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Le chemin de velours; Nouvelles dissociations d'idées

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LE SUCCÈS ET L’IDÉE DE BEAUTÉ

I

En un de ses Paradoxes, où il a parfois un peu de l’ironie de Heine ou de l’esprit de Schopenhauer, M. Max Nordau a dessiné le plan machiavélique d’une école du succès. On y enseignerait l’à rebours de la morale usuelle, et non pas la vertu, mais l’art de parvenir. Cette école existe : c’est la vie. Des yeux et des oreilles précoces en recueillent l’enseignement dès l’adolescence ; de jeunes hommes se vouent au succès comme d’autres à l’apostolat ou à la gloire. Sont-ils déraisonnables ? Non. Et méprisables ? Pourquoi donc ? Écrire, chanter, sculpter, ce sont des actes ; penser, même dans le silence de la nuit et au fond d’un cachot, c’est un acte. Or, quel est l’acte qui n’a pas pour but son propre achèvement ? Le raisonneur qui s’est convaincu lui-même voudra persuader les autres, nécessairement ; et le poète qui s’admire, contraindre autrui à l’enthousiasme. Ceux qui se contentent d’une approbation intime ou restreinte sont peut-être des sages ; ils ne seront point comptés parmi les forts. Même timide, même dédaigneux, le rêveur veut la gloire de rêver ; et il rêverait avec délices devant les foules délirantes de contempler ses yeux perdus dans un océan de songes et de niaiseries. Ce serait le succès. Le succès a quelque chose de précis qui calme et qui nourrit. C’est un repas. C’est un fait. C’est le poteau d’arrivée.

Le succès est un fait en lui-même et en dehors de l’œuvre ou de l’acte qu’il accompagne. L’assassin qui a réussi son crime de point en point éprouve d’autres joies que celle de l’avidité désaltérée. Il se trouve en somme que le succès lui a donné raison, et toutes recherches dépistées, on comprend fort bien l’état qu’a osé décrire Barbey d’Aurevilly. Cependant le crime, à moins d’être politique, ne reçoit que rarement dans nos civilisations un applaudissement public, comme chez les Dayaks de Bornéo ou les sujets du Vieux de la Montagne. C’est pourquoi, malgré une ironie célèbre, nous ne considérerons pas l’assassinat « comme un des beaux-arts ». Tout au moins faudrait-il le ranger dans cette catégorie d’art dont le succès est le seul et unique but et qui tient beaucoup, moins à son nom de départ qu’à son nom d’arrivée ; or, cela n’est point le sujet de cet essai, qui est fort sérieux et dont tous les mots seront pesés avec soin. Il s’agira uniquement des œuvres d’art et en particulier de celles qui appartiennent à la littérature.

Le succès donc est un fait, mais, pour la catégorie d’actes qui nous occupe, un fait éventuel et qui ne change pas l’essence même de l’acte. En cela je comparerais volontiers le succès à la conscience, flambeau qui s’allume en nous, éclaire nos actions et nos pensées, mais n’a pas plus d’influence sur leur nature que son ombre, par une nuit de lune, sur la marche du train qui passe. La conscience ne détermine aucun acte. Le succès ne crée pas une œuvre, mais il la met en lumière, et tellement qu’il en reste presque toujours quelque chose dans la mémoire des hommes. On ne devient pas Racine pour avoir été applaudi sous les chandelles, et on reste Racine, même si Phèdre est jouée six jours de suite devant des loges noires[40]. Mais on devient Pradon, et c’est beaucoup. Être Pradon dans les siècles, c’est vivre d’une gloire obscure et fâcheuse, triste et vaine ; sans doute, mais à peine moins précaire que la vie que nous nommons véritable. Pradon est ridicule à la fois et illustre. On ne peut conter la vie de Racine sans y mêler son nom. On recherche ses œuvres pour comprendre cette renommée d’un jour qui s’est prolongée durant tant de lendemains. Il n’y a pas à en douter, Pradon n’avait presque aucun talent, encore qu’assez adroit en son métier de constructeur dramatique. C’était, comme disent les journalistes, un homme de théâtre ; on est même allé jusqu’à prétendre[41] que, pour avoir une Phèdre parfaite, il l’aurait fallu écrite par Racine sur le plan de Pradon. C’est absurde ; mais tout succès a une cause. La cabale n’explique rien. La duchesse de Bouillon n’eût pas risqué la bataille sur une carte nulle, Pradon était connu. Sa tragédie de Pyrame et Thisbé avait été applaudie. Dix ans après Phèdre, et, sans nulle cabale, son Regulus alla aux nues. Il était donc destiné à une réputation modérée, à celle que son Solyman, par exemple, valut à l’abbé Abeille, vers les mêmes années.

[40] A l’Hôtel de Bourgogne, pendant qu’à Guénégaud on jouait à grand fracas celle de Pradon.

