La Save, le Danube et le Balkan : $b voyage chez les Slovènes, les Croates, les Serbes et les Bulgares
CHAPITRE IX
LOM PALANKA. — LE BALKAN.
Lom Palanka. — Histoire d’un panslaviste. — L’araba. — La grand’route. — Les hans. — Un village. — Une nuit à Klisoura. — L’ascension du Balkan.
C’est au mois d’août dernier (1882) que j’ai mis le pied pour la première fois sur le sol de la Bulgarie ; j’avais depuis longtemps le désir de la visiter. Je me serais bien gardé de l’essayer tant que les Turcs restaient campés au pied du Balkan et sur les bords du Danube. Malgré firmans et passe-ports, je ne me serais pas cru absolument en sûreté ; mes relations avec les émigrés bulgares, ma connaissance pratique des langues slaves, eussent été pour les Osmanlis de légitimes motifs de suspicion. J’aurais été pris pour un Russe déguisé ou pour un agent panslaviste ; on m’aurait attribué Dieu sait quelles visées mystérieuses. Pour visiter la Bulgarie, j’ai dû attendre qu’elle fût rendue à elle-même. Ce que j’en ai pu voir a confirmé la foi optimiste que j’ai toujours eue dans les solides qualités qui ont préparé la renaissance du peuple bulgare et qui assureront son avenir. Certes, il a encore beaucoup à faire pour devenir ce qu’il devrait être aujourd’hui si des siècles de servitude n’avaient pesé sur lui ; mais l’observateur impartial peut dès maintenant affirmer que la Russie, en affranchissant les Bulgares, a fait une œuvre utile, et qu’elle a en somme rendu service à la cause de la civilisation.
Il y a cinq ans à peine que la Bulgarie danubienne est émancipée ; il y a cinq siècles qu’elle est devenue ottomane. Il ne faut donc pas s’étonner si ses villes gardent encore une physionomie plus orientale qu’européenne. Lom Palanka, où me dépose le vapeur de la Compagnie autrichienne, attire tout d’abord l’œil du voyageur par les minarets élancés de ses mosquées. On y chercherait en vain les clochers d’une église. Les Turcs, comme on sait, ne permettaient point que les temples du Christ osassent dépasser ceux de Mahomet. Le son même des cloches était interdit. Les édifices religieux, au lieu de dominer fièrement la cité, se dérobaient aux regards dans des enceintes de murailles. Dans la plupart des villes bulgares, il faut les chercher longtemps avant d’arriver à les découvrir.
L’accueil qui attend le voyageur à la frontière bulgare est moins désagréable, moins tracassier, que celui qu’il trouve à Belgrade chez les Serbes, plus civilisés pourtant que leurs voisins. Un bon gendarme examine les passe-ports pour la forme et n’a point — comme à Belgrade — l’idée saugrenue de les confisquer. Les douaniers sont polis et presque respectueux. Ils sont revêtus d’une vareuse brune et coiffés du bonnet ou kalpak national en peau de mouton. Les gendarmes, habillés et coiffés de blanc, rappellent les soldats russes. On devine ainsi dès le premier coup d’œil la main qui a présidé à l’organisation de la principauté. Dans la foule qui se presse aux abords du ponton, les costumes orientaux se mêlent aux costumes slaves ; les turbans et les fez fraternisent avec les kalpaks ; les femmes musulmanes, la figure à demi voilée par le yachmak, coudoient les femmes bulgares aux bras chargés de massifs bracelets de cuivre, aux tresses entrelacées de fleurs, de sequins, de filasse et de boutons en porcelaine.
