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La Save, le Danube et le Balkan : $b voyage chez les Slovènes, les Croates, les Serbes et les Bulgares

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CHAPITRE XI
SITUATION POLITIQUE DE LA PRINCIPAUTÉ.

Russes et Bulgares. — Libéraux et autoritaires. — L’armée ; l’instruction publique. — Avenir de la principauté.

De par le traité de Berlin, la principauté fait partie intégrale de l’empire ottoman et reconnaît la suzeraineté de la Porte. Elle doit même, en principe, lui payer un tribut ; ce tribut ne sera sans doute versé que le jour où la Turquie aura elle-même réglé l’indemnité de guerre qu’elle a promise à la Russie ; c’est un compte renvoyé aux calendes turques. Le Sultan pourrait, il est vrai, déléguer au Tsar la dette de ses vassaux bulgares ; on voit ce qui résulterait de cette combinaison. Du reste, en fait, la Bulgarie est vassale de la Russie ; l’occupation à laquelle le traité de Berlin croyait avoir mis fin continue sous une forme atténuée. Le prince que les Bulgares se sont donné est, il est vrai, d’origine germanique ; mais il servait dans l’armée russe, et il est apparenté à la famille impériale. Le ministère de la guerre a, jusqu’au mois de septembre 1883, toujours été confié à un Russe. L’armée bulgare compte plus de deux cents officiers russes ; les uniformes sont calqués sur ceux de l’armée libératrice ; les commandements se font en russe. L’étranger qui assiste à une parade militaire pourrait se croire brusquement transporté sur quelque esplanade de Kiev ou de Moscou. Une partie de la jeunesse bulgare a fait campagne avec Gourko et Skobelev ; l’armée nationale, — qui avec les milices monte à plus de cent cinquante mille hommes, — a donc accepté sans répugnance le seul idiome dans lequel il lui fût possible de s’instruire. Voici d’ailleurs un fait curieux qui montre que cette anomalie apparente répond à un besoin réel. Le congrès de Berlin a, comme on sait, créé à côté de la principauté de Bulgarie celle de Roumélie, en haine de la Russie et dans le secret espoir de consolider la Turquie expirante. La Roumélie est censée n’être qu’une province turque pourvue d’une certaine autonomie. Elle n’a point de ministère de la guerre, mais une simple direction de la milice et de la gendarmerie. Les officiers supérieurs nommés par le Sultan sont Allemands ou Français. Eh bien, les troupes rouméliotes sont commandées en langue russe. « Il nous était impossible, me disait un officier prussien au service de la Roumélie, d’improviser une langue militaire bulgare, et nous ne pouvions pourtant pas commander les Bulgares en français ou en allemand. »

Le même phénomène, — je le faisais observer plus haut, — se reproduit partiellement dans un certain nombre d’administrations ; des fonctions importantes sont confiées à des Russes, étrangers à l’idiome bulgare. Avec la langue, les mœurs russes commencent également à s’introduire dans le pays. Ceci a son bon et son mauvais côté. L’armée bulgare, par exemple, n’a rien à gagner à voir pénétrer dans ses cercles le goût du champagne et des cartes. J’ai entendu à ce sujet des plaintes sérieuses, et je souhaite qu’elles parviennent jusqu’au ministre de la guerre. En aucun pays, les réunions d’officiers ne doivent dégénérer en cabarets ou en tripots. En revanche, la vie sociale devra beaucoup à l’exemple de la vie russe, à l’introduction du thé et du samovar. Là où règne le samovar, les réunions intimes se multiplient ; la femme apprend à jouer son rôle de maîtresse de maison ; elle se mêle aux conversations des hommes et sort du gynécée où les mœurs orientales la tenaient enfermée ; les hommes, de leur côté, ne désertent plus le foyer domestique pour le café ou la brasserie. Je ne serais pas étonné de voir, d’ici à quelques années, la vie de salon plus développée chez les Bulgares, — grâce au thé, — que chez les Serbes leurs aînés en liberté et en civilisation.

