Le chemin de velours; Nouvelles dissociations d'idées
LA JEUNE FILLE D’AUJOURD’HUI
Παρθένος, puella, virgo, pulcella, pucelle, demoiselle, fille, jeune fille, et tous les noms de cet état en toutes les langues vieilles ou neuves : une idée commune et exclusive permet de les traduire l’un par l’autre ; mais la traduction, vraie pour le fond de l’idée, serait fausse pour l’aspect que prend cette idée selon les civilisations et leurs moments. Présentement, une femme de condition moyenne passe à l’état de jeune fille le tiers de sa vie sexuelle et quelques-unes des années le mieux faites pour l’amour, souvent presque toutes. Une fille qui se marie à vingt-huit ans a passé quatorze ans à ne pas vivre, car, hors de l’amour, il n’y a point de vie pour la femme. Ce délai entre la fin de l’éducation et le mariage était fort écourté sous l’ancien régime ; parfois nul. La fillette devenait femme sans avoir été jeune fille. Une pénible transition lui était épargnée ; car, cela est certain, pour la plupart des jeunes filles, leur état est un supplice dès qu’il se prolonge.
Il y eut cependant des jeunes filles jadis, et même au XVIIIe siècle. Toutes ne se mariaient pas au lendemain de leur nubilité, arrachées du couvent pour cette nouvelle communion où se confirme la première. On en voit passer quelques-unes dans les comédies, les romans, les mémoires ; mais leur caractère se distingue mal de celui des jeunes femmes. Elles n’ont jamais de pruderie, et parfois très peu de retenue. Dès qu’elles sont admises dans le monde, elles en vivent la vie ; on n’a souci de leur cacher ni les intrigues, ni les fugues, ni les plaisirs ; elles sont des convives qui attendent qu’on les serve, sans impatience, étant sûres d’être servies. Celles que l’on oublierait se serviraient elles-mêmes, et presque personne n’en serait surpris. A la veille de la Révolution, en ces années de paradis dont la douceur fit paraître plus cruels les premiers jours sombres, la virginité n’est pas d’un grand prix ; il y a un désir universel de céder à la nature. Aujourd’hui, un Casanova ne vaincrait que des femmes ou des filles ; la jeune fille lui échapperait. Il en mit à mal un grand nombre, et cela seul, précise coïncidence avec les mœurs du temps, affirmerait la véracité de ses admirables et délicieux mémoires. Un témoin de l’étage inférieur, Restif de la Bretonne, confirme cette facilité de la jeune fille du XVIIIe siècle. Elle se donne par sentiment et acquiert très vite le goût précieux de la sensualité, car tout ce qui l’entoure, mœurs, art, littérature, la pousse à une vie païenne, mais relevée d’un peu de rêverie. La jeune fille de Laclos est d’un monde qui touche à la cour ; elle diffère à peine de celle de Casanova et de celle de Restif.
A ce moment-là, il est bien évident que l’éducation ne dispose d’aucun moyen sérieux pour tenir la jeune fille. De là les mariages précoces. Les parents sont heureux d’être délivrés de leur responsabilité et les maris, sans illusions sur l’avenir, épousent une fillette pour s’assurer du moins un ou deux enfants légitimes. Cette pratique, en sauvegardant la partie essentielle des droits de l’homme, respectait autant qu’il se peut la liberté de la femme. On ne la laissait pas libre, ou bien rarement, de choisir son mari ; mais elle choisissait son amant, et à un âge où c’est un pur plaisir d’amour bien plus encore qu’une nécessité sexuelle. A vingt-deux ou vingt-trois ans, la femme du XVIIIe siècle avait épuisé ses devoirs naturels. Elle avait des enfants, souvent quatre ou cinq ; que lui demander de plus ? Son mari, fatigué d’elle, la laissait, lasse de lui, avec l’espoir de quinze ou vingt ans de vie amoureuse. A l’âge où une jeune fille d’aujourd’hui s’épuise à des études stériles, et pires, abêtissantes, la femme de jadis était en pleine floraison de maternité. En province et en des milieux sévères, cette floraison se continuait fort longtemps, ne laissant place à des plaisirs extérieurs ni pour la femme, ni peut-être pour le mari. On obtenait ainsi ces familles patriarcales dont l’idée nous effraie, et très justement, car l’état social n’en permet plus l’épanouissement. Des provinces, jusqu’aux premières années de ce siècle, gardèrent la tradition des unions précoces. J’ai connu dans mon enfance Mme de L… mariée à quatorze ans et Mme de M… mariée à quinze. L’une avait eu beaucoup d’enfants ; l’autre deux seulement. Ni l’une ni l’autre ne se souvenaient d’avoir été jeunes filles et elles considéraient avec une pitié tendre leurs petites filles qui, à vingt ans passés, rougissaient aux histoires galantes qu’elles contaient sans scrupule. Il n’y avait pas eu pour elles d’interrègne entre la vie des saints et les romans à la mode ; elles avaient passé, d’un saut, de la poupée au mari, de la puérilité à la maternité. Elles avaient eu la pudeur des jeunes femmes ; la pudeur des jeunes filles était pour elles tout à fait énigmatique.
