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La Save, le Danube et le Balkan : $b voyage chez les Slovènes, les Croates, les Serbes et les Bulgares

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CHAPITRE VIII
SUR LE DANUBE. — LA TRAVERSÉE DES PORTES DE FER.

Le Danube sous Belgrade. — Smederevo. — Baziasch. — Les Portes de Fer. — Babakaï. — Le château de Goloubats. — Drenkova. — La table de Trajan. — La chapelle de la Couronne. — Adah-Kaleh. — Turn Severin. — La Bulgarie.

Le dimanche 6 août 1882, à six heures du matin, après avoir subi, pendant deux heures, non sans maugréer, les innombrables vexations que la police serbe et la douane autrichienne infligent au voyageur, je m’embarquais enfin sur l’Albrecht, un des plus puissants navires de la Donaudampfschifffahrtgesellschaft[31]. Sa machine est d’une force de cent cinquante chevaux ; les voyageurs de première classe ont trois étages à leur disposition : un dortoir analogue à ceux des bâtiments transatlantiques, un salon et une terrasse. Le service et la table ne laissent rien à désirer. M. Kanitz raconte quelque part qu’un boïar valaque à moitié ruiné faisait tous les ans, aller et retour, la traversée de Giurgevo à Orsova pour retrouver pendant quelques jours les jouissances du confort européen. Ce boïar n’avait pas tout à fait tort.

[31] Compagnie de navigation à vapeur du Danube.

L’Albrecht navigue sous le pavillon hongrois, qui depuis le dualisme a remplacé celui de l’empire. Société peu variée et peu intéressante. Allemands, Serbes ou Hongrois, tous portent le même costume et se servent entre eux du même idiome germanique. Pas un seul Turc. On voit bien que le Danube a cessé d’être un fleuve musulman. Je suis, au milieu de cette foule peu bigarrée, le seul représentant de l’Occident latin.

La machine siffle ; le paquebot file, et nous avons bientôt perdu de vue la citadelle et la cathédrale de Belgrade ; lourds bastions, clocher doré, tout s’enfonce en quelques minutes sous l’horizon. Le Danube est peut-être bleu aux environs de Lintz, de Passau ou de Vienne. Ici il roule des eaux jaunes et bourbeuses. Ses rives plates et peu pittoresques sont mal défendues contre les inondations : aussi ne sont-elles guère habitées. Les villes, fort rares, se tiennent à distance respectueuse du redoutable fleuve. Nous naviguons deux ou trois heures de suite sans rencontrer une station, un bateau remontant le courant ou même une barque de pêcheur. Après avoir dépassé l’embouchure de la Temes[32], nous atteignons la ville hongroise de Pancsevo (Pantchevo), dont les clochers s’aperçoivent à l’horizon derrière des bouquets d’arbres. Pancsevo appartient à la Hongrie, mais sa population est en grande partie serbe. Deux ou trois voitures boiteuses stationnent près du ponton désert ; la ville est trop éloignée pour que les habitants puissent se donner régulièrement le plaisir d’assister au passage du paquebot. C’est une excursion évidemment réservée pour les dimanches, et que les bourgeois ingambes peuvent seuls se permettre.

[32] C’est la rivière qui donne son nom à la ville de Temesvar.

La rive serbe est plus élevée que la rive autrichienne, mieux plantée et plus fertile. Elle n’est guère plus habitée. Des osiers, des champs de maïs, des vignobles égayent parfois le paysage, mais l’homme y manque, et avec lui la vie. On ne la retrouve guère qu’en arrivant au petit port de Smederevo. Nos cartes le désignent sous le nom de Semendria. La ville est célèbre par ses vignobles, qui, suivant une tradition assez vague, remonteraient au temps de l’empereur Probus. Son nom et son origine sont également mystérieux. Elle a été certainement colonie romaine, et le château (grad) qui domine le Danube a été élevé sur les débris d’un ancien castellum. Smederevo n’appartient à l’histoire qu’à partir de la période slave. Elle a joué un rôle considérable au moyen âge.