[41] Bayle. Et Racine, reconnaissant le métier de son adversaire : « Toute la différence qu’il y a entre moi et Pradon, c’est que je sais écrire. »

Cela fut-il heureux pour ce médiocre poète d’avoir rencontré sur son chemin la duchesse de Bouillon ? Devançant nos procédés, cette terrible femme avait loué les loges de deux théâtres, emplissant les unes, laissant les autres vides ; de notre temps, elle eût acheté les journaux par surcroît, mais nul ne sait combien elle paya le caquet des nouvellistes et des pamphlétaires. C’est un des plus beaux coups du genre puisqu’il a réussi à merveille ; mais qu’y gagna Pradon ? Après beaucoup d’injures, un océan d’injures posthumes. Il n’est pas de jour où quelque professeur ne le traite comme un Damiens ou comme un Ravaillac. Cela se compense-t-il par l’immortalité ? Une immortalité honteuse est-elle préférable à la nuit ? D’abord, il faut écarter la honte, et tenir pour indifférentes les injures. Tout succès attise le feu de la haine et rend plus épaisse la fumée qui retombe. Cela n’a aucune importance. La haine est une opinion, et les injures, et les mots qui jettent l’infamie ; le succès est un fait. La duchesse de Bouillon ne pouvait changer la valeur essentielle de chacune des deux Phèdre, non plus qu’en « or pur » transmuer du « plomb vil » ; mais elle pouvait voiler l’or et dorer le plomb ; elle pouvait forcer la postérité à répéter le nom de son favori. Ce fut son œuvre. Elle est belle et resta mémorable. Sur le moment, personne ne savait laquelle il fallait admirer de ces deux peintures aux cadres pareils. Les amis de Pradon valaient ceux de Racine. L’un avait Boileau ; l’autre, Sanlecque, son rival parfois heureux. Mais l’autorité de Boileau s’effaçait devant celle de Mme des Houlières, représentant la société polie et l’esprit des ruelles. Il arriva même que la querelle des Sonnets mit l’esprit du côté de Pradon, car celui du duc de Nevers est, encore aujourd’hui, de la méchanceté la plus plaisante. Molière, qui détestait Racine et avait jadis prêté son théâtre à une parodie d’Andromaque, eût sans doute favorisé Pradon. Sa mort a épargné ce scandale aux amis des bonnes lettres. Ce fut donc autour d’une illusion raisonnable que se fit la cristallisation du succès, et les beaux esprits n’eurent pas à rougir de leur parti. C’est un mensonge pieux des historiens de la littérature française de prétendre que le vrai public vengea Racine du désert organisé par Mme de Bouillon. Les loges de l’hôtel de Bourgogne avaient été louées pour six jours et la Phèdre de Racine ne fut jouée que sept fois ; le public avait compris : il obéissait au succès, comme les chiens au sifflet.

C’est que le succès, même organisé par des moyens frauduleux, exerce un puissant attrait sur les foules, et même lettrées. Assurément, le public des théâtres était, en 1677, bien supérieur comme intelligence, instruction et goût, au public moyen d’aujourd’hui ; et cependant on le voit s’éprendre de pièces décidément médiocres et dédaigner les plus belles. C’est que le succès, et surtout pour les œuvres de théâtre, peut naître spontanément d’un hasard, de l’agréable visage d’une actrice, d’un beau geste, d’un applaudissement bien placé, du caprice ou de l’émotion d’un petit groupe de spectateurs. Le troupeau suit, puisque tous les hommes assemblés sont troupeau, et l’histoire compte un nom et une date de plus.

Les Américains — ceux du Nord, car au Sud ils ont plus de finesse — n’hésitent jamais devant le succès. Quel est le poème dramatique dont le succès a dépassé les enthousiasmes mêmes du Cid et d’Hernani ? C’est Cyrano de Bergerac. Donc cette chose est admirable. Et ils la font apprendre par cœur ainsi que l’Aiglon, dans les écoles où eux-mêmes illettrés, ils se cultivent de savantes épouses. Pour redire encore ma vraie pensée, je ne trouve pas cela déraisonnable. Ne confondons point l’histoire, qui est un roman complet, ou du moins suivi, avec le temps présent, qui nous apparaît fragmentaire, tel un numéro de journal déchiré en mille bouts de papier. Comment les classer, selon quel ordre ? Nous n’en savons rien. Nos jugements d’aujourd’hui, ceux qui paraissent les plus sages, les plus sains, seront ridicules dans vingt ans, parce que notre patience lassée n’a pu reconstituer la feuille entière, ou parce que le feu ou le vent ont dévoré une partie des petits carrés. En ce brouillard de nos idées, le succès s’allume comme une lune électrique. Quelque chose d’indéniable brille, que les professeurs de philosophie appellent un critère. Mais disons-le seulement un fait, de même qu’une fleur est un fait, ou une averse ou un incendie. Et que peut-on opposer à ce fait, pour le contredire ? Presque rien, le produit d’un jugement, l’idée que certains hommes ont de la beauté littéraire. Encore cette opposition n’est-elle point radicale, puisque la beauté n’est aucunement, en principe, exclue des chances du succès. Il ne faudrait point parier pour la beauté, il serait imprudent de la prendre à égalité ; mais il y a des exemples dans l’histoire que l’œuvre la plus belle ait été aussi celle que les hommes ont le plus fêtée. Alors le succès est adorable, ainsi que le soleil qui vient à propos mûrir les moissons, ainsi que l’orage qui remplit les ruisseaux et les fontaines. Qu’est-ce qu’un beau livre dont il ne reste plus un seul exemplaire connu ? Qu’était-ce que la Vénus sans bras avant que M. de Marcellus l’eût fait sourdre des abîmes ? Le succès est pareil à la lumière du jour et, encore un coup, s’il ne crée pas l’œuvre, il l’achève, en déchirant le voile de ténèbre qui l’enveloppait. Il y a une autre considération qui augmente encore la valeur du succès ; c’est que si le but de l’œuvre d’art est de plaire, plus grand sera le grand nombre de ces conquêtes et mieux ce but aura été rempli. L’art a certainement une fonction, puisqu’il est ; il satisfait à un besoin de notre nature. Dire que ce besoin est précisément le goût artistique, c’est dire que le café ou le tabac sont aimés parce qu’ils satisfont le goût que l’homme a pour le café ou le tabac. C’est ne rien dire du tout, pas même une sottise ; c’est proférer des mots sans signification aucune. Les choses ne correspondent pas dans la vie avec cette simplicité, selon cette relation bénévole de pot à couvercle : laissons cela à la philosophie chrétienne des finalités. Le but de l’art étant de plaire, le succès est tout au moins un commencement de preuve en faveur de l’œuvre. Plaire, l’idée est très complexe : nous verrons plus tard ce qu’elle contient ; mais le mot peut servir provisoirement. Donc cette œuvre plaît. Une tour s’est élevée soudain aux accents passionnés de la foule. Voilà le fait. Il faut la démolir. Cela n’est point facile, puisque, par une magie singulière, presque tous les béliers dont on la bat se transforment en contreforts qui ajoutent leurs poids à la solidité du monument. Il faut prouver à cette forteresse qu’elle n’existe pas ; à cette foule que son admiration n’a pas remué toutes ces pierres, qu’elle est menteuse, hallucinée ou imbécile. Cela ne se peut pas. Ils trouvent cela beau. Que leur répondre, sinon : oui, cela est beau.