En résumé, il y eut des jeunes filles au XVIIIe siècle, et avant, et toujours. Il n’y eut pas « la jeune fille ». La jeune fille est une création du siècle dernier. Elle est née tout naturellement des mariages tardifs, comme les mariages tardifs sont nés de la suppression des situations héréditaires. La naissance de cette nouvelle unité sociale se marquerait, si on voulait bien la rechercher, à quelques années près. Les Lettres à Émilie sur la mythologie, de Demoustier, sont de 1798 ; les Contes à ma fille, de Bouilly, sont de 1809. Le premier de ces livres est destiné aux jeunes filles, à celles du XVIIIe siècle, à celles qui sont sensibles, qui parlent de l’amour et peut-être sans ignorance ; il ne convient pas à « la jeune fille ». Demoustiers prépare à la volupté ; Bouilly prépare au devoir ; il s’adresse à un être nouveau : « la jeune fille. » Vers cette date, les livres abondent dans le goût de ceux de Bouilly, qui est un mélange affreux de raison et de sentimentalisme. Des femmes, dont la Genlis est le type, travaillent pour la créature nouvelle, pour la vierge qui doit passer cinq ou six ans dans le monde à un âge où naturellement elle ne pense qu’à l’amour. Il faut tromper cette tendance, la dévier vers l’étude, vers la sentimentalité pieuse, vers le rêve éthéré. Tout sera bon qui détournera la jeune fille de l’amour, qui lui enseignera la résignation, la modestie, l’obéissance, le sentiment du devoir et une quantité innombrable de vertus dont la plupart ne sont que des paralogismes ou un assemblage de syllabes sans aucun sens appréciable.
Comment cette littérature a fructifié, on le sait. Le livre pour la jeune fille est l’objet d’un commerce important, encouragé annuellement par l’Académie et plusieurs autres sociétés de bienfaisance. C’est pour la jeune fille que l’on a traduit le triste roman des Comming et des Wood ; pour elle que l’on a transformé en manuel de morale les anciennes anthologies ; pour elle que les journaux et les revues qui veulent être « oubliés sur la table du salon » travestissent la vie en une répugnante berquinade ; pour elle que l’on a poursuivi Madame Bovary, et pour elle que l’on fait le silence sur des écrivains français qui n’ont pas montré une convenable réserve sur l’article des mœurs ; pour elle que l’on a ôté leurs poches aux robes des femmes (ceci est regardé comme une grande conquête par les dames pieuses qui ont lu en cachette les « Mémoires du comte Grammont ») ; pour elles que les théâtres subventionnés châtrent Shakespeare ; pour elle que l’on a fait du siècle de Louis XIV une époque de vertu et de dignité morale ; pour elle que se sont affadis l’art et la littérature et que l’homme a été blessé dans la première des libertés, la liberté des mœurs.
Si la jeune fille ne nous a pas fait plus de mal, tout le mal qu’elle a fait dans les pays protestants, c’est que la France comme l’Italie, étant de tradition païenne, une scission s’est produite dans notre littérature. Avec Gautier, Flaubert, dans le roman, avec Baudelaire dans la poésie, une littérature nouvelle s’est créée — qui ne tient plus compte de la jeune fille, ni de la famille dont elle est devenue l’âme et le centre. La littérature pouvait évoluer avec une aise suffisante si on ne lui avait demandé que de ménager les pudeurs de la femme ; mais on la pria de respecter la pudeur des vierges. Voilà l’origine de la révolte, et le prétexte de la préface de Mademoiselle de Maupin, qui est un des plus beaux morceaux de la libre littérature française. Parfois, depuis trente ans, la littérature « littéraire » a côtoyé la littérature licencieuse. C’est que l’écrivain se croit le droit de tout dire qui n’a plus qu’un public d’hommes. Ceux que la jeune fille a exclus de la « table du salon » (où je ne vis jamais, moi, que des fleurs, des cartes ou des bibelots) n’ont plus songé aux mains des jeunes femmes. D’aucunes se brûlèrent à cet enfer ; d’autres y trouvèrent un rafraîchissement. Il y a des jeunes femmes fort honnêtes dans le public de la littérature sensuelle ; il y a même des jeunes filles. Les unes et les autres ont préféré de la bonne littérature qui choque un peu leur cœur à de la mauvaise qui, satisfaisant leur sensibilité, souillerait leur intelligence. L’esprit aussi a sa pudeur.