Tel qu’il apparaît aujourd’hui, le château est l’œuvre du despote[33] Georges Brankovitch, qui, d’après une inscription encore aujourd’hui existante, l’aurait construit en 1430. Il a la forme d’un triangle et est flanqué de vingt-quatre tours, la plupart à moitié ruinées. Smederevo se vante d’avoir possédé autrefois le corps de saint Luc. L’examen de cette légende nous entraînerait trop loin.

[33] On appelle despotes les princes serbes qui, après la chute de l’Empire, essayèrent de garder dans certaines provinces une autorité indépendante.

Au quinzième siècle, après la chute de l’empire serbe, Smederevo a été pendant quelque temps la capitale des pays serbes restés indépendants. Tour à tour prise et restituée par les Osmanlis, elle fut définitivement occupée par eux en 1459. Le beg de Smederevo porte dans les documents officiels le titre de seigneur des pays serbes, des sandjaks de Semendria, de Belgrade, du Danube, de la Save et de Syrmie. La ville resta aux mains des infidèles jusqu’en 1805 ; délivrée à cette époque par les compagnons de Karageorges, elle fut reprise par les Turcs en 1813. Mais de 1815 à 1867 ils n’occupèrent plus que la forteresse. Elle faisait partie des six places de guerre (Semendria, Belgrade, Schabats, Kladova, Oujitsa, Sokol) où ils eurent le droit de tenir garnison jusqu’au jour où l’habile diplomatie du prince Michel amena l’évacuation définitive de la principauté. Aujourd’hui, Smederevo n’est plus qu’une échelle pacifique du Danube ; elle fait un grand commerce avec l’Autriche-Hongrie et lui expédie des grains, du bétail et d’innombrables pourceaux.

La station de Kulin sur la rive serbe, celle de Dubravitsa sur la rive autrichienne, n’offrent aucun intérêt. En face de cette dernière ville commence la longue île d’Ostrova, dont les habitants se livrent à la pêche et à la fabrication du caviar. Les derniers contre-forts des montagnes du Banat commencent à se rapprocher du fleuve. A leur pied s’élève la petite ville de Baziasch, l’un des points les plus importants du transit international européen. C’est à Baziasch qu’aboutit le chemin de fer qui rattache le moyen Danube à l’Europe centrale. Le mouvement de cette petite station est naturellement considérable. Elle met Belgrade en communication avec Pesth et Vienne. Le Danube serait trop long à remonter. C’est ici que la plupart des voyageurs occidentaux viennent par les voies les plus rapides gagner le Danube, pour jouir de la traversée des Portes de Fer et se rendre à Constantinople par la ligne de Roustchouk, Varna et la mer Noire. Quand le chemin de fer de Belgrade à Constantinople d’une part, à Pesth et à Vienne de l’autre, sera terminé, Baziasch verra certainement décroître son importance.

Jusqu’ici, la traversée est en somme assez maussade. Le touriste curieux de pittoresque pourrait presque rester dans sa cabine et s’absorber dans la lecture de la bibliothèque du bord. Elle se compose d’un seul et unique volume, un album d’annonces internationales imposé à la compagnie danubienne par je ne sais quelle société de publicité parisienne. De désespoir, je me plonge dans l’étude de mon guide, l’Illustrirter Führer auf der Donau von Regensburg bis Sulina, de M. A. Hebksch. Très-prodigue de renseignements pour tout ce qui concerne le Danube allemand ou purement hongrois, il résume en une vingtaine de pages fort sèches le trajet de Pesth à la mer Noire. On sent qu’il s’agit de pays barbares auxquels le géographe viennois ne s’intéresse que médiocrement. Je trouve dans le Führer d’intéressants renseignements statistiques sur la navigation du Danube. La flottille de la Donaudampschifffahrtgesellschaft ne compte pas moins de soixante-deux paquebots. Leur force totale dépasse quatre mille chevaux. C’est décidément une puissante institution, et l’on comprend que les petits États hésitent à entamer la lutte contre un aussi formidable concurrent. Il y a eu jadis une compagnie de navigation franco-serbe qui n’a point réussi. Son matériel se composait, il est vrai, de quelques mauvais bateaux du Rhône amenés à grands frais par les Dardanelles. Le seul moyen d’affranchir le Danube inférieur du monopole austro-hongrois serait de grouper en un seul faisceau les capitaux des trois États riverains, la Serbie, la Roumanie, la Bulgarie.

