Le château de Coucy
Côté nord.—On voit encore dans la cour les débris des treize arcades aveugles en tiers-point qui retombaient sur des contreforts intérieurs au revers de la courtine du nord, afin d'élargir le chemin de ronde. Ce système, qui devint plus tard si fréquent dans l'architecture militaire du midi de la France et dans les églises fortifiées de la même région, apparut dans l'Ile-de-France autour du mur d'enceinte du château de Farcheville, près d'Étampes, construit par Hugues de Bouville, sénéchal de Philippe Auguste. L'architecte du château de Coucy eut soin de monter le parement supérieur du mur de fond après le décintrage des voussures, afin de remédier aux effets du tassement. Les marques de tâcherons, la disposition des supports, le champ plat de quelques écoinçons, suffisent à prouver qu'aucun bâtiment ne venait s'adosser à la courtine du nord, au XIIIe siècle.
Vers la fin du XIVe siècle, comme l'indiquent quelques profils et la finesse des marques de tâcherons, on éleva la porterie et un corps de logis contre la même courtine, à l'intérieur de la cour. On remplit de maçonnerie la plupart des arcades qui se trouvèrent englobées dans de petites pièces à solives apparentes. Trois escaliers à vis desservaient l'unique étage; le premier, en partant de la porte du château, descend dans un souterrain du XIIIe siècle, à travers la voûte; le troisième s'élève à l'angle du bâtiment de la salle des Preuses. Ce qui est extraordinaire, c'est qu'Androuet du Cerceau figure au milieu de la courtine du nord une petite tour ronde assez saillante, dont il est impossible de retrouver la trace. Viollet-le-Duc l'indique à tort sur son plan; mais il suffit d'examiner le parement extérieur du mur pour constater l'absence de tout collage ou d'une brèche rebouchée: on n'a jamais relancé aucune pierre dans les assises primitives. Etait-ce une œuvre du XIVe siècle? Je n'en sais rien, mais j'affirme qu'au XIIIe siècle il n'y avait pas de petite tour partant de fond entre les deux grosses tours du nord.
Côté ouest.—Le grand corps de logis dont on voit les ruines entre les tours nord-ouest et sud-ouest fut presque entièrement reconstruit par Enguerrand VII, un peu avant le voyage de Charles VI à Coucy, le 23 mars 1387, comme le prouve le compte publié par M. Broche; mais le magasin P du rez-de-chaussée est une œuvre du XIIIe siècle. On y entrait de plain-pied, comme dans une halle, par cinq larges arcades en tiers-point, qui s'ouvraient sur la cour et qui retombaient sur des piles rectangulaires. Aucune trace de fermeture ou de mur de clôture contre les supports. Au revers du mur extérieur, cinq profondes arcades en tiers-point, construites avant le parement supérieur du fond, étaient destinées à réduire la portée des solives du plancher de la salle des Preuses, comme dans le cellier méridional. Les marques de tâcherons permettent de distinguer toutes les assises et les claveaux du XIIIe siècle.
Photo Lefèvre-Pontalis.
VUE PRISE SOUS LA SALLE DES PREUSES
Vers 1385, le plafond de bois primitif fut remplacé par cinq croisées d'ogives aux angles abattus, dont on voit les amorces sur les anciennes piles. Les doubleaux, en cintre surbaissé, présentaient le même profil. Les nervures de la première voûte au nord, tangente à une arcade aveugle du XIIIe siècle, viennent d'être rétablies par les soins de M. Bœswillwald. La voûte suivante butait contre un gros mur de refend, monté au XIVe siècle pour soutenir un escalier à vis qui reliait la salle des Preuses au second étage. La seconde arcade, en partant du nord, se trouve donc en partie bouchée comme la première, adossée aux bâtiments du nord et à une voûte d'ogives du XIVe siècle. Pour se rendre à la salle des Preuses et à celle des Preux, on montait un large escalier tournant, dont la cage et la porte à colonnettes prismatiques sont encore intactes dans l'angle sud-ouest de la cour.
Photo Neurdein.
CÔTÉ OUEST DE LA COUR
Ruines de la salle des Preuses.
