Le chemin de velours; Nouvelles dissociations d'idées
VALEUR DE L’INSTRUCTION
Sans être aussi répandue qu’elle pourrait l’être et qu’elle le sera, l’instruction est fort en faveur. On vit de moins en moins et on apprend de plus en plus. La sensibilité capitule devant l’intelligence. J’ai vu rire de qui regardait avec attention et avec plaisir une feuille morte ; on n’aurait pas ri d’entendre murmurer à ce propos quelque nomenclature ; mais d’autres hommes, sans ignorer les manuels, estiment que la véritable science doit être sentie d’abord comme un plaisir. Ce n’est pas la mode ; la mode est de s’instruire dans les seuls livres et aux lèvres de ceux qui récitent des livres.
Corneille Agrippa, qui possédait tout le savoir de son temps, et davantage, s’est amusé à rédiger un « Paradoxe sur l’incertitude, vanité et abus des sciences[44] » ; on pourrait le reprendre, mais sur un autre ton, car il n’est pas nécessaire qu’une science soit incertaine, vaine et abusive, pour être inutile à celui qui la cultive ; et par contre la certitude d’une science, son intérêt et sa légitimité ne lui confèrent pas un droit absolu à la régence des esprits. On conviendrait même volontiers de l’absurdité d’un débat sur la certitude ou l’incertitude des sciences ; il y en a d’aléatoires, mais que les gens légers ou intéressés seuls qualifient ainsi ; le mot science contient par définition l’idée de vérité objective, et il faut s’en tenir là sans autres contestations et concéder même cette vérité objective, quelque répugnance que l’on éprouve devant le mariage indissoluble de deux mots alors ironiques.
[44] « Œuvre, continue le traducteur, qui peut profiter, et qui apporte merveilleux contentement à ceux qui fréquentent les cours des grands seigneurs, et qui veulent apprendre à discourir d’une infinité de choses contre la commune opinion. » — S. L. 1603.
Aussi bien il ne s’agit pas de la science, mais de l’instruction dont la science est la matière ou le prétexte. Quelle est la valeur de l’instruction ? Quelle sorte de supériorité cela peut-il conférer à une intelligence moyenne ! L’instruction, si elle est parfois un lest, n’est-elle pas le plus souvent un fardeau ? n’est-elle pas aussi, et plus souvent encore, un sac de sel qui fond sur les épaules de l’âne aux premiers orages de la vie ? Et ainsi de suite.
L’instruction est de deux sortes, selon qu’elle est utile ou de parure. L’astrologie même peut devenir une science pratique, si l’astrologue y trouve le pain quotidien ; mais à quoi cela peut-il bien être bon, sinon peut-être à lui fausser l’esprit, qu’un magistrat connaisse la géométrie ? Tout ce qui concerne son métier, le dessin et l’archéologie même et toutes les notions de cet ordre seront profitables à un menuisier intelligent ; mais à quoi lui servirait, sinon peut-être à entraver son activité, une théorie esthétique ? Quand elle ne trouve pas à s’appliquer et à se monnayer, l’instruction est un lingot qui dort sous une vitrine ; cela est inutile, pas très curieux et sans beauté.
Il est beaucoup question en certains milieux politiques de l’instruction intégrale. Cela signifie sans doute que tout doit être enseigné à tous, et aussi, qu’une notion universelle et vague serait un grand bienfait, un grand réconfort pour n’importe quelle intelligence ; mais l’on confond dans ce raisonnement la matière et la forme. L’intelligence, qui a une forme générale et commune, en a une particulière en chaque homme. Comme il y a plusieurs mémoires, il y a plusieurs intelligences ; et chacune de ces intelligences, modifiée par les physiologies propres, détermine les individus intellectuels. Loin que tout puisse être avec fruit enseigné à tous, il semble bien qu’une intelligence donnée ne peut recevoir, sans danger pour sa contexture même, que les genres de notions qui y pénètrent sans effort. Si l’on s’était habitué à donner aux mots les seules significations relatives qu’ils comportent, instruction intégrale voudrait dire toute la sorte d’instruction qui est compatible avec la morphologie inconnue d’un cerveau ; dans la plupart des cas, la quantité de cette instruction se réduirait à rien, car la plupart des intelligences sont incultivables.
Du moins par les procédés actuels qu’un seul terme résume : l’abstraction. On a fini par admettre dans les milieux enseignants que la vie ne peut être connue que sous la forme du discours. Qu’il s’agisse de poésie ou de géographie, la méthode est la même : une dissertation qui résume le sujet et qui a la prétention de le représenter. Finalement l’instruction est devenue un catalogue méthodique de mots, et la classification remplace la connaissance.
