La Save, le Danube et le Balkan : $b voyage chez les Slovènes, les Croates, les Serbes et les Bulgares
CHAPITRE XIII
PHILIPPOPOLI ET LA ROUMÉLIE.
Les chemins de fer ottomans. — Aspect de Philippopoli. — La ville et la société. — L’instruction publique. — Progrès littéraires. — La mission française. — L’armée. — Situation transitoire de la Roumélie. — L’avenir de la Bulgarie.
Le lendemain matin, nous étions à la gare de Tatar-Bazarjik. Je dis adieu, sans regret, aux arabas et aux arabadjias. Ce mode de transport pourrait être fort agréable dans un pays vraiment pittoresque, comme la Suisse ou le Tyrol ; mais sur les croupes dénudées de la Sredna Gora, à travers ces plaines infécondes ou déjà moissonnées, à travers ces villages sans clocher, sans caractère, qui se ressemblent tous, le touriste ne gagne rien à voyager lentement. Sauf la splendide montée du col de Ginci et quelques ravins aux environs de la Porte de Trajan, les deux cent cinquante kilomètres que je viens de parcourir en voiture sont moins intéressants que les steppes de la Petite Russie.
Les chemins de fer ottomans sont-ils bien supérieurs aux arabas ? A coup sûr, ils ne vont guère plus vite qu’elles. De Tatar-Bazarjik à Constantinople, il y a moins loin que de Paris à Lyon ; cette distance, dans une plaine unie, sans rampes, sans tunnels, pourrait être franchie en moins de douze heures ; on en met trente-huit. Le train roule sans se presser jusqu’à Andrinople, passe tranquillement la nuit devant cette ville, et repart le lendemain à six heures pour arriver à Stamboul à neuf heures du soir. Nous sommes en Roumélie, mais le chemin de fer est administré par la compagnie ottomane. On parle français dans presque toutes les gares ; l’ignoble monnaie turque commence à faire son apparition ; elle a seule cours légal sur tout le réseau. Il semble qu’au moment où l’on croyait ressaisir l’Europe, elle fuit devant vous.
Le premier aspect de Philippopoli est certainement fort original. La ville s’aperçoit de loin dans une plaine jonchée de tumuli, bornée au nord et à l’ouest par les massifs du Balkan et du Rhodope. Elle domine l’horizon, juchée sur trois rochers que Lucien appelle quelque part les trois Acropoles. Ils gardent encore aujourd’hui les noms que les Turcs leur ont donnés : le plus haut est le Djambas-tepeh, ou mont des Jongleurs ; le second, plus voisin de la Maritsa, est le Nebet-tepeh (la montagne de la Prophétesse) ; le troisième, séparé du premier par un ravin profond et presque inhabité, est le Sahat-tepeh, ou mont de l’Horloge ; il porte en effet une tour en bois surmontée d’une horloge, chose rare dans ces contrées. Près d’elle se dresse une pyramide blanche ; c’est le monument élevé à la mémoire des Russes qui ont succombé pendant la dernière campagne. On chercherait vainement dans cette ville, théoriquement soumise au sultan, le cénotaphe des Turcs morts pour la défense de l’intégrité ottomane. Nous sommes ici en plein dans le domaine de la fiction diplomatique, c’est-à-dire, au fond, de l’absurdité.
La ville a trois noms ; ils symbolisent en quelque sorte les trois nationalités qui se la sont disputée depuis des siècles : les Grecs, dont les pères l’ont fondée jadis, l’appellent Philippopoli ; les Turcs, Felibé ; les Bulgares, Plovdiv. Sa physionomie n’est pas franchement dessinée ; la majorité de la population est évidemment bulgare, mais on y parle beaucoup turc, et la colonie grecque est considérable. Elle possède un journal rédigé en grec et en français qui, naturellement, agite souvent le spectre du panslavisme. Les trois idiomes sont d’ailleurs employés par l’administration municipale.
