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La Save, le Danube et le Balkan : $b voyage chez les Slovènes, les Croates, les Serbes et les Bulgares

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CHAPITRE XII
DE SOFIA A PHILIPPOPOLI.

Le brigandage. — La grand’route. — Ichtiman. — Tatar-Bazarjik.

Pendant mon séjour à Sofia, j’avais eu d’abord l’intention de visiter en détail la Bulgarie du Nord ; je comptais me rendre par Orkhanié à Plevna, de là à Tyrnovo, l’ancienne capitale, enfin à Roustchouk, où j’aurais rejoint le chemin de fer de Varna. Plusieurs circonstances me décidèrent à changer d’itinéraire ; d’abord, — je l’avouerai, dût-on m’accuser de lâcheté, — la difficulté des voyages, l’organisation défectueuse des postes, les fâcheux renseignements que je recueillis sur l’état des auberges où j’aurais à demander l’hospitalité. J’étais venu avec l’intention de faire une excursion en Bulgarie ; il s’agissait maintenant d’une expédition pour laquelle je n’étais pas outillé, et qui réclamait plus de temps que je n’en avais à ma disposition. Par-dessus le marché, le journal officiel annonçait que des bandes de brigands turcs avaient paru dans un certain nombre de districts de la principauté. Chaque jour des télégrammes nous apportaient le récit de leurs exploits[42]. Une partie de la principauté était mise en état de siége ; les ministres de l’intérieur et de la guerre, deux généraux russes, qui devaient savoir à quoi s’en tenir, m’engageaient à être prudent et à ne point m’aventurer au delà d’un certain rayon. On m’offrait, il est vrai, une escorte de gendarmes, mais je n’aime point voyager en si pompeux équipage. Certains de mes amis, — des libéraux bien entendu, — m’engageaient à ne prêter foi ni aux télégrammes officiels ni même aux assurances des membres du gouvernement. « Le brigandage n’était, disaient-ils, qu’une manœuvre électorale » ; si l’on proclamait l’état de siége dans certains districts, c’était uniquement pour avoir un prétexte de peser sur les populations à la veille des élections qui devaient renouveler l’Assemblée nationale.

[42] Ces exploits n’ont pas encore cessé au moment où j’écris ces lignes.

Brigandage à part, il n’est pas toujours commode pour un touriste isolé de voyager en Bulgarie. Le paysan est méfiant ; il flaire dans tout étranger qui vient pour étudier le pays un espion, un agent anglais ou autrichien. Peu de temps avant moi, un Russe de mes amis était allé flâner au pied des Balkans ; il portait, pour se garantir du soleil, un chapeau à double visière de mode britannique et était muni de la carte de l’état-major autrichien. Des paysans l’avaient arrêté : « Tu es un espion, lui disaient-ils, tu portes un chapeau anglais et tu as dans ta valise des papiers allemands. » Que répondre à cela ? Le Russe eut grand’peine à se tirer d’affaire. Toutes réflexions faites, je me décidai pour une excursion à Philippopoli. Il n’était d’ailleurs pas sans intérêt de visiter, l’une après l’autre, les deux capitales, et d’étudier tour à tour la situation du peuple bulgare dans la principauté vassale et dans la Roumélie autonome.

De Sofia à Philippopoli, les communications ne sont guère plus aisées que de Sofia au Danube. Les postes des deux États ne correspondent pas entre elles ; il faut, bon gré, mal gré, recourir à l’industrie errante des arabadjias et coucher deux fois en route : la première à Ichtiman, la seconde à Tatar-Bazarjik, où l’on rejoint le réseau des chemins de fer ottomans qui dessert Philippopoli, Andrinople et Stamboul. Le voyage est médiocrement intéressant.