Ces femmes courageuses sont rares. La plupart, engagées à choisir entre une œuvre moralisante, donc médiocre, et une œuvre belle, mais trop libre, n’ont pas voulu choisir. Le séjour de la jeune fille dans la famille en a chassé tous les livres. On ne lit plus en France. Non qu’il se publie moins de livres ou qu’il y ait un public moins disposé à lire ; mais il y a un désaccord profond entre les livres et ceux qui pourraient se plaire aux longues lectures. On s’est accoutumé, assez facilement, à d’autres activités, et même à l’ennui. La province s’ennuie, parce que M. Ohnet est stupide et M. Paul Adam immoral. La province voudrait un genre moyen et honorable où le génie de Balzac s’allierait à la candeur de Fénelon. Nourries de cette idée que le talent est une faveur de la divine providence, les familles chrétiennes attendent la venue de l’homme qui n’abusera pas, pour de vaines prouesses littéraires, des dons que Dieu lui aura départis, dans sa bonté.
Toutes les familles sont chrétiennes, même celles qui le nient à haute voix. Voyez M. Jaurès, dont on ne peut arriver à savoir si la fille est élevée au Sacré-Cœur ou au lycée Molière. Que de prudence en ces asiles de la Virginité ! Ni l’un n’a osé dire : je l’ai ! Ni l’autre : je ne l’ai pas. Les asiles attendent leur proie et la pension, qui se paie par trimestre, et d’avance. Mais qu’importe ! Pour une forte éducation chrétienne, pascalienne, évangélique, j’aurais plus de confiance peut-être au lycée Molière qu’au Sacré-Cœur. Il y a bien du paganisme et de la volupté mystique chez les religieuses vouées à l’amour de Jésus. Ce sont leurs mains pieuses et pures qui ont pétri le cœur des grandes amoureuses. La première communion est un mariage blanc, une préparation lointaine au sacrifice nuptial. Dans toutes les familles, quel que soit le degré de la foi, la morale est la même, parce que la jeune fille est là, toujours la même, morale vivante et gardienne aux grands yeux clairs. Dès qu’elle entre, un pacte muet s’établit entre la vierge et le milieu où elle respire. A défaut d’air pur, on lui fait respirer une douce atmosphère d’hypocrisie. Il est convenu qu’elle ne sait rien. Ce qu’on appelait le plaisir, quand elle n’était pas là, devient le mal. La jeune fille ignore le mal. Elle est un ange. Mais un ange terrestre et fragile qui peut se casser les ailes. On en a vu des exemples. A cette idée, il y a des frissons, et les voiles s’épaississent, car un ange qui s’est cassé les ailes n’a plus aucune valeur.
Tout ce que l’on dénomme chez la jeune fille : vertu, candeur, innocence, ignorance, modestie, pudeur, obéissance, timidité, piété, tous ces mots, dont presque aucun ne conviendrait à une jeune femme, ne sont que des euphémismes. Ils permettent de ne pas prononcer celui qui affirme trop brutalement l’idée nette d’intégrité corporelle. La jeune fille, qui crée la famille, est une création de l’homme, du mâle. Tant que les hommes désireront être les pères de leurs enfants, ils approuveront tous les moyens que l’expérience a suggérés pour préserver la virginité des filles. C’est pourquoi le politicien anti-clérical fait élever son Élodie chez les bonnes sœurs. Ainsi il donne à son produit une marque supérieure et qui en augmente le prix. Le lycée que patronne Sganarelle ou le Cocu imaginaire n’a pas encore fait ses preuves ; sa marque est inconnue ou suspecte. Les hommes demeurent fidèles aux conséquences d’une croyance atavique, longtemps après qu’ils ont brisé le principe même de la vieille croyance. Il est vrai que le procédé de culture, comme le sol, influe sur la qualité du produit. Le jus de la vigne est du vin, d’où qu’il vienne ; mais que de nuances ! En France nous sommes habitués à un type de jeune fille qui sera longtemps encore le type dominant. Ses caractéristiques, un livre récent nous les donne, formulées par la jeune fille elle-même[58].
[58] Olivier de Tréville, les Jeunes filles peintes par elles-mêmes, 1901.
Curieux d’apprendre de leur bouche si les jeunes filles d’aujourd’hui étaient devenues très différentes de celles d’hier, M. de Tréville (que ses occupations disposaient bien à cette tâche) en a interrogé, dit-il, « plusieurs milliers ». Ses questions, au nombre de soixante, portent sur des sujet fort variés, les parfums aussi bien que la religion, le bal aussi bien que la littérature. Les réponses, au nombre de deux mille, peut-être, ont un air parfait d’authenticité. Aucun génie n’aurait pu imiter avec cette perfection la délicieuse et fraîche sottise de ces charmantes petites âmes. C’est la candeur dans toute sa rouerie, le mensonge dans toute son innocence, l’ignorance dans tout son orgueil, le psittacisme avec tout son gonflement de plumes. Aucun livre documentaire ne m’avait tant réjoui depuis bien des années. Et quelle mine pour la psychologie des femmes ! C’est là-dessus qu’il faudra s’appuyer désormais pour établir la distinction entre la personnalité et le caractère. Il y a des mots pour nommer les différents caractères ; il n’y en a pas pour distinguer entre elles les personnalités. Cela serait inutile, puisqu’une personnalité ne ressemble à aucune autre, est unique. Le nom d’une personnalité, c’est le nom même de la personne.