Depuis qu’elle est devenue capitale d’une province autonome, qu’elle est à peu près sûre de ne pas voir revenir l’ère des massacres et des bachi-bouzouks, Philippopoli tend à s’agrandir et à se civiliser. Près du chemin de fer, un faubourg neuf est bâti de villas élégantes où s’abritent la plupart des consulats ; ceux d’Autriche et de Russie sont seuls restés dans la haute ville. Ce dernier, que j’ai visité, occupe une ancienne maison grecque toute peinte en bleu, toute festonnée de verdure, du style le plus agréable. Le quartier du bazar, construit en bois, couvert de toitures en charpentes, constitue un dangereux foyer d’incendies et d’épidémies. Une longue rue flanquée de bâtisses à moitié européennes, de magasins grecs, arméniens ou bulgares, descend jusqu’à la Maritsa. Les flots rapides et bourbeux du fleuve sont naturellement impropres à toute navigation. C’est lui, cependant, qui fournit à la cité la seule eau dont elle puisse s’abreuver ; on la recueille dans de larges outres qu’on charge sur des chevaux conduits par les sakadjas (marchands d’eau). Au temps jadis, de longs aqueducs amenaient ici les sources des montagnes voisines ; ils sont depuis longtemps détruits. La civilisation a reculé pendant des siècles dans ces malheureuses contrées. Dieu sait quel vigoureux effort il faudra pour lui faire reprendre sa marche en avant. Tout révèle d’ailleurs le voisinage de Constantinople et de la Méditerranée : les produits douteux de nos distillateurs méridionaux s’étalent aux devantures des boutiques ; notre langue est parlée dans le Grand Hôtel de Bulgarie. Son influence se fait sentir sur l’idiome bulgare, qui s’imprègne de néologismes assurément inintelligibles pour les paysans et monstrueux pour le philologue.
Depuis le quatrième siècle avant notre ère, où elle fut fondée par le père d’Alexandre le Grand, Philippopoli a vu passer dans ses murs bien des peuples et bien des armées ; elle a été habitée tour à tour par les Macédoniens, les Slaves et les Osmanlis ; elle a vu défiler les croisés, latins ou allemands, les conquérants turcs et les Russes libérateurs. Son histoire serait toute une épopée. Cependant les monuments y sont rares. Les archéologues en signalent quelques-uns ; mais, faute d’un bon guide, je n’ai pu réussir à les découvrir ; les seuls dont j’ai constaté l’existence sont ces tumuli silencieux qui dorment dans la plaine de la Maritsa. La résidence du gouverneur général, le prince Vogoridi, est installée dans le konak où trônait naguère le pacha ; c’est un bâtiment sans caractère, dont les murs mal badigeonnés baignent dans les eaux jaunes du fleuve. L’Assemblée nationale siége dans un ancien hammam turc, étonné de se voir transformé en Parlement. Cette Assemblée est, assure-t-on, plus distinguée que celle de la principauté. A Sofia, les paysans dominent ; ici, ce sont les classes intelligentes, les capacités, comme nous disions autrefois. Le voisinage de Constantinople, la concurrence de l’élément hellénique, ont contribué à élever le niveau intellectuel des Bulgares méridionaux. Je dois dire cependant que leurs frères du Nord, — à Sofia du moins, — m’ont paru moins indolents, moins orientaux et, qu’on me pardonne le mot, plus européens. Ce jugement repose sur des impressions un peu rapides, et j’aurai peut-être occasion de le modifier un jour.
Je n’ai pas trouvé à Philippopoli tout ce que j’y cherchais. Les villes de ce genre ne sont pas faites pour être visitées par le touriste pressé ; tout ce qui pourrait l’intéresser se dérobe à sa curiosité. Les rues n’ont pas encore de nom, les maisons pas de numéros. Or, toute la haute ville constitue un dédale inextricable.
— Où demeurez-vous ? demandais-je à un aimable compatriote qui venait m’inviter à déjeuner.
— Je n’en sais rien moi-même. C’est quelque part près du marché. Mais je viendrai vous chercher.
Un cocher que je prie, en bulgare, de me conduire à l’état-major général (generalni chtab), me mène bravement au tribunal (seudilichté). Je voudrais faire la connaissance des littérateurs, des journalistes bulgares, des hommes d’État, de ceux du moins qui, malgré les chaleurs, sont encore restés dans la ville ; personne ne peut m’indiquer leur adresse. Je cherche un poëte distingué, l’une des plus brillantes espérances de la littérature bulgare, M. V…; on m’envoie chez son frère, employé au konak. Quelques personnes ont l’obligeance de me faire visite ; mais comme elles me laissent des cartes sans adresse, je suis dans l’impossibilité de leur rendre leur civilité. Impossible de découvrir s’il y a un endroit, café, cercle, jardin, où se rassemble l’élite de la société bulgare. Tout cela est terriblement oriental.