Lom Palanka, auquel mon guide consacre une ligne à peine, est devenue une ville importante depuis que Sofia est la capitale de la Bulgarie. Elle est actuellement sur le Danube, ce grand chemin de l’Orient, le point le plus rapproché de la nouvelle capitale. C’est ici qu’il faut nécessairement aborder pour se rendre à Sofia. L’hôtel Bellevue, le seul convenable de la ville, est encore presque européen ; il se dresse sur un petit mamelon qui domine la berge du Danube ; avec son enseigne en français, ses terrasses et ses constructions rustiques, il a l’air d’une guinguette comme on en trouve à Meudon ou même à Montmartre. Il offre au voyageur habitué à se contenter de peu une hospitalité presque suffisante. Les chambres, petites et blanchies à la chaux, ressemblent à des cellules de Chartreux, mais elles sont propres et saines. La table est convenable. Le vin, passable, n’a rien de commun avec les piquettes infâmes qui déshonorent la plupart des auberges bulgares. Par exemple, je cherche en vain la belle vue qu’annonce l’enseigne : au premier plan, le large Danube roule des eaux bourbeuses ; au second s’étendent les plaines marécageuses de la Roumanie. Elles sont loin d’offrir un « horizon à souhait pour le plaisir des yeux ».
La ville est vite vue ; les mosquées en sont les seuls monuments ; l’église orthodoxe est fermée. Les rues sont encore pavées et les maisons construites à la turque ; les boutiques en bois ne sont que de misérables échoppes. Par-ci par-là une fontaine boiteuse, recouverte de dalles en marbre et ornée d’une inscription en vers turcs. C’est le grand luxe des cités musulmanes. Sur une place plantée d’arbres s’élève un café turc ouvert à tous les vents ; un jet d’eau jaillit au milieu ; tout autour s’étendent ces bancs profonds sur lesquels les sectateurs du Coran aiment à s’accroupir. C’est, paraît-il, une pose agréable, car je rencontre un certain nombre de chrétiens qui l’ont adoptée.
Les services publics sont encore installés d’une façon assez primitive ; la poste loge dans une échoppe, le télégraphe dans un grenier. J’ai la malheureuse idée d’envoyer un télégramme à Sofia et d’offrir en paiement un napoléon ; on me rend dix-neuf francs trente-cinq centimes en pièces de deux sous. Le franc est la monnaie théorique de la principauté, qui a adopté notre système décimal ; malheureusement, ceux qu’on frappe à Saint-Pétersbourg ne sont pas encore arrivés ; en attendant, le rouble russe et ses subdivisions ont cours légal ; mais l’argent est rare, et les décimes bulgares le remplacent trop souvent.
Le seul édifice vraiment européen de Lom Palanka, c’est un grand gymnase (collége) en briques dont on achève en ce moment la construction. Les matériaux proviennent pour la plupart de l’ancienne forteresse turque de Viddin. Ainsi, par un bizarre jeu du sort, les jeunes générations de la Bulgarie indépendante seront élevées à l’ombre de ces mêmes pierres qui ont jadis abrité les oppresseurs de leurs pères. Je n’ai pu arriver à découvrir où pouvait bien se cacher le gymnase actuel. Le hasard m’a fait rencontrer un de ses professeurs. C’est un Tchèque qui cumule les fonctions de maître de dessin et de maître de russe. Il a lu mon nom sur le registre de l’hôtel, il a vu mon arrivée annoncée dans les journaux du pays, et il ne veut pas me laisser partir sans me remercier des travaux que j’ai autrefois publiés sur sa patrie. J’ai eu occasion d’étudier en lui un curieux spécimen de patriote slave, ou plutôt panslave. En haine des Allemands, il a quitté la Bohême pour aller vivre en Russie ; en haine de l’infaillibilité pontificale, il s’est fait orthodoxe. Il a pris part plus d’une fois aux mouvements qui ont agité la Bulgarie et préparé son indépendance. Aujourd’hui, sa carrière militante est finie ; il a épousé une Russe, et le voilà établi professeur de dessin au gymnase de Lom Palanka. C’est son bâton de maréchal. Voilà donc un de ces fameux agents panslavistes dont la presse allemande ou magyare nous entretient si souvent ! Il faut avouer que le métier n’est pas bien tentant, et que mon hôte eût pu se faire un aussi bel avenir sans jamais quitter la Bohême.