Mais ce n’est pas le moment de s’absorber dans ces considérations économiques. L’Albrecht a ralenti sa marche ; un mouvement se produit parmi les touristes, même parmi ceux qui sont les plus blasés sur la navigation danubienne. Nous allons entrer dans les fameux défilés des Portes de Fer. Les collines qui bordent le fleuve deviennent de plus en plus âpres et de plus en plus sauvages. Son lit se resserre, ses flots noirs tourbillonnent en remous tumultueux ; des rochers perfides surgissent du fond des eaux. Pendant les étés secs, lorsqu’elles atteignent leur niveau le plus bas, les voyageurs et les marchandises sont transbordés à la station autrichienne d’Alt-Moldova sur des bâtiments légers d’un faible tirant. Grâce à Dieu, cette corvée nous est épargnée ; les eaux sont assez hautes pour nous permettre de rester sur l’Albrecht jusqu’à la station de Drenkova. Si un trajet plus confortable nous est assuré, en revanche nous sommes privés de la vue des récifs qui, à certaines époques, donnent au fleuve majestueux la physionomie capricieuse d’un torrent.

Aux grandeurs sauvages de la nature, se mêlent ici la majesté des souvenirs historiques et l’attrait mystérieux des légendes. Les Romains ont laissé partout leur empreinte dans ces contrées, Neu-Moldova avait déjà de leur temps des mines célèbres, et des inscriptions nous ont conservé le nom des fonctionnaires qui présidaient à leur exploitation. Le rocher de Babakaï qui émerge du fleuve même par les plus hautes eaux est le sujet de merveilleux récits. Au temps jadis, une jeune et belle Ottomane, Babakaï, se serait laissé enlever par un jeune et bel Hongrois : reprise et ramenée par les janissaires de son époux outragé, elle aurait été attachée à la roche fatale et, nouvelle Andromède, aurait péri sans que personne osât la délivrer. La linguistique nous donne, hélas ! une explication plus prosaïque de ce nom de Babakaï : baba, en turc, veut dire l’oncle, le grand-père, le vieux ; kaï, le rocher. Ce serait tout simplement la roche du vieux ! Les Serbes, eux, ont une troisième explication : baba, femme ; kaj, repens-toi. Elle confirme la légende à sa façon. Elle l’a même peut-être fait naître.

L’entrée du défilé, clef de la navigation danubienne en Orient, devait nécessairement être gardée par des châteaux forts. Sur la rive serbe apparaît la splendide ruine des Goloubats. C’est l’un des monuments les plus importants et les mieux conservés du moyen âge slave. Le Guide en Orient, du docteur Isambert, un livre d’ailleurs très-recommandable à bien des égards, raconte que cette forteresse a été construite par Marie-Thérèse ! Singulière distraction ! Le style du noble édifice indique suffisamment qu’il est bien antérieur à la construction de l’artillerie. Ce ne sont que tours et créneaux. On chercherait en vain des glacis ou des bastions. Le point stratégique est trop important pour que les Romains l’aient négligé. C’est certainement sur les ruines d’un ancien castellum qu’a dû s’élever le fort de Goloubats. On connaît mal ses origines ; durant tout le moyen âge il joue un rôle considérable ; il tombe en 1391 aux mains des Turcs ; les Serbes essayent en vain de le reprendre en 1428, ils sont repoussés après un sanglant combat. Pour tenir en échec Goloubats et protéger l’autre rive, un roi de Hongrie construisit en face le château de Ladislas (Laslovar). Mais les Hongrois ne réussirent pas à déloger les Ottomans du formidable abri d’où ils envahirent plus d’une fois le Banat. Ils l’abandonnèrent d’eux-mêmes vers la fin du dix-septième siècle. Depuis cette époque la ruine est restée solitaire.

