La Save, le Danube et le Balkan : $b voyage chez les Slovènes, les Croates, les Serbes et les Bulgares
LA SAVE
LE DANUBE ET LE BALKAN
CHAPITRE PREMIER
LAYBACH ET LE PEUPLE SLOVÈNE.
Les Slovènes. — Noms slaves et allemands. — Lublania. — Laybach. — Les langues ; la presse. — Les sociétés littéraires.
Parmi les peuples slaves de la monarchie austro-hongroise, les Slovènes sont peut-être les plus ignorés. Ils ne s’imposent à l’attention ni par leur nombre, ni par les souvenirs éclatants de l’histoire, ni par le rôle bruyant qu’ils ont joué dans les débats parlementaires ou dans les révolutions. Ils existent cependant et ils ont même la vie fort dure. Ils sont au nombre d’environ treize cent mille ; ils atteignent l’Adriatique en Istrie ; ils débordent dans la préfecture d’Udine sur le royaume d’Italie ; ils poussent des pointes dans trois comitats hongrois ; ils habitent la Carniole, la Carinthie et la Styrie méridionale, les comtés de Goriça et de Gradisca, une partie de l’Istrie, et ils isolent complétement les Allemands de l’Adriatique. S’ils ne jouent pas dans l’État autrichien un rôle proportionné à leur nombre, à leur ténacité, à leurs solides vertus, cela tient à ce qu’ils sont dispersés entre cinq ou six groupes historiques, où ils se trouvent mêlés à des éléments rivaux ou hostiles, les Allemands ou les Italiens. Leurs efforts se trouvent ainsi dispersés ; ils ne peuvent se rencontrer que sur deux terrains : le parlement de Vienne, où leurs députés forment un groupe solidaire ; le développement de la littérature nationale, qui franchit sans obstacle les limites provinciales. Moins heureux que leurs voisins, les Croates, ils n’ont pas comme eux un royaume, une diète centrale, un gouvernement national. Il y a bien un royaume d’Illyrie dont le nom figure encore dans les protocoles autrichiens, mais ce royaume est une pure fiction de chancellerie.
Réduits à leurs propres forces, les Slovènes seraient évidemment bien faibles ; mais ils puisent chaque jour une énergie nouvelle dans le sentiment de leur solidarité avec la race slave, dans les relations qu’ils entretiennent avec leurs voisins, les Croates et même les Serbes. Dans l’évolution fédéraliste que l’État autrichien accomplit en ce moment, ils commencent à jouer un rôle sérieux, et si cet État, — comme on l’a plus d’une fois supposé, — venait à se dissoudre, ils ont dès maintenant assez d’énergie morale pour résister aux tentatives d’assimilation de l’élément germanique.
C’est en Carniole que les Slovènes sont le moins mêlés aux étrangers. C’est à Laybach, la capitale de cette province, que se concentre la plus grande partie de leur vie morale et littéraire. Pressé par le temps, je n’ai pu, comme je l’aurais désiré, parcourir l’ensemble des pays slovènes. J’ai pris Laybach pour quartier général, et j’y ai recueilli quelques observations intéressantes.
Il ne faut pas dédaigner en voyage les chemins de traverse. Je suis arrivé à Laybach non point par la grande ligne du Semmering, qui va de Vienne à Venise, mais par les routes moins banales du Brenner et du Pusterthal. Cet itinéraire m’a conduit à Villach, sur les limites mêmes des pays slovènes ; on parle encore allemand ici, mais déjà les noms slaves commencent à faire leur apparition. Il fut un temps où le Pusterthal lui-même était habité par des Slaves aujourd’hui disparus. Il n’est pas facile d’établir aujourd’hui si Villach vient du latin villa, comme nos villes alsaciennes en viller, ou du slave Bielak (la ville blanche), nom qu’il porte encore aujourd’hui chez les Slovènes.