Le prêtre prend une hostie sur le corporal et l’élève à la dignité de Dieu. Il l’entoure de rayons et la montre au peuple. Pendant cette ostention, le peuple à genoux baisse la tête, prie et croit. L’œuvre que le succès exalte n’est pas choisie moins au hasard que l’hostie par les doigts du prêtre ; mais sa divinité n’en est pas moins certaine, du moment qu’elle a été choisie. Il faut respecter les arrêts du destin et ne pas contrarier la piété populaire.

II

Cependant, il y a, dit-on, une esthétique. Il y en a même plusieurs. Mais nous n’en supposerons qu’une et que, toujours en principe, elle ait de bonnes raisons à opposer au succès, quel qu’il soit. S’il y a une esthétique, cela nous oblige à reconnaître qu’il y a un beau absolu, et que les œuvres sont jugées belles en proportion de leur ressemblance avec cet idéal vague et complaisant. C’est cette esthétique, son existence admise l’espace d’un moment, qu’il s’agit d’ouvrir et de passer au scalpel.

La sensibilité qui cède au succès ou qui le provoque est fort intéressante ; mais il sera peut-être permis de ne pas mépriser tout à fait et tout d’abord la sensibilité qui s’oppose au succès et qui nie l’œuvre heureuse en tant qu’œuvre belle. Ces deux sensibilités, également spontanées, ne sont pas également pures. La seconde est fort mêlée. L’esthétique par quoi elle se résume, aussi fragile que la morale, est un mélange de croyances, de traditions, de raisonnements, d’habitudes, de conceptions ; il y entre du respect, de la peur et un appétit obscur de nouveauté. « Sur des pensers nouveaux, faisons des vers antiques. » Le vieux neuf, voilà ce que préconisent toutes les esthétiques, car il faut flatter une caste selon ses nerfs et selon son érudition. Le jugement de l’artiste en matière d’art est un amalgame de sensations et de superstitions. La foule ingénue n’a que des sensations. Son jugement n’est pas esthétique. Ce n’est même pas un jugement. C’est l’aveu naïf d’un plaisir. Il s’en suit nécessairement que seule la caste esthétique a qualité pour juger de la beauté des œuvres et leur déférer cette qualité. La foule crée le succès ; la caste crée la beauté. C’est équivalent, si l’on veut, puisqu’il n’y a de hiérarchie ni dans les sensations ni dans les actes et que tout n’est que mouvement ; c’est équivalent, mais différent. Voilà donc un point acquis. En matière d’art, à l’opinion de la sensibilité s’oppose l’opinion de l’intelligence. La sensibilité ne se soucie que du plaisir ; qu’à ce plaisir se joigne un élément intellectuel, et voilà l’esthétique. La foule peut dire : cela me plaît, donc cela est beau ; elle ne peut pas dire : cela me plaît et cependant cela n’est pas beau, ou : cela me déplaît, et cependant cela est beau. La foule, en tant que foule, ne ment jamais ; le jugement esthétique est une des formes les plus complexes du mensonge[42].

[42] Voir, plus loin, dans les Femmes et le langage, le mensonge considéré comme la caractéristique de l’homme en opposition à l’animalité. La supériorité d’une race, d’un groupe d’êtres vivants, est en raison directe de sa puissance de mensonge, c’est-à-dire de réaction contre la réalité. Le mensonge n’est que la forme psychologique de la réaction du Vertébré contre le milieu. Nietzsche devançant la science, dit : « Le mensonge comme condition de vie. »

Il est bien évident qu’il n’y a pas de beau absolu, non plus que de vérité, de justice, d’amour. La beauté des poètes, la vérité des philosophes, la justice des sociologues, l’amour des théologiens, autant d’abstractions qui ne tombent sous nos sens et maladroitement, que délimitées par le ciseau du sculpteur. Comme idées conçues dans le futur ou dans le passé, elles expriment une certaine concordance entre nos sensations présentes et l’état général de notre intelligence. Cela est surtout sensible pour la vérité, qui est bien une sensation que notre intelligence ne contredit pas ; mais telle autre intelligence la contredit, ou se trouve contredite par des sensations d’une intensité ou d’un monde différent.