Majestueuse et mélancolique, elle profile sur un fond de rochers et de broussailles ses neuf tours et ses longs murs crénelés. Le chemin qui naguère y conduisait n’existe plus ; les ronces défendent les abords et rendent la ruine impénétrable. Elle ne reçoit pas de visiteurs et garde peut-être sous ses murs plus d’un secret. D’après un savant serbe, M. Militchevitch[34], on aurait trouvé aux environs de nombreuses pointes de flèches. En dehors du château s’élevaient encore, au commencement du siècle, un hammam turc (bain) et une mosquée. Miloch les détruisit en haine des souvenirs ottomans. Avec les matériaux qu’on en retira, il fit construire aux environs le village de Goloubats. Toute la contrée est fort riche, dit-on, en antiquités romaines.

[34] Dans son excellente description de la principauté de Serbie. (En serbe, Belgrade, 1875.)

Le nom de Goloubats veut dire colombier ; des légendes assez vagues rattachent à ce nom des légendes amoureuses où des pigeons voyageurs auraient joué le rôle de messagers. Je ne sache pas que la poésie populaire, si riche en récits merveilleux, ait célébré le château ou sa ruine.

Goloubats n’est pas moins célèbre par ses moustiques que par ses souvenirs historiques. Dans le flanc des rochers qui l’entourent s’enfonce une grotte humide et malsaine qui sert d’abri à ces insectes dangereux. Une tradition, peu scientifique, veut qu’ils en soient originaires. La tête d’un dragon tué par saint Georges aurait été jetée dans la caverne, et de ses chairs putréfiées seraient nés les perfides animalcules. Ce qui paraît acquis à la science, c’est que leurs larves se développent dans les cours d’eau marécageux des environs. Ces moustiques (simulium reptans Golubatsense des naturalistes) se multiplient dans des proportions effroyables et étendent au loin leurs ravages. Poussés par le vent, on a vu parfois leurs essaims arriver jusqu’en Moravie. Leurs piqûres, aussi fatales aux hommes qu’aux bestiaux, provoquent une fièvre intense et parfois même donnent la mort. Le seul moyen qu’on ait inventé pour préserver les troupeaux, c’est d’allumer des feux immenses dont la fumée repousse les infatigables parasites. Nous n’avons pas eu l’occasion de faire, même en passant, connaissance avec ces dangereux représentants de la faune serbe.

Sur la rive autrichienne, une route excellente suit les anfractuosités des rochers ; tantôt elle est taillée à vif dans le granit, tantôt elle s’élance sur des viaducs, ou elle s’enfonce sous des tunnels. Ce bel ouvrage d’art porte le nom d’un illustre patriote hongrois, le comte Szechenyi, le véritable créateur de la navigation danubienne. Le bâtiment ralentit sa marche, et la sonde interroge fréquemment le lit du fleuve. Il se resserre entre deux rives abruptes ; à travers la luxuriante végétation qui les couronne, on devine parfois la ruine d’un castellum ; la hauteur des eaux nous dissimule en général les récifs qui embarrassent le lit du fleuve. Elles ne sont cependant pas assez élevées pour que nous puissions continuer indéfiniment notre voyage à bord de l’Albrecht. Le capitaine nous fait annoncer que le transbordement aura lieu à Drenkova. Nous n’avons pas encore trop à nous plaindre, nous continuerons notre voyage sur le Danube. Dans certaines saisons le fleuve cesse d’être navigable à Drenkova, et les voyageurs sont transportés en omnibus jusqu’à Orsova. Nous échappons par bonheur à cet ennui.

La ville de Drenkova se compose de quelques rares maisons abritées à l’ombre des montagnes. Elle doit toute son importance à la station des paquebots hongrois, aux mines de charbon et aux forêts qu’on exploite dans son voisinage. L’opération du transbordement est naturellement longue et pénible. O surprise ! le vapeur sur lequel je monte est une vieille connaissance. C’est l’Argo, l’Argo sur lequel j’ai fait il y a quinze ans le voyage de Sissek à Belgrade, « l’expédition des Argonautes », disait un Allemand qui m’accompagnait alors. Tout un monde de souvenirs endormis se réveille en moi. Il y a quinze ans de cela ! Combien de fois verrai-je une période aussi longue se renouveler dans mon existence ? Salut, vieux compagnon de ma jeunesse ! Qui sait quand nous nous reverrons ? Je te remercie de m’avoir rappelé le printemps de la vie et l’ivresse des premiers voyages.

