La petite femme de la mer
APRÈS-MIDI D’ÉTÉ
A Cyriel Buysse.
C’est dans une petite ville, vers le temps de la grande palpitation lasse et lourde de l’été. Et j’écris sous les clématites en berceau, parmi la flamme et la poudre d’une après-midi orageuse. Mon cœur bat fortement ; il soulève le tissu léger qui recouvre ma poitrine. Et cependant rien de désordonné, rien qu’un rythme large, immense, comme le vent doux chargé d’aromes floraux, comme la circulation des sèves aux artères du sol, le lumineux frisson des grands nuages immobiles.
Je ne sais plus quand a commencé la journée, je ne sais plus quand je suis venu ici. Je vis une sensation de lointain et d’éternité comme la succession de tous les hommes de ma lignée que mon sang perpétue. Et la maison est une des dernières après les autres de la ville, tout isolée, perdue dans son beau jardin plein d’arbres et d’oiseaux. Mais, moi, je ne suis pas seul : une forme immatérielle se meut au fond de mon être ; peut-être les hommes de mon sang la connurent avant moi. Toute chose future ou passée vit en nous comme notre substance indéfinie. L’Univers retentit dans les plus infimes de nos molécules. Et quand je pense, je ne sais si je pense hier ou demain ; la pensée n’est qu’une équation du temps et de l’espace.
C’est une petite ville dont les habitants s’en vont, l’après-midi, entendre une musique militaire au bois. Alors, il leur vient une âme dans le sommeil las de leurs jours, et cette âme est celle des hommes qui, avant eux, s’en allèrent aussi vers les hauts arbres de la silve.
Nous sommes tous menés par des forces en qui tout recommence. Nous arrivons toujours d’une contrée laissée en arrière et que nous avons oubliée. Nous sommes toujours en marche vers des contrées que nous ignorons. Autour de moi, il n’y a que la vie des feuilles, le stridement d’une sauterelle sous l’herbe, un pépiement de jeunes oiseaux. Un lourd silence tombe du ciel électrique, je m’écoute vivre au fond de moi-même sans paroles et sans idées, comme les plantes et la terre.
Je suis la parcelle infinitésimale, je suis la petite herbe du gazon en qui passe la palpitation des mondes. Je n’éprouve pas le besoin de faire acte de pensée pour savoir que je vis, moi si humble, toute la vie en dehors de moi, dans la continuité des âges et l’étendue des sphères. Je ne suis que l’humble chose, une des parts de la durée et qui, cependant, se sent nécessaire à la vie universelle. En vivant comme le brin d’herbe, en vibrant une seconde du frisson léger d’une feuille à l’arbre, j’accomplis une œuvre qui, dans l’ordre des conjonctions, pèse le poids d’un empire. Et toute vie est la vie totale. Cependant il se peut qu’une convulsion de l’étroite zone où je séjourne tout à coup déchire le sol sous mes pieds et me précipite parmi les ombres.
Maintenant le vent doucement s’élève comme un spasme des plaines par delà le mur. Là-bas sont les moissonneurs hâves et roux. Ceux-là non plus ne savent pas ce qu’ils font ; ils croient seulement couper avec la faucille des épis mûrs ; ils recommencent le geste du premier homme au temps des premières moissons. Et ils sont les auxiliaires divins de l’Œuvre de vie. Ils vont à pas rythmiques dans la houle vermeille, et ils ignorent que le moindre d’entre eux est plus grand sous les astres que tous les Ptolémée. Pourtant il n’est pas plus grand que le lis aux jardins de l’été et l’épi aux champs que rase la faux.
Et puis, je cesse d’entendre le battement du fer sur l’enclumette.
Le vent passe sous les quinconces et ensuite m’arrive avec des sonorités de cuivre, avec des voix héroïques et graves comme si, à l’horizon, dans l’ardent été, une armée partait vendanger la vigne rouge, comme si de beaux meurtriers, des chasseurs d’hommes remuaient des trophées sur les dalles.