Je demande la grande poste ; mon hôtelier m’indique fort clairement la rue où je dois la trouver. Je parcours cette rue dans tous les sens ; impossible de rien découvrir. Renseignements pris, la grande poste se trouve dans une cour, au haut d’un escalier, au fond d’un corridor.
On peut vivre à Philippopoli, on y vit même fort bien grâce au Grand Hôtel de Bulgarie ; mais si peu qu’on ait de curiosité intelligente, il est impossible de la satisfaire. Je n’ai pu réussir à visiter une église grecque ou bulgare ; elles se dissimulent derrière des enceintes de murailles. Il existe, m’assure-t-on, dans la haute ville, une classe de familles commerçantes, riches et considérées, qui constituent une sorte de patriciat analogue à celui de Venise. Cette classe dérobe soigneusement ses foyers domestiques aux investigations de l’étranger. J’ai vécu trois jours entiers à Philippopoli sans avoir l’occasion de connaître « le pain et le sel » de l’hospitalité bulgare. Trois jours, c’est peu, et mon jugement paraîtra peut-être précipité. Mais un jeune savant russe qui m’avait précédé dans cette ville y avait résidé un mois entier ; il était en rapport quotidien avec les représentants des classes dirigeantes ; il n’avait pas été plus heureux que moi. Mes amis, les hellénistes ou les philhellènes, trouvent un accueil beaucoup plus empressé dans la colonie grecque. Ce qu’il y a de certain, c’est que la vie publique et la vie sociale ne sont pas encore organisées dans la capitale de la Roumélie.
Grâce à l’obligeance de notre excellent compatriote M. le lieutenant-colonel Toustaint du Manoir, chef d’état-major des milices, qui m’a donné un de ses gendarmes pour m’orienter dans la ville, j’ai pu découvrir où logeait la direction de l’instruction publique. Le directeur était absent, mais j’ai rencontré chez son remplaçant un courtois accueil, et j’ai recueilli des documents fort intéressants. Ici, comme à Sofia, tout est naturellement en voie de formation. Le dernier pacha turc ne savait ni lire ni écrire ! Bien avant l’émancipation, malgré l’apathie hostile des Turcs et la mauvaise volonté des Grecs, les Bulgares de Roumélie avaient eu l’idée d’ouvrir des écoles. Un observateur sagace, M. Albert Dumont[46], a donné, il y a une dizaine d’années, d’intéressants détails sur ce réveil national, qu’il avait constaté au milieu de ses excursions archéologiques. Aujourd’hui les Bulgares du Midi peuvent poursuivre sans obstacle leur émancipation intellectuelle. Ils n’ont pas eu la bonne fortune de s’assurer le concours d’un savant aussi érudit, aussi passionné pour leur histoire que M. Jireczek. Ils ont des hommes chez qui le patriotisme supplée à la science. Dans certains détails, la lourde main de l’Osmanli se fait encore sentir ; ainsi, la Roumélie est enveloppée dans le réseau des douanes ottomanes ; on n’y laisse pas pénétrer les livres scientifiques où le mahométisme est discuté. Mais les Bulgares n’ont pas besoin de ces livres pour savoir ce qu’ils doivent penser de l’Islam.
[46] Voir son livre le Balkan et l’Adriatique, Paris, 1873.
J’ai trouvé la direction de l’instruction publique installée dans une maison occupée jadis par un riche musulman. Cette maison, avec ses vastes salons ornés de divans, son jardin à fontaine élégante, son hammam en miniature, semblait plus faite pour les molles délices du kef que pour les sévères travaux de l’éducation populaire. Elle renferme maintenant un commencement de bibliothèque, — trois ou quatre mille volumes environ, — et une riche collection de médailles qui, malheureusement, ne sont pas encore cataloguées.