L’idée de beauté a une origine émotionnelle, elle se ramène à l’idée de procréation. Il faut que la femelle qui sera la mère soit conforme au type de la race, c’est-à-dire il faut qu’elle soit belle[43]. La femme est moins exigeante, peut-être parce que l’homme ne transmet que très peu de lui-même à ses descendants. Le premier étalon de la beauté a donc été la femme et, en général, le corps humain. Être beau, pour un animal, pour un objet, c’est avoir quelque chose d’humain, dans la forme, dans le caractère ; on peut décrire un paysage avec des termes qui presque tous conviendraient à la beauté d’une femme, et le marbre a sa blancheur, et les saphirs sont ses yeux, et le corail, ses lèvres. Il y a là tout un vocabulaire de clichés. Bien entendu qu’il faudrait en corriger quelques-uns et faire remarquer que c’est l’ébène qui est noire comme des cheveux noirs et le cygne qui a un cou de femme. La beauté est si bien sexuelle que les seules œuvres d’art incontestées sont celles qui montrent tout bonnement le corps humain dans sa nudité. Par sa persévérance à demeurer purement sexuelle, la statuaire grecque s’est mise pour l’éternité au-dessus de toutes les discussions. C’est beau, puisque c’est un beau corps humain, tel que celui avec qui tout homme ou toute femme voudrait se joindre pour se perpétuer selon sa race.

[43] Il y a un pressentiment de cela dans cette remarque inédite, récemment publiée, de Montesquieu ; ce qui fait la beauté, c’est la conformité : « Esthétique. — Le père Buffier a défini la beauté : l’assemblage de ce qu’il y a de plus commun. Quand sa définition est expliquée, elle est excellente… Le père Buffier dit que les beaux yeux sont ceux dont il y en a un plus grand nombre de la même façon ; de même la bouche, le nez, etc. Ce n’est pas qu’il n’y ait un beaucoup plus grand nombre de vilains nez que de beaux nez ; mais c’est que les vilains sont de bien différentes espèces ; mais chaque espèce de vilains est en beaucoup moindre nombre que l’espèce des beaux. C’est comme si, dans une foule de cent hommes, il y a dix hommes habillés chacun d’une couleur particulière : c’est le vert qui domine. »

Mais un autre fait plus obscur, quoique non moins certain, permet de ramener par un autre chemin l’idée de beauté à l’idée même de sexualité. C’est ceci, que toutes les émotions humaines, quels que soient leur ordre, leur nature et leur intensité, retentissent plus ou moins sur le réseau nerveux génital. La pathologie sexuelle a mis cela en lumière. Les parfums aussi bien que l’odeur ou la vue du sang, le bruit et la chaleur, le travail intellectuel et le travail musculaire, le repos et la fatigue, l’ivresse et l’abstinence, les sensations les plus contradictoires favorisent l’essor sexuel. D’autres, telles que la peur, le froid, la contrariété, ricochent aussi vers un centre voisin et intriqué dans le réseau génital. Voyez le premier chapitre d’En Ménage, où M. Huysmans décrit l’effet produit sur un être doux et nerveux par la découverte d’un amant chez sa femme. Parmi les émotions qui retentissent le plus sûrement sur tout organisme un peu sensible, il faut placer au premier rang les émotions esthétiques. Et ainsi elles retournent à leur origine. Ce qui porte à l’amour semble beau ; ce qui semble beau porte à l’amour. Il y a là un entrelacs indéniable. On aime une femme parce qu’elle est belle ; et on la juge belle parce qu’on l’aime. Il en est de même de toutes les choses qui permettent des associations d’idées sexuelles et de toutes les émotions qui retentissent sur le système génital. Mais il n’est pas du tout nécessaire pour qu’une œuvre d’art éveille des idées d’amour, qu’elle nous présente un tableau sensuel : il suffit qu’elle soit belle, qu’elle soit captivante. Elle passionne : où chercherons-nous le siège de cette passion ? Le cerveau n’est qu’un centre de transmission ; ce n’est pas un aboutissement. C’est une erreur heureuse et méritoire d’avoir fait du cerveau de l’homme le centre absolu de l’homme ; mais c’est une erreur. Le seul but naturel de l’homme est la reproduction. S’il y avait un autre but à son activité, il ne serait plus un animal ; et nous tombons dans le christianisme. Revoici l’âme, le démérite et tout le jargon des marchands d’orviétan spiritualiste. La conscience de l’émotion s’élabore au moment où l’émotion y passe, mais elle ne fait que passer en laissant son image, et elle descend dans les reins. Cette manière de parler est peut-être figurée, et, d’ailleurs, il ne s’agit pas d’excitations intenses et fortement localisées. On veut seulement dire que l’émotion esthétique met l’homme en un état favorable à la réception de l’émotion érotique. Cet état est donné aux uns par la musique, à d’autres par la peinture, le drame. J’ai connu un homme, il est vrai d’un certain âge, qui pouvait tromper un désir sexuel en feuilletant des albums d’estampes. L’exemple inverse serait sans doute moins paradoxal : l’émotion esthétique est celle dont l’homme se laisse le plus facilement distraire par l’amour, tellement le passage est aisé, presque fatal. Cette union intime de l’art et de l’amour est d’ailleurs la seule explication de l’art. Sans cela, sans ce retentissement génital, il ne serait pas né, et sans cela il ne serait pas perpétué. Il n’y a rien d’inutile dans les profondes habitudes humaines : tout ce qui a duré est donc nécessaire. L’art est complice de l’amour. L’amour ôté, il n’y a plus d’art ; et l’art ôté, l’amour n’est plus guère qu’un besoin physiologique.