Le ministère de l’intérieur est aujourd’hui confié à un général russe[40] ; plusieurs Bulgares ont occupé ce poste ; ils n’ont pu s’y maintenir. Ils manquaient, m’assure-t-on, d’autorité et ne savaient pas gouverner. Cela n’a rien d’étonnant chez un peuple récemment affranchi, et qui a lutté pendant de longues années, tantôt par des menées occultes, tantôt à ciel ouvert, pour la liberté. Ceux qui ont été ensemble à la peine savent rarement être ensemble à l’honneur. Qui dit gouvernement dit commandement et obéissance. Chez une nation où le principe d’autorité n’est pas encore fondé sur une longue pratique, il est difficile d’obéir à ceux qui étaient hier des égaux ou des inférieurs. Les Bulgares ont dû, comme les Grecs, comme les Roumains, aller chercher un prince à l’étranger. Ce prince, à son tour, se voit obligé de prendre certains ministres en dehors de la Bulgarie. En arrivant chez le peuple qui l’avait appelé, il a trouvé une constitution calquée sur celle des nations qui avaient déjà une longue vie dans l’histoire ; il s’est senti incapable de gouverner avec elle, et il a réclamé des pouvoirs plus étendus que ceux qu’elle lui conférait. Actuellement, la Bulgarie se trouve partagée entre deux partis : ceux qui désapprouvent la politique militante du souverain, ceux qui estiment que leur pays ne peut acquérir tout à la fois l’indépendance nationale et la liberté politique.

[40] Qu’on n’oublie pas que tout ceci était écrit en 1882.

Il est difficile, téméraire peut-être, à un étranger de se prononcer pour l’une ou l’autre des deux factions. Que mes amis bulgares me permettent cependant d’exprimer un humble avis. Je ne crois pas que les constitutions libérales soient précisément faites pour les peuples enfants. Ce sont des engins perfectionnés ; ils demandent, pour être maniés avec succès, une expérience qui ne s’acquiert, hélas ! qu’avec le temps. Échanger brusquement le régime arbitraire des pachas contre le plein exercice de la liberté parlementaire, c’est là pour un peuple une dangereuse épreuve : c’est comme si l’on passait brusquement à l’air libre en sortant d’une cloche d’air comprimé. Dans la vie des peuples comme dans celle des individus, il y a des lois physiologiques inéluctables. D’autre part, chez une nation inexpérimentée, les querelles politiques, les discussions des assemblées absorbent trop souvent en des luttes stériles une activité qui trouverait mieux son emploi dans l’étude assidue des perfectionnements matériels, des progrès économiques.

Certes, le droit de réunion, la liberté de la presse, la responsabilité ministérielle, sont pour un peuple de précieuses prérogatives. Sont-elles indispensables à une nation qui ne sait encore faire ni son pain ni son vin, qui laboure encore avec une charrue de bois, et chez qui la moitié du sol est en jachères ? J’en doute ; s’il m’était permis de faire un vœu en faveur des Bulgares, je leur souhaiterais moins un souverain constitutionnel qu’un bon tyran, un sultan Mahmoud, un Pierre le Grand inexorable et farouche qui les fît entrer de force en Europe, qui osât forcer chez eux la marche du progrès et les émanciper définitivement des traditions ottomanes, comme le Tsar de fer émancipa son peuple des traditions byzantines ou tartares.

Je ne suis pas de ceux qui voient d’un œil inquiet la prépondérance de la Russie dans la partie orientale de la péninsule balkanique. Depuis que Vienne a mis la main sur la Bosnie et l’Herzégovine, ce n’est plus Pétersbourg qui menace dans ces régions l’avenir de la paix européenne. Consciente ou inconsciente, l’Autriche n’est en Orient que l’avant-garde de l’Allemagne. Elle continue, suivant une tradition inéluctable, à travailler « pour le roi de Prusse ». Il n’est pas mauvais qu’une grande puissance lui fasse contre-poids et puisse au besoin la tenir en échec.