De Lom Palanka à Sofia, on compte environ trente-cinq à quarante lieues ; la poste bulgare franchit cette distance en quinze ou dix-huit heures. La montée et la descente du Balkan allonge d’un tiers au moins la durée du trajet. Malheureusement les véhicules et les chevaux de l’État sont aussi rares que coûteux. Il ne faut chercher ici ni mail-coaches, ni diligences. Quelques privilégiés peuvent seuls se procurer des chevaux de relais et faire le voyage sans coucher en route. Mais ces chevaux officiels sont tellement peu nombreux que les ministres eux-mêmes ne réussissent pas toujours à en obtenir. Le commun des martyrs est réduit à réclamer les services des arabadjias[38], comme on les appelle encore aujourd’hui ; il faut, bien entendu, passer la nuit au pied du Balkan, soit à Berkovats, soit à Klisoura. La négociation avec le voiturier ne laisse pas d’être assez curieuse. J’en pourrais confier le soin au garçon de l’hôtel, mais je préfère traiter moi-même ; c’est le meilleur moyen d’étudier les hommes et les mœurs. Les cinq ou six cochers des cinq ou six arabas de Lom Palanka sont groupés avec leurs équipages auprès du café turc que j’ai décrit tout à l’heure. Dès qu’ils flairent un voyageur, ils se mettent à crier tous à la fois et à l’abasourdir de propositions discordantes. Il faut savoir garder son sang-froid au milieu de ce tumulte, apprécier d’un coup d’œil rapide la solidité de la voiture et celle des chevaux. Je fais prix pour quinze roubles avec Petko ; c’est un beau gaillard à l’œil vif et intelligent ; coiffé du kalpak bulgare et chaussé d’un large pantalon à la turque, il semble résumer en lui les deux nationalités qui se disputaient naguère le pays. Au fond, je soupçonne qu’il n’est ni Bulgare, ni Osmanli, mais plutôt Zinzare ou Arménien ; il est chrétien, à coup sûr, et boit du vin sans scrupule ; mais il parle volontiers le turc avec ses camarades. Son araba ne ressemble guère à nos équipages occidentaux. C’est une espèce de tapissière, à dôme bombé ; elle est peinturlurée de jaune et de bleu sur toutes ses faces, ornée de paillettes, de verroteries et de guipures ; elle se ferme à volonté avec des rideaux de cuir qui abritent suffisamment du vent, du soleil et de la pluie ; elle est lourdement suspendue, mais résiste fort bien aux cahots du chemin. En somme, un équipage de dentiste ambulant.
[38] Loueurs de voitures, mot turc.
Quant aux chevaux, ce sont d’admirables bêtes ; leurs croupes noires reluisent d’embonpoint ; leurs jarrets nerveux bondissent sans relâche sur la chaussée pierreuse ; ils m’ont fait franchir en une journée une étape d’environ quatre-vingts kilomètres ; en arrivant, ils semblaient encore frais et dispos.
Dans ce long trajet du Danube à la Stara Planina (vieille montagne), le touriste amoureux de pittoresque trouve bien peu de choses à noter ; jusqu’au pied du Balkan s’étend une plaine nue. Par-ci par-là quelque champ de blé déjà moissonné ou de maïs encore vert ; le plus souvent, des jachères où croissent à grand’peine des arbustes rabougris, moins hauts que l’herbe des steppes cosaques ; pas un cep, pas un arbre fruitier. Dans les prairies sans fin paissent de grands buffles aux cornes retournées, au long poil noir ; ils se vautrent par troupeaux dans les eaux fangeuses des mares qui leur servent d’abreuvoirs. Sur les hangars isolés des fermes perchent des cigognes blanches, familières avec l’homme et que le bruit des attelages ne paraît pas étonner.
Les villages sont fort rares ; parfois un han (auberge) isolé au bord de la route ; mais il faut être indigène pour savoir que c’est une auberge. On chercherait en vain ici les joyeuses enseignes, les bouchons hospitaliers de l’Occident. De Lom Palanka au Balkan, je n’ai rencontré ni une enseigne, ni une affiche ; il semble que personne ici ne sache lire ou écrire. On jugerait mal l’état de l’instruction publique dans ces pays en l’appréciant d’après ce détail.