M. le sous-directeur de l’instruction publique a bien voulu me remettre toute une collection de documents officiels relatifs à son département. Tous sont en bulgare, sauf une courte brochure en grec comprenant les rapports des inspecteurs des écoles helléniques. La pièce la plus importante de ce dossier, c’est le rapport adressé au gouverneur général Son Altesse le prince Vogoridi, sur l’année scolaire 1880-1881. Ce travail est moins considérable que celui de M. Jireczek, dont j’ai donné plus haut l’analyse. Les circonstances ne sont pas tout à fait les mêmes ici que dans la Bulgarie du Nord ; il y avait moins à faire, et l’effort a dû être moins énergique. D’autre part, on se trouve en présence d’éléments ethnographiques plus complexes, notamment d’un élément grec qui n’est pas disposé à se laisser bulgariser. Une statistique officielle, publiée il y a deux ans, évalue le nombre des Rouméliotes à 815,951, dont 537,560 Bulgares, 154,700 Turcs, 42,569 Grecs. Ces chiffres, au dire des personnes compétentes, sont au-dessous de la réalité. On aurait, paraît-il, oublié de compter les enfants. Ce n’est pas exagérer que d’évaluer aujourd’hui la population totale à plus d’un million.
Pendant l’année scolaire 1880-1881, la Roumélie comptait 1,412 écoles primaires avec 80,591 élèves, dont 23,789 filles. Les Bulgares possédaient 841 écoles avec 48,000 élèves ; les Turcs, 471 écoles avec 15,189 élèves ; le reste était réparti entre les Grecs, les Arméniens et les Juifs. En somme, d’après les calculs les plus probables, les deux tiers des enfants de la principauté étaient déjà soumis à la loi de l’obligation. N’oublions pas qu’il s’agit d’un pays moins peuplé que le nôtre, où les communications sont plus mauvaises et les instituteurs plus difficiles à recruter. Ici, comme en Bulgarie, on a dû approprier ou construire la plus grande partie des maisons d’école. Le personnel enseignant comprend environ un millier de Bulgares ; chez les Turcs, ce sont les imams et les muezzins des mosquées qui remplissent le rôle d’éducateurs. Il n’y a point encore d’écoles normales. Les jeunes maîtres suivent pendant les vacances des cours de pédagogie. Les établissements scolaires sont inspectés non par des fonctionnaires spéciaux, mais par des personnes notables, des médecins, des ecclésiastiques, qui reçoivent une subvention de l’État. Il y a des conseils cantonaux et départementaux. Les écoles secondaires sont au nombre de quatre ; elles ont été fondées pendant la période de l’occupation russe ; on compte deux gymnases réals (professionnels) pour les garçons à Philippopoli et à Sliven, deux pour les filles, à Philippopoli et à Stara-Zagora, que les Turcs appellent Eski-Zagra. J’ai précisément sous les yeux le programme de l’établissement de Sliven. C’est une petite brochure imprimée dans cette ville même, à l’imprimerie du journal le Drapeau bulgare. Pour comprendre tout le progrès dont témoigne cette plaquette, en apparence insignifiante, il faut se rappeler qu’avant la guerre libératrice, les pays bulgares ne possédaient qu’une seule imprimerie, celle du vilayet du Danube à Roustchouk. Il y en a quinze aujourd’hui : quatre à Sofia, quatre à Philippopoli, trois à Roustchouk, une à Tyrnovo, à Sistovo, à Varna, à Sliven.
Une seule maison, Danov et Cie, a créé d’un seul coup trois librairies, à Roustchouk, à Sofia, à Philippopoli. Sans doute les œuvres qu’elle édite ne sont pas toutes d’une haute valeur ; ce qu’il faut, avant tout, aux Bulgares, ce sont des livres d’école, des manuels, des traductions. Cependant la littérature proprement dite commence à se développer ; on écrit des drames, des nouvelles ; tel poëte, M. Vazov par exemple, fait preuve d’un réel talent. Deux revues, l’Ordre (Red) et la Science (Naouka), paraissent à Philippopoli ; cette dernière est l’organe de la Société littéraire bulgare, établie dans cette ville ; elle reçoit du gouvernement une subvention annuelle d’environ 7,000 francs. C’est également à Philippopoli que s’imprime le plus important des journaux bulgares, la Maritsa ; elle a eu pendant quelque temps une partie française, qui a été récemment supprimée.
L’enseignement supérieur n’existe pas plus en Roumélie qu’en Bulgarie. On ne peut pas tout créer d’un coup. Une quarantaine de jeunes gens sont instruits à l’étranger aux frais de l’État ; une quinzaine d’entre eux étudient à l’École normale d’Agram ; j’ai recueilli, lors de mon séjour dans cette ville, les meilleurs témoignages sur leurs aptitudes et leur assiduité.