Mais il s’agit moins de l’art ici que de sa puissance émotionnelle, et il faut alors ranger sous le nom d’art tout ce qui est spectacle ou jeu, tout le divertissement qui se prend en public ou à propos duquel on se communique ses impressions. Un feu d’artifice peut émouvoir tout comme une tragédie ; la seule hiérarchie est celle de l’intensité. Or, il n’est pas douteux que le succès d’une œuvre d’art n’augmente fortement sa puissance émotionnelle sur le commun des hommes. De là, pour la foule, cette croyance très naturelle que toute œuvre est belle, qui a du succès, et que les chutes sont toujours méritées et les dédains. En somme, ce que la caste appelle beauté, le peuple l’appelle succès ; mais il a appris des aristocrates ce mot vraiment dénué de sens pour lui, et il s’en sert pour rehausser la qualité de ses plaisirs. Cela n’est pas tout à fait illégitime, succès et beauté ayant une origine commune dans les émotions, la seule différence même des systèmes nerveux où elles ont évolué. Et d’ailleurs très peu d’hommes sont capables d’une originale émotion esthétique ; la plupart de ceux qui l’éprouvent ne font qu’obéir tout comme le peuple, à la suggestion d’un maître, au commandement de leurs souvenirs, aux influences de leur milieu, à la mode. Il y a une beauté de passage aussi précaire que les succès d’engouement. Une œuvre d’art vantée par la caste d’aujourd’hui sera méprisée par la caste de demain ; et il en restera moins peut-être que de l’œuvre délaissée par la caste et acclamée par le peuple. Car le succès est un fait dont l’importance croît avec la poussière qu’il soulève, avec le nombre des fidèles qui sont venus et qui l’accompagnent en cortège. Les émotions de la caste et les émotions du peuple sont destinées à un même aboutissement. La nature, qui ne fait pas de sauts, ne fait pas de choix. Il s’agit de faire des enfants. L’odorat du grand-paon (ou un sens analogue) est si développé qu’une larve femelle de ce papillon rare attire, le jour de son éclosion, une nuée de mâles là où la veille on n’en voyait aucun. Cette acuité serait absurde si elle ne servait au grand-paon qu’à se choisir une nourriture plus délicate parmi le troupeau des fleurs, ou, d’une façon quelconque, à augmenter son plaisir et son avancement spirituel, la culture de son intelligence. Elle sert au grand-paon à mieux faire l’amour ; c’est son sens esthétique.

Cependant, il est des natures humaines, moins diffuses ou plus réfractaires, chez lesquelles les émotions ne retentissent pas vers le centre de grande sensibilité, soit que ce centre soit atrophié, ou que le courant émotionnel ait rencontré sur son parcours un obstacle, une digue, un terrain imperméable. Usons, sans préjuger de la justesse de l’analogie, des comparaisons les plus communes et les plus frappantes. Un courant électrique est lancé dans un fil en vue de créer un mouvement ; le fil tombe appuyé sur un morceau de bois ; et au lieu de mouvement il se produit de la chaleur : le train brûle, que l’on voulait faire rouler. L’émotion en route vers le sens génital qu’elle a mission d’éveiller rencontre un centre de résistance ; elle s’y brise, elle s’y tord sur elle-même, mais s’y installe ; et toutes celles du même ordre qui passeront par le même centre auront le même sort. Il s’agissait de faire tourner une roue, voici un feu d’artifice ; il s’agissait de conserver l’espèce, voici que naît l’idée de beauté. L’émotion esthétique, et alors sous sa forme la plus pure, la plus désintéressée, n’est donc qu’une déviation de l’émotion génitale. L’Aphrodite qui nous entraînait à son culte ne nous trouble plus ; la femme s’est évanouie, il reste de nobles formes, des lignes agréables, mais un cheval aussi est beau, et un lion et un bœuf. Heureux arrêt de circulation qui nous a permis de réfléchir, de comparer, de juger ! Le courant nous jetait vers la sœur de la déesse ; il nous en éloigne, car elle est moins belle ! On pourrait supposer que c’est dans la région intelligence que le courant émotionnel s’est diffusé, formant ainsi ce mélange d’émotion et d’intelligence qui nous donne le sens esthétique. L’intelligence est un accident ; le génie est une catastrophe. Il faut bien se garder même des rêves d’un état social où régneraient uniformes la santé, l’équilibre, l’équité, la modération, l’ordre, où les catastrophes seraient impossibles et les accidents très rares. L’intelligence humaine est certainement la conséquence de ce que nous appelons naïvement le mal ; s’il ne se formait pas des coupures ou des nœuds dans les fils, si l’émotion atteignait toujours son but, les hommes seraient plus forts et plus beaux et leurs maisons parfaites comme des termitières ; seulement le monde n’existerait pas.