Rare chez les hommes, la personnalité n’existe presque pas chez les femmes, et jamais chez la jeune fille. On distingue des caractères, des tempéraments : voici des genres, des espèces et des variétés : d’individus, point. C’est très curieux. Non, comme le dit l’enquêteur, elles n’ont point d’idées subversives. Ah ! qu’elles sont sages, qu’elles sont obéissantes, qu’elles sont jeunes filles ! Je les aime ainsi, je l’avoue, n’ayant jamais demandé aux femmes que d’être de belles fleurs. Il y a des fleurs qui ont des yeux si doux ! La personnalité n’est aucunement nécessaire à la perfection de la vie sociale ; au contraire, elle serait plutôt anti-sociale, car deux personnalités ne peuvent vivre en contact permanent sans se déclarer la guerre. La personnalité qui n’implique pas l’égoïsme le crée très souvent. Il est donc tout naturel que la femme, l’être social par excellence, soit, et très peu égoïste et très mal douée de personnalité. Mais le caractère s’affirme en elle avec d’autant plus de force, comme à l’état d’exemple, de synthèse. L’homme à demi chaste est commun. La femme va vite à l’extrême. Les demi-vertus féminines ne sont peut-être que des hypocrisies audacieuses.
La première question posée a précisément permis à plusieurs jeunes filles d’affirmer leur caractère. Elles l’ont fait avec une simplicité passionnée. C’est que la question était bien ingénieuse : « Type idéal de la jeune fille. Comment la voudriez-vous, la jeune fille moderne ? » Chacune a fait son propre portrait. Nous avons là une trentaine d’images de miroirs des plus amusantes, — parce qu’elles sont presque toutes semblables. Ou bien si on voulait les classer, il faudrait le faire selon des types ; on aurait : la jeune fille douce et affectueuse ; la jeune fille énergique ; la sérieuse et la rieuse ; la ménagère et la coquette ; celle qui met avant tout la piété ou l’instruction, etc. Il vaut mieux essayer d’une autre méthode. Par exemple, quelles sont les qualités les plus estimées des jeunes filles et dans quel ordre ? La statistique des mots sera ici conforme avec les plus vieilles associations d’idées. La classe des mots les plus fréquents (31) sont : bonté, dévouement, charité, affection, sensibilité. Voilà pour le sentiment. La jeune fille se reconnaît donc ou se souhaite un cœur tel que tout homme le voudrait rencontrer en elle. Vient ensuite (30), et c’est logique, la classe : bien élevée, respectueuse, modeste, douce, simple. L’accord continue avec la troisième classe (19) : aimable, gracieuse, un peu coquette. Ici, il faudrait peut-être décomposer : aimable (8), gracieuse (7), un peu coquette (4). La religion n’est pas oubliée. Aucune n’y est hostile, mais ce qu’il leur faut maintenant c’est « une religion éclairée », « une piété solide ». Si l’on avait donné un chiffre particulier à chacun des mots, au lieu de les grouper par classes, la religion l’emporterait sur tous les autres (14). L’instruction a presque autant de partisans (13) ; mais sept d’entre elles ajoutent : sans pédantisme (7). Voilà une crainte salutaire. Le clan des femmes fortes est important (13) : énergie, volonté, courage, force, dignité, fierté, tel est son langage. Sérieuse, aspirations élevées (13) ; franchise et gaieté (11) ; femme d’intérieur, bonne ménagère (8) ; intelligence, jugement, curiosité d’esprit (7). On voit qu’elles ont plus de souci de leur cœur que de leur cerveau et aussi que la charité les exalte davantage que la cuisine. Elles sont tout en amour, ces jeunes créatures ; elles sont comme on voudrait qu’elles fussent, décidément. La musique a beaucoup baissé dans l’estime de la jeune fille (2) ; quelques-unes préfèrent la peinture (4) ou même la poésie (6). Deux d’entre elles disent : un peu de sport ; et deux autres : pas de sport. Et tout cela est si peu révolutionnaire que cela pourrait se passer sous la reine Amélie ou du temps que la reine Berthe filait.
Il resterait à savoir de quel milieu viennent ces réponses. Elles sont si ternes, si convenables, si « jeune fille » que je n’ai pu m’en faire une idée précise. Il est français, traditionnel et provincial. Il est celui, très probablement, que l’on atteindrait avec les adresses d’un bon journal de modes répandu en province. Les deux mille et six jeunes filles de M. de Tréville, ce don Juan de l’Enquête, ont toutes reçu une excellente éducation et une instruction sérieuse. Elles sont lettrées, hélas ! Elles l’ont prouvé en répondant avec abondance à plusieurs questions touchant le style, la poésie nouvelle, les littératures du nord. Je ne voudrais avoir l’air de m’égayer de l’innocence littéraire de tant d’êtres charmants, et dont la destinée heureuse est de vivre loin de toute littérature. Mais elles affectent sur ces sujets un pédantisme vraiment bien ridicule. Qu’on enseigne donc de singulières choses à la jeunesse ! Sans doute, cela est sans importance, puisqu’il s’agit seulement de passer le temps, d’occuper l’activité bizarre de l’âge ingrat.