Parmi les écoles bulgares, il ne faut pas oublier celle que les religieux français entretiennent à Philippopoli, et dont la maison mère est à Andrinople. On compte en Roumélie une dizaine de milliers de catholiques qui sont pour la plupart aux mains de prêtres italiens. L’école française de Philippopoli est fort bien menée et rend à notre nationalité de réels services. De temps immémorial, ces établissements d’Orient ont été sous la protection de la France ; c’est là une tradition à laquelle il serait impolitique et même dangereux de renoncer. L’Autriche et l’Italie sont là toutes prêtes à s’emparer d’une position qui ne serait plus abritée par notre pavillon. Prétendre laïciser ces écoles serait une absurdité pure et simple. Six religieux qui vivent en commun dépensent moins qu’un laïque marié. Ce n’est pas en général pour renoncer à la fortune qu’un Français intelligent va s’établir en Orient. Dans ces pays lointains, la robe du moine, la cornette de la sœur de charité, sont respectées de tous, même des musulmans. Les nuances politiques, les discussions religieuses, qui nous divisent ici, disparaissent là-bas, et ce qui plane au-dessus d’elles, c’est l’image grandiose et respectée de la patrie française. Le prestige que nous avions acquis auprès de l’Orient musulman, il faut le conserver auprès de cet Orient slave auquel appartient l’avenir. Gardons-nous de sacrifier à la rigueur des « principes » une influence séculaire. Nos rivaux ne demandent qu’à profiter de nos fautes. L’opinion que j’exprime ici est mûrement réfléchie ; elle est partagée par l’immense majorité des hommes qui connaissent l’Orient pour y avoir vécu plus longtemps que moi. Il ne s’agit ici ni de cléricalisme ni de libre pensée. Il y va des intérêts essentiels de notre pays.
La petite armée rouméliote ne saurait en aucune façon se comparer à celle de la principauté. La diplomatie européenne, en divisant en trois morceaux la Bulgarie du traité de San-Stefano, a eu surtout pour objet d’éviter à Constantinople le dangereux voisinage d’un État qui n’eût été que l’avant-garde de la Russie. Entre la principauté et ce qui reste de l’ancienne Turquie, la Roumélie autonome joue en quelque sorte le rôle d’un tampon protecteur, d’un État neutre, à la façon de la Belgique ou de la Suisse. La Turquie a le droit d’occuper les passages des Balkans, mais ses troupes n’ont pas celui de séjourner dans la province ; elles ne peuvent y pénétrer pour rétablir l’ordre qu’à la demande du gouverneur général. Cette clause est de pure fiction ; le gouverneur qui se permettrait de l’appliquer serait immédiatement assassiné. Mais, d’autre part, ni l’Europe ni le Sultan n’ont grande confiance dans la fidélité des sujets autonomes. Aussi a-t-on réduit au strict minimum l’effectif des forces militaires. Il n’y a point d’armée ; il n’y a qu’une milice et une gendarmerie. Cette milice compte douze bataillons, un escadron de cavalerie, une demi-batterie d’artillerie, une compagnie de génie. On ne doit pas appeler annuellement plus de quatre mille hommes. En mobilisant les douze classes qui sont tenues au service, on arriverait à un total d’environ quarante-six mille combattants. La Roumélie, si elle pouvait appliquer le système bulgare, aurait facilement un effectif d’au moins quatre-vingt mille hommes. Je suis sans inquiétude pour elle. Le jour où elle aura des armes, elle saura bien improviser une armée. Jusqu’à nouvel ordre, les bataillons n’ont pas de drapeau ; ils n’eussent pas accepté celui du Sultan, et l’on n’a pas voulu leur donner un drapeau national. Quant aux quatre canons, ils sont parfaitement inoffensifs ; la demi-batterie n’a point de munitions. « Tous les ans, me disait un officier rouméliote, nous recevons une lettre officielle de Constantinople nous invitant à tirer des salves pour la fête du Sultan. Nous répondons sur papier officiel que nous n’avons point de gargousses, et l’affaire en reste là. »
Ce qu’il y a de plus piquant, c’est que cette petite armée est, comme je l’ai déjà fait remarquer, commandée en langue russe. Supposez que le Sultan eût un jour l’idée invraisemblable de visiter sa province de Roumélie. La première des fêtes qu’on doit lui offrir, c’est naturellement une parade militaire. Vous figurez-vous les milices bulgares défilant devant le successeur d’Othman et commandées dans la langue des vainqueurs de Chipka !