Tous les efforts de la Bulgarie doivent tendre à ne pas laisser s’établir chez elle cette influence autrichienne qui, en ce moment, pèse si lourdement sur la Serbie. L’Autriche-Hongrie prétend faire la police au Danube et isoler de l’Europe ces petits États auxquels la Turquie interdit d’autre part l’accès de la Méditerranée. Que la Bulgarie se hâte d’entrer en rapport avec l’Occident. Qu’elle presse par tous les moyens possibles l’achèvement des chemins de fer qui doivent la rattacher d’un côté à Belgrade, de l’autre à Salonique et à Constantinople. Qu’elle crée sur le Danube une flottille nationale qui lui permette d’échapper au monopole tyrannique de la Donaudampschifffahrtgesellschaft. N’a-t-on pas vu, du temps de la domination turque, les capitaines autrichiens livrer au pacha, avec l’aide des consuls, les Bulgares suspects qui naviguaient sous le pavillon jaune et noir ? Aujourd’hui, les douaniers autrichiens prétendent encore exercer le droit de visite sur les bagages des voyageurs qui vont de Serbie en Bulgarie sans toucher le sol hongrois. Ceci, — je l’ai déjà fait remarquer plus haut, — me paraît un abus violent, contre lequel notre diplomatie aurait déjà dû protester.

On annonce qu’une compagnie russo-bulgare vient de s’organiser pour établir, entre les ports de la mer Noire et ceux du bas Danube, des relations indépendantes. C’est là une tentative que les Bulgares ne sauraient trop encourager, dût-il même leur en coûter quelque argent. On annonce également l’établissement d’une société de navigation roumaine au capital de cinq millions. Il serait peut-être plus sage que les trois États, serbe, roumain et bulgare, s’entendissent pour fonder une entreprise internationale.

J’ai parlé plus haut de la chaussée dispendieuse que le gouvernement actuel construit entre Sofia et Lom Palanka. Il y a beaucoup à faire pour la voirie dans un pays sillonné de montagnes, où le régime des eaux et forêts est tout entier à établir. Dans les régions que j’ai parcourues, — sauf de Klisoura à Petrov-Han, — la barbarie turque a fait table rase. Elle n’a laissé derrière elle ni un chêne ni un pommier. La plus grande partie du sol reste inculte ; bien exploitée, la Bulgarie pourrait nourrir une population double de ce qu’elle possède aujourd’hui. Elle pourrait alors tenter les entreprises pour lesquelles les ressources lui font défaut en ce moment.

Parmi les services publics, ceux qui m’ont paru les mieux organisés sont ceux de la guerre et de l’instruction. La législation est encore à faire : on continue de juger d’après des lois turques, imitées par bonheur de nos lois françaises, et dont il n’existe pas encore de bonnes traductions bulgares. Des étrangers de diverses nations travaillent dès maintenant à l’œuvre de codification. Ainsi, j’ai rencontré à Sofia un ancien magistrat français qui travaille en ce moment à rédiger une loi communale.

L’armée fait grand honneur aux Russes qui l’ont organisée. Avec les cent cinquante mille hommes et les cent canons qu’elle peut mettre en campagne, elle constitue dès maintenant un élément militaire très-respectable. Les Bulgares prennent fort au sérieux les devoirs que leur impose l’intérêt de la patrie. La milice s’exerce régulièrement tous les dimanches. Dans ce pays démocratique et patriarcal, on peut voir des ministres en fonction prendre place dans le rang et faire, sous les ordres d’un caporal, l’école du soldat.

