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Le chemin de velours; Nouvelles dissociations d'idées

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QUATRIÈME PARTIE
ANALYSES ET FRAGMENTS

LE DERNIER DES SAINTS
PSYCHOLOGIE D’UN HOMME DE DIEU

Au sor, quant il s’aloit couchier,
En sa cote, sanz despoillier,
Et sanz plus de dras, se gisoit.
Une pierre a son chief metoit
Ou .j. fut, en leu d’orelier.
Il n’avoit pas à son couchier
Iiij. serjanz qu’el dechauçassent,
Et qui son lit li atornassent
De linciaux ne de covertor.
Avec li portoit son ator.

(Ancienne Chronique, XIIIe siècle.)

Quand un homme de génie se trompe, disait Barbey d’Aurevilly, il se trompe plus complètement qu’un autre, il se trompe absolument, il va jusqu’au bout de l’erreur, et ses absurdités sont des absurdités de génie. Il y eut un saint qui était la symbolisation de la niaiserie, l’idéalisation de tout ce qu’il y a d’abject dans les superstitieux lobes des cervelles déliquescentes et dévotes. En le canonisant, l’Église semblait avoir consacré la haine de l’Esprit et tenté, par l’apothéose de la bassesse, de justifier sa propre humilité intellectuelle. La glorification de ce curé paterne et bénin affirmait un tel mépris de la grandeur, une telle tendresse pour l’infime, pour le laid et pour le sale qu’elle en devenait, du coup, l’œuvre définitive et suprême de la dégénérescence religieuse, — et, après cela, de tristes fidèles s’étaient dit que la religion n’est plus qu’un souvenir historique, qu’elle gît dans les vieux légendaires, dans les Heures à images, dans la Patrologie, dans quelques architectures, dans quelques pierres taillées, dans quelques têtes de jadis, peintes sur fond d’or. Héros élu par l’Intelligence, insulte permanente à la Sagesse, il s’appelait Lepou, et ses prénoms, Jésus-Marie-Joseph, inauguraient en sa personne la Trinité nouvelle qui a remplacé celle du Credo ; Papa, Maman et le Petit, — abstraction la plus haute à laquelle puisse désormais s’élever le matérialisme animal des catholiques.

Il fut curé, et, dès qu’il le fut, imagina de se soumettre à des pénitences dont la médiocrité fait pitié, lorsqu’on se remémore l’héroïsme de la mère Passidée de Sienne, de Henri Suso ou de Dominique l’Encuirassé. Se nourrir de lait et de pommes de terre froides, ne jamais se laver, ne jamais changer de linge, telle fut sa règle : il donnait des puces comme un chien.

Cependant, la stupidité populaire se fit admirative. La plèbe, pour qui la joie suprême est la mangeaille, s’étonna d’une abstinence volontaire et, point répugnée par la sordidité, elle vint, regarda, flaira, fut charmée.

Peu à peu, sa clientèle s’élargit, accapara toute la dévotion élégante des environs. Des gens arrivaient, incrédules, tout à coup apercevaient autour de sa tête le halo d’une auréole. Les femmes se jetaient sur lui, le consultant sur leurs affaires, leurs migraines, l’avenir de leur dernier-né. Jamais à court, il répondait, prophétisait comme les almanachs, au petit bonheur, émettant des prédictions de cette force : « Vous réussirez, mais il y aura bien des obstacles à vaincre, bien des tourments à subir » ; ou bien : « Ne craignez rien, tout finira selon vos désirs. » Un paysan vint de soixante lieues, à cheval, lui demander « s’il n’y avait pas une somme d’argent de cachée dans la maison de son père, qui venait de mourir ». Une dame lui écrivait : « Mon mari est à toute extrémité. Sauvez-le, et il y a dix mille francs pour votre église. » Il ne décourageait personne et, faisant profession de tout savoir, dévoilait sans hésitation la dernière pensée de gens morts qu’il n’avait jamais connus, disait à une veuve inquiète : « Non, madame, Monsieur votre mari n’est pas en enfer. »

