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Le château de Coucy

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VI
DONJON

Chemise.—Les défenses extérieures du donjon V, qui commandait à la fois la basse-cour et la cour du château, se composaient d'un fossé large de 6m,36 et d'une chemise annulaire qui s'interrompait en face de l'entrée de la tour. Cette chemise, aujourd'hui découronnée et éventrée par la mine en 1652, mesurait 20 mètres de hauteur, en partant du fond du fossé. Elle se reliait, au nord, à la courtine de la porte du château, et au midi à la tour sud-est par un gros mur dont le couloir intérieur communiquait avec celui de la chemise surmontée d'un chemin de ronde crénelé. On y montait rapidement, au XIIIe siècle, par une rampe courbe partant du sol de la cour en face de la porte du donjon: au-dessous, des arcs de décharge formaient des niches. L'escalier à vis, adossé au puisard des cuisines, fut appliqué contre la chemise au XIVe siècle.

Plus loin, un escalier droit du XIIIe siècle, recouvert d'énormes dalles, descend dans un passage, ménagé à travers la chemise, au niveau des fondations. On pouvait donc passer du fossé intérieur au fossé extérieur, mais comme l'ennemi aurait pu prendre le même chemin, une herse manœuvrée dans une petite chambre permettait de barrer ce couloir vers le sud. Cette poterne correspondait par un pont volant avec celle que j'ai déjà signalée au pied de la tour sud-est.

Vers 1386, on eut l'idée d'établir au pied de la chemise, dans le fossé extérieur, une galerie de contre-mine, voûtée en quart de cercle, et recouverte d'un talus. Cette date se déduit d'une dépense inscrite dans le registre de comptes de la châtellenie pour la captation de la source qui s'y trouve, et qui devait nécessairement être protégée en cas de siège. Viollet-le-Duc et d'autres archéologues ont eu tort de croire que la galerie pouvait remonter au XIIIe siècle. A l'entrée, ses doubleaux avec arêtes abattues et ses voussoirs en pierre jaune sont d'un tout autre grain que la roche à coquillages primitive. C'est donc un simple collage contre le vieux mur.

Procédé de construction.—Le donjon, du XIIIe siècle, est bâti sur un plan circulaire, comme ceux de Rouen, de Lillebone, ou comme les tours d'angle des châteaux de Gisors et de Falaise, œuvres des ingénieurs militaires de Philippe Auguste, qui ont pu servir de prototype à l'architecte. Sa hauteur, prise du fond du fossé, atteint 54 mètres; son diamètre mesure exactement 31m,25; et l'épaisseur du mur, au rez-de-chaussée, est de 7m,46: c'est donc la plus grosse tour du monde.

Photo Neurdein.
DONJON ET TOUR NORD-EST

Viollet-le-Duc a deviné le premier à l'aide de quel ingénieux procédé sa construction fut menée à bonne fin. Des trous de boulin disposés en spirale, de la base au sommet, correspondaient à deux poutrelles reliées par des contrefiches qui soutenaient un chemin en encorbellement, dont la pente était assez douce à cause du diamètre énorme du donjon. La largeur de cette rampe en hélice pouvait atteindre cinq mètres, ce qui permettait aux ouvriers de monter les pierres à l'aide de petits chariots. Un rayon de bois, tournant horizontalement autour d'un axe, suffisait à régler la courbe du parement. Suivant un principe appliqué dès le XIIe siècle, le mur du donjon était cerclé par des longrines de bois noyées dans la maçonnerie, à trois hauteurs différentes: une enrayure, dont les trous sont visibles, venait s'assembler dans ce chaînage au niveau du second étage.

Salle basse.—On entrait au rez-de-chaussée par un pont à bascule qui franchissait le fossé de la chemise et qui s'abattait sur deux corbeaux, encore intacts. La porte en tiers-point est flanquée de deux colonnettes: on a remplacé ses chapiteaux, le linteau et la plus grande partie du tympan, qui représente la lutte d'un chevalier contre un lion. La croupe, la queue et une patte de l'animal sont seules anciennes. Dès le XIIe siècle, on a reproduit la même scène sur un grand nombre de chapiteaux romans, comme à Laffaux et à Saconin, près de Soissons. Dom Toussaint Duplessis y voit bien à tort un souvenir de la lutte d'Enguerrand III contre les Albigeois, mais ce n'est qu'un symbole de la bravoure chevaleresque [25]. Au XVIe siècle, Androuet du Cerceau et L'Alouète ont voulu expliquer ce bas-relief par une légende qui se rattache à Enguerrand Ier et à la fondation de l'abbaye de Prémontré en 1119, grâce à un jeu de mots ridicule répété par tous les auteurs modernes.

Photo Neurdein.
TYMPAN DE LA PORTE DU DONJON

Photo Lefèvre-Pontalis.
SALLE BASSE DU DONJON
Statuette sous la retombée des voûtes.