C’est par l’école surtout que s’opérera la régénération du peuple bulgare. Les patriotes l’ont bien compris. Sous la domination ottomane, tous leurs efforts ont tendu à créer des écoles indigènes ; les instituteurs furent les premiers apôtres d’une émancipation morale qui devait fatalement suivre l’émancipation politique. Dès que les Russes eurent mis le pied sur le sol de la Bulgarie, une direction provisoire de l’instruction publique fut créée ; elle a été depuis transformée en ministère. Celui-ci a déjà eu plusieurs titulaires ; le plus éminent est sans contredit M. Joseph Constantin Jireczek. Ce jeune savant n’est pas Bulgare d’origine, mais personne n’a rendu plus de services que lui à la Bulgarie. Il est d’origine tchèque ; son père, M. Joseph Jireczek, un érudit de premier ordre, a été ministre de l’instruction publique à Vienne, dans le cabinet Hohenwart (1871) ; son aïeul est l’illustre historien Schafarik, l’auteur des Antiquités slaves. Dès sa jeunesse, M. Jireczek s’est senti appelé vers les études historiques. La Bulgarie, encore presque inconnue, attira surtout son attention. En 1872, à vingt ans à peine, il publiait une bibliographie de la littérature bulgare ; en 1876, il faisait paraître à Prague son Histoire des Bulgares, ouvrage entièrement nouveau et qui révéla tout un monde. Il fut immédiatement traduit en allemand et en russe. Une édition française est en préparation. On peut imaginer avec quel enthousiasme le jeune savant salua la renaissance d’un peuple qu’il connaissait mieux que personne, et dont les destinées l’intéressaient passionnément. Il venait d’être nommé professeur adjoint à l’Université de Prague, quand le nouveau gouvernement eut l’heureuse idée de l’appeler à Sofia pour l’attacher au ministère de l’instruction publique. Il fut d’abord secrétaire général, puis plus tard titulaire du portefeuille. C’est en cette qualité qu’il a eu l’honneur de publier le premier rapport officiel sur les travaux de son département[41]. Malheureusement, dans un pays constitutionnel et parlementaire, les ministres sont responsables et solidaires. M. Jireczek dut se compromettre et se fatiguer inutilement dans des conflits où la science n’avait rien à voir. Écœuré, il donna sa démission. Il restera désormais à Sofia avec le titre de conseiller près le ministre de l’instruction publique. Cette situation le met au-dessus des fluctuations de la politique ; elle sera, il faut l’espérer, respectée par tous les partis qui se succéderont au pouvoir. La Bulgarie ne saurait impunément se priver des services d’un ami aussi dévoué, d’un serviteur aussi éminent. Sur ma proposition, M. Jules Ferry a bien voulu, pendant son dernier ministère, conférer à son jeune collègue les palmes d’officier de l’instruction publique. Jamais distinction ne fut plus méritée.

[41] Glavno Izlojenie na Negovo Visotchestvo, Kniaza, etc., imprimerie de l’État, 1882.

Parmi les personnes qui ont précédé M. Jireczek dans l’organisation de l’instruction publique, il serait injuste d’oublier M. Drinov, qui fut chargé d’organiser le département pendant la période d’occupation russe. M. Drinov, Bulgare d’origine, est l’auteur d’excellents travaux historiques qui lui ont valu une chaire à l’Université de Kharkov. Quand la guerre éclata, il vint se mettre au service de ses compatriotes ; mais il a fini par préférer la paix de la vie universitaire à l’atmosphère agitée de la Bulgarie, et il est retourné en Russie.

Au mois d’avril 1879, à l’époque où l’on discutait encore chez nous la question de l’enseignement obligatoire et où une partie de nos classes dirigeantes réclamait la liberté de l’ignorance, cette question était déjà tranchée en Bulgarie par l’Assemblée des notables réunie à Tyrnovo. Il va de soi qu’il y a loin du principe à l’application ; la loi spéciale qui doit la réglementer n’a pas encore été présentée. Cependant, les efforts du gouvernement et de ses agents ont déjà obtenu des résultats fort remarquables, eu égard aux circonstances.

Voici des chiffres qui ont leur éloquence. Dans un canton perdu de la principauté, celui de Kustendjil, sur les frontières de la Macédoine et de la Serbie, on comptait, en 1878, pour 50,000 habitants, 3 écoles primaires laïques et 5 ecclésiastiques. Pendant l’année 1879-1880, il a été ouvert 23 écoles de garçons et une de filles, avec un personnel de 25 instituteurs, 2 institutrices, 743 élèves garçons et 69 élèves filles. L’année suivante, on comptait 31 écoles, 37 instituteurs, et 1,350 élèves. Passons brusquement de l’ouest à l’est. Dans le canton de Schoumen (Choumla), il y avait 18 écoles bulgares en 1876 et 43 en 1881. Voyons les chiffres d’ensemble. En 1878-1879, on comptait 1,088 écoles primaires ; en 1881, il y en avait 1,365. Les progrès de l’instruction publique sont d’autant plus intenses qu’on approche davantage de la mer Noire ; l’ouest, tout comme chez nous, est plus arriéré. Les habitants de la plaine de Sofia, les Schoptsi, jouissent, à tort ou à raison, d’une fâcheuse réputation de lourdeur et d’opiniâtreté.