L’intérieur de ces hans est fort misérable ; un sol en terre battue, des murs en torchis couverts d’images russes lithographiées à Moscou ou à Pétersbourg, et représentant des scènes de la dernière guerre ou des épisodes de la vie du tsar libérateur. Celle qui revient le plus souvent, c’est la reddition de Pleven (Plevna). Mais les artistes ne sont pas d’accord sur les détails ; les uns font sortir Osman Pacha en voiture, les autres à cheval. Deux ou trois tables branlantes flanquées de tabourets boiteux ; un large banc sur lequel s’accroupissent les consommateurs. L’alimentation est lamentable : un pain noir, lourd, mal cuit, indigeste, bien inférieur certes à ce fameux pain du siége dont les Parisiens ont gardé le légendaire souvenir ; du vin piqué ou fétide, du fromage blanc qui réalise trop à la lettre la formule virgilienne :
Si du moins on rencontrait aussi les castaneæ molles dont le poëte régale ses bergers ! La pomme de terre semble absolument inconnue. On en mange à Sofia, mais je n’ai pu découvrir où on la cultivait.
C’est au han de Rasova qu’a lieu notre première halte. Il est trop noir et trop sale pour que je me risque à y pénétrer. Je m’installe en dehors, à une table où sont déjà assis un paysan bulgare en veste et en pantalon blanc et un monsieur en redingote qui paraît être son homme d’affaires. Ils déjeunent tout en causant de prés, de bœufs et de moutons ; ils mangent à la gamelle un poulet bouilli qui nage dans une purée de gruau liquide, et déchirent la volaille à belles mains ou à belles dents. Ils me saluent en me tutoyant, et m’invitent à partager leur fortune. Le peuple bulgare ignore absolument le vous des peuples civilisés.
Je tolère volontiers ce mode de civilité ; mais je n’ai pas assez faim pour accepter une hospitalité dont j’apprécie d’ailleurs la cordialité ingénue.
A midi, halte au village important de Koutlovitsa. Petko dételle les chevaux, qui ont vaillamment gagné leur avoine. La commune a encore l’aspect osmanli ; les rares boutiques sont des échoppes en bois ; les produits anglais, français ou autrichiens, s’y entassent dans un désordre peu élégant. La mosquée s’élève au bord de la route ; l’église, comme toujours, se dérobe je ne sais où. Les fez et les turbans sont ici presque aussi nombreux que les kalpaks. Le han qui nous reçoit est le meilleur que j’aie rencontré de Lom à Tatar-Bazarjik ; en bas, une salle pour la plèbe des cochers ; en haut, un salon pour les voyageurs de distinction. Il est tout à coup envahi par une bande joyeuse et bruyante ; ce sont des étudiants bulgares qui arrivent de Zurich et vont passer leurs vacances en Roumélie, un Juif de Pesth qui se rend à Sofia pour y ouvrir une chapellerie. Il ignore le bulgare et est fort heureux de trouver des interprètes. La Bulgarie affranchie est devenue une sorte de Far-West, où les esprits aventureux vont maintenant tenter fortune. Hélas ! ils ne réussissent pas toujours. Voici précisément un pauvre diable d’Alsacien qui revient de Sofia où il a été chercher une place de garçon brasseur. Il exhibe son certificat d’option et réclame un secours qui, naturellement, ne lui est pas refusé. Le patron du han se multiplie pour être agréable à ses hôtes ; son mouton et ses poulets rôtis, assaisonnés de concombres dans la saumure, constituent un menu vraiment appétissant. Son vin blanc se laisse boire. Voyageurs qui viendrez après moi, permettez-moi de vous recommander l’auberge de Koutlovitsa, et si vous m’en croyez, faites-y vos provisions. La halte inévitable de Klisoura vous réserve de pénibles surprises.