Huit figurines se détachent sur la voussure, mais comme les attributs des trois statuettes primitives sont cassés, il est difficile de les identifier avec telle ou telle vertu. L'archivolte, garnie de crochets, retombe sur deux consoles ornées d'une chimère et de deux aigles becquetant des masques.

Le couloir de la porte était défendu par un assommoir rectangulaire et par une herse que l'on manœuvrait dans une petite chambre qui communique avec l'escalier. Dans le passage voûté en berceau débouchent des latrines recouvertes de dalles et éclairées par une archère. On pénètre dans la salle du rez-de-chaussée en passant sous un linteau qui repose sur deux corbeaux: à droite, un lion mutilé est flanqué d'un masque; à gauche, une chouette se dresse à côté de deux oiseaux affrontés.

Viollet-le-Duc del.
COUPE DU DONJON

Le donjon ne renferme pas de rotonde souterraine, comme les autres tours; son soubassement, qui forme talus, est plein afin d'opposer plus de résistance à la sape. Ses trois salles, dont la largeur est de 16m,33 et la hauteur moyenne de 13 mètres étaient recouvertes de douze branches d'ogives qui rayonnaient autour d'une clef centrale; mais l'ingénieur Métézeau et son fils firent sauter les trois voûtes, en 1652, à l'aide d'une mine dont on a retrouvé les traces à deux mètres de profondeur et qui fit trois lézardes dans les murs de la tour. Au rez-de-chaussée, dont le plan est un dodécagone, les amorces du boudin en amande et des deux tores des nervures prennent naissance sur des sommiers ornés d'un personnage mutilé, assis les jambes croisées, qui correspond à une courte colonnette surmontée d'un chapiteau à crochets et d'un tailloir à bec. De chaque côté de la figurine, un culot garni de feuillages servait de point d'appui à une colonnette des douze arcatures supérieures, qui jouaient le rôle de formerets.

SALLE BASSE DU DONJON
Sommier d'une ogive.

Les niches en tiers-point du premier rang, dépourvues de moulures, s'ouvrent entre de robustes piédroits. Larges de 3m,10 et profondes de 1m,70, elles servaient pour loger des provisions: leur mur de fond est plein. Au sud, une large cheminée restaurée chauffait la salle; à l'ouest, une niche abrite le puits qui fut creusé avant les fondations du donjon. Son diamètre est de 2m,14 et le rouet se trouve à 64m,50 de profondeur, comme on l'a constaté en 1819, en vidant les déblais qui le remplissaient entièrement [26]. Ce travail a fait découvrir des boulets de pierre et de fer, deux têtes de statues dorées, et le petit canon en cuivre du musée. A dix mètres au-dessous du sol, on voit l'orifice d'un souterrain qui devait communiquer avec les caves de la salle des Preux.

La salle basse était décorée d'un second rang de niches plus hautes, souligné par un bandeau de crochets. Leur archivolte en tiers-point, dont le tore est bien dégagé, retombait sur deux colonnettes et sur des chapiteaux à crochets. Trois fenêtres de la même forme, surmontées d'énormes linteaux de fond, s'ouvrent dans les murs: elles sont carrées à l'extérieur: leurs glacis en escalier, où l'on accédait par une échelle, permettaient de les utiliser pour la défense. La niche qui correspond à la cheminée est recoupée par deux arcatures secondaires, pour masquer le passage du conduit. Sous quelques voussures, on voit des rinceaux rouges et des faux-joints, de la même couleur, qui se détachaient sur un fond ocre, car les salles du donjon étaient peintes très sobrement.

Etages supérieurs.—On monte aux deux étages et à la plate-forme supérieure par un bel escalier à vis, dont la cage a 3m,05 de diamètre. Les marches, au nombre de 215, mesurent 0m,20 de hauteur, et sont posées sur des chanfreins qui se détachent en saillie sur le parement et sur le noyau. Les onze fenêtres percées dans la cage jouaient le même rôle que des archères. L'architecte avait pris la sage précaution de planter l'escalier du côté de la cour pour éviter le danger d'une brèche faite par les machines de guerre au point où le mur présentait un point faible.

Photo Lefèvre-Pontalis.
INTÉRIEUR DU DONJON

La salle du premier étage était également voûtée par douze ogives à trois tores qui viennent rejoindre les chapiteaux à crochets de colonnettes en délit. La clef centrale était percée d'un large trou pour le passage des projectiles dans un panier monté par un treuil. On remarquera l'absence de formerets sous les lunettes. Chacun des douze pans coupés conserve une niche en tiers-point, beaucoup plus haute que celles du rez-de-chaussée; ses claveaux sont nus comme les pilastres qui les soutiennent. Trois fenêtres s'ouvrent autour de la salle; près du passage de la cheminée une petite porte devait aboutir à un pont volant jeté sur le fossé, au niveau du chemin de ronde de la chemise. A l'est, des latrines correspondaient à celles du rez-de-chaussée: au nord, il faut signaler, sous l'une des arcades, un four à pain voûté en berceau brisé qui s'ouvre sous un arc surbaissé, repris en moellons neufs. A côté, on voit la porte qui donne dans la cage de l'escalier.