Dans le district déjà nommé de Kustendjil, on cite une commune où l’arrivée de l’inspecteur chargé d’ouvrir une école fut considérée par la population comme une calamité publique. Les paysans cachaient leurs enfants ; les mères, en les voyant aller à l’école, poussaient des hurlements et s’arrachaient les cheveux. Tout autre est le caractère des habitants dans l’est de la principauté. « Là, dit M. Jireczek, l’école est déjà devenue une nécessité pour les paysans. Ils font instruire leurs enfants sans qu’on ait besoin de les exciter ; ils suivent les progrès de leurs écoles et ils en sont fiers. » Les districts de Tyrnovo, Gabrovo, Schoumen, Provadia, occupent le premier rang. Certes, même dans ces provinces, l’idéal de l’enseignement obligatoire n’est pas encore réalisé, mais on en approche. A Sistovo, le nombre des enfants fréquentant l’école est déjà de 60 pour 100 ; à Schoumen (Choumla), il est de 82 pour 100.

Les écoles primaires sont entretenues aux frais des communes et, ce qu’il y a de plus curieux, des églises ; on leur applique les deux tiers du produit des cierges brûlés par les fidèles. Or la fabrication de ces cierges constitue un monopole du clergé, qui se trouve ainsi contribuer à l’instruction laïque. D’autre part, les communes abandonnent au profit de l’école une partie de leur domaine. Jusqu’à l’occupation russe, les maisons d’école étaient misérables. On en a déjà construit plus de quatre cents.

Il est plus facile d’élever ces modestes édifices que de créer un personnel enseignant. Sous la domination turque, les Bulgares intelligents qui voulaient rester dans leur pays et le servir n’avaient guère d’autres ressources que de se faire instituteurs, prêtres ou médecins. La plupart d’entre eux ont été, depuis l’émancipation, absorbés par les carrières administratives. Ceux qui sont restés fidèles à l’école ont été chargés de dresser à la hâte des jeunes gens de bonne volonté. Après six semaines ou deux mois de conférences pédagogiques, des adolescents ont été improvisés instituteurs. Les deux tiers des maîtres bulgares sont aujourd’hui âgés de dix-sept à vingt-quatre ans. Ils suppléent à leur inexpérience à force de bonne volonté. En 1881, deux écoles normales ont été établies, l’une à Vratsa, l’autre à Schoumen (Choumla).

A côté de ces écoles purement bulgares, le gouvernement a dû conserver les écoles musulmanes, — il y a encore environ trois cent mille Turcs dans la principauté ; leur enseignement a un caractère purement religieux, — et les écoles israélites. Les Juifs de la Péninsule sont, comme on sait, les descendants de ceux qui furent jadis exilés d’Espagne par Philippe II. Ils parlent encore aujourd’hui l’espagnol. Cette circonstance nous explique pourquoi ils apprennent le français plus aisément que les Slaves. Leurs écoles, fort primitives, ont reçu dans ces derniers temps d’heureux perfectionnements, grâce aux efforts de l’Alliance israélite. Cette année même, à l’établissement juif de Samakov, les examens ont eu lieu dans notre langue.

Les méthodistes américains ont ouvert dans cette même ville une institution dont on dit grand bien ; ils poursuivent sans doute une propagande religieuse ; mais les jeunes Bulgares qui suivent leur enseignement ne sont pas forcément tenus d’embrasser le protestantisme. Il en est de même de l’école récemment établie à Sofia par les Pères français de l’Assomption. Les slavophiles de Moscou, jaloux de ces influences étrangères et soucieux de la foi orthodoxe, annoncent l’intention d’ouvrir prochainement une école russe à Sofia. Tant mieux ; la jeunesse bulgare ne pourra que gagner à cette rivalité de généreux efforts. Quant à nous, Français, notre devoir est de soutenir par tous les moyens possibles, non-seulement à Sofia, mais à Philippopoli et Andrinople, des établissements qui font aimer notre langue et notre pays, et qui sont libéralement ouverts aux enfants de toutes les confessions. Je reviendrai plus loin sur cette question, qui intéresse au plus haut point l’avenir de notre influence en Orient.