III

Avant de retourner vers notre point de départ, voici un résumé :

Deux sortes d’émotions concourent à la formation du sens esthétique : les émotions de nature génésique et toutes les autres émotions, quelles soient-elles, selon une proportion qui varie à l’infini avec chaque homme. Les premières sont celles que nous ressentons à la représentation parfaite du type de notre race. Apollon est beau, parce qu’il est le mâle humain dans toute sa pureté. Pour la plupart des hommes, toute idée adventice écartée rigoureusement, la vue de ce marbre est agréable, parce qu’elle évoque le désir, soit directement, soit selon le sexe, par contre évocation. On se souvient du mot de Stendhal : la beauté, c’est une promesse de bonheur. La philosophie sensualiste qui permettait cette définition n’était point sotte. Il sera nécessaire d’y revenir avec la science pour point d’appui. C’est donc, en somme, pour qualifier la « promesse de bonheur » qu’on a inventé le mot « beauté ». Et ce mot a été successivement appliqué à tout ce qui promet aux hommes la réalisation d’un de leurs autres désirs toujours plus nombreux et toujours plus complexes ; et ensuite, le besoin émotionnel s’étant extrêmement développé, à toutes les causes d’émotions, même terribles, même sanglantes. Mais ces émotions de toute nature, qui font la vie même de l’homme, elles ont un but — comme l’odorat du grand-paon — elles pénètrent en nous pour nous rappeler que notre unique devoir de créatures vivantes est la conservation de l’espèce ; quel que soit le sens qu’elles aient frappé d’abord, elles rebondissent de là vers le centre de la sensibilité générale. Je songe à ces amants romantiques qu’on vit, enveloppés par l’orage, se posséder avec fureur, ou à l’émotion douce de Tibulle, quam juvat immites… Les horribles, stupides et sauvages tragédies dont se délectaient les Grecs et les Français de l’ancien régime, c’étaient des philtres, et rien de plus. Si de grands poètes (comme les femmes, les grands poètes n’ont ni goût ni dégoût) n’avaient pris la peine de repenser les histoires d’Oreste, de Thyeste, de Polynice, nous les jugerions telles que le délire d’une société en enfance ou en abjection. Il n’est pas une tragédie de Racine qui n’ait été jouée cent fois en cour d’assises par des comparses hideux. On trouvera si l’on veut dans les traités spéciaux de Ball, de Binet et dans les ouvrages de vulgarisation, des exemples de la transformation en acte sexuel d’une sensation quelconque. Ici, il n’y a pas de catégories ; c’est l’illimité. On a vu des hommes auxquels l’odeur des pommes pourries donne des émotions fortes et nécessairement sexuelles. Schiller en avait toujours une provision dans le tiroir de sa table de travail ; mais comme il possédait un passage réfractaire où se brisaient, en grande partie, les courants émotionnels, il faisait des vers, au lieu de faire l’amour, ayant respiré des pommes pourries.

Voici donc toute une classe d’hommes chez lesquels les émotions arrêtées à moitié chemin se transforment en intelligence, en goût esthétique, en religiosité, en moralité, en cruauté, selon les milieux et les circonstances et d’après un mode dynamique des plus obscurs. On peut même dire que cette transformation des émotions se fait, peu ou beaucoup, chez tous les hommes ; il arrive aussi que les émotions retentissent presque également dans toutes les directions, qu’une partie notable aille vers les centres génitaux et qu’il en reste assez en chemin pour produire un grand philosophe, un grand artiste ou un grand criminel. L’amour semble particulièrement lié à la cruauté, soit par son absence, soit par son excès. La mimique de la cruauté est exactement celle de l’amour sexuel ; Duchenne de Boulogne a prouvé cela par ses expériences. En des types tels que Torquemada ou Robespierre, les émotions n’aboutissent pas au sens génital ; elles se heurtent à un obstacle qui les incline vers un autre centre ; au lieu de se transformer en besoin de reproduction, elles se transforment en besoin de destruction. Mais il y a le type néronien et le type sadique où la sexualité et la cruauté s’exaltent ensemble et s’enchevêtrent. Ce sont des hommes capables de plus fortes secousses émotionnelles que les autres hommes. Quoique divisé et réparti vers deux buts, le courant reste assez fort pour produire des actes très intenses. Le même phénomène apparaît, quoique d’un ordre plus rassurant, quand la puissance intellectuelle s’exerce en même temps que la puissance génitale. Tout homme capable d’émotion est capable d’amour et en même temps soit de cruauté, soit d’intellectualité, soit de religiosité ; mais il arrive que le courant émotionnel est tout entier absorbé par l’une des activités humaines, et l’on a une variété de types extrêmes, l’autre variété étant fournie par les hommes d’une grande réceptivité émotionnelle et par conséquent d’une grande diversité d’aptitudes.

Mais restons dans la moyenne de l’humanité et dans la question esthétique. Selon l’importance de la dérivation du courant émotionnel, on aura, par exemple, un spectateur qui retiendra de la tragédie tout ce qu’elle a de beauté pure ou forte, qui sortira en l’état d’émotion intellectuelle, moins sensible au meurtre qu’à la courbe du geste qui frappe, aux imprécations, aux épouvantes, qu’à la forme musicale qui les limite, les enferme, les fait vivre ; on aura aussi un spectateur qui, malgré quelques lueurs d’émotion intellectuelle, sort du théâtre à peu près comme d’une séance de boxe ou d’une corrida. Voilà les extrêmes. L’un devant une statue parfaite jouit de la grâce des courbes, songe : quelle belle œuvre ! l’autre s’écrie : quelle belle femme ! Entre ces deux types, il y a tout un jeu de nuances. Pour le type moyen, l’idée de beauté n’existe guère ; il jugera de l’œuvre d’après l’intensité ou la qualité de son émotion. Ça lui donne du plaisir, ou le laisse froid, et voilà tout. Le type moyen est celui qui détermine les succès en art ; il faut plaire au type moyen, il faut l’émouvoir.