Après la station de Tarvis, nous entrons en plein pays slovène. La compagnie du chemin de fer applique loyalement sur sa ligne le principe de la Gleichberechtigung[2], qui a donné matière à tant de discussions. Désormais les stations portent une double dénomination, l’une allemande, l’autre slovène. La première n’est le plus souvent que la traduction ou la déformation de la seconde. Ainsi Jauerbourg représente le mot slave Javornik, le village des platanes ; Lees égale Lesce, la forêt ; Feistritz est le slave Bystriça qui désigne une eau vive. La voie entre dans une riche et fertile vallée dominée à gauche par la masse imposante des monts Karavanke, dont certaines cimes dépassent deux mille mètres d’altitude ; à droite, par le pic majestueux du Triglav, que nos géographes appellent Terglou. Le Triglav, la montagne aux trois têtes (tri : trois ; glava : tête), est l’une des cimes les moins visitées des alpinistes. De son sommet on découvre, dit-on, l’Adriatique et même Venise. Mais l’ascension en est dangereuse. D’autre part, les guides ne parlant d’autre langue que le slovène, les étrangers n’osent guère s’aventurer en ces pays perdus où l’idiome germanique a peu pénétré. Dans des replis isolés se cachent de délicieuses stations d’été encore ignorées de la plupart des touristes. La plupart des hauteurs abordables sont couronnées de petites églises ou de chapelles qui tantôt se dressent fièrement sur la roche nue, tantôt se dissimulent dans une verdure luxuriante. Nous sommes ici chez une nation très-catholique. Essentiellement agricole, comme le sont presque tous les Slaves, le peuple slovène est, comme ses congénères, peu commerçant. Il ignore encore l’art d’exploiter le voyageur, ou même d’en vivre honnêtement. Tout au plus rencontre-t-on pendant une halte de cinq minutes une paysanne disposée à trafiquer d’un verre d’eau. Proviant mitnehmen, emportez des vivres, dit avec raison le bon et prudent Bædeker, toujours prêt à veiller au confort de son voyageur.
[2] Égalité de droits non pas seulement, comme chez nous, entre les citoyens, mais entre les différentes nationalités.
La ligne suit la vallée de la Save, cette rivière essentiellement slave, qui arrose tour à tour les Slovènes, les Croates et les Serbes. Cependant ce n’est pas sur la Save qu’est située la ville de Laybach, mais bien sur son affluent, la Lublaniça, un cours d’eau pacifique, qui donne son nom à la ville, Lublania. Les Allemands l’ont modifié de manière à lui prêter une terminaison germanique. Mais ici encore cette terminaison n’est qu’un trompe-l’œil. Les Italiens ont mieux respecté la forme originale qu’ils transcrivent Glubiana. Je demande pardon d’insister sur ces détails. Ils ont leur importance. Depuis le début de ce siècle-ci, la cartographie de l’Europe centrale a été complétement embrouillée par les géographes allemands, qui ont mis partout des noms germaniques. Il faut un véritable effort pour rétablir la réalité des choses[3].
[3] Sur cette question des noms, plus importante qu’elle n’en a l’air, je me permets de renvoyer aux considérations que j’ai présentées dans mon Histoire d’Autriche, p. 610, 611. M. Élisée Reclus est le premier géographe français qui se soit occupé de rétablir les noms propres sous leur forme réelle. M. le commandant Niox a suivi son exemple dans son excellente carte de l’Allemagne et de l’Europe centrale (Paris, Dumaine, 1882).
Le touriste en quête de pittoresque peut se contenter d’un court séjour à Lublania. La ville est construite au milieu de la plaine fertile qu’entourent les masses du Triglav et des Karavanke. Elle est dominée par une colline à pic, surmontée d’un château sans caractère qui sert aujourd’hui de prison. Elle ne possède aucun monument vraiment remarquable ; les églises en style jésuite, ruisselantes de dorures, sont d’un fort mauvais goût. L’hôtel de ville et quelques palais aristocratiques sont d’une architecture rococo lourde et disgracieuse. Le plus joli endroit de la ville, c’est la place du Congrès (Kongresni terg), ainsi nommée en souvenir de la réunion réactionnaire de 1823. Cet événement est le plus intéressant dont Laybach ait été le théâtre ; elle n’a pour ainsi dire point d’histoire, encore qu’elle prétende avoir remplacé l’ancienne Hémona, construite au temps jadis par les Argonautes. La place est plantée de beaux ombrages et ornée d’un buste de Radetzky, le fameux général qui fut jadis si populaire en Autriche. En dehors de la ville, de vertes allées de marronniers conduisent à un parc charmant, une espèce de petite Suisse, toute verdoyante, qui est l’abri favori des bons bourgeois pendant l’été. Tout cela est calme, frais, riant, et, comme on dit en allemand d’un mot intraduisible, gemüthlich. Laybach, entrevue au passage, a l’air d’une ville de rentiers. La vie morale du pays ne se révèle qu’à un observateur attentif. Je parlerai tout à l’heure des documents précieux que renferme sa bibliothèque. Les archéologues feront bien de ne pas négliger le musée ; il possède une admirable collection d’antiquités lacustres et romaines, notamment une statue en bronze doré, l’une des plus rares en ce genre. Le conservateur actuel, M. Dezman, l’entretient avec un zèle des plus louables et en fait les honneurs avec une exquise courtoisie.