Puisque cela est sans importance, ne pourrait-on varier un peu cet enseignement suranné ? Est-il nécessaire de cultiver avec tant de soin dans les jeunes esprits la haine du nouveau ?
Cette haine du professeur contre ce qui est venu au monde depuis qu’il a conquis ses diplômes est très naturelle. Peu d’hommes maintiennent leur instruction au courant de la science. Un professeur âgé de cinquante ans enseigne ce qu’on lui enseigna il y a trente ans ; mais cette science, qui lui fut donnée par un vieillard, était déjà ancienne quand il la reçut. L’orientation des esprits change à peine deux fois par siècle. La philosophie universitaire, par exemple, ayant secoué la tradition de l’éclectisme, explique depuis cela le catéchisme de Kœnigsberg et récuse toute idée nouvelle. On n’apprend un peu de science fraîche que dans les livres, dans les revues, dans les laboratoires. Il y a aussi des laboratoires de littérature et de philosophie. Les jeunes gens dans les collèges ne reçoivent que de vieilles notions, que les leçons des littératures mortes ; quant aux jeunes filles, on ne leur fait pas même voir les momies sous leurs bandelettes ; il ne leur est permis que d’en contempler l’image ou d’en apprendre par cœur la description. Leurs idées littéraires ne sont pas nulles, elles sont vagues ; ce sont des reflets. Et ces reflets, avec quel soin elles en ont fait un calque, un décalque et une mise au net ! On devine des cahiers de littérature propres et sages avec un titre en gothique mouchetée. Il y a là dedans tout ce qu’il faut pour n’avoir pas l’air effaré quand le receveur de l’enregistrement raconte qu’il a vu Mounet-Sully dans le Cid, à sa dernière fugue à Paris. Cet homme grave, qui est un lettré, s’il se tait au whist, dit volontiers, à l’écarté : Rodrigue, as-tu du cœur ? C’est tout ce qu’il resterait de Corneille, avec deux ou trois autres centons, s’il n’y avait pas le « cahier de littérature » de la jeune fille. Ayant entendu cela, elle repasse l’analyse du Cid, dictée par son professeur pour le brevet, et elle fait une réponse qui attire l’attention et peut-être décide de son mariage. La vie de province est assez unie pour que de telles futilités fassent anecdote.
Elle est donc lettrée, elle aussi, la jeune fille de M. de Tréville, et elle déteste ce que l’enquêteur appelle, d’un mot bien vieilli, « l’écriture artiste ». Il y a là une suite de réponses dont il faut tirer quelques phrases. Cela servira moins pour la psychologie de la jeune fille que pour celle du professeur de la jeune fille. La question est celle-ci : « L’Écriture artiste. — Sous prétexte de rajeunir les vieux moules de notre musicale langue, certains écrivains, rompant avec le passé et pensant sans doute qu’il en est du style comme de la mode capricieuse, se sont mis à bouleverser la syntaxe et à tourmenter à un tel point la période qu’en les lisant on marche le plus souvent dans l’obscur, l’incompréhensible. On appelle cela « l’écriture artiste ». « Votre avis, s’il vous plaît ? » Cette question est déjà une réponse et, adressée à des écolières à peine libérées, une réponse comminatoire. Cependant la femme, c’est la forme de sa liberté intellectuelle, a l’esprit de contradiction. Voici les gazouillements :
« — Laissons au style son gracieux naturel.
— Si les auteurs modernes veulent rajeunir les vieux moules, c’est que tout tend vers le progrès… à reculons.
— N’imitons pas ces soi-disant écrivains, phraseurs éloquents, griffonneurs de papier, qui se croient autorisés à bouleverser, à corrompre notre belle langue française.
— Je n’admets pas ce renouveau dans l’art littéraire ; les écrivains qui marchent sur les traces de leurs ancêtres et puisent dans notre dictionnaire seront encore les plus sentis et les mieux goûtés.
— Hélas ! qu’est devenu le style des grands maîtres ?
— Aristote, Quintilien, Cicéron ne sont rien pour ces libres génies ; les vieilles règles tant préconisées sont des hochets passés de mode : en un mot, tout est sacrifié à l’effet.
— Que vois-je dans les œuvres de la nouvelle école ? De menues fantaisies qui s’égrènent ou s’effeuillent suivant le caprice de l’imagination et des sens.
— A la porte ! à la porte ! Gâter ainsi notre belle langue française, amie jurée du naturel !
— Oh ! ces pauvres auteurs modernes, qui vous font parcourir le labyrinthe inextricable de leurs nouvelles locutions !
— Le style de nos écrivains modernes est un cliquetis brillant.
— Clarté et simplicité, telles sont les qualités qui constituent le génie de notre belle langue.
— Il me semble que le style simple, facile, naturel…
— Le naturel et la simplicité…
— En souvenir des heures ou plutôt des minutes de franche gaieté que m’ont fait passer ce pauvre Stéphane Mallarmé et ses disciples…
— Le beau n’est jamais vieux, pourquoi vouloir le rajeunir ?