Un certain nombre d’officiers rouméliotes font en ce moment même leurs études à Saint-Pétersbourg. Cependant, l’élément russe est moins considérable ici que dans la Bulgarie du nord. Le commandant est un Allemand, M. Strecker, qui, si je ne me trompe, a porté autrefois le titre de pacha. Le chef d’état-major général est un Français, M. le baron Toustaint du Manoir, ancien commandant des turcos qui a fait toute sa carrière en Afrique. M. Toustaint du Manoir se louait fort du bon esprit et des aptitudes de ses miliciens. Mais il est bien évident que, dans l’état actuel des choses, les troupes rouméliotes ne sauraient se comparer à celles de la principauté. Aux quatre mille hommes que j’ai dits plus haut, il faut ajouter quinze cents gendarmes ; ils sont, paraît-il, commandés par un Anglais. C’est la Porte qui nomme les officiers généraux et supérieurs ; eût-elle pour ces postes importants des Bulgares sous la main, elle se garderait bien de les choisir.
Cette petite armée rouméliote est le vivant symbole de la situation fictive, absurde et transitoire, créée par le traité de Berlin. Il est évident que la Roumélie n’est pas destinée à vivre longtemps. En attendant, le régime actuel constitue évidemment un progrès sérieux sur celui des bachi-bouzouks et même des pachas. De par le statut organique que l’Europe lui a donné, la Roumélie jouit, sous un gouvernement chrétien, d’un régime constitutionnel. Le gouverneur, nommé par le Sultan d’accord avec les puissances, Aleko-Pacha, prince Alexandre Vogoridi, appartient à une ancienne famille du pays. Son bisaïeul était le fameux Sofroni, évêque de Vratsa, l’un des restaurateurs de la nationalité bulgare. Élevé à l’étranger, le prince Vogoridi ignore la langue de ses ancêtres et ne l’a point apprise depuis qu’il est à Philippopoli ; il ne saurait donc être suspect de panslavisme. Pendant de longues années, il a été au service de la Porte et l’a même représentée autrefois à Vienne. C’est une persona grata auprès du Sultan, autant du moins que peut l’être un fonctionnaire qui représente fatalement l’émancipation des chrétiens et l’humiliation de l’Islam. Prince de Samos, il n’est pas mal vu des Grecs dont il parle la langue et professe la religion. En somme, vu les circonstances délicates que traverse la Roumélie en ce moment, on ne pouvait faire un meilleur choix. Depuis qu’il a changé le fez turc contre le kalpak bulgare, — cette question de coiffure a failli provoquer un incident diplomatique, — le gouverneur a su louvoyer habilement entre les divers éléments soumis à son autorité.
Aura-t-il beaucoup de successeurs ? Il est permis d’en douter. Ni au nord ni au sud des Balkans, les Bulgares ne dissimulent leur ferme intention d’arriver à l’intégrité nationale. Ils ne peuvent oublier ceux de leurs frères qui sont restés en Macédoine sous le joug détesté du Croissant. Les relations entre les deux principautés bulgares sont d’ailleurs des plus intimes. Elles échangent leurs hommes d’État, leurs officiers, leurs fonctionnaires. Tel personnage qui a d’abord été directeur de département à Philippopoli, devient ministre à Sofia et réciproquement.
Dernièrement encore, la Roumélie contractait un emprunt auprès de la principauté. Un meeting réuni à Philippopoli mettait à son ordre du jour la politique du prince Alexandre et posait en principe que les Bulgares de Roumélie avaient le droit et le devoir de s’occuper des affaires de la principauté.
Vienne une crise quelconque en Orient, et les trois tronçons imaginés par le traité de Berlin profiteront de la première occasion pour chercher à se réunir. En ce qui me concerne, je ne doute pas que l’union ne se fasse au profit de la Bulgarie du nord, surtout si le prince Alexandre sait intéresser à ses destinées, par un mariage politique, l’une des grandes maisons régnantes de l’Europe. Dès maintenant, nous pouvons saluer l’entrée d’un membre nouveau dans la grande famille des États civilisés.
FIN.