Ce qui m’intéresse ici, c’est l’étude de la vie politique et intellectuelle du peuple slovène, c’est la recherche des souvenirs qu’a laissés dans ce peuple la domination napoléonienne. J’ai pour me guider dans cette double étude des ciceroni aimables et intelligents ; un avocat, M. Zarnik ; un professeur au gymnase, M. Pletersnik ; un député au parlement de Vienne, M. le docteur Vosniak ; le joupan ou maire de la ville, un patriote très-slave malgré son origine italienne, M. Graselli ; le rédacteur de la Nation slovène, M. Zeleznikar. Si vous avez jamais cru que la Carniole était un pays allemand, remarquez en passant, je vous prie, combien tous ces noms sont peu germaniques.
Au moment de mon arrivée, la bonne ville de Laybach était dans la joie ; les dernières élections municipales avaient enfin donné la majorité aux Slovènes. Le maire, l’adjoint, étaient Slovènes, les délibérations du conseil étaient enfin tenues et rédigées en langue nationale, quitte, bien entendu, à laisser aux membres de la minorité allemande le droit de s’exprimer en leur idiome ; les plaques des rues et des places publiques étaient encore rédigées dans les deux langues ; mais on se proposait bien, à la première occasion, de les remplacer par des plaques en pur slovène, afin d’attester à tout venant que la nationalité dominante avait enfin reconquis sa ville. Les Slovènes, ainsi que je l’ai fait remarquer plus haut, étaient représentés à Vienne par quatorze députés qui s’efforçaient, d’accord avec les Tchèques, les Dalmates et les Polonais, de faire prévaloir cette justice entre toutes les nationalités, qui devrait être la base même de l’État autrichien. (Justitia erga omnes nationes est fundamentum Austriæ.) Ils n’y sont pas encore complétement arrivés.
En Carniole, par exemple, dans les tribunaux, l’allemand a encore la prétention de se substituer à l’idiome indigène, même quand il n’est compris par aucune des deux parties. J’ai assisté à Laybach à une audience de justice de paix ; les débats avaient lieu en langue slovène, mais les protocoles étaient rédigés en allemand. Malgré les instructions formelles du ministre de la justice, certains tribunaux où les Allemands sont en majorité persistent à repousser les requêtes qui leur sont adressées en slovène. Une fois qu’on a pris des habitudes de domination, il est à la fois dur et difficile d’y renoncer. Ces abus se commettent en violation d’une des lois organiques de l’empire : « Tous les peuples de l’État autrichien sont sur le pied d’égalité, et chaque peuple en particulier a droit à ce que l’inviolabilité de sa nationalité et de son idiome soit garantie. L’égalité de tous les idiomes usités dans l’empire pour les écoles, l’administration et la vie publique est reconnue par l’État. » (Article 19 de la loi organique du 21 décembre 1867.) Ce qu’il y a de curieux, c’est que cette loi est précisément contre-signée par M. le comte Taaffe, qui est aujourd’hui le chef conciliant et libéral du cabinet cisleithan. Mais pour obliger tous les Allemands à respecter une loi d’équité, M. Taaffe serait obligé de recourir à des mesures de rigueur. Les Allemands crieraient à l’oppression, invoqueraient le secours de leurs frères de l’empire. Force est donc de prendre patience et de faire semblant de fermer les yeux. En attendant, des haines accumulées fermentent au cœur des Slaves, et il ne faudra pas s’étonner si on les voit un jour éclater.
Le même article 19 dit dans son dernier paragraphe : « Dans les pays où il existe différentes nationalités, les établissements publics d’éducation doivent être organisés de manière que, sans être contraints d’apprendre une seconde langue du pays, chaque nationalité ait dans sa propre langue tous les moyens nécessaires d’instruction. » Cette disposition est appliquée en Carniole d’une façon plus libérale que les précédentes. Dans les écoles primaires et les gymnases, l’enseignement se donne en slovène ; l’allemand y joue d’ailleurs un rôle, et cela dans l’intérêt même des élèves.