Non, ce n’est pas la nuance, il y a moins de gloire et de fracas. Mais peut-être des amis s’en vont là-bas parmi les rumeurs d’un port et là-bas me saluent de longs adieux, les yeux déjà remplis d’une autre terre.
Ames, chères âmes en départ, âmes inconnues et qui cependant, à travers le chant des cuivres, se révélèrent fraternelles ! Elles aussi avec moi marchaient par les chemins du monde. Depuis quel temps, depuis combien de siècles ?
Je sais qu’elles pleurèrent des mêmes peines, je ne sais que cela, et jamais nous ne nous sommes rencontrés. Maintenant, je n’entends plus le friselis des feuilles, le crissement de la sauterelle sous l’herbe, comme une petite faux d’or fauchant du silence.
Mon âme a d’étranges nostalgies.
O cors, trompettes, voix venues du fond d’un songe ! Bruits puissants et doux où passent les âges ! Choses d’éternité ! Alors sans doute je te connus, Toi qui immatériellement, depuis tant de jours, te meus en moi, Toi qui, tout à l’heure, fus sur le point d’être reconnue par mes yeux et dont mes yeux ensuite se détournèrent ! Fantôme ! Esprit ! Nous étions la petite tribu qui en chantant s’en allait sous les futaies. Tu marchais en avant des autres, et je t’ai appelée, et tu n’es pas venue ! Maintenant, une amère soif d’amour me fait mal délicieusement. Quelquefois le vent se tait et puis de nouveau il se cuivre de voix lointaines, étouffées, échos des vies innombrables, palpitation mystérieuse des bois !
Tout ce qu’une musique d’une après-midi de lourd été contient de regrets, de langueurs et de désirs ! La vague intérieure, l’immense flot de la vie se soulève du poids d’une mer captive et retombe. On croit qu’on va connaître enfin l’ignoré de soi, qui sera la délivrance. On est dans un jardin, sous des arbres étouffants, et il y a une fontaine où l’on voudrait boire ; mais l’eau est tarie. On se sent mourir de toujours inutilement espérer et vivre. Cependant on espère. Spasme infini de tout le tourment d’être près de savoir et de s’ignorer ! Et la vie peut-être n’est que ces accords voilés d’une musique très loin et qu’un souffle de vent apporte et disperse !
Encore une fois, la petite faux d’or fauche le silence, et là-bas j’entends marcher aux plaines les moissonneurs. L’âme profonde des cuivres ne s’est plus gonflée dans le vent. O vertige bref d’avoir espéré ta venue, Toi qui te mouvais en ma vie intérieure et n’es pas apparue ! Je te ferai un lit de fleurs où tu reposeras les yeux fermés, tes chers yeux divins dont vainement j’attendis un regard. Et je continuerai ensuite mon chemin, passant solitaire des routes sans fontaines et sans arbres. Je ne t’aurai pas connue.
O voici qu’un long cri vermeil déchire l’air par-dessus le bois comme une agonie blessée, comme le signe d’une résurrection… Et il ne finit pas, il se prolonge comme la douleur d’un monde qui s’éteint, comme la joie d’un monde qui naît. Il s’enfle de toute la joie immense d’une âme qui, tout à l’heure, était enchaînée et salue la Vie. Moi aussi, je veux vivre une éternité de jours et de joie. Apparais, Toi qui n’es encore qu’une ombre et que pressentit mon amour ! Toi qu’à travers les âges je portai en moi ! Je suis celui qui s’avance sous la lumière de l’été.
Et dans la maison voisine, derrière le tremblement des feuillages, une fenêtre s’ouvre, une enfant vient jusqu’au bord et se penche sur le jardin… Elle me sourit avec des yeux clairs. Et je t’ai reconnue, Toi qui vins vers moi des confins de la Prédestination !