L’Albrecht cotait cent cinquante chevaux ; l’Argo n’en a que cinquante[35]. Heureusement nous ne sommes pas nombreux, et nous pourrons jouir, sans être trop incommodés, des splendeurs qui nous attendent. Le fleuve tantôt se resserre entre les flancs escarpés des montagnes, tantôt s’infléchit en sinuosités brusques, tantôt s’élargit en un vaste bassin qui semble n’avoir pas d’issues. A certains moments, les parois des montagnes qui nous étreignent dépassent une altitude de 600 mètres. Le grand silence de la nature n’est troublé que par le ronflement de la machine ou par la rencontre bien rare d’une voiture qui file sur la route de Szechenyi. Parfois un aigle noir plane au-dessus de nous.

[35] Le bâtiment qui dessert la Save, de Sissek à Belgrade, est aujourd’hui de quatre-vingts chevaux. Ce chiffre donne une idée de l’augmentation du trafic et des voyageurs pendant ces dernières années.

Nous traversons sans difficulté les passes de Tchatalia et d’Izlaz. Izlaz, en serbe, veut dire sortie ; le nom est exact. Nous débouchons brusquement dans un immense bassin qui a près de deux kilomètres de largeur. Nous avons franchi la petite Porte de Fer. Nous touchons la station serbe de Milanovats. Devant nous, le fleuve semble complétement fermé. Il s’engage par une gorge étroite dans le défilé que les Turcs ont appelé le Chaudron (Kazan). A notre gauche court toujours la route de Szechenyi ; à droite, on reconnaît par endroits celle que les Romains avaient taillée dans la pierre. La roche à pic a été évidée ; la route, surplombée par ces masses gigantesques, n’avait guère qu’une largeur d’un mètre et demi ; on la doublait en ajoutant un plancher de bois qui restait suspendu au-dessus des eaux. Tout en haut plane une frondaison luxuriante ; les chênes, les noyers, les bouleaux élancés, les vignes folles entremêlent dans un fouillis harmonieux leurs verdures glauques, éclatantes ou pâles.

Cette masse d’eau colossale, engouffrée dans le défilé de Kazan, a dû gagner en profondeur tout ce qui lui était enlevé en largeur ; le lit du fleuve, profond de soixante mètres, est plus bas ici que le niveau de la mer Noire. C’est dans le défilé de Kazan, sur la rive serbe, que se rencontre un des monuments les plus curieux de l’époque romaine, la Table de Trajan. Les passagers se pressent sur le pont pour contempler ce vénérable document. C’est une inscription taillée dans la roche vive, au milieu d’un cartouche soutenu par deux génies en bas-relief :

IMPERATOR CÆSAR DIVI NERVÆ FILIUS
NERVA TRAJANUS AUGUSTUS GERMANICUS
PONTIFEX MAXIMUS TRIBUNITIÆ POTESTATIS QUARTUM
PATER PATRIÆ CONSUL QUARTUM
MONTIS ET FLUVII ANFRACTIBUS
SUPERATIS VIAM PATEFECIT[36]

[36] Les dernières lignes sont à moitié effacées. M. Mommsen lit ainsi la fin de l’inscription :

MONTIBUS EXCISIS, AMNIBUS
SUPERATIS VIAM PATEFECIT

« L’empereur César, fils du divin Nerva, Nerva Trajan Auguste Germanicus, grand pontife, tribun pour la quatrième fois, père de la patrie, consul pour la quatrième fois, a dompté la montagne et le fleuve, et ouvert cette voie. »

La Table de Trajan est malheureusement sans cesse endommagée par la fumée des feux que les pêcheurs allument sous le rocher qui la surplombe. Le gouvernement serbe, qui possède ce rare monument, a jusqu’ici négligé de prendre les mesures nécessaires pour assurer sa conservation. Il serait à souhaiter qu’un grillage fût établi devant lui pour le mettre à l’abri des atteintes des curieux ou des ignorants. Une société d’archéologie est, dit-on, en train de se fonder à Belgrade. Je lui recommande ce trésor.