Il en arriva à ne pouvoir parler, sans pleurer, de Dieu qu’il appelait : « Mon bon Père ! » Sa niaiserie dépréciait jusqu’à l’Eucharistie : « Quand on a communié, l’âme se roule dans le baume de l’amour comme l’abeille dans les fleurs » ; et encore : « Communier, c’est prendre un bain d’amour. » De vieilles femmes s’extasiant sur la richesse des chapes d’or qu’on lui avait offertes, il répondit : « Oh ! c’est bien plus beau au ciel ! » Il n’eut, en toute sa vie, qu’un mot d’une noble humilité, répliquant à un sot qui l’appelait saint : « Moi, je ne suis qu’une charogne. »

C’était la curiosité locale, la richesse et la fierté du pays : on le vénérait à l’égal d’une source guérisseuse, car il faisait des miracles, épargnait aux gens des frais de médecin. Il suffisait, pour être libéré de plusieurs maux, tels que la paralysie et l’épilepsie, de toucher sa soutane ou son surplis. Une dame lui vola son chapeau, le remplaçant par un neuf, mais sans se préoccuper s’il convenait au genre de cône qui formait sa tête. Un marchand d’objets pieux déroba un de ses mouchoirs, le débita par petits carrés, tels que des reliques, mais garda la marque afin de pouvoir authentiquer indéfiniment d’autres mouchoirs sales, d’autres minuscules fragments de linge puce.

Son portrait se voyait partout, aux devantures des épiceries comme des cabarets : sur l’un, il avait l’air d’un vieillard coléreux et dyspepsique ; sur d’autres, une bouche énorme et lippue étalait le sourire d’une brute contente ; ou bien, c’était la face inquiétante d’un fou radieux ; ou bien encore, une tête de cadavre à longs cheveux pleureurs, avec des yeux caves orientés vers le zénith.

On vendait à foison sa biographie : par M. X., avocat à la cour impériale de N. ; par M. Z., auteur de plusieurs ouvrages d’éducation ; par M. B., licencié ès-lettres ; par M. D., membre de l’Université : et tous ces opuscules étaient semi-anonymes, les auteurs désirant concilier les exigences de leur foi avec la sécurité de leur position sociale. La notice de M. D. se débita à quatre cent mille exemplaires ; lorsqu’on en acquérait dix d’un coup, on avait droit à une « prime d’honneur », une belle image dentelée, la tête de cadavre à longs cheveux pleureurs. L’ouvrage était précédé d’une épître dédicatoire à N.-S. Jésus-Christ, finissant ainsi : « De votre suprême Majesté, — par l’entremise de votre si digne mère — le dernier des serviteurs. » Mme de C***, « auteur de diverses poésies », fit imprimer un poème où elle célébrait « son esprit dégagé des voluptés mondaines », comparait le vieil halluciné à « un météore égaré sur la terre, — descendu pour planter sa tente dans ces lieux ». Comme conclusion l’auteur se plaignait que la sainte poésie, cette fleur du premier Éden, « périt sous l’étau de la faim ».

Pour que toutes les tristesses fussent accumulées en cette dégradante histoire, le gouvernement impérial le décora « pour honorer la sainteté de sa vie », ce qui fut l’occasion à un ecclésiastique de rédiger une nouvelle biographie intitulée : « Vie du curé d’Ars, surnommé le Saint, membre de la légion d’honneur. » Le pauvre homme, pour stupide qu’il fût, ne méritait pas cette insulte ; il la reçut avec l’étonnement un peu chagrin de ces bonnes sœurs d’hôpitaux auxquelles les hommes d’État modernes attribuent des âmes puériles et vénales, des âmes de sous-officiers vaniteux.

De vastes pèlerinages s’organisaient. L’administration fit tracer une route nouvelle et spéciale : en une seule année les omnibus du chemin de fer transportèrent à Ars plus de quatre-vingt mille voyageurs, sans compter les gens du pays qui venaient à pied ou dans leur voiture. Des familles se mettaient en marche, mues par un ressort intérieur, sans trop savoir pourquoi, abandonnant pour des semaines leur maison, leurs travaux, leurs cultures, retrouvant, au retour, toutes économies mangées, la gêne et quelquefois la ruine, si vite tombée sur les malaisés, n’ayant acquis rien qu’une absolution hâtive et presque douteuse, — mais ils avaient vu le Saint, ils avaient baisé les marches de l’autel où il disait la messe, les pavés où il traînait la boue de ses souliers et c’était un grand réconfort pour ces âmes simples et crédules. La foi de ces gens auréolait leur sottise. Ils venaient vers la Délivrance, comme un troupeau d’esclaves, certains de trouver là la libération de leurs chairs rongées par le mal, de leurs âmes avilies par l’Ennemi, de leurs cœurs saignants des illusions que l’expérience en avait arrachées.