Les représentants de la caste esthétique jugent aussi une œuvre d’art par l’émotion qu’ils ont éprouvée, mais cette émotion est d’un ordre tout particulier : c’est l’émotion esthétique. Seules, pour eux, appartiennent à l’art, à la catégorie de la beauté, les œuvres, qui peuvent donner l’émotion, le frisson esthétique. Ainsi se sont trouvées exclues de l’art les œuvres, utilitaires, moralisatrices, sociales, ayant un but quelconque en dehors de ce but précis et exclusif, l’émotion esthétique ; et aussi les œuvres trop sexuelles, dont l’appel à l’exercice génital est trop direct, quoiqu’elles répondent, mais alors avec une clarté excessive, à l’idée première que les hommes ont eue de la beauté artistique. Ainsi s’est formée cette catégorie esthétique qui, éternellement instable, allant du réalisme à l’idéalisme (un certain idéalisme), du sentimentalisme à la brutalité, de la religiosité au sensualisme, n’en est pas moins un jardin clos. L’art est donc ce qui donne une émotion pure, c’est-à-dire sans vibrations hors d’un groupe limité de cellules, ce qui n’invite ni à la vertu, ni au patriotisme, ni à la débauche, ni à la paix, ni à la guerre, ni au rire, ni aux larmes, ni à rien qui ne soit l’art lui-même. L’art est impassible, et, comme a dit de l’amour un vieux poète italien, non piange nè ride. Ceci n’a rien ni de rationnel, ni de juste, ni de conforme à aucune vérité. Il s’agit des usages d’une caste intellectuelle. Née d’une imperfection du système nerveux, l’idée de beauté s’est agrégé en chemin toutes sortes de règles, de préjugés, de croyances, d’habitudes, et il s’est formé un canon dont la forme, sans être absolue, n’oscille à un moment donné qu’entre certaines limites. La restriction est nécessaire. Tous les hommes raffinés d’une époque s’entendent sur l’idée de beauté. Aujourd’hui, par exemple, il y a des pierres de touche : Verlaine, Mallarmé, Rodin, Monet, Nietzsche. Avouer qu’on n’est pas ému par les Mains, par Hérodiade, par l’Ève, par les Cathédrales, par Zarathoustra, c’est avouer qu’on est dépourvu du sens esthétique. Mais des œuvres d’un tout autre ton furent admirées jadis par le même groupe humain. De Ronsard à Victor Hugo, le principe de la beauté fut cherché dans l’imitation. On imita les Anciens, les Italiens, les Espagnols, les Anglais. Au dernier siècle, ce fut la quête de l’originalité ; et cela donna même, il y a quelques années, un excès de fausses notes, mais une musique moins plate, en somme, que celle dont on avait si longtemps fatigué les muses. Non pas qu’on ait moins imité, mais on le fit avec l’illusion de créer du nouveau, et l’illusion est presque toujours féconde. La France est d’ailleurs le pays où l’idée de beauté a subi le plus de variations, étant peuplée d’hommes vifs et curieux, toujours aux aguets de ce qui se passe et prêts à faire connaissance avec tout ce qui est étranger et nouveau, quitte à en rire si ce nouveau ne convient pas à leur tempérament.

Notre sens esthétique a donc des caprices. Mais, variable historiquement, il est assez solide à un moment donné. Il y a une caste esthétique aujourd’hui ; il y en eut toujours une, et l’histoire de la littérature française n’est guère autre chose que le catalogue raisonné des œuvres qui furent successivement élues par cette caste. Les succès s’élaborent dans la rue ; la gloire sort des cénacles. Comme il n’y a pas d’exemples du contraire, il faut bien admettre cela comme un fait ; et aussi que les cénacles se dégoûtent des gloires qui leur échappent et se mettent à courir les rues. Un fait est toujours légitime, étant toujours logique, mais on peut lui opposer les répugnances de sa propre sensibilité ou d’un groupe de sensibilités. C’est ce que fait la foule sous la conduite de quelques esprits moyens, instruits, bons avocats, puisqu’ils haïssent la maison qu’ils combattent et qui ne les connaît pas. Aux réputations souvent fort obscures du groupe esthétique on voit donc sans cesse opposées les célébrités du succès. Il est facile de duper le peuple en lui montrant ici la pauvre lampe solitaire, et là l’éclat des globes crus et le rutilement des tulipes ; mais le peuple n’a guère besoin d’encouragements ; il marche naturellement vers ce qui l’éblouit. Cela aussi est un fait, et cela aussi est légitime. Le public, mené par des bergers sournois, a tort de mépriser la lueur confuse des étoiles ; mais la caste esthétique a tort de rire des plaisirs du peuple. Elle a tort aussi d’accaparer certains mots et de refuser le nom d’œuvre d’art à des compositions qui ont exactement comme celles qu’elle admire, pour but de susciter des émotions. C’est une question de qualité, non d’essence. Elle souffre moins de voir applaudie une pauvreté que dédaignée une œuvre véritable. Son jugement, si adroit à dépister le faux art, faiblit soudain, et elle se fâche qu’un sectateur du goût populaire ne s’incline pas devant ses admirations. C’est toujours une erreur d’en appeler à la justice ; mais c’est de la démence d’en appeler à la justice d’un groupe social. Il faut laisser cela et s’enfermer dans une opinion comme dans une tour. On pourrait égorger cent fanatiques de Quo vadis plutôt que de les convaincre, et avec moins de fatigue. La justice littéraire est une absurdité. Elle suppose la parité des émotions en des hommes d’une catégorie physiologique différente. Une œuvre est belle pour ceux à qui elle donne des émotions. La sensibilité est incorruptible, aussi bien celle du populaire que celle des cénacles ; elle est incorruptible comme le goût et comme l’odorat. Jadis on avait imaginé un goût en soi, un goût absolu qu’on adorait dans un temple. Rien de plus ridicule ; et rien de plus tyrannique. Laissons les hommes chercher librement leurs plaisirs. Les uns veulent qu’on leur torde les entrailles ; d’autres, qu’on leur débouche la rate ; d’autres, qu’on leur perce le cœur. Il faut des instruments divers pour chacune de ces opérations ; l’art est une chirurgie dont la trousse est riche et une pharmacopée aux fioles de toutes formes et de toutes odeurs.