Un homme, le plus intelligent et le plus actif, ne peut acquérir qu’un fort petit nombre de notions directes et précises ; ce sont cependant les seules qui soient vraiment profondes. L’enseignement ne donne que l’instruction ; la vie donne la connaissance. L’instruction a du moins cet avantage d’être de la connaissance généralisée, sublimée, et pouvant contenir, sous un petit volume, une grande quantité de notions ; mais, dans la plupart des esprits, cette nourriture trop condensée reste neutre et ne fermente pas. Ce que l’on appelle la culture générale n’est le plus souvent qu’un ensemble d’acquisitions mnémoniques, purement abstraites et dont l’intelligence est incapable de faire la projection sur le plan de la réalité. Sans une imagination très vivante et active dans tous les sens, les notions confiées à la mémoire se dessèchent dans un sol inerte ; l’eau qui les amollit et le soleil qui les mûrit sont nécessaires à la germination des graines.
Il vaut mieux ignorer que de savoir mal, ou peu, ce qui est la même chose. Mais sait-on ce que c’est que l’ignorance ? Il faut avoir appris tant de choses pour la goûter et la comprendre ! Ceux qui en pourraient jouir par état ont trop d’illusion sur eux-mêmes pour s’y récréer franchement ; et ceux qui le voudraient sont trop loin de l’innocence première. Il y a eu des moments dans la civilisation où des hommes savaient tout ; ce n’était pas beaucoup. Était-ce beaucoup moins que toute la science d’aujourd’hui ? Cette relativité peut nous faire réfléchir sur la valeur de l’instruction ; elle nous servira aussi à la qualifier. L’instruction n’est jamais que relative ; elle doit donc être pratique.
M. Barrès, dans son dernier roman[45], fait proférer par un député du type Burdeau cette maxime politique : « La vertu est, comme le patriotisme, un élément dangereux à exciter dans les masses. » A ces deux abstractions, il faudrait peut-être joindre toutes les autres afin de prononcer un ostracisme général contre toutes les idées qui n’ont pas été d’abord définies. Et cela ne voudrait pas dire qu’il faut proscrire les vertus ou les sentiments patriotiques ; mais seulement ceci : que rien n’est plus mauvais pour la santé d’une intelligence moyenne que le jeu des mots abstraits, que cette fausse science verbale qui se trouve sans application dès qu’on va participer à la vie réelle. Il ne s’agit pas d’être vertueux ; comment réaliser un mot qui est la synthèse de plusieurs idéaux contradictoires ? Il s’agit d’accommoder sa nature aux conditions vitales du milieu et aux traditions morales. Il ne s’agit pas d’être patriote ; il s’agit de défendre contre les animaux étrangers la pureté de la fontaine où l’on boit. Il ne s’agit pas de savoir quel est le principe abstrait où pourrait bien prendre sa source le large fleuve des idées générales ; il s’agit de faire de sa vie un acte de confiance, à la fois et un acte de prudence. Il s’agit surtout de garder assez de naïveté pour respirer avec joie l’air social tel qu’il est et assez de souplesse pour obéir sans lâcheté aux lois élémentaires de la vie.
[45] L’Appel au soldat.
La vie est une suite de sensations reliées par des états de conscience. Quand on n’a pas un organisme tel que la notion abstraite redescende vers les sens dès qu’elle a été comprise ; si le mot Beauté ne vous donne pas une sensation visuelle ; si vous ne sentez pas à manier les idées un plaisir physique, à peu près comme à caresser une épaule ou une étoffe, laissez les idées. Quand le meunier n’a pas de blé à moudre, il ferme ses vannes et dort, ou va se promener ; mais il ne songe pas à moudre à vide et à user ses meules pour recueillir du vent. L’instruction n’est souvent autre chose que ce vent soufflé par la rotation des tamis et perceptible en paroles.
L’enseignement, du haut en bas, des universités officielles aux populaires, de l’école de village à l’École Normale, n’est guère autre chose qu’une fabrique de phrases. De toutes, la plus sérieuse est l’école primaire, où on apprend à lire et à écrire, acquisitions non d’une science, mais d’un sens nouveau. Si l’on retranchait du programme des autres tout l’inutile, tout l’inapplicable à la vie et à telle profession ou métier, il en resterait la matière à peine de dix-huit mois d’écolage.