Après les souvenirs de l’antiquité, ceux du présent. La Chapelle de la Couronne, située sur le sol hongrois, près d’Orsova, rappelle un des plus dramatiques épisodes de l’histoire des Magyars. Ce petit édifice octogonal, en style byzantin, s’élève au bout d’une allée de peupliers qui aboutit au fleuve même. Il indique l’endroit où furent enterrés, en 1849, les insignes royaux si chers au patriotisme hongrois. La couronne de saint Étienne est pour eux le symbole sacré de leur droit historique ; le souverain qui n’en a point été solennellement investi par le primat du royaume ne saurait être un roi légitime. En 1848, quand le gouvernement révolutionnaire dut quitter Pesth et se réfugier à Debreczen, il emporta les insignes du couronnement, pour les empêcher de tomber aux mains de François-Joseph. Après l’asservissement de la Hongrie, un certain nombre de patriotes s’enfuirent en Turquie. Ils emportèrent avec eux le trésor national. Craignant de le perdre ou d’être arrêtés au passage du Danube, ils l’enterrèrent au-dessous d’Orsova, dans une plaine marécageuse. Ils gardèrent bien leur secret, et pendant longtemps la nationalité hongroise pleura, avec la perte de ses libertés, celle des reliques augustes qui en étaient le symbole. Retrouvées au bout de quelques années, elles furent réintégrées à Pesth, et ont servi en 1868 au couronnement de ce même François-Joseph que la Diète hongroise avait naguère déclaré déchu du trône de saint Étienne. Les Hongrois ont pour ces insignes une superstitieuse vénération. L’une des plus hautes sinécures du royaume, c’est celle de gardien de la couronne.

La chapelle est située à côté de la petite ville d’Orsova ; c’est la tête de ligne d’un chemin de fer qui met le Danube en communication avec Temesvar, Buda-Pesth-Vienne, d’une part, Bucharest, de l’autre. C’est à Orsova que descendent les voyageurs qui vont chercher le repos et la santé aux eaux sulfureuses de Mehadia. Les bains d’Hercule, déjà connus des Romains, régulièrement exploités sous la domination ottomane, sont encore fort à la mode aujourd’hui, surtout parmi les habitants des États danubiens.

Nous longeons l’ancienne île turque d’Adah-Kaleh, qui a joué un certain rôle dans les luttes entre les Autrichiens et les Osmanlis. Léopold Ier y avait construit une forteresse appelée le Nouvel Orsova, dont les débris subsistent encore aujourd’hui. Tour à tour prise et reprise par les deux belligérants, l’île avait été, par le traité de Sistova (1790), définitivement cédée à la Porte ottomane, qui y avait établi une forte garnison. Elle surveillait à la fois le défilé des Portes de Fer, l’Autriche, la Roumanie et la Serbie. Pendant les guerres de l’indépendance, les Serbes n’eurent pas l’occasion de s’emparer de l’île, et la petite garnison resta en quelque sorte suspendue entre la rive serbe et la rive autrichienne, colonie lointaine et hasardeuse de la mère patrie musulmane. En mai 1878, l’Autriche profita des embarras de la Porte et mit sans façon la main sur l’îlot isolé. Il est resté peuplé de musulmans qui vivent désormais sous le pavillon de l’Empire. En face, sur la rive serbe, s’élève le vieux fort d’Élisabeth, naguère construit par les Autrichiens, aujourd’hui abandonné.