Salle des Preuses.—Le compte de 1386-1387 mentionne la construction de la cheminée du boudoir attenant à cette salle, qui venait d'être achevée. L'architecte d'Enguerrand VII fit remplacer le parement du mur occidental, à l'intérieur, nomme l'indiquent les fines marques de tâcherons. A droite, il piocha la courbe de la tour nord-ouest pour faire un angle, encadré par un gros arc de décharge en plein cintre, au-dessus du second étage. A gauche, derrière un décrochement, un large couloir du XIIIe siècle voûté en berceau brisé, fait communiquer la tour sud-ouest avec la salle des Preuses. Au XIVe siècle, trois grandes fenêtres, amorties par un arc surbaissé, furent percées après coup dans le mur occidental. La baie centrale s'ouvrait au fond d'un boudoir qui renferme une petite cheminée. Sa voûte se compose de deux petites croisées d'ogives, dont la baguette à filet saillant retombe sur des anges.
MARQUES DE TACHERONS DU XIVe SIÈCLE
Cette salle était en outre chauffée par une grande cheminée à deux âtres, dessinée par Androuet du Cerceau et décorée des statues des neuf Preuses, suivant la description poétique d'Antoine d'Asti, secrétaire du duc Charles d'Orléans, vers 1440. Au-dessus du plafond de bois, une autre salle, aussi vaste mais plus basse, était de même éclairée par trois baies; celle du milieu conserve encore deux voûtes d'ogives de faible dimension. Près de la tour nord-ouest, une cage d'escalier, coupée en deux, correspond au mur de refend où passait le conduit de la grande cheminée. Au revers, deux petites pièces superposées étaient éclairées par deux fenêtres ouvertes au XIVe siècle.
Côté sud.—Le vaste bâtiment qui renfermait la salle des Preux s'élève au-dessus des deux caves parallèles, voûtées en berceau brisé, que j'ai déjà décrites. Le grand cellier R du rez-de-chaussée fut remanié vers 1385, comme le magasin qui se trouve sous la salle des Preuses. Au XIIIe siècle, des poutres de fort équarrissage portaient le plancher du premier étage. Elles devaient être soulagées par des piliers de pierre, à cause de leur grande portée, suivant un système appliqué au château de Chillon et dans l'abbaye du Moncel (Oise). Neuf arcades en tiers-point, assez profondes, soutenues par des piédroits, et marquées de signes de tâcherons, faisaient corps avec le mur méridional pour donner aux solives un point d'appui.
L'architecte d'Enguerrand VII modifia cette disposition pour voûter le cellier. Il dressa dans l'axe longitudinal une file de colonnes où les ogives aux arêtes abattues et les doubleaux de même profil qui décrivaient une courbe en segment de cercle venaient retomber en pénétration. Le sommier de l'un des fûts, d'où partaient huit arcs, et des amorces de nervures sont encore visibles contre une pile occidentale et à l'entrée de la cave de la tour sud-est. Chaque galerie fut donc recouverte de neuf voûtes soigneusement appareillées: entre les deux dernières voûtes, à l'ouest, deux larges doubleaux s'appuyaient sur un massif de maçonnerie flanquée de colonnes engagées, et d'un mur de refend qui venait buter contre une ancienne niche en tiers-point.
Plus loin, un arc surbaissé du XIIIe siècle, formé de deux rangs d'énormes claveaux, supportait le mur de fond et la cheminée de la salle des Preux. Par mesure de prudence, on le fit murer au XIVe siècle; au revers, une petite voûte en berceau, et une voûte d'ogives à trois nervures furent montées à la même époque; mais primitivement une poutre franchissait l'espace triangulaire entre la tour sud-ouest et l'arc transversal au droit d'un corbeau, encore intact, qui soutenait une contre-fiche.
Salle des Preux.—Cette magnifique salle fut rebâtie, en même temps que la salle des Preuses, dans le dernier quart du XIVe siècle. L'architecte fit arracher l'ancien parement intérieur du mur méridional, pour y substituer de nouvelles assises. Il perça du même côté deux larges fenêtres à plate-bande appareillée, qui étaient recoupées par un meneau central et deux arcs tréflés. Au dehors, un boudin coudé encadrait chacune des baies. Les deux cheminées, très larges, conservent leur foyer encadré par un arc surbaissé sous un arc de décharge en tiers-point. Les quatre niches sont flanquées de deux colonnettes, et leurs dais à sept pans garnis de petits arcs trilobés portent déjà l'empreinte du style flamboyant.