La plus grande partie du peuple échappe encore aux tortures d’écouter les messieurs qui récitent des livres. Les enfants pauvres, libérés de la prison scolaire, apprennent un métier, ce qui est un agrandissement de soi, et commencent de vivre à l’âge où leurs frères riches s’exercent au maniement de mots qui ne correspondent à rien de réel, outils qui sculptent l’éternel vide[46]. On va remédier à cela, et voici une soirée d’université populaire : « Le Développement de l’idée de justice dans l’Antiquité. » En supposant, ce qui est improbable, que le professeur n’ait émis à ce sujet que des appréciations acceptables par une intelligence saine, de quelle utilité put bien être une telle dissertation pour un auditoire populaire, et qu’en retirera-t-il d’applicable à son humble vie ? Moins assurément que des vieux sermons qui ne craignaient pas de bafouer ses vices, d’épouvanter sa lâcheté devant les plaisirs bas. Mais le clergé de la religion laïque est grave et dédaigne les faits. Des âmes parlent à des âmes ; l’idéal descend sur le peuple. Les premiers chrétiens du moins se réunissaient à la fois pour prier et pour manger fraternellement ; après le repas, d’aucuns se levaient pour prophétiser. Les prophètes modernes ne vivent que d’abstraction, et cette nourriture économique et ridicule, ils la partagent volontiers avec leurs frères.
[46] On disait dans une conversation : « Le paysan est sérieux ; c’est un savant, un physicien. » Tout l’effort politique moderne tend à faire de ce physicien un métaphysicien. Le travail est en bon train pour l’ouvrier, qui commence à mépriser le travail et à estimer les phrases. Sa surprise est immense que le mot n’ait aucune action sur la réalité.
L’homme qui a lentement acquis une science, outre les avantages sociaux qu’il en peut retirer, a conféré par cela même aux organes de son attention une force et une agilité particulières. Il ne possède pas seulement la science qu’il convoitait, mais tout un ensemble d’engins de chasse en bon état et tout prêt à de nouvelles captures. Lorsqu’on a appris avec soin et patience une langue étrangère, on peut ensuite s’approprier par un travail beaucoup moindre les langues de la même famille. Mais si l’on a eu recours à quelque méthode expéditive, l’acquisition n’a plus que sa valeur propre et elle peut même se détériorer assez rapidement. L’eau qui a bouilli très vite refroidit de même : c’est ce que ne savait pas l’industriel qui avait établi des bouilloirs publics ; le temps de traverser la rue et c’était comme si on revenait de la fraîche fontaine. C’est pour ce même motif que l’enseignement rapide des conférences est si particulièrement inutile. On y apprend à croire et non pas à raisonner, ce qui serait encore une manière d’agir et de vivre.
Le bagage qui constitue l’instruction est presque uniquement fait de croyances. On enseigne les lettres et les sciences comme un catéchisme. La vie est l’école du doute prudent ; l’école est une église prétentieuse. Tout professeur est muni d’un arsenal d’aphorismes ; l’adolescent qui ne se laisse pas frapper au cœur est méprisé. Le renversement des valeurs logiques est porté à ce point que tels actes intellectuels, la résistance à la foi scientifique, la réserve cartésienne, sont considérés comme des marques d’inintelligence.
M. Jules de Gaultier a imaginé un nouveau manichéisme dont l’emploi prudent sera fort utile pour déblayer certaines questions[47]. A l’instinct vital il oppose l’instinct de connaissance ; mais l’un n’est pas le bon principe plutôt que l’autre, le mauvais principe. Ils ont tous les deux leur rôle dans le travail de la civilisation ; car si l’un développe chez l’homme le besoin de connaître aux dépens des forces qui conservent la force vitale, il permet en même temps à l’intelligence de mieux jouir et de soi-même et de la vie sensitive. Le génie spontané et inconscient des races en croissance ne refuse d’obéir ni à l’un ni à l’autre de ces grands instincts ; la vie use non son énergie, qui est immuable, mais les modes énergétiques qu’elle a revêtus ; on se lasse de sentir avant de s’être lassé de connaître. C’est ce qu’a exprimé naïvement Leibnitz et ce que répètent avec lui tous les esprits dont l’intelligence est le vautour : « Il n’est pas nécessaire de vivre, mais il est nécessaire de penser. » Quand cet aphorisme descend dans le peuple, c’est que l’instinct vital en décadence commence à renoncer à la lutte ; c’est l’ère glorieuse de la floraison, mais la plante va mourir après que le vol des insectes l’aura fécondée et que le vent aura porté ses graines vers un sol vierge.
[47] Dans un livre de Kant à Nietzsche.
Une masse ignorante forme chez un peuple une magnifique réserve de vie. Notre civilisation a méconnu cela : c’est un champ immense de petites fleurettes qui épuise pour un éclat inutile la sève de la terre.