— Et du style !… je pense qu’il est frère de celui des Vadius, Trissotin, and Co.
— Ce que je pense de l’écriture artiste ? que le mot est aussi horrible que la chose.
— Ce que je pense de la langue moderne ? Oh ! pas beaucoup de bien.
— Le naturel, la simplicité…
— Sarcey avait raison d’être l’ennemi…
— … Marchandise bonne tout au plus pour l’exportation.
— Puisse donc cette période de décadence…
— Le style grand et simple…
— Un jargon de convention.
— Si Corneille et Racine n’avaient jamais existé…
— Que nous sommes loin de Corneille !
— Vous voulez rectifier nos vieux moules ? Inutile !
— La précision, le naturel et la clarté.
— Le plus grand mérite d’un écrivain est de pouvoir être compris de tout le monde.
— La simplicité… Voyez Bossuet et Chateaubriand.
— Ce style bizarre, aujourd’hui en vogue…
— Il n’y a pas à dire, notre belle langue s’en va.
— Rien de plus agréable qu’une lecture facile et intéressante.
— Ce charme discret de simplicité et de naïveté…
— Siffler la nouvelle école des poètes ratés. »
J’ai résumé vingt pages extrêmement compactes.
La haine du nouveau y chante sans répit et sans esprit. Un seul joli mot : « Le beau n’est jamais vieux, pourquoi vouloir le rajeunir ? » Seulement, cela conduit au nirvâna, — et au surmoulage. Une de ces jeunes filles a échappé au fléau. Sa réponse est d’une ingénuité presque divine : « J’ai voulu analyser ce qu’on nomme l’écriture artiste. J’ai lu plusieurs pages des Goncourt, qui sont, m’a-t-on dit, les maîtres de cette école. Je ne vois ni période tourmentée, ni phrase travaillée, ni absence de naturel, le style est joli, fin, brillant, nouveau sans doute ; les termes sont clairs, la phrase nette. On me l’avait dépeint obscur, je l’ai trouvé lumineux. Aucun mot n’est resté dans l’ombre : tous parlent. » Voilà peut-être ce qu’on a dit de mieux sur le style des auteurs de Renée Mauperin. Il est d’une jeune fille inconnue qui pourrait ouvrir pour ses maîtres d’hier une classe de jugement et de bonne foi.
Mais si elles détestent la littérature nouvelle, quelles sont leurs amours ? Les jeunes filles d’aujourd’hui aiment en littérature ce qu’on leur a dit d’aimer ; et, obéissantes, elles adorent, comme elles détestent, de confiance et les yeux clos. J’ai recueilli et classé leurs aveux. Ce catalogue de noms, suivi du nombre exact des adoratrices, n’est pas sans intérêt.
| Racine | 19 |
| Corneille | 17 |
| Bossuet | 11 |
| Sévigné | 10 |
| Molière | 9 |
| Lamartine | 8 |
| Chateaubriand | 7 |
| Boileau | 6 |
| La Fontaine | 5 |
| Hugo | 4 |
| Fénelon | 3 |
| Maintenon | 3 |
| Malherbe | 3 |
| Ronsard | 2 |
| Staël | 2 |
| Jules Verne | 2 |
| Musset | 2 |
| Rostand | 2 |
Nommés une fois seulement : Walter Scott, Eugénie de Guérin, Madame de Ségur, Perrault, Andersen, Michelet, Montaigne, Zénaïde Fleuriot, Tolstoï, Buffon, Daudet, Sarcey, B. de Saint-Pierre, les Goncourt, Joinville, Coppée, Pascal, Charles d’Orléans, — et un poète nouveau « mort récemment ».