On parle très sérieusement — c’est-à-dire sans rire — d’initier le peuple à l’art. En termes moins vagues, correspondant à une certaine réalité scientifique, il s’agirait de façonner ainsi la physiologie du commun des hommes que l’émotion au lieu d’aboutir au centre génital se diffusât vers le centre esthétique. L’entreprise n’est pas des moindres. Pauvre peuple ! Comme on se joue de lui et qu’ils sont stupides, en leur bonté, ses maîtres intellectuels ! Ils croient vraiment que le goût de la peinture, de la musique, de la poésie, cela s’apprend comme l’orthographe ou la géographie ! Et quand cela serait, et quand on aurait donné quelques admirations à quelques ouvriers ? Quelle importance cela a-t-il que le peuple n’admire pas ce que nous admirons ? Il aurait tout aussi bien le droit d’exiger de nous le partage de ses enthousiasmes. Il n’y a pas d’absolu esthétique. Ce qui est beau, c’est ce qui nous émeut ; mais nous ne pouvons être émus que dans la mesure de notre réceptivité émotionnelle et selon l’état de notre système nerveux. L’insensibilité à ce que nous nommons la beauté, idée très complexe dès qu’on s’éloigne de la plastique humaine, ne serait en somme que le témoignage d’un organisme sain, d’un cerveau normal, où les courants nerveux vont droit leur but, sans déviations. Mais cet état semble rare. Tous les hommes sont aptes à recevoir certaines émotions esthétiques, et tous en sont avides ; mais presque aucun ne se soucie de la qualité de cette émotion. Être ému, voilà l’important. Nul monument depuis les cathédrales, et peut-être depuis les pyramides, n’a remué comme la tour Eiffel la sensibilité esthétique de l’humanité. Devant tant de ferraille en hauteur, la bêtise elle-même est devenue lyrique, la sottise a médité, l’étourderie a rêvé ; il tombait de là comme un orage d’émotions. On chercha à le détourner ; il était trop tard, le succès était venu. Plus une œuvre reçoit d’admirations, plus elle se fait belle pour la foule. Elle se fait belle et presque vivante ; des ondes émotionnelles s’en détachent et viennent, ainsi que des vagues, déferler sur le peuple enivré et haletant ; l’organisme tout entier est en fête ; stupide et beau, le génie de l’espèce sourit dans l’ombre.

Tel est le rôle social de l’art. Il est immense. Il y a un oiseau d’Australie qui se bâtit pour nid une large cabane où il sème tout ce qu’il trouve de cailloux brillants ; le mâle, parmi cette mosaïque, danse un grave menuet devant sa compagne troublée ; et c’est l’art surpris à son obscure naissance, au moment où il est lié étroitement à l’expansion de l’instinct génital. Un caillou rouge donne une émotion à un oiseau, et cette émotion surexcite son désir. Tel est le rôle social de l’art. Il faut que le peuple admire — et par peuple, ici j’entends l’ensemble des hommes, — il faut qu’il éprouve des émotions esthétiques, il faut que ses nerfs tremblent sous de longues vibrations, il faut que ses amours soient riches et compliquées : mais qu’importe d’où vient le nuage, pourvu qu’il pleuve !

Je n’ai voulu que montrer la légitimité de toute émotion esthétique, quelle que soit sa source, et de tout succès, quelle que soit sa qualité ; mais on me croira volontiers si j’avoue que je garde mes préférences pour telle forme de l’art, pour telle expression de beauté. Je m’écarte en ceci du sentiment commun, que je ne crois pas utile de généraliser des opinions, d’enseigner des admirations. Forcer d’admirer est aussi méchant que de forcer d’entrer. C’est à chaque homme de se donner l’émotion qui lui est nécessaire et la morale qui lui convient. L’âne d’Apulée voudrait bien brouter des roses parce qu’il reprendrait aussitôt la forme humaine. C’est une très bonne idée de brouter des roses, c’est une méthode de délivrance.

1901.

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