, éludant toute allusion à la provenance de cette précieuse fortune. Que leur importait, à eux ! Ils l’aimaient d’une foi profonde comme une idole, comme une petite sainte vierge venue jusqu’à leurs détresses sur la crête des flots. De vieux pilotes affirmaient avoir vu jouer dans les filets d’or et d’argent de la vague, parmi de la criblure d’étoiles, des petites femmes de mer qui avaient de pareils cheveux verts. Quelque part au large, là où n’allaient pas les barques, étaient des îles mystérieuses qu’habitaient ces filles des eaux.

Oh ! comme nostalgiquement, en leurs âmes sans paroles, ils l’adulaient et la redoutaient, la petite sirène, s’entourant de signes de croix comme pour un péché, une tentation, un mirage halluciné, outrés à la fois de ferveur charnelle et mystique devant ses minuscules mamelles d’amour palpitantes de tout l’inconnu de la mer. Il y en avait qui s’en allaient en battant l’air de leurs bras comme des hommes ivres.

Maintenant les pauvres gens des barques étaient sûrs que le goujat, qui si vilainement trafiquait de cette petite créature de douleur, épuisait sur elle de secrets et rageurs sévices. Ils le sentirent pris aux racines par un amour damné. Peut-être il se vengeait de leur culte ardent et naïf, lui entrant par jalouses représailles ses ongles dans la chair, ou bien la tirant par ses cheveux verts avec son horrible rire muet. Et alors, oh ! alors, c’était le cri lamentable, ce cri comme le hiement des poulies dans la nuit des ports, comme le sanglot du vent autour de la fenêtre du veilleur dans la tour du phare. Voilà ce que se disaient ces cœurs simples.

Or, vers la saison des gros temps, le nord-ouest se mit à souffler en tempête ; la mer tout entière passa sur le môle et, dans les soirs, ils partirent, les mains dans les poches, au bout de la grand’rue, regarder si les barques ne rentraient pas.

L’homme, désertant la digue solitaire, les suivit ; il s’abrita sous un porche, et encore une fois ils cessèrent de regarder la mer. C’était un autre cri à présent, un cri aigu et qui ne finissait pas, comme celui d’une femme en folie. A peine, en pesant des mains, il pouvait la retenir, elle faisait d’incessants efforts pour s’élancer vers les eaux.

Alors ils recommencèrent leurs signes de croix : toujours il coulait bas des barques quand cette voix effrayante ainsi criait. Ses yeux aussi avaient pris une fiévreuse et surnaturelle beauté qui vibrait, qui s’agitait comme l’aiguille de la boussole. Un magnétisme l’accordait au pouls de la tempête.

Et puis la grande colère du flot s’apaisa : elle resta pendant des jours toute morte, les prunelles troubles et livides. Et le sinistre forban avait beau la pincer ; elle ne criait plus.

Un jour, comme il avait bu du gin plus que de raison, il s’assoupit sur les dalles trempées d’écumes ; il cuva là un assez long temps le pétulant alcool. Tout à coup le port entendit d’épouvantables clameurs ; les hommes des barques accoururent et l’aperçurent se mangeant les mains, se roulant sur le ventre comme quelqu’un qui est pris du haut mal.

Alors il leur vint à tous une grande peine : peut-être la petite femme de la mer était partie, et ils cherchaient là-bas vers les eaux. Lui, maintenant, se jetait sur eux en blasphémant dans son baroque jargon ; ils ne se défendaient pas et ils le considéraient avec des yeux tristes et résignés.

Du temps s’écoula : il passait des jours entiers assis sur le môle ; on ne savait pas ce qu’il regardait au large de ses prunelles fixes, rongées par le sel. Quelquefois il meuglait comme un cachalot, comme la sirène d’un navire en détresse, ou très doucement, en dodelinant de la tête, il prolongeait un vagissement plaintif de petit enfant malade. Et les pêcheurs avaient remarqué que lui aussi, aux approches de la tempête, à présent poussait d’aigres cris. A l’heure de la marée, quand l’eau commençait à monter sur le môle, un des leurs le prenait sous le bras et le ramenait vers le port. Il serrait toujours contre lui quelque chose qui le faisait rire de son rire sans bruit.

Une nuit de l’hiver, la mer gronda si terriblement que des bergers, dans la dune, à une lieue des côtes, crurent qu’elle arrivait et s’enfuirent par la campagne. On ne revit plus jamais le marin. On supposa qu’il avait entendu une voix et qu’il était parti là-bas d’où la petite femme aux cheveux verts n’était pas revenue.

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