Photo Lefèvre-Pontalis.
RUINES DE LA SALLE DES PREUX
Un bandeau de feuilles frisées marque le niveau de la charpente en carène renversée de la salle des Preux. Trois lucarnes à meneau central, dont on voit encore les glacis, correspondaient à une voussure de bois en pénétration dans le berceau. A l'extérieur, une ligne de corbeaux moulurés accuse le sommet de la courtine surélevée, comme entre les autres tours.
On montait à la tribune occidentale, destinée aux musiciens, par un petit escalier à vis accolé à la tour sud-ouest et coiffé d'une voûte d'ogives à six branches qui retombent sur des petits anges. A l'autre extrémité, c'est-à-dire à l'orient, une immense verrière s'ouvrait dans le pignon pour éclairer la salle. Au niveau de son appui on avait élevé une tribune en bois décorée de pampres et de fruits, comme les deux autres, qui étaient réservées aux dames.
La belle cheminée occidentale de cette salle se divisait en deux foyers séparés par un pilier. Les statues des Preux étaient au nombre de dix, car Charles d'Orléans y avait ajouté Bertrand du Guesclin. Ce détail se trouve dans le poème de son secrétaire, Antoine d'Asti.
Chapelle.—Orientée vers le nord-est et adossée au bâtiment de la salle des Preux, cette chapelle du XIIIe siècle, à chevet plat, a presque entièrement disparu; mais on peut encore relever le plan de ses soubassements. Le rez-de-chaussée S divisé par de fortes piles et recouvert de quatre voûtes d'ogives sur chaque galerie, servait de passage, comme sous la chapelle du château de Senlis, pour entrer soit dans le grand cellier, situé sous la salle des Preux, par une porte en tiers-point de six mètres d'épaisseur, soit dans la cuisine, qui s'élevait à l'orient. Entre les contreforts à bandeau inférieur mouluré, des arcs de décharge encadraient des murs percés de portes.
A Ventre del.
CLEF DE VOUTE DE LA CHAPELLE
Au premier étage, deux grandes voûtes d'ogives retombaient sur des faisceaux de cinq colonnettes dont il reste des assises au pied de la courtine du nord. L'une des clefs à trou central, ornée d'une guirlande de feuillages, est déposée au musée de la tour nord-est: les amorces de ses grosses nervures en amande accusent une époque peu avancée du XIIIe siècle. J'ai retrouvé aussi quelques débris des meneaux, épais de 0m,75, qui divisaient les fenêtres; le fût de leurs colonnettes et leur feuillure sont bien visibles. Plusieurs morceaux de quatrefeuilles ou de rosaces à cinq lobes, provenant du remplage, sont épars sur le sol.
Loin de ressembler à la Sainte-Chapelle de Paris, comme un dessin de Viollet-le-Duc pourrait le faire supposer, la chapelle du château de Coucy était plutôt une œuvre du même style que le chevet de la cathédrale de Soissons. La riche décoration de cette chapelle avait frappé Antoine d'Asti, secrétaire du duc Charles d'Orléans, car il décrit dans ses Lettres héroïques, vers 1440, les figures peintes sur les voûtes qui étaient rehaussées de dorures, les statues, les vitraux, qui représentaient des scènes de l'Ancien et du Nouveau Testament. Il affirme que pendant la guerre de Cent Ans, le prince Jean aurait acheté les anciennes verrières au prix de douze mille écus d'or.
Cuisine.—Une petite cour séparait le côté sud de la chapelle, de la cuisine T recoupée en deux pièces, dont les murs sont démolis presque à ras de terre. Les eaux de vaisselle, vidées sur un évier, se déversaient par un caniveau dans un grand puisard, dissimulé dans l'épaisseur de la chemise du donjon, et surmonté d'un réduit voûté en berceau brisé.