Les pèlerins pauvres campaient dans le cimetière, couchaient sur les tombes ; et, dans les promiscuités nocturnes, ivres d’encens, de sueur et de bruit, ces pénitents naïfs commettaient la moitié des péchés dont ils se confessaient le lendemain.

Les riches s’ingéniaient à acheter leur grâce par des excès de bassesses. On vit un officier, admis dans la chambre de l’homme de Dieu, s’agenouiller devant lui, baiser la putréfaction de ses pieds, se vautrer dans l’ordure amassée vers les coins, se frotter la figure avec le drap du lit, gratter sur le pavé la sainte crasse, la respirer avec délices, l’enfermer en un sachet.

A l’église, la cohue était violente, on se disputait, souvent avec des cris et des coups, les places autour du confessionnal : alors des marchands de billets s’établirent, recrutèrent un personnel de sans-le-sou qui se tenait là en permanence, ne cédant son tour aux robes de soie et aux redingotes que moyennant le petit carton acheté d’avance au cabaret. Certaines nuits, car les confessions commençaient à une heure du matin, ces parts de joies atteignirent un louis, et les familles opulentes, tout en criant au vol, versaient entre les mains des camelots les sommes requises par ces gardiens des portes du Paradis. Et rien n’était plus affligeant que le spectacle de ces lâches chrétiens venant mendier la protection d’un pauvre volontaire, croyant expier, tout d’un coup, au contact de ce misérable, leurs injustes jouissances, et, incapables de travailler eux-mêmes pour le ciel, exigeant du favori de la grâce l’immédiat partage de ses mérites et de ses bénédictions.

Cependant, le sanctuaire d’Ars eût été d’une incomplète abjection si l’on n’y eût vénéré non pas seulement un saint pitoyable, mais encore d’inauthentiques reliques.

Cette martyre qu’un faussaire inventa par esprit de lucre, afin de vendre de quelconques ossements puisés dans ces catacombes de Rome, où, sous la domination chrétienne, se firent à leur tour ensevelir les derniers païens, sainte Philomène régnait, presque l’égale du curé, dans la petite église vouée à tous les puérils sacrilèges. Elle reposait en une châsse gothique, une petite cathédrale en cuivre : on la voyait sous le vitrage, pareille aux poupées de cire des exhibitions physiologiques, couchée sur un coussin de velours rouge, vêtue de l’innocence d’une robe d’argent, — et plus d’un pèlerin s’étonnait de la bonne conservation de ce corps, adorant le Tout-Puissant qui préserve ainsi de la corruption la chair de ses martyrs. Des broderies symbolisaient les vertus de Philomène et la chlamyde d’or qui vêtait ses épaules était le signe de sa gloire éternelle ; une agrafe en diamant faux maintenait la ceinture au-dessus des reins purs, disant l’infrangible chasteté de la vierge.

Le curé d’Ars manifestait pour Philomène une tendresse un peu gâteuse. Il l’appelait « sa chère petite sainte », ou bien « la sainte entêtée », celle qui, à la cour du Paradis, là-haut, dans les coulisses du concert céleste, persécutait Dieu le Père jusqu’à l’obtention des faveurs les plus folles et les plus imméritées. « Priez, disait-il, priez et si vous n’êtes pas exaucés, menacez-la de dire partout que vous l’avez priée en vain ; elle est très sensible à de tels reproches, la sainte entêtée, et elle tient à conserver sa réputation. » C’était aussi la sainte irascible, car elle avait frappé de cécité un ecclésiastique qui la contrariait ; et aussi la sainte morte-vivante, car elle changeait de position dans sa châsse, s’asseyait, se mettait sur le côté, souriait, s’éventait avec ses palmes de martyre : il fut constaté que d’une année à l’autre ses cheveux avaient poussé notablement.

Une confrérie se forma pour exploiter le crédit de la sainte entêtée. Pour des sommes variant de cinq cents à deux mille francs, on acquérait les titres de fondateur, fondateur principal, fondateur insigne ; en dessous de ce tarif, on avait droit aux appellations minimes de donateur ou de zélateur ; au-dessus, le brevet de bienfaiteur était décerné ; on vous offrait par-dessus le marché l’inscription de votre nom sur une plaque de marbre « et au Livre des Élus » ; enfin le portrait « à l’huile » de tout bienfaiteur était suspendu dans la salle de réunion du Conseil.