A Ventre del.
PLAN DU SECOND ÉTAGE DU DONJON

Si la voûte d'ogives du second étage diffère de celle du premier par le profil de ses douze nervures aux arêtes abattues, le plan dodécagone de la salle supérieure offre également une variante. En effet, un couloir circulaire, à 4m,55 au-dessus du dallage, permettait d'en faire le tour. La première idée de ce chemin de ronde intérieur se trouve appliquée dans les donjons de Chambois (Orne) et de Châteaudun; mais à Coucy, le couloir traverse de grandes arcades en tiers-point qui s'ouvrent sur la salle haute. Cette tribune a 3m,45 de profondeur: on avait augmenté sa largeur au moyen d'un plancher de bois qui s'avançait jusqu'au dosseret des colonnettes, car la trace des trous des barres du parapet est encore visible. Il était donc facile de loger des approvisionnements dans les niches comme aux étages inférieurs.

Le mode de voûtement de cette tribune mérite d'attirer l'attention. Au milieu de chaque voussure, un arc en tiers-point nu, qui pénètre dans les piles rectangulaires marque le changement de direction de la voûte. Il en résulte que l'arc brisé qui traverse le passage au droit de chaque support s'évase du côté extérieur de la tour et repose de l'autre côté sur un pilastre à trois pans coupés dont le sommier forme console aux deux angles [27].

A. Ventre del.
FLEURON D'UN PINACLE
DU DONJON

Cette disposition, destinée à donner le maximum de résistance à un mur circulaire qui renferme une galerie, est unique en son genre. La salle était éclairée par deux fenêtres en tiers-point divisées par un meneau: comme elles se trouvaient au niveau de la tribune, l'architecte avait établi deux bancs de pierre dans chaque baie.

Photo Lefèvre-Pontalis.
DERNIER ÉTAGE DU DONJON

Au XIIIe siècle, la plate-forme supérieure, recouverte de dalles de pierre, n'était pas surmontée d'une toiture conique comme les grosses tours. Les deux rangs de larges feuilles à crochets de la corniche intérieure et de la corniche extérieure, bordés d'un tore, étaient couronnés d'un glacis à double pente où quatre pinacles venaient s'engager, comme l'indique un dessin d'Androuet du Cerceau. On en a retrouvé les débris dans le fossé avec deux grosses gargouilles qui servaient à l'écoulement des eaux. L'escalier à vis se continue jusqu'au sommet du mur, large de quatre mètres, mais on a muré la cage pour éviter les accidents.

Le mur circulaire est percé de vingt-quatre baies en tiers-point à claveaux nus: une archère s'ouvre dans chaque trumeau, de façon à pouvoir abriter les défenseurs dans le cas où les hourds auraient fait défaut. Frappé de la difficulté que devait présenter la pose rapide de ces galeries de bois en encorbellement, qui jouaient un rôle capital dans la défense du donjon, l'architecte avait disposé quarante-huit corbeaux de pierre, profilés en quatre quarts de rond, pour supporter les hourds à deux étages. Des pièces de bois formant un angle obtus s'appliquaient sur les deux glacis pour former le toit à double pente des hourds intérieurs et extérieurs, sinon les défenseurs n'auraient pas été à l'abri des intempéries. Elles venaient s'assembler dans des poteaux inclinés, reliés par des moises et un plancher intermédiaire. Un charmant dessin de Viollet-le-Duc aide à saisir comment cette opération s'exécutait.

La vue très étendue dont on jouit au sommet du donjon fait bien comprendre l'assiette du château. Au nord, l'église de Coucy-la-Ville avec son clocher central roman et la flèche de son clocher-porche du XVIe siècle, attire les regards. A l'est, la route de Laon traverse le plateau en laissant à gauche la tour de Moyenbrie. La vallée de la Lette, où viennent aboutir les routes de Soissons et de Noyon, forme un fossé naturel du côté sud. A l'ouest, le château, vu de la route de Chauny, se présente sous son aspect le plus romantique, au soleil couchant, avec l'énorme masse circulaire du donjon, qui domine les courtines et les quatre tours d'angle, encadrées par les arbres. C'est de là que l'œuvre audacieuse et forte d'Enguerrand III, remaniée par Enguerrand VII, évoque tout un passé de grandeur et de décadence.

A. Ventre del.
GARGOUILLE DU DONJON

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