Ce tableau nous renseigne sur les limites de l’instruction donnée aux jeunes filles. Elle porte uniquement sur le XVIIe siècle français. Quelques professeurs doivent y joindre deux ou trois noms romantiques. Sur le reste, le silence semble complet. L’ignorance, du moins, est totale, ou à peu près : sur l’antiquité (quoique une espiègle ait cité d’affilée cinq ou six poètes et orateurs grecs) ; sur la littérature du Moyen Age et du XVIe siècle ; sur celle du XVIIIe siècle ; sur celle du XIXe, principalement à partir de 1850. Du grand siècle lui-même, la plupart de ces jeunes cœurs n’ont gardé le souvenir que des poètes qui parlent de l’amour. Corneille, pour elles, c’est Chimène ; et Racine, c’est Iphigénie et Bérénice. Celle qui a eu le courage d’entr’ouvrir Goncourt n’en a lu que des pages. Celle qui a découvert « un poète mort récemment » n’en a lu que « cinq ou six poésies ». La mieux partagée n’a donc pas reçu une véritable culture littéraire, ni même une méthode de culture littéraire. Il semble que tous les efforts de leurs maîtres aient tendu à leur imposer une rigoureuse discipline de préservation. On les a imperméabilisées avant de les lancer sur les flots du siècle. Ni la pluie du ciel, ni l’écume des vagues ne toucheront leur peau. Elles s’en iront vers la mort, douces, souriantes ou en larmes, sans avoir éprouvé, de l’école à la tombe, une seule impression esthétique. Il n’y a de vraie beauté que la beauté nouvelle ; c’est dans l’œuvre d’aujourd’hui et dans celle de la veille qu’il faut chercher l’émotion pure, celle qui n’est déterminée par aucun préjugé d’éducation. Qui oserait s’avouer à soi-même, sans précautions, qu’il s’est ennuyé à Shakespeare, à Racine, à Chateaubriand ? N’est-ce point un signe d’intelligence et de haute spiritualité que de se plaire en ces œuvres où n’ose entrer la multitude ? La péronnelle qui veut me faire accroire qu’elle prend plus de plaisir à Corneille qu’à Verlaine ne fait que m’avouer son ignorance ou son obéissance excessive. Elle ne sait pas, ou bien elle répète pieusement une leçon trop bien comprise. Quand aurons-nous des maîtres qui, ayant enseigné une méthode et des principes, ajouteraient : « Lisez vous-même et jugez. L’art n’a de valeur que comme source d’émotions intellectuelles. Ne confondez pas cela avec l’émotion sentimentale. Ce qui touche d’abord la sensibilité n’est pas toujours de l’art ; ce qui ne touche que la sensibilité n’est jamais de l’art. Ce qui ne touche que l’intelligence n’est pas de l’art non plus. Tenez-vous-en à l’expression d’émotion intellectuelle. Ce qu’elle a d’incorrect vous aidera à la retenir et ainsi vous pourrez mesurer la qualité de vos tressaillements. »
La jeune fille d’aujourd’hui, jugée d’après l’enquête de M. de Tréville, n’a aucune culture littéraire, ni aucune curiosité d’esprit ; elle ne souffre donc pas de l’infériorité où la laissent ses années de pension.
Persuadée d’avoir atteint le plus haut degré d’instruction qui soit permis aux femmes, elle n’est pas sans vanité intellectuelle. La femme aime à juger ; son esprit est vif ; elle est prompte aux décisions. Des études incomplètes, mais prolongées, très appuyées en de certaines directions, ne peuvent avoir qu’une influence très mauvaise sur les jeunes filles elles-mêmes et sur leur entourage.
Sans doute il faut que la femme soit conservatrice, mais non rétrograde. La jeune fille, c’est la maison ; or, le moyen de faire entrer une idée nouvelle dans une maison où l’on croit que toute pensée française depuis un demi-siècle n’a été que démence ou acrobatie ? Au moindre contact, la sensitive va se replier ; la lumière même, si elle est trop vive, resserre ses fibres. La jeune fille pourvue d’une bonne et solide éducation est aussi peureuse et aussi prompte à rentrer ses antennes. On n’a obtenu la sécurité matérielle qu’en dressant les organes du contact à se dérober à la moindre alerte. De tous les contacts superficiels, de tous les frôlements, le plus difficile à obtenir d’une jeune fille, c’est le contact intellectuel. Elle donne beaucoup au bal et rien à la causerie. La main, les cheveux, ceci ou cela, il y a toute une hiérarchie de jeux sans perversité ; mais le jeu intellectuel est impossible. Il semble bien que cela soit par l’intelligence qu’on les dompte bien plus que par le sentiment. La religion amollit les jeunes filles, tout en leur fournissant certaines armes délicates et assez solides ; le cœur a trop de part en des croyances qui font appel à l’amour. Longtemps, on s’était contenté de cette prison douce ; elle n’est tout à fait bonne qu’entourée d’un fossé profond. La culture de l’intelligence consiste à faire creuser ce fossé par l’intelligence elle-même. Ce sera un fossé ou ce sera une muraille ; ce qui importe c’est le travail bien plus encore que la forme de la défense. On remuera de la terre ou des pierres ; on bourdonnera autour d’une littérature ou d’une histoire. Le chantier se croit occupé d’un travail utile. Telles, les abeilles qui, depuis des milliers d’années, ne savent pas encore qu’on leur vole leur miel, — et qui ne le sauront jamais. Il s’agit de creuser une douve ou d’élever un mur qui ait exigé des ouvrières un tel labeur qu’elles ne puissent douter de l’importance de leur œuvre. Ce sera l’œuvre, celle qui seule existe, celle qui annihile toutes les autres, celle qui s’étend comme une conquête sur la nature. Ainsi l’on creuse dans les pensionnats la littérature du XVIIe siècle français.
