La Save, le Danube et le Balkan : $b voyage chez les Slovènes, les Croates, les Serbes et les Bulgares
CHAPITRE X
SOFIA ET LA BULGARIE.
Pourquoi Sofia est devenue capitale. — Aspect de la ville, les mosquées, la bibliothèque, les églises.
En jetant les yeux sur une carte de la principauté, telle que l’a faite le traité de Berlin, on s’étonne au premier aspect de la situation singulière qu’occupe sa capitale. Elle est en quelque sorte perdue dans un recoin ignoré du sud-ouest, également éloignée du Danube et de la mer Noire. Le centre que la géographie et l’histoire semblaient imposer au choix des Bulgares, c’est la ville de Tyrnovo, l’ancienne résidence de leurs tsars, située presque à égale distance du Timok et du Pont-Euxin, du Danube et du Balkan. Si les patriotes ont choisi Sofia, ce n’est pas sans raison. La principauté ne comprend que deux millions de Bulgares sur quatre ou cinq qui peuplent la péninsule balkanique ; elle n’est que l’amorce, le noyau de l’état définitif qui réunira un jour les Bulgares à demi affranchis de la Roumélie orientale et les Bulgares restés sous le joug de la servitude ottomane. Elle est située sur le trajet du chemin de fer qui réunira tôt ou tard Belgrade à Constantinople et à Salonique. Abritée des vents chauds du midi par la masse colossale du mont Vitoucha (2,500 mètres), elle jouit d’un climat sain et agréable ; elle n’a point de cours d’eau, il est vrai ; mais ce détail est peu important dans un pays où, — sauf le Danube, — nulle rivière n’est navigable. Son passé n’est d’ailleurs pas sans gloire : sous le nom de Serdica, elle a été jadis la capitale d’une tribu thrace, celle des Serdes ; ce nom revit encore dans celui que lui donnent les Bulgares, Srédets ; elle a vu naître non loin d’elle les empereurs Maximin et Galère ; au quatrième siècle, elle a été le siége d’un concile. Conquise au début du neuvième par les Bulgares, elle a été à diverses reprises la résidence de leurs princes ; plus tard elle est devenue la capitale du Beglerbeg de Roumélie. Des chaussées, fort bonnes pour ces régions, la mettent en communication avec Nich, Lom, Viddin, Plevna, Salonique, Philippopoli.
Sous le régime turc, elle était naturellement peu florissante. Blanqui, notre compatriote, qui la visita en 1841, la dépeint « bâtie en bois, sale et infecte », et donne un tableau saisissant des humiliations auxquelles les chrétiens y étaient exposés. Aujourd’hui, elle se transforme, et sera bientôt une cité occidentale. Elle a dès maintenant une double physionomie : d’un côté, la ville turque avec ses rues étroites plantées de saules et bordées de boutiques en bois, peuplée de Juifs espagnols, d’Arméniens, d’Osmanlis… et même de Bulgares ; de l’autre, la cité nouvelle, avec ses rues larges, ses maisons en pierre de taille, son parc élégant, son Grand-Hôtel, et le nouveau palais du prince qui coûtera trois millions et ferait honneur à n’importe quelle résidence. Les étrangers commencent à arriver ; à côté d’un restaurateur allemand, on rencontre un bazar français et une imprimerie slave tenue par des Tchèques. Sofia, d’ici à quelques années, aura vraiment fort bon air. Elle a été occupée par les Turcs en 1383 ; elle n’a été affranchie par les Russes qu’en 1878. Après cinq cents ans de servitude, la voici qui renaît à la civilisation.
Le plus ancien de ses édifices, c’est l’église à moitié ruinée de Sainte-Sophie, qui lui a, dit-on, donné son nom. C’est une église byzantine à coupole harmonieuse ; elle est aujourd’hui située hors de la ville, ce qui semble indiquer que la ville elle-même s’est déplacée sous la domination ottomane. Les Turcs, naturellement, en avaient fait une mosquée ; depuis de longues années elle est abandonnée ; le minaret s’est écroulé, et la ruine est redevenue chrétienne. Couverte de mousses et d’herbes folles, sa coupole se dresse solitaire au milieu d’une place silencieuse. A deux pas, on construit le nouveau gymnase qui préparera la jeunesse bulgare à de meilleures destinées.
Parmi les nombreuses mosquées, une seule est restée ouverte aux fidèles musulmans ; elle est entourée d’une galerie couverte ; ses murs sont ornés d’arabesques assez élégants, où les tons bleus dominent, et parmi lesquels se déroulent des versets du Coran. Auprès de cet édifice, on rencontre un hammam plus fréquenté aujourd’hui par les giaours que par les Osmanlis. Il est alimenté par une source sulfureuse thermale de trente-cinq degrés environ. L’établissement actuel est peu confortable et d’une saleté repoussante. Passé dix heures du matin, il est dangereux de s’y baigner. La municipalité de Sofia se propose de capter les eaux bienfaisantes, de les amener dans les nouveaux quartiers et de créer un établissement thermal à la manière de l’Occident. Les sources d’eaux chaudes sont nombreuses au pied du Vitoucha. Sofia leur devra peut-être un jour sa prospérité.