De telles idées, même atténuées en images, peuvent sembler barbares à ceux qui croient aux « bienfaits de l’instruction » ; mais il commence à être plus facile de trouver des adjectifs que des raisons pour régénérer ce thème ancien et qui va s’épuiser. A entendre tant de journalistes et de députés parler de l’instruction comme d’un souverain élixir, on sent bien qu’ils y ont goûté, et à la vraie, à la bonne, à celle que synthétisent les manuels et les encyclopédies, mais non aux détestables jarres où dort l’esprit mauvais de l’analyse. Le vrai savoir, le « gay sçavoir » est singulièrement vénéneux ; il est vénéneux autant que bienfaisant ; il contient autant de doutes que de paillettes d’or l’eau-de-vie de Dantzig. On ne sait jamais où l’ivresse de cette liqueur violente peut mener une intelligence qui n’est pas très forte ou très sceptique.
Mise en regard de la science, l’instruction est si peu de chose qu’elle mérite à peine un nom. Qu’est-ce que valent d’élémentaires notions de chimie lorsque l’on songe au chimiste qui manie, compose et décompose les corps, qui compte les molécules et pèse les atomes ? Et qu’importe que cent mille bacheliers sachent quels sont les éléments de l’air ? Mais déjà ils ne le savent plus. Si on leur avait appris à respirer, ils auraient peut-être évité deux ou trois maladies dont ils transmettent joyeusement à leurs enfants les prédispositions ou les germes. Il est nécessaire (malgré une ironie célèbre) qu’il y ait une chimie et des industries chimiques, mais non que l’on enseigne au premier venu les obscurs principes d’une science vaine. Ceci n’est qu’un exemple, mais qui s’étendrait à presque tous les éléments de la culture générale. Un cerveau moyen d’aujourd’hui ressemble à ces jardins d’essai où verdissent des spécimens de toutes les flores ; encore ce jardin a-t-il son utilité particulière ; les cerveaux riches d’un peu de tout ne sont bons à rien : le terrain a été transformé non pas même en un parterre, mais en un herbier, et les plantes sèches y sont si médiocres et si défectueuses qu’on ne peut les faire servir à aucun usage décent. Il faudrait au moins que la plus grande partie des plates-bandes eût été réservée à une culture profonde et passionnée ; dans ce cas, les coins morts du jardin reprennent quelque intérêt : ils servent de fumier et de terreau pour réchauffer le cœur du jardin vivant.
On ne prétend donc pas dire que la culture générale soit inutile ; elle est indispensable à titre d’auxiliaire et de réserve, mais à ce titre seul, et si cette culture générale et superficielle coïncide avec une ou plusieurs sections de culture intensive. Seule, elle n’a aucune valeur. Si de la moyenne on descend vers les jardinets populaires, on ne voit plus, à la place de la mauvaise herbe, mais luxuriante, que de chétives germinations déjà gelées par la vie. On a sarclé toute la flore naturelle, et ce qu’on a semé à la place dans un terrain mal préparé et mal nettoyé n’a pu pousser, faute d’eau et de soleil. Tout l’intérêt de ces petits potagers ridicules est dans un arbre souvent grand et beau, quelque marronnier ou quelque tilleul : c’est le métier où l’homme s’est perfectionné avec courage. Un de ces arbres vaut à lui seul toutes les cultures générales qui l’ont relégué dans un coin pierreux ; il les domine par son utilité et par sa beauté.
La raison de l’homme, dans la vie, est d’être une fonction ; il faut que ses journées soient créatrices d’un résultat. C’est pourquoi l’on regrettera éternellement que les métiers se soient abolis dans l’émiettement par la division du travail poussée à l’extrême. La civilisation industrielle a retiré à un très grand nombre d’hommes le plaisir qu’ils trouvaient au travail. Un salaire élevé peut faire que l’on soit content d’avoir travaillé, mais cela ne donne pas le contentement actuel, la joie d’user l’heure présente à la réalisation d’un objet. L’industrie a opéré contre l’artisan en faveur de l’oisif, et aussi en faveur du capital contre le travail. Telle découverte mécanique a été plus nuisible à l’humanité qu’une guerre séculaire. On a tellement diminué la valeur hédémonique de l’activité musculaire que les seuls moments où les manœuvres sentent leur vie sont ceux où l’homme normal s’affaisse, le repos ; et nécessairement, ces heures de sensation négative, on a tenté de les gonfler jusqu’à en faire le plaisir tout entier de vivre : l’alcool a été ce moyen.