Le choix est bon. A cette période, la langue est assez obscure pour que l’on puisse donner, sans être suspect, le sens le plus convenable à toute expression équivoque ; elle est assez claire pour n’être pas rebutante ; et la pensée est assez morale et assez religieuse pour que l’on puisse soutenir sans démence que son seul but est d’exalter la religion et la morale. Ainsi on incorpore à l’intelligence les notions qui lui sont le plus étrangères. La morale devient la floraison naturelle d’un grand esprit et la religion la forme supérieure de la raison. Cinq ou six ans de ces inhalations méthodiques suffisent à dompter les natures les plus sauvages. Elles se plient au joug de l’uniformité parce qu’il leur est offert comme le signe de l’élection et de la noblesse. De jeunes âmes, qui consentiraient à n’être pas tout à fait semblables à des âmes voisines dont elles connaissent les faiblesses, rougissent qu’on les suppose incapables d’égaler, au moins d’intention, les belles âmes de jadis. La vie des saints leur a donné des modèles d’amour ; la vie des poètes leur donnera des modèles d’intelligence. Corneille n’enseigne-t-il pas le sacrifice ? Ne voit-on pas en Bossuet unies la raison à la piété ? C’est ainsi que la littérature devient un mur ou une cave. La tour d’où sœur Anne regarde au loin les actions des hommes est rentrée sous terre et devant les fenêtres ouvertes à notre prison une prodigieuse muraille s’est épaissie, qui nous cache le ciel et la vie.
Ces réflexions ne veulent pas dire que l’on ait tort d’utiliser comme un caveçon la littérature dans l’éducation des jeunes filles. On ne blâme pas la méthode, mais son hypocrisie ; et encore tout bas, car il est clair qu’elle n’est efficace qu’en demeurant secrète. La vérité est qu’il est impossible d’instruire une jeune fille sans la déflorer. Ce mot est mis à dessein. Les natures délicates se corrompent par la tête, comme les roses qui commencent à se faner par la pointe des feuilles. Une intelligence cuirassée assure la défense de l’organisme tout entier. Ouverte et libre, elle semble inviter l’ennemi. La curiosité sensuelle est très rare chez les vierges, et les émois de leurs cœurs superficiels et fugitifs. Quand elles succombent, c’est par ignorance ou par sottise. C’est pourquoi on leur donne des principes. Ils ne seront jamais trop sévères et, en vérité, tous les moyens sont bons qui cultivent leur défiance et fortifient leur esprit.
Tant que la civilisation européenne n’aura pas été profondément modifiée, la jeune fille devra rester ce qu’elle est et maintenir son état dans un rapport sans équivoque avec l’idée qu’éveille le nom même qu’elle porte. C’est là l’obstacle aux progrès du féminisme. Même sur les bancs de la Sorbonne, et mêlée à six mille jeunes gens sans mœurs, il faut que l’étudiante ait des mœurs. Il faut qu’elle reste une jeune fille. Elle doit craindre un contact, un regard trop prolongé, une parole douteuse. Elle est libre, comme une perdrix dans le chaume ; elle est une proie. L’homme aussi est une proie ; mais sa capture ne lui enlève qu’un peu de force absolue. Sa force relative n’est pas atteinte, puisque tous ses frères tombent aux mêmes rets. Mais la jeune fille, si elle est prise, se perd toute. Elle n’a plus de valeur ; ou sa valeur, de sociale, devient anti-sociale. Ce jeune homme, même le plus sérieux et le moins sensuel, n’aura-t-il pas eu quelque liaison, n’aura-t-il pas fait quelques visites aux amours faciles ? Mais le contraire même lui serait une tare et le rendrait ridicule, ce qui, en France, est pire que d’être odieux. Cette jeune fille, son camarade d’études : oh ! la sagesse même ! En quatre ans, elle n’a eu qu’un amant et cinq ou six passades. Voilà la limite du féminisme, et posée par la société elle-même. Bref une jeune fille est une jeune fille — ou une fille.
Si la civilisation pourrait s’arranger d’un dilemme moins strict, il est tout à fait inutile de le rechercher. Sans doute, une classe de courtisanes instruites, savantes même, et habiles en tous les arts et dans la poésie, on peut rêver cela. Une civilisation dégagée du christianisme verrait sans peur l’amour élégant devenir pour quelques jeunes filles une profession charmante. Le spectacle d’ailleurs ne serait pas nouveau ; des sociétés qui valaient bien les nôtres ne méprisèrent pas plus les courtisanes que nous ne méprisons aujourd’hui les actrices et les danseuses. Mais ceci même ne supprimerait pas la jeune fille. Au contraire, la distinction n’en serait que plus marquée entre la fille vivant à sa guise dans le monde et la fille confinée dans sa famille. Bien entendu que je ne fais aucune allusion à ce libertinage universel que des sociologues déments appellent « l’amour libre ».
Tout en restant très fidèle aux vieux principes qui caractérisent et garantissent son état, la jeune fille d’aujourd’hui se réjouit qu’on lui ait enfin accordé une plus grande liberté d’allures. Elle ne rêve ni de féminisme ni d’émancipation totale. La femme n’a aucun goût pour l’émancipation. Elle se veut esclave, au contraire, esclave nominale, pour acquérir ainsi le droit de tyranniser l’homme qui lui est échu par le sort. Il ne semble pas que l’on ait bien compris ce dessous du caractère féminin. La jeune