La plupart des mosquées tombent en ruine : l’une a perdu l’éteignoir de fer-blanc qui coiffait son minaret ; l’autre a sa coupole qui s’effondre. Dans l’une des mieux conservées, la rédaction d’un journal bulgare avait naguère établi ses bureaux. Une autre sert de prison. On l’appelle la Mosquée Noire. La plus belle de la ville, la grande mosquée aux neuf coupoles, Bouyouk Djami, appartient aujourd’hui au ministère de l’instruction publique. C’est dans son enceinte que sont établis l’imprimerie de l’État, la bibliothèque nationale et le musée. Ceci tuera cela. Du temps des Turcs, la typographie était, bien entendu, absolument ignorée à Sofia. L’Imprimerie nationale, habilement dirigée par un Bulgare, M. Kirkov, occupe une soixantaine d’ouvriers. Elle possède une machine à vapeur et a reçu les derniers perfectionnements techniques ; j’y ai vu des œuvres de luxe d’un goût très-délicat ; une partie des ouvriers sont, il est vrai, des étrangers, des Croates pour la plupart, mais tous les apprentis sont Bulgares ; ils montrent beaucoup d’assiduité et d’intelligence. D’ici à quelques années ils seront en état de remplacer leurs maîtres.
La bibliothèque publique occupe l’autre moitié de la grande mosquée ; elle compte déjà douze mille volumes ; elle est tenue avec un ordre excellent et ouverte tous les jours, même le dimanche. L’Assemblée nationale bulgare lui alloue un subside annuel de quinze mille francs. On commence également à recueillir les éléments d’un musée, pour lequel le sol historique de l’ancienne Mésie fournira de nombreux trésors archéologiques. Mon guide m’a montré, non sans émotion, parmi les objets bulgares, un canon de bois qui a servi pendant les dernières insurrections. Je voudrais qu’on ne négligeât pas de recueillir au musée tous les objets d’art musulman qui offrent quelque intérêt. J’ai constaté plus d’une fois que les trottoirs de Sofia étaient pavés avec des turbés (pierres tombales) couverts d’arabesques délicats ou d’inscriptions. Plusieurs coffres renferment de nombreux manuscrits arabes, turcs et persans, apportés ici par un des derniers mutessarifs ; quelques-uns proviendraient, dit-on, de Samarcande. Ils ne sont encore ni classés ni décrits. Je signale cette collection aux orientalistes.
La salle de travail de la bibliothèque est ornée de portraits du prince régnant et de l’empereur Alexandre II. On ne saurait imaginer combien le souvenir du tsar libérateur est populaire ici. Il semble planer sur toute la Bulgarie. A Sofia même, un monument a été récemment élevé en son honneur ; c’est une pyramide de pierre blanche, du meilleur goût. Le soubassement porte cette inscription en langue slavonne :
AU TSAR LIBÉRATEUR : SEIGNEUR, GLOIRE SOIT NON A MOI, MAIS A TON NOM.
Sofia possède plusieurs églises chrétiennes ; la principale est la cathédrale orthodoxe ; elle n’a, comme tous les édifices construits sous la domination turque, ni clocher ni coupole ; mais elle est remarquable par l’élégance de ses proportions. Je la préfère de beaucoup à la cathédrale de Belgrade, où l’on sent trop l’influence du style jésuite autrichien. L’intérieur est décoré avec goût ; j’ai surtout remarqué le trône du métropolitain surmonté d’un baldaquin en chêne sculpté : c’est l’œuvre d’un paysan autodidacte. Je parlais tout à l’heure de la lourdeur du peuple bulgare ; elle est loin d’exclure tout instinct artistique. Il suffit pour s’en convaincre de jeter un coup d’œil sur les costumes populaires : les tabliers des femmes, les vestes blanches des jeunes gens, sont brodés d’ornements fort délicats. Les jeunes filles entrelacent avec goût dans leurs cheveux les fleurs et les sequins, qu’elles remplacent trop souvent, hélas ! par des boutons de porcelaine. J’ai assisté, non loin de Sofia, dans le village de Kniajevo, à la danse nationale du choro ; un jeune musicien de quatorze ou quinze ans jouait des airs traditionnels sur une flûte de roseau avec une justesse et un rythme parfaits. Le choro bulgare, plus compliqué que le kolo serbe, est d’une rare élégance. Un maître de ballets y trouverait des motifs délicats qui charmeraient certainement le public blasé de nos scènes lyriques. Il n’y a pas encore de théâtre en Bulgarie ; mais on commence à donner des représentations d’amateurs. La société de Sofia y prend un vif intérêt.
La presse a pris un développement rapide depuis l’émancipation. Sofia possède plusieurs journaux politiques, dont l’un publie des articles en russe et même en français. L’Agence Havas y entretient un correspondant. Il y a jusqu’à une feuille turque ! Il a fallu l’affranchissement des chrétiens pour donner aux musulmans le droit d’imprimer leurs idées en leur langue !