Le chemin de velours; Nouvelles dissociations d'idées
L’ART LIBRE
ET L’ESTHÉTIQUE INDIVIDUELLE
Les modèles ont, de tout temps, devancé les préceptes. Cette pensée de M. de Laharpe simule un lieu commun, mais seulement peut-être par sa forme démodée et l’étroitesse des termes où elle se base. En un langage plus philosophique, plus général et plus solide, on obtiendrait un aphorisme tel que : « L’Art est antérieur à l’Esthétique », ce qui apparaît non plus un lieu commun, mais une vérité éternelle.
Les Vérités éternelles, — il n’y a de vraie plaisante dialectique qu’à se battre sur leur dos. Elles sont patientes, souffrent les coups maladroits, les insultes, les caresses, et, l’ironie de leurs yeux immuables étant tournée vers le ciel, les protagonistes n’ont pas à rougir ou à trembler sous un regard qui pourrait être médusien.
Les Vérités éternelles, — elles sont de toute morphologie. Il y en a de blondes avec des chairs laiteuses qui nous leurrent de la nubilité d’une prenable vierge ; il y en a qui ont les quatre pieds d’une bête et dont le front angulaire contient, en sa géométrie, toute l’inquiétude humaine ; il y en a dont les ailes, plus larges que les ailes des condors, abritent sous leurs plumes un peuple de pensées…
Celle dont je parle est un des plus modestes Éons ; elle fréquente la Terre et fait plus volontiers son nid syllogistique en tel cabinet d’étude que dans la barbe de Jupiter.
Donc : l’Art est antérieur à l’Esthétique.
Lemme : l’Esthétique doit être une explication et non une théorie de l’Art.
Plusieurs ayant contesté, non l’aphorisme, qui est indiscutable, mais son lemme, qui l’est moins, quelques arguments nouveaux seront peut-être bien accueillis par quelques lecteurs de bonne volonté.
L’essence de l’Art est la liberté. L’Art ne peut admettre aucun code ni même se soumettre à l’obligatoire expression du Beau[55]. Non seulement il se refuse au joug d’une formule passagère, mais il dénie la domination de l’absolu humain, — lequel n’est d’ailleurs que la moyenne des goûts, des jugements, des plaisances de la moyenne humanité. Il peut violenter cet absolu, il peut balafrer la Beauté, — et répondre : « Votre Absolu n’est pas le Mien », et : « Il me plaît de balafrer la Beauté. »
[55] « La beauté, œuvre de l’art, est plus élevée que celle de la nature », et : « La beauté dans la nature n’apparaît que comme un reflet de la beauté de l’esprit ». Hégel, Esthétique. Introduction.
L’Art est libre de toute la liberté de la conscience ; il est son propre juge et son propre esthète ; il est personnel et individuel, comme l’âme, comme l’esprit : et, l’âme libérée de toute obligation qui n’est pas morale, l’esprit libéré de toute obligation qui n’est pas intellectuelle, l’Art est libéré de toute obligation qui n’est pas esthétique. C’est en vain qu’il chercherait le Vrai que l’intelligence seule peut connaître, ou le Moral que la conscience seule distingue ; il est inapte à ces opérations, il ne comprend et ne s’assimile que ce qui est adéquat à son sens unique : le Sens esthétique.
C’est même pour cela qu’il est libre. Il se développe du dehors au dedans, sans préoccupations d’avoir à partager son espace avec d’autoritaires entités ; il se développe et s’enroule sur lui-même, se complique à loisir, multiplie ses fibres, ses feuilles, ses fleurs intérieures ; il se développe et croît dans l’obscurité du Moi, et s’il vient, au jour de l’explosion vitale, à projeter impérieusement ses végétations, elles étonnent comme des conséquences anormales, illogiques, incompréhensibles.
L’individu est anormal : on ne le classe que par les limitations imposées à ses manifestations extérieures ; intérieurement, il est anormal, il est un être dissemblable des êtres qui lui ressemblent le plus. L’Art (que je considère ici comme une des Facultés de l’âme individuelle) est donc, de même que l’individu lui-même, anormal, illogique et incompréhensible.
Or si la différenciation est évidente (ou tout au moins microscopiquement possible à établir) entre tous les individus humains doués de l’âme, — cette différenciation devient bien plus évidente (et incontestablement notoire) entre le petit nombre des individus humains doués d’une âme supérieure. Selon l’échelle de la vie, les membres de tel groupe d’êtres sont dissemblables de plus en plus, à mesure qu’ils se sont davantage perfectionnés : les atômes plasmiques et quasi-mécaniquement oscillants qui composent les primitives colonies animales[56] ne diffèrent pas entre eux ; leur forme est souvent cristallique, rhombes ciliés, polyèdres poilus. En montant, on distingue, à un point donné, le frère du frère, — et enfin, dans l’humanité, les individus identiques sont extrêmement rares et de négligeables exceptions. Doués d’une âme supérieure, les individus sortent du groupe formel ; ils vivent à l’état de mondes uniques ; ils n’obéissent plus qu’aux lois très générales de la gravitation vitale dont Dieu est le centre et le moteur. A ce degré animique, la prédominance de l’Amour fait les grands saints, la prédominance de l’Esprit, les grands philosophes, la prédominance de l’Art, les grands artistes, — et différentes variétés de génies selon que ces prédominances sont absolues ou mélangées.
[56] Cf. Perrier, Colonies animales.
Donc, si les êtres supérieurs diffèrent radicalement, essentiellement, les uns des autres, la production esthétique des uns différera non moins radicalement, non moins essentiellement de la production esthétique des autres. En conséquence, nulle commune mesure entre deux œuvres d’art, nul jugement de comparaison possible, nulle théorie critique qui puisse les capter dans ses filets, nulle esthétique, qui, applicable à la première de ces œuvres soit encore applicable à la seconde, — nulle règle fabriquée d’avance, sous laquelle puisse se courber ni la première ni la seconde de ces œuvres d’art, ni aucune œuvre d’art[57].
[57] « Le principe du jugement du goût que nous nommons esthétique ne peut être que subjectif. » Kant, Critique du jugement, cité par L. F. Schön, Système de Kant ; Paris, 1831.
Mais, l’Art étant « anormal, illogique et incompréhensible », on peut tolérer que des gens très intelligents et capables de l’effort d’objectivité, en éclairent un peu — oh ! très peu, — les obscurités et dévoilent au public distrait les secrets de la magique Lanterne. C’est l’esthétique d’après coup, la critique explicative, le commentaire, — et il en faut refondre les principes à chaque artiste nouveau exhibé devant la foule stupide qui n’admet pas que l’on puisse différer de la médiocrité moyenne enseignée par l’État.
C’est aussi, l’Art étant libre dans la limite des organes dont il dispose, la liberté de l’esthétique, l’individuelle, la personnelle esthétique, le droit de juger d’après des règles individuelles et personnelles, au mépris des étalons, des patrons et des parangons.
… Les Vérités éternelles : l’ironie de leurs yeux immuables se tourne vers le ciel…