Pour tarir cette source d’excitation, des esprits de bonne volonté, mais d’intelligence malsaine, c’est-à-dire sans contact avec la réalité, ont songé à opposer au plaisir de boire le plaisir d’apprendre. Si l’œuvre était possible, on aurait remplacé l’ivresse physiologique par l’ivresse cérébrale : et cela ne serait pas un très bon résultat. Qu’à une journée de travail musculaire succède une soirée de travail intellectuel, et la fatigue totale est doublée sans profit réel pour l’homme soumis à ce régime. Songez au malheureux qui, après avoir poussé pendant dix heures un morceau de bois sous les dents cruelles d’une scie circulaire, s’en vient, ayant soupé vaguement, écouter un monsieur qui l’entretient de la sainteté de la justice ! Mais la justice demanderait que le prédicant alternât, avec l’artisan, le poussage des billes de bois et la confortable étude des principes fructueux du charlatanisme social. Pauvres gens qui, ayant toujours instinctivement besoin de prêtres, se croient vainqueurs, ayant nié un dogme, d’applaudir à la morale de ce dogme, mais déformée par l’hypocrisie et par la haine ! C’est avec l’instruction, invention très vieille, que le clergé a dominé le peuple et le monde ; et c’est avec l’instruction encore que les sermonnaires laïques prétendent bien rogner les dernières griffes de l’instinct vital.
Car tous ces enseigneurs enseignent éperdument à ne pas vivre. Ils transportent dans la partie saine du peuple, et cela avec une certaine bonne foi, leurs habitudes maladives de ne recevoir les sensations que par reflet, de regarder dans une glace la vie qu’ils n’osent affronter. Le vrai but de cette instruction est l’imposition d’une morale, mais singulière et dont presque tous les préceptes sont négatifs. Par l’affaissement de la volonté de vivre, au profit d’une cérébralité instable, ils façonnent ces générations énervées, obéissantes et sages qui sont le rêve des tyrans médiocres. Au moment où une race aurait besoin, rien que pour durer, de toutes les forces dont son instinct est peut-être encore dépositaire, ils lui versent, mais avariée et empoisonnée, cette même liqueur avec laquelle les apôtres romains domptèrent la surénergie des barbares. Nous aurions le sort de ces vaincus si un protestantisme, rationaliste ou religieux, se substituait souverainement à notre catholicisme traditionnel et païen.
Mais comment n’être pas tenté de donner des préceptes de conduite en même temps que des préceptes de grammaire ? Il suffirait que ces préceptes ne fussent pas dépressifs et que les adolescents y trouvassent au contraire une excitation à l’activité, à toutes les activités. L’instruction, en soi, n’est rien ; on ne peut la juger qu’en examinant ses entours à la lueur de cette torche. Un flambeau a l’utilité, non de sa lumière, mais des objets sur lesquels porte sa lumière. On verra aussi un four chauffé avec méthode de bourrées ou de falourdes ; mais cette chaleur n’est qu’un embrasement stérile si on ne lui donne à travailler et à mûrir, quand elle s’amortit, la pâte du pain éternel.
L’instruction est un moyen et non un but. Il est douloureusement absurde d’apprendre pour apprendre, de brûler pour brûler. Le chant même des oiseaux n’est pas vain ; aux périodes de calme sexuel, il est la répétition des grands concerts d’amour. Considérée comme l’instrument précis d’une œuvre future, l’instruction peut avoir une importance très grande et même absolue ; elle peut être la condition nécessaire de certains gestes intellectuels. Elle sera le bâton de voyage de l’intelligence ; mais offerte à un cerveau médiocre, dirigée vers le seul accroissement de la mémoire, elle est inefficace à régénérer des cellules malades. Elle leur sera plutôt un écrasement ; elle les rendra stupides ; elle détournera des facilités de la vie les activités qui n’étaient faites que pour la pratique quotidienne. L’instruction pondère les génies oscillants, elle leur fournit des sujets de comparaison et des motifs de réflexions ; aux génies déjà équilibrés, elle fournit un peu de ce trouble d’où naît l’ironie. Elle est tantôt un appoint à la certitude, tantôt la cause d’un déclanchement vers le doute. Mais elle n’exerce d’influence que sur des intelligences en mouvement ou en puissance de mouvement ; elle ne détermine pas, elle incline. Surtout elle ne crée pas l’intelligence. Nous avons constamment sous les yeux des exemples d’hommes instruits de tout ce que l’on enseigne et qui sont restés des médiocres et qui, écrivant depuis vingt ans, n’ont même pu apprendre à écrire. Et en voici d’autres qui ne savent qu’un métier et qui n’ont lu que dans la vie : leur lucidité humilie parfois même le génie.
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