La plupart des écoles ne comprennent que deux ou trois classes. Un certain nombre de localités ont ajouté des classes supplémentaires où l’on donne un commencement d’instruction professionnelle. Douze villes possèdent des établissements secondaires. Sofia a un gymnase classique où l’on étudie les langues anciennes. On n’a pas pu songer à créer cet établissement de toutes pièces ; le personnel et les élèves lui auraient fait également défaut. La première année, on s’est contenté d’ouvrir une seule classe ; on en ajoute une chaque année. Il a fallu se servir, au début, d’édifices peu appropriés à leur destination pédagogique. Les gymnases de Lom Palanka et de Sofia se construisent en ce moment et seront prochainement achevés. Les maîtres sont pour la plupart des Bulgares émigrés qui ont fait leur éducation aux universités de Russie et d’Autriche. On compte parmi eux un certain nombre de Tchèques et de Croates. Les traitements varient de 3,600 à 4,500 francs, ce qui, vu la simplicité des mœurs et la valeur de l’argent, constitue une rémunération très-suffisante. Le nombre des élèves s’accroît très-rapidement. Pendant l’occupation russe, lorsqu’on a ouvert les premiers établissements secondaires, il était de 365 ; aujourd’hui, on en compte près de 2,000 ; un quart environ reçoit des subventions de l’État.

Il va de soi que, jusqu’à nouvel ordre, l’enseignement supérieur n’existe pas. Les futurs officiers sont instruits à l’Académie militaire de Sofia, sous la direction d’officiers russes. Une école d’agriculture doit être prochainement ouverte à Roustchouk. On ne saurait trop se hâter ; l’ignorance du paysan a besoin d’être vigoureusement secouée. On réclame l’institution d’une école de droit et de sciences administratives pour former des fonctionnaires. Provisoirement, les jurisconsultes, les médecins, les industriels de la principauté font leurs études à l’étranger. La plupart d’entre eux ont des bourses du gouvernement ; un riche négociant de Tyrnovo a légué récemment une somme de 300,000 francs, dont le revenu doit être employé à subventionner des missions scientifiques. De tels actes de générosité ne sont pas rares chez les négociants bulgares.

Au ministère de l’instruction publique est rattaché le bureau de statistique, dirigé par un mathématicien distingué, M. Sarafov. C’est lui qui a publié le premier recensement raisonné de la principauté. Il accuse un total de 1,998,983 habitants. J’ai parlé plus haut de la bibliothèque et du musée ; je n’y reviendrai pas ici. Je dois ajouter que le ministère fait de louables efforts pour doter de collections scientifiques les établissements d’enseignement secondaire. Cinq gymnases ont déjà reçu des instruments météorologiques.

Enfin, Sofia vient de voir renaître la Société de littérature bulgare qui existait avant la guerre à Braïla, en Roumanie, et que les événements avaient dispersée. Cette compagnie a publié pendant la première phase de son existence le meilleur recueil périodique qui ait encore paru en langue bulgare. La nouvelle série s’annonce fort bien. Les deux volumes que j’ai eus sous les yeux renferment des travaux excellents. Si les suivants se maintiennent à la même hauteur, la Revue prendra une place très-honorable à côté du Glasnik de Belgrade et des Mémoires de l’Académie d’Agram. Ce sont là certes de louables efforts. Ils méritent d’être signalés à l’attention et à la sympathie de l’Occident. Il y a cinq ans à peine que la Bulgarie est rendue à elle-même. Dans ce court espace de temps, elle a su prouver qu’elle était digne de reprendre sa place parmi les nations européennes, qu’elle apporterait à l’Orient régénéré un précieux élément de force, d’ordre et de civilisation.

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