Une image portait au verso cet alléchant prospectus. Paysage : à gauche, un arbre à feuilles de marronnier ; à droite, un olivier ; au fond, une colline lépreuse ; sur le devant, de l’herbe où étaient semés un croc, une araignée de fer, un fouet, un sabre japonais, un ciboire en forme de sucrier empire. La sainte était debout, couronnée de fleurs, très décolletée, habillée d’une chemise bleue, froncée au col et à la ceinture, terminée par une frange d’or, bordée et galonnée de croix pattées. D’une main, elle tenait une flèche, de l’autre une poignée de lys ; sur un manteau de cour éployé, ses cheveux tombaient dénoués, — et elle assumait, sous ce costume de féerie, un air épanoui et naïf.

Les deux grandes spécialités de la thaumaturge étaient : pour l’âme, la possession démoniaque ; pour le corps, les maladies secrètes. Tout miracle lui était possible, mais dans ces deux ordres de misères, la guérison était certaine, « à moins de mauvaises dispositions » de la part de l’implorant. On l’invoquait encore avec une presque absolue sécurité contre la stérilité, à condition toutefois de la promesse formelle que le produit du coït bénit portât, mâle ou fille, le nom de Philomène. O jeune vierge devenue un adjuvant d’alcôve !

Philomène était la consolation du curé d’Ars et Grappin son tourment. Délégué par l’enfer pour tenter et affliger le saint, ce démon, pendant vingt ans, obséda ses courtes nuits. Il prenait la forme d’un coussin très doux, tel que de ouate, et quand la tête s’y enfonçait, il en sortait un plaintif gémissement : c’était comme un écrasement de ventre de femme. Des souffleries se faisaient entendre pareilles aux renâclements d’un taureau exaspéré ; un galop de cheval secouait les planchers ; un troupeau de moutons piétinait dans le grenier ; des voix criaient en des langues inconnues ; de petites bêtes incessamment couraient le long de sa figure ; sa discipline se tordait sur la table comme un serpent.

« Nourrissez-vous mieux, lui disaient des confrères, dormez cinq ou six heures : c’est le moyen d’en finir avec toutes ces diableries. » Mais lui répondait par la parole de Bossuet, en son sermon sur les démons : « Le jeûne fortifie et engraisse l’âme. »

Parfois Grappin venait en chef de bande et quinze diables se mettaient à imiter dans sa chambre le bruit de la mailloche d’un cercleur de tonneaux sur le fût vide et retentissant. Ensuite ils reniflaient avec fureur, projetaient sur le lit par leurs naseaux du sable et du gravier, sortaient en contrefaisant les grognements du porc, les hurlements du loup, les jappements du chien.

Ingénieux, Grappin variait son supplice des insupportables bruits : il fendait du bois, rabotait des planches, battait du tambour, puis criait : « Viens donc, curé, j’ai une place pour toi ! » Une nuit, il y eut entre les deux ennemis une terrible lutte, et au matin on trouva le saint victorieux, mais évanoui, cruellement brûlé et mordu, à moitié enfoncé sous sa paillasse retournée.

Ces persécutions le crucifiaient et le tuaient. Le moment arriva, vers la soixantaine, où il dut restreindre l’activité de sa vie, et enfin tout travail lui devint impossible. Quand il garda la chambre, ce fut bref. Il mourut sans agonie, en disant à une dame qui voulait chasser avec un éventail les mouches qui lui couvraient la figure : « Non, laissez-moi avec les mouches. »

Quelques jours auparavant, il avait proféré : « Quand tout serait fini à la mort, une vie d’amour, ce serait encore un bonheur au-dessus des forces humaines. »

Et ce mot ingénu suffit pour consumer, comme une flamme invincible, toute la Niaiserie, toute la Bassesse, toute l’Abjection, toute la Honte, toute la Turpitude, toute la bêtise ; — et l’on se prend à trembler devant ce vieux somnambule qui, au fond de sa réelle stupidité, aima l’Infini, qui adora le Mystère, qui s’identifia avec la Cause, — et l’on se demande avec terreur si les plus humbles intelligences ne sont pas les privilégiées de l’Esprit, — et si le dernier des Saints n’est pas le premier des Hommes !

1894.

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