Un peu au-dessous d’Orsova commence la frontière roumaine. Le fleuve, étranglé par les contre-forts des Carpathes, décrit ici ses méandres les plus capricieux. Il se dirige tour à tour vers le nord, puis vers le sud-est, puis brusquement à l’ouest, et se replie sur lui-même comme un serpent. Un canal qui couperait la côte serbe de Dolni Milanovats à Brza Palanka abrégerait le trajet des trois quarts. Le voyageur y gagnerait en célérité et perdrait peu en pittoresque. La Porte de Fer inférieure (Dolni Demir Kapou) est plus périlleuse que la précédente, mais moins grandiose d’aspect. Le fleuve n’est plus encaissé entre des rives abruptes. Il coule sur un lit de récifs et acquiert une rapidité redoutable. Les hautes eaux nous dérobent la vue de la plupart des rochers, bien connus d’ailleurs des pilotes et des capitaines. Nous glissons, sans avoir conscience du péril, au milieu de ces obstacles dissimulés. Nous entrons, sans secousse et sans émotion, dans les régions sereines où le Danube déroule ses eaux jaunâtres entre les basses plaines de la Valachie et les côtes ondulées de la Serbie. Parfois un village de pêcheurs égaye la solitude du paysage par la couleur vive de ses toits rouges. Sur la rive valaque, la voie ferrée d’Orsova à Turn Severin atteste seule la présence de l’homme. C’est dans ces régions qu’avait été construit le fameux pont reproduit sur la colonne Trajane. Je n’en ai aperçu aucun débris.

A sept heures du soir, l’Argo jetait l’ancre en face de la ville romaine, aujourd’hui roumaine, de Turn Severin. Là nous attendait le François-Joseph, un paquebot de cent cinquante chevaux, qui descend le Danube jusqu’à son embouchure. Mais dans ces pays d’Orient, le temps n’a pas encore la même valeur que chez nous. On ne voyage point la nuit. Nous avons donc toute facilité d’aller passer la soirée à terre pour jouir des divertissements variés qu’une sous-préfecture valaque peut offrir au touriste. Ce n’est pas sans une certaine émotion que je me risque sur la passerelle. Depuis mon séjour à Belgrade, j’ai une sainte horreur du gendarme. J’ai toujours peur qu’un policier n’ait, comme à Belgrade, l’idée de confisquer mon passe-port et de ne me le rendre que quarante-huit heures après. Je me risque cependant ; je mets les pieds sur le sol roumain ; personne ne daigne s’apercevoir de ma présence. Ce dédain me semble presque humiliant.

Turn Severin étale sur un plateau qui domine le fleuve ses places gigantesques et ses rues colossales. Les maisons sont blanchies à la chaux, les églises badigeonnées de même ; le tout forme un ensemble sans grâce et sans caractère. Par malheur, je n’ai point prévu cette station en pays roumain : je n’ai emporté ni dialogues, ni vocabulaires. Ma conversation se trouve réduite à un stock de mots très-insuffisant. Je me livre, pour acheter des timbres-poste, à un prodigieux effort de combinaisons philologiques. Cela se dit tout simplement timbri. J’avais pensé à tout, excepté à cette forme-là. En Orient, plus on s’éloigne de la France, plus on s’en rapproche au point de vue linguistique. En Bulgarie, je me suis longtemps cassé la tête pour savoir comment les Bulgares pouvaient bien appeler une gare de chemin de fer. Ils disent tout simplement gara-ta !

C’est un samedi soir ; je vois toute la foule se précipiter vers la grande place. Je la suis, pressentant quelque chose d’extraordinaire. En effet, il y a une retraite militaire en musique. La bande se compose d’une cinquantaine de soldats poudreux et basanés ; elle est commandée par un grand diable à barbe rousse, un Allemand, peut-être un Tchèque. Le costume de ses hommes est des plus simples : blouse de grosse toile grise, pantalon pareil, un petit bonnet bleu. Voilà un pays où il est facile de transformer des paysans en militaires. Il a été longtemps de bon goût de ne pas prendre au sérieux l’armée roumaine ; elle a gagné ses éperons pendant la campagne de 1877, et personne aujourd’hui n’oserait contester sa vaillance. Les petits musiciens que je suis dévotement par la ville ont un air martial et résolu ; ils jouent fort juste, ce qui ne gâte rien.