L’instruction publique, l’administration, les tribunaux, dépendent du gouvernement central et portent naturellement une empreinte plus ou moins profonde de germanisme. En revanche, la presse est indépendante ; c’est la manifestation sociale qui permet de juger le mieux la vigueur d’une nationalité. En Italie, par exemple, vous trouvez de nombreux dialectes, mais une langue unique. Sauf quelques feuilles populaires, les journaux de Venise ou de Naples sont imprimés dans le même idiome que ceux de Florence ou de Turin. En Autriche, au contraire, chaque groupe ethnographique atteste son existence par une presse nationale. A Laybach, par exemple, le gouvernement entretient un journal officiel en allemand, la Laybacher Zeitung ; mais tous les journaux indépendants sont en slovène ; il n’y aurait point d’abonnés pour les feuilles allemandes. La plus importante du pays est un journal quotidien, le Slovenski Narod (la Nation slovène). Il tire à mille exemplaires et fait ses frais, grâce à des annonces assez abondantes. Une revue populaire, Novice, fondée il y a bientôt quarante ans, par le célèbre patriote Bleiveis, est écrite surtout en vue des gens du peuple et des paysans. Une revue littéraire, Zvon (la Cloche), fort agréablement rédigée, tire à huit cents exemplaires. On compte, en somme, à Laybach, une dizaine de journaux slovènes, dont un humoristique. Il en paraît une dizaine d’autres dans les provinces de même langue, depuis Trieste jusqu’à Klagenfurt (Celovec).
Le théâtre est encore fréquenté l’hiver par des troupes dramatiques allemandes ; mais on commence à y donner des représentations en slovène. Il se publie depuis quelques années une bibliothèque dramatique qui compte déjà une cinquantaine de volumes. Le principal éditeur littéraire, c’est la société appelée Matiça slovenska[4]. Elle a été fondée en 1864, sur le modèle des institutions de ce genre qui existaient déjà à Novi Sad (Hongrie) pour les Serbes, à Agram pour les Croates, à Prague pour les Tchèques. Ce sont tout simplement des associations composées d’un certain nombre de membres qui s’engagent à payer annuellement une somme déterminée et qui reçoivent en échange de leur souscription un certain nombre de volumes. La Matiça slovène compte aujourd’hui plus de quinze cents membres ; mais comme elle vend également ses publications aux non-souscripteurs, elles atteignent un tirage d’environ deux mille exemplaires. Depuis 1867, la Matiça publie un annuaire intéressant qui renferme des travaux de science vulgarisée, d’histoire et d’imagination. Elle y a joint des publications indépendantes, des manuels à l’usage des écoliers, des grammaires des idiomes slaves, etc. A côté de la Matiça existe une institution d’un caractère plus populaire, l’association de Saint-Hermagoras (Druzba svetoga Mohora), qui a son siége à Klagenfurt. Moyennant une contribution annuelle d’un florin (deux francs au cours actuel), elle distribue à ses membres six volumes par an, dont deux de piété, quatre de science vulgarisée ou d’imagination. Elle compte aujourd’hui plus de vingt-cinq mille sociétaires. Enfin la Matiça musicale s’occupe surtout de répandre la musique populaire. Une étude détaillée des principaux représentants de la littérature slovène sortirait du cadre de cette esquisse. Elle a produit notamment des poëtes fort distingués, et dont les œuvres mériteraient un examen particulier.
[4] Matiça, mère des abeilles.
Ce qui caractérise le peuple slovène, c’est son profond attachement au catholicisme. Parmi les livres traduits, le plus grand nombre appartient à cette littérature mystique qui fleurit en France, en Belgique et dans l’Allemagne méridionale. Il n’y a guère que quinze mille Slovènes qui appartiennent à la religion réformée. La Slovénie a été cependant au seizième siècle l’un des pays slaves où la Réforme fut le mieux accueillie. Il y eut alors toute une littérature religieuse protestante dont les publications, imprimées tour à tour à Urach (Wurtemberg), à Tubingue, à Laybach, à Wittenberg, sont de véritables chefs-d’œuvre typographiques. La bibliothèque publique de Laybach en possède une collection à peu près complète. Elle possède aussi les livres et les manuscrits du grand slaviste Kopitar, qui était d’origine slovène, comme son illustre compatriote M. Miklosich.