Au sortir de Sofia, la route s’élève lentement, laisse à gauche un grand cimetière musulman, planté de pierres non dégrossies, et passe entre deux mamelons couronnés de redoutes construites par les Turcs lors de la dernière guerre. Elles n’ont d’ailleurs servi à rien ; le Balkan une fois tourné par Gourko, elles sont tombées sans coup férir aux mains des Russes. A droite, le mont Vitoucha élève sa croupe disgracieuse et pelée. A ses pieds, les monastères de Dragolevci et de Bojana se dissimulent derrière des massifs de verdure. J’ai visité celui de Dragolevci ; il possède une église, ou plutôt une chapelle bulgare du quinzième siècle. Elle est ornée de fresques assez curieuses, malheureusement gâtées par l’humidité. Tout le personnel du couvent se composait d’un unique moine qui paraissait mener une vie assez douce ; en son absence, les domestiques nous offrirent une hospitalité qui ressemblait peu à celle de l’abbaye de Thélème.

A dix kilomètres environ de Sofia, on franchit l’Isker, un torrent fougueux en hiver, presque sec en été ; c’est l’Œcus des anciens. On l’a longtemps rattaché au bassin de la Maritsa ; on a découvert qu’il traverse le Balkan dans une gorge fort pittoresque, mais inaccessible aux humains, et qu’il va se jeter dans le Danube au delà de Nicopoli. Derrière le mont Vitoucha apparaît le Rilo, célèbre par son monastère, qui a été pendant des siècles le sanctuaire inviolé de la religion orthodoxe et de la nationalité bulgare. A l’horizon bleuit la masse imposante du Rhodope, où vivent encore aujourd’hui les Bulgares musulmans, les Pomaks. C’est chez ces Pomaks qu’un patriote trop ingénieux a prétendu retrouver la légende d’Orphée mise en vers bulgares.

La route que nous suivons a vu passer bien des peuples et bien des armées. C’est elle qui allait jadis de Byzance à Singidunum ; le chemin de fer qui doit la suivre réunira prochainement Belgrade à Constantinople. Elle est bordée de nombreux tumuli dont Hérodote constate déjà l’existence ; là reposent les anciens peuples de la Thrace. Une route romaine, dont on reconnaît par endroits le pavage, est encore nommée route de Trajan. Nous retrouvons plus loin le souvenir du grand empereur ; après tant de siècles, il semble encore planer sur ces contrées.

Cette plaine de Sofia est d’ailleurs aussi nue que celle qui s’étend du Danube à la Stara Planina ; les terres sont peu cultivées ; la plupart restent en jachères ; les arbres fruitiers semblent inconnus. Les villages sont fort éloignés de la grand’route, qui semble vouloir les éviter systématiquement. Des paysans groupés autour d’une meule en construction animent pour un instant le paysage morne et silencieux. Parfois, d’un groupe une fillette se détache, court à la tête du cheval et l’asperge d’une poignée de grains. C’est un symbole de prospérité, une sorte de bénédiction mythique léguée par le paganisme. La cérémonie se termine, bien entendu, par la demande d’un léger bakchich que le voyageur ainsi béni aurait mauvaise grâce à refuser. Le mot bakchich est un de ceux que les Turcs ont négligé d’emporter ; il restera longtemps dans le pays, même, je crois, après que les anciens dominateurs auront repassé l’Hellespont. Cette manière de le réclamer est d’ailleurs naïve et gracieuse.

La route traverse les villages insignifiants de Ieni-Han (la Nouvelle Auberge) et de Vakarell. C’est à Vakarell, à 800 mètres d’altitude environ, que se trouve la ligne de partage des eaux de la mer Noire et de l’Archipel. Un poste de gendarmes rouméliotes nous annonce la frontière de l’autonomie ; c’est ainsi que les Bulgares désignent la province (autonomia-ta), par opposition à la principauté. Quelques vignes commencent à apparaître sur les coteaux. Nous descendons dans la plaine d’Ichtiman. Ici se trouve la douane de l’empire ottoman. Le service en est fait, bien entendu, par des employés bulgares, polis et convenables, et moins faciles à corrompre que leurs collègues osmanlis. Mon passe-port français est examiné pour la forme par un bon gendarme qui, bien entendu, n’en déchiffre pas un traître mot. Le premier édifice qui frappe les yeux, en entrant dans le village, c’est l’école. Elle est toute neuve et bien bâtie. Malheureusement, nous sommes dans la saison des vacances ; il eût été intéressant d’assister à une classe bulgare. Les Turcs ont aussi leur école auprès de la mosquée ; c’est cette éducation confessionnelle qui rend toute conciliation impossible entre les chrétiens et les musulmans. Le village, sauf quelques édifices publics, est construit tout entier en bois ; au milieu de la rue principale se groupent deux ou trois hans qui s’intitulent fièrement hôtels. Celui d’Italie est bien supérieur à celui de Klisoura, qui m’a laissé de si mauvais souvenirs. Il possède jusqu’à trois chambres, qui donnent sur une salle à manger assez propre. L’usage des draps blancs est encore inconnu, et il est plus prudent de coucher sur les chaises que dans les lits ; mais la salle commune est ornée d’un lavabo auquel les voyageurs peuvent faire successivement leurs ablutions. On peut même obtenir un semblant de dîner. Sur une table traîne un registre graisseux où les touristes inscrivent leurs noms et leurs pensées. Quelque joyeux Gaudissart a passé par là, et a noté dans un langage imagé le souvenir de ses insomnies et des causes qui les ont provoquées. La plupart de ces certificats sont en grec. On commence à sentir l’approche du monde hellénique ; notre hôtesse est Grecque, et la Sphaira d’Athènes est le seul journal où le voyageur affamé de nouvelles puisse apprendre les destinées d’Arabi-Pacha.

Ichtiman est vite vu. La rue principale, — qui est en même temps la grand’route, — est d’une propreté suffisante ; les ruelles latérales sont de véritables cloaques. Les maisons des paysans sont généralement situées au milieu d’un enclos formé de clayonnages plus infranchissables que des murs. Sur certaines de ces palissades est fiché un crâne de cheval qui sèche et blanchit au soleil ; la tête du noble animal passe pour détourner les maléfices. Une superstition analogue se rencontre en Moldavie et même en Allemagne. Un conte de Boccace nous atteste qu’elle n’était pas inconnue dans l’Italie du moyen âge.

L’église orthodoxe se dérobe, comme toujours, dans un enclos isolé. Le portail et la muraille, qui regarde l’ouest, sont décorés de fresques curieuses représentant des scènes de l’Ancien Testament. Elles sont peintes avec une naïveté qui n’exclut pas une audacieuse fantaisie. Il y a loin de cet art tout matériel à celui d’un Fra Angelico.

Un peu au delà d’Ichtiman nous rencontrons le petit hameau de Kapudjik[43]. C’est là que s’élevaient autrefois les fortifications romaines qui gardaient l’entrée des plaines fertiles où coule la Maritsa. C’est là que se dressait l’arc de triomphe connu sous le nom de Porte de Trajan. Il existe encore des vieillards qui ont vu cette ruine auguste ; elle a été rasée en 1835 par Chozrev-Pacha, un Turc qui passait pour civilisé. L’altitude du défilé est peu considérable, mais la route est fort inégale et bordée de ravins escarpés ; la végétation est en général maigre, et l’ensemble est bien inférieur à celui du col de Ginci. Blanqui déclare avoir passé ici « la grande et formidable barrière du Balkan » et décrit ces régions avec une sorte de terreur. Il est vrai qu’elles étaient en ce temps-là infestées de brigands. La chaussée a sans doute été améliorée depuis 1840 ; quant aux brigands, ils ont complétement disparu. Nous n’avons rencontré que de paisibles bergers bulgares. A diverses reprises nous avons aperçu les débris des travaux entrepris avant la dernière guerre pour la construction du chemin de fer de Belgrade à Constantinople : des remblais à moitié écroulés, des pierres taillées et non assemblées, des monceaux de rails rongés par la rouille. Dieu sait quand ces travaux seront repris ! En tout cas, il y aura ici de sérieuses difficultés à vaincre.

[43] En turc, la Porte.

Le défilé une fois franchi, l’immense plaine de Roumélie se déroule devant nos yeux. La vigne et les arbres fruitiers commencent à paraître ; une brise chaude annonce l’influence du climat maritime succédant brusquement au climat continental. A en croire mon compagnon de voyage, un jeune et intelligent Bulgare du Midi, la Roumélie serait le paradis de sa nation. La terre y serait plus fertile, la population plus dense, les hommes plus intelligents, la civilisation plus avancée que dans la Bulgarie du Nord. Je m’abandonne à des illusions qu’une halte un peu longue au premier village a bientôt, hélas ! dissipées.

Ce village est celui de Vetrena, que les anciennes cartes désignent sous le nom turc de Ieni-Keui. Lamartine y tomba malade à son retour d’Orient et y resta près d’un mois. C’est là qu’il découvrit l’existence des Bulgares et qu’il eut l’occasion d’apprécier leurs solides qualités : « Le pays qu’ils habitent serait bientôt un jardin délicieux, écrivait-il, si l’oppression aveugle et stupide de l’administration turque les laissait cultiver avec un peu plus de sécurité. Ils ont la passion de la terre. Ils méprisent et haïssent les Turcs ; ils sont complétement mûrs pour l’indépendance et formeront, avec les Serbes leurs voisins, la base des États futurs de la Turquie d’Europe. » Paroles prophétiques que les diplomates du congrès de Berlin ont peut-être trop oubliées !

Lamartine, malgré sa longue et douloureuse maladie, n’a point gardé rancune à Ieni-Keui ; il déclare que c’était « un ravissant séjour d’été ». Je l’ai traversé précisément au mois d’août, par une chaleur étouffante ; je l’ai trouvé fort laid, et je lui ai en vain cherché les charmes que lui prêtait l’imagination du poëte. Le moindre hameau du pays de Caux est cent fois plus « ravissant ».

La plaine de Roumélie s’étend maintenant à l’infini devant nous ; à l’ouest émergent les masses sombres du Rhodope ; dans la vallée commencent à scintiller les eaux argentées de la Maritsa. La chaussée est assez bien entretenue, mais raboteuse ; le plus souvent l’arabadjia fait passer son attelage sur les jachères qui bordent la route. Et ce sont sans relâche des tumuli verdoyants sous lesquels dorment les peuples des temps anciens ! Il semble que ce pays soit un cimetière de nations. Quand les Russes ont occupé la Bulgarie, ils ont eu le tort de ne pas se faire suivre, — comme nous en Égypte, — d’une expédition scientifique. Bien peu de ces monuments primitifs ont encore livré leur secret ; et les Bulgares, à peine sortis eux-mêmes des ombres de la mort, ont aujourd’hui bien autre chose à faire que de fouiller des tombeaux.

Tatar-Bazarjik nous apparaît enfin au milieu des saules et des peupliers. C’est moins une ville qu’un grand village ; sur les bords de la Maritsa, des troupeaux de buffles et de pourceaux se vautrent dans des mares fétides. Un campement tsigane est installé sous les arbres et fait la cuisine en plein air. Sur une aire soigneusement aplanie, de solides paysans font fouler les gerbes de blé par les pieds de leurs chevaux. L’usage des fléaux leur est complétement inconnu… Tout à coup un sifflet de locomotive se fait entendre. Nous allons donc rentrer en Europe.

L’arabadjia nous annonce que la ville possède un nouvel hôtel très-distingué. Il traverse la ville au galop et nous dépose à l’Hôtel de la Maritsa, à l’angle même du pont qui franchit le fleuve illustre, mais fangeux, où roula jadis la tête d’Orphée :

… Marmorea caput a cervice revulsum
Gurgite cum medio portans Œagrius Hebrus
Volveret, Eurydicen vox ipsa et frigida lingua,
Ah ! miseram Eurydicen anima fugiente vocabat,
Eurydicen toto referebant flumine ripæ[44].

[44] Géorgiques, livre IV.

A quinze ans, quand je lisais Virgile, je me figurais autrement le fleuve sacré. Ce n’est, hélas ! qu’un cours d’eau bourbeux, où roule une onde jaunâtre, et qu’on peut presque traverser à pied. De l’autre côté du pont, sous les grands saules, des tentes sont dressées : c’est la petite armée rouméliote qui s’exerce aux manœuvres d’été. J’ai visité ce camp et l’ai trouvé fort bien tenu ; les soldats, vêtus de blanc et coiffés du kalpak bulgare, ont aussi bonne mine que leurs camarades de la principauté.

En voyant arriver une araba, deux voyageurs et la voiture de bagages qui nous suit depuis Sofia, le handjia, pardon ! l’hôtelier, se précipite et s’empresse de nous faire les honneurs de son établissement. Comparé à celui d’Ichtiman, c’est presque un palais. Il est tout nouvellement construit, blanchi à la chaux, et paraît fort propre au premier aspect, mais c’est toujours un han, ce n’est pas un hôtel. Les chambres sont groupées autour d’une grande pièce centrale qui sert de salle à manger : « C’est ici que se réunit la bonne société de Tatar-Bazarjik, nous dit gravement l’hôte. On y donne des bals pendant l’hiver. » Vous figurez-vous le voyageur obligé de traverser la cohue dansante pour regagner son lit et troublé dans son sommeil par le bruit des violons !

Au milieu de la salle, j’aperçois une sorte de buffet sur lequel sont dressées deux boîtes de sardines, flanquées d’une bouteille de sauterne et d’une bouteille de saint-estèphe. Encouragé par ce luxueux appareil, je me risque à demander des draps propres. On me répond qu’il n’y en a plus, que d’ailleurs la chambre n’a pas servi depuis six semaines, et qu’il n’y a couché que des Allemands. Nous ne sommes pas encore au Grand-Hôtel ! Et pourtant, quelle différence entre le confort relatif d’aujourd’hui et celui du temps où Blanqui dut coucher à Tatar-Bazarjik dans une écurie, et changer de linge sous les yeux indiscrets des Ottomans ! Il est décidément prudent, en ce pays, de faire comme le sage de l’antiquité, et de porter tout avec soi, même son lit.

Je dois rendre une justice à notre hôtelier, c’est que son saint-estèphe était vraiment potable. Du vin de France, même frelaté, quelle chose exquise, quand on a pratiqué pendant quelque temps les vins naturels de Bulgarie !

Mon compagnon de voyage, mis en goût par l’aspect de tant de choses délicates, se risque à demander un siphon. Le garçon ne comprend pas ; on lui explique ce que c’est que de l’eau de Seltz, et on l’envoie en chercher chez le pharmacien, qui pourrait en avoir. Il revient au bout de quelques minutes avec un paquet d’une poudre blanche et effervescente qu’il jette dans l’eau et fait précipitamment avaler au voyageur altéré. Ce n’était pas précisément de la poudre de Seltz, mais une composition chimique d’un nom presque identique et d’un effet tout différent. Je laisse à penser si mon pauvre compagnon soupa mal et dormit peu. Tandis qu’il maudissait l’erreur dont il était la victime, je passais ma soirée au café de l’hôtel. Il y avait un billard, des liqueurs variées, des monceaux de Rahat lokoum[45], sur lesquels s’abattaient des nuées de mouches.

[45] Sorte de pâte sucrée, fort à la mode en Turquie.

Les impressions de voyage diffèrent singulièrement suivant les voyageurs. Lamartine, qui fut reçu à Tatar-Bazarjik en 1833 par un prince turc (?), déclare que c’est « une jolie ville » ; Blanqui, venu huit ans plus tard, la donne pour un véritable cloaque. La vérité me paraît être entre ces deux appréciations : pour une ville turque, Tatar-Bazarjik est bien pavée, convenablement bâtie, et suffisamment propre ; pour une ville européenne, elle laisse beaucoup à désirer. Elle tend chaque jour de plus en plus à le devenir ; sur une population de quatorze mille habitants, elle ne comprend aujourd’hui que trois mille musulmans. Mes longues flâneries à travers ses rues ne m’ont rien fait découvrir de bien intéressant ; les mosquées sont sans caractère, l’église orthodoxe, entourée d’une sorte de campo santo, est l’une des moins mal bâties de l’ex-empire ottoman.

J’ai en vain cherché les Tatars dont le nom de la ville semblait indiquer l’existence. J’ai fini par trouver dans l’histoire l’explication de ce nom mystérieux. Le sultan Bajazet II établit ici, en 1485, des Tatars de Bessarabie. Quant au mot bazarjik (marché), il s’explique par le commerce important dont la nouvelle colonie fut autrefois le centre. Elle était le nœud de routes qui allaient d’un côté à Belgrade, de l’autre à Raguse et à Salonique. Au seizième siècle, elle était purement musulmane ; un voyageur allemand de cette époque y signale en tout trente familles chrétiennes.

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