Jusqu’à l’issue des Portes de Fer la navigation du Danube est peu animée. Son cours est semé d’obstacles, et les escales y sont rares. A partir de Turn Severin, le fleuve commence à se peupler : Viddin, Lom Palanka, Nicopoli, Sistova, Roustchouk, sur la rive bulgare ; Turn Severin, Kalafat, Turnu Magurelli, Giurgevo, Galatz, sur la rive roumaine, sont des places commerçantes dont le trafic est considérable. Les pavillons roumains, bulgares, grecs et russes flottent gaiement au soleil. Le pavillon serbe est fort rare ; la Serbie possédait autrefois un paquebot à vapeur, le Deligrad ; il est actuellement en réparation à Pesth. On comprend que la conférence de Londres n’ait pas voulu considérer le petit royaume comme un état danubien.

Le dernier port de la côte serbe est celui de Kladovo. Là, sur les ruines d’un castellum romain, les Turcs avaient construit le fort de Fetislam, le défenseur de la foi. Ce nom est resté dans la langue serbe sous la forme slavisée de Svetislav. Une inscription turque qui existe encore aujourd’hui compare le château à un paradis. « Ce sont façons de parler ordinaires en ce pays-là », dit le Covielle de Molière qui avait l’habitude des mamamouchis. Les « mamamouchis » sont partis depuis 1867, et si l’islam ne compte plus que sur la forteresse de Kladovo pour le défendre, ses destinées sont fort compromises.

Nous quittons la côte serbe après avoir dépassé l’embouchure du Timok. La Bulgarie commence ; ses rives plates ne sont guère plus habitées que celles de la Serbie. Elles portent encore l’empreinte de cette domination musulmane qui ne les a quittées que depuis quelques années. La première ville bulgare que nous rencontrons, Viddin, a la physionomie d’une cité orientale. Les pointes élancées des minarets luisent encore au soleil ; les hommes coiffés du turban, les femmes voilées du yachmak ne sont pas rares dans la foule bigarrée qui se presse aux abords du ponton. Quelques hôtels sordides perchés sur la berge (il n’y a naturellement point de quai) donnent une idée peu favorable de l’hospitalité qui attend le voyageur. Le long du fleuve s’étendent les remparts de la forteresse où le pacha Pasvan Oglou tint naguère en échec toutes les forces de l’empire ottoman. La décomposition de cet empire avait commencé bien avant le dix-neuvième siècle ; le pachalik indépendant de Viddin, tel que Pasvan Oglou l’avait constitué au siècle dernier, représentait presque la principauté actuelle de Bulgarie[37]. Les murs d’escarpe et les parapets de la forteresse portent encore la trace de nombreuses blessures que la ville reçut pendant la dernière guerre.

[37] Consulter sur Pasvan Oglou les mémoires de l’évêque bulgare Sofroni ; je les ai traduits dans le volume de Mélanges orientaux, publié par l’École des langues orientales à l’occasion du Congrès de Leyde. — Paris, Leroux, 1883.

En face d’elle, sur la côte roumaine, se dresse la ville roumaine de Kalafat ; elle domine Viddin, et pendant la campagne de 1877 elle l’a bombardée sans pitié. Un corps d’armée roumain finit par assiéger la ville, mais il n’eut pas l’honneur de s’en emparer. L’armistice conclu à Andrinople en 1878 prescrivait que Viddin serait évacuée par les Ottomans. Elle fut alors occupée par les Russes, qui l’ont remise ensuite aux Bulgares. Le traité de Berlin oblige les nouveaux possesseurs à démolir les fortifications. Ils s’acquittent lentement de cette besogne et se servent des matériaux qu’ils en tirent pour construire des écoles.

C’est à Viddin, dans cette ville naguère si franchement musulmane, que j’aurais été curieux d’observer les premiers résultats de l’émancipation des chrétiens. Mais elle est entourée de marécages malsains, et il faut bien se garder de débuter en Orient par une attaque de fièvre danubienne. Je sacrifiai donc Viddin, non sans regret, me réservant d’aborder en Bulgarie par l’escale de Lom Palanka, qu’une route assez fréquentée relie à Sofia, la capitale de la nouvelle principauté.

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