Nous recommençons à rouler à travers la plaine inculte, nous voyageons maintenant en caravane. Arabas et phaétons, — on appelle ainsi les cabriolets, — se suivent à intervalles inégaux. De temps en temps nous rencontrons de longues files de chevaux qui vont porter au Danube les produits de la Bulgarie, des peaux de mouton ou de chèvre non préparées, des laines mal nettoyées. Ce mode de transport est fort long, mais il coûte peu. Les chevaux sont solides, bien campés sur leurs jarrets et durs à la fatigue. Les animaux trouvent gratis, dans les immenses jachères, le fourrage qui leur est nécessaire ; leurs conducteurs se contentent d’une nourriture grossière qui ferait reculer de dégoût nos joyeux rouliers.
A sept heures du soir, nous arrivons enfin au pied du Balkan. Cette montagne farouche, que nous avons vue pendant tant d’heures nous barrer l’horizon, se dresse maintenant devant nous toute ruisselante de cascatelles, toute frémissante de verdure. Voici enfin des arbres, de l’ombre, de la fraîcheur ; mais c’est au moment même où le soleil va disparaître que nous atteignons cette oasis. Nous laissons de côté la ville industrieuse de Berkovats ; nous tournons à l’est et nous entrons à Klisoura. Ce nom seul nous annonce que nous allons pénétrer dans une gorge étroite. Klisoura, c’est le mot grec Kleisoura, la fermeture, l’endroit où la vallée se rétrécit brusquement. C’est la Klaus des Allemands, la cluse de certains dialectes français.
Rien de frais et de charmant comme cette première rencontre avec le Balkan. Le petit village de Klisoura est bâti au confluent de deux torrents qui tantôt s’élargissent en nappes riantes, tantôt se resserrent en bruyantes cascatelles. Des scieries, des moulins, mettent à profit la force des eaux écumantes. Des ormes luxuriants, des noyers au feuillage odorant s’élancent à travers les anfractuosités de la roche. Quelle vie charmante on mènerait dans ce coin délicieux… si l’on y trouvait de quoi vivre ! Le Balkan, c’est l’Hémus des anciens, et les beaux vers de Virgile reviennent involontairement à la mémoire :
Il semble que les Turcs n’aient jamais mis le pied ici. On n’aperçoit ni turbans, ni mosquées ; le village s’étend le long de la gorge ; cinq ou six maisons arborent des drapeaux, des lanternes et des enseignes sur lesquelles on lit le titre prétentieux d’hôtel. Celui d’Italie, où me conduit Petko, se compose de deux étages : un rez-de-chaussée pavé en terre battue, orné d’un lit de camp sur lequel couchent tout habillés les cochers et les gens du commun, un premier réservé aux voyageurs de distinction. On y monte par un escalier boiteux et branlant, lequel aboutit à une trappe. La chambre est meublée d’une table et d’un lit couvert de draps sordides. On y chercherait en vain les meubles indispensables qui garnissent la plus misérable de nos chambres d’auberge. L’hôtel d’Italie est d’ailleurs dépourvu de toute espèce de provisions.
Je me vois réduit à aller chercher mon souper à l’hôtel de Macédoine, où mes jeunes compagnons de voyage sont déjà installés. Le handjia paraît fort affairé ; il est en train de tuer un poulet. Au bout de deux heures environ nous obtenions une soupe et une omelette, le tout arrosé d’un vin fétide. Quel contraste entre cette vie grossière et celle qu’on menait à bord des bateaux danubiens !
Qu’on me pardonne de tant insister sur ces détails matériels ; ils peignent une civilisation ; les Bulgares viennent à peine d’échapper à la domination ottomane, et voilà ce que l’Islam avait fait d’un peuple européen. On ne sait pas encore ici ce que c’est qu’une bonne économie rurale ; l’usage des conserves, du lard, du jambon, est totalement inconnu. J’ai rencontré, le long des villages, quelques rares pourceaux, mais je n’ai pu découvrir quel rôle le « cher ange », chanté par le poëte gourmet, jouait dans l’alimentation publique. Sa chair était en horreur aux maîtres musulmans, et les raïas voyageaient si peu ! C’est pour la même raison sans doute que le vin était si mal fabriqué, si déplorablement conservé. En somme, le voyageur soucieux d’un confort quelconque n’a qu’une chose à faire : c’est d’emporter sa literie, ses provisions, et de coucher dans sa voiture.
Le paysan bulgare, — tout le monde lui rend cette justice, — est très-laborieux, mais il n’est pas inventif ; il a la patience résignée du bœuf, mais il en a aussi la lourdeur. Ces qualités passives faisaient, on le comprend, l’affaire des maîtres osmanlis. Aujourd’hui, les deux tiers de cette intéressante nation sont rendus à la liberté. Ceux qui ont l’honneur de la gouverner ont presque tous fait leur éducation à l’étranger. Ils ont vu comment on vit dans les pays civilisés. Il faut qu’ils apprennent à leurs compatriotes à devenir Européens. Si l’initiative individuelle est trop lente à s’émouvoir, il faut que l’État n’hésite pas à lui substituer la sienne. Si l’industrie privée ne comprend pas ses véritables intérêts, il faut que la concurrence de l’État les lui apprenne. L’étranger qui se rend dans la capitale de la Bulgarie affranchie éprouve tout d’abord l’impression d’un pays inculte et barbare. Cela est fâcheux, non pas seulement pour le voyageur, mais pour la contrée dont il emportera un mauvais souvenir. La diète de Serbie n’a pas dédaigné de faire une loi sur les méanas[39] ; l’Assemblée nationale bulgare devrait bien imiter son exemple. On crée des fermes modèles pour l’éducation des paysans ; qu’on établisse à Klisoura un hôtel modèle pour l’éducation des handjias zinzares ou bulgares. On fera tout ensemble une bonne affaire et une bonne action.
[39] Auberges de village.
Sofia était autrefois une bourgade perdue dans un coin oublié de l’empire ottoman. C’est aujourd’hui la capitale d’un État de deux millions d’hommes ; les grandes puissances y sont représentées ; le commerce européen vient s’y établir. Il faut qu’on puisse y arriver, je ne dis pas sans difficultés, — on ne peut pas supprimer le Balkan, — mais au moins sans répugnance.
Une nuit mauvaise, succédant à un souper détestable, prépare mal le voyageur à jouir des beautés de la Stara planina. Cette nuit d’ailleurs est courte. A quatre heures du matin, alors que la gorge de Klisoura est encore plongée dans une nuit profonde, nous sommes réveillés par les bouviers dont le pesant attelage peut seul accomplir l’ascension de la rude montagne. Le col de Ginci, qu’il s’agit d’atteindre, s’ouvre à 1,500 mètres au-dessus du niveau de la mer ; nous sommes ici à 500 mètres environ ; les rampes sont fort dures, les lacets mal établis ; la chaussée actuelle traverse des éboulis très-pénibles à franchir pour les chevaux. Quatre bœufs sont attelés à mon araba, et l’ascension commence dans l’ombre de la nuit, au milieu des objurgations des bouviers, du bruissement des feuilles et du murmure des eaux. Soudain, le soleil frappe de sa lumière crue les grandes roches qui dominent la montagne. Je suis à pied ma voiture que les quatre bœufs soulèvent péniblement. Nous croisons de longues caravanes qui descendent vers Lom Palanka. La route s’élève de plus en plus, tour à tour dominée par des massifs superbes ou surplombant des ravins grandioses. C’est presque aussi beau que la montée de la Grande-Chartreuse ; malheureusement les sapins manquent complétement. A certains endroits, la montée est tellement rude, que les quatre ruminants n’arrivent même pas à enlever le voyageur ; il faut descendre de voiture et gravir la côte à pied. L’hiver, quand la montagne est envahie par la neige, les communications deviennent absolument impossibles, et Sofia reçoit les nouvelles d’Europe par la voie de Constantinople.
Le gouvernement fait construire une nouvelle chaussée dont les lacets bien aménagés seront plus facilement accessibles aux chevaux. Elle coûtera, dit-on, huit millions. Nous la traversons à diverses reprises ; ingénieurs, contre-maîtres, ouvriers, fourmillent sur ces hauteurs escarpées, qui semblaient défier l’homme. A neuf heures du matin, nous atteignons le point le plus élevé du col ; un vent violent souffle de tous les côtés. Les mamelons gazonnés qui dominent la route portent encore les traces visibles de la dernière guerre. Ce sont les ouvrages de campagne construits par les Turcs pour défendre le passage. Il y a là toute une série de redoutes et de blockhaus élevés autour d’une koula (tour en pierre), détruite par les Russes. On ne s’est point battu, que je sache, au col de Ginci ; les Russes ne sont arrivés ici que lorsque le Balkan avait été franchi plus à l’est. Une clause du traité de Berlin stipule que les fortifications léguées par les Turcs à la Bulgarie devront être démolies. Les Bulgares répondent, non sans quelque apparence de raison, qu’ils n’ont pas les ressources nécessaires pour accomplir ce travail gigantesque. En attendant, ils bénéficient de l’adage cher à M. de Bismarck : Beati possidentes.
A l’ombre de ces redoutes s’élève une construction isolée ; c’est l’auberge de Pierre (Petrov Han). C’est là qu’on détache les bœufs et que les arabas sont rejoints par les chevaux qui, partis au jour, ont gravi la montagne sans fatigue. Un pourboire généreux provoque les bénédictions et les signes de croix des bouviers. Ils reçoivent de l’arabadjia pour les services de leur attelage la modeste somme d’un rouble (trois francs cinquante), se réconfortent d’un verre de raki et redescendent vers Klisoura. L’hospitalité de Petrov Han est bien supérieure à celle de l’hôtel d’Italie ; une fumée joyeuse flotte au-dessus de la maison ; elle s’échappe à vrai dire par un trou percé au beau milieu de la toiture ; une marmite pendue à une corde se balance au-dessus d’un foyer rustique ; elle a à subir de terribles assauts de la part d’appétits aiguisés par l’air frais du matin.
Le versant méridional de la Stara Planina (vieille montagne) n’a malheureusement rien de commun avec celui que nous venons de gravir. Le col à peine franchi, toute végétation cesse brusquement. C’est maintenant une série de côtes absolument nues, hérissées de cailloux où la voiture est souvent secouée par des cahots furieux. A l’horizon, l’immense plaine de Sofia, dominée par la croupe disgracieuse du mont Vitoucha. La ville s’aperçoit de fort loin, blanche ou grise, suivant que les nuages mobiles promènent sur elle leurs ombres capricieuses ; des terres effroyablement ravinées attestent la violence des eaux. Le pays semble désert ; les villages y sont presque aussi rares que les arbres.
A une station de poste, Petko me demande la permission de faire monter un voyageur. Je lui donne volontiers place. Le nouveau venu m’aborde en langue russe ; il me demande quelques détails sur les Français qui s’intéressent aux Slaves, notamment sur MM. Rambaud et Leger. Je les lui donne. Il paraît enchanté d’avoir l’occasion de voyager avec un professeur parisien. C’est un jeune Monténégrin, blond, pâle et délicat, qui, la veille, n’a pu supporter les fatigues du voyage, et qui est resté malade en route. Il a fait des études de droit à l’Université de Moscou, et comme il n’a guère l’espérance d’utiliser ses talents dans la petite patrie monténégrine, il va en Bulgarie avec l’espoir d’y trouver du service. Il ne sait pas encore le bulgare, mais le russe lui est familier, et jusqu’à nouvel ordre l’administration prend des employés où elle les trouve. La langue russe est populaire ici et, dans une foule de circonstances, s’emploie concurremment avec le bulgare. La conversation de mon compagnon improvisé m’aide à franchir sans trop d’ennui la longue plaine de Sofia, dont les blancs minarets semblent fuir devant nous. Enfin, à cinq heures du soir, nous faisons notre entrée dans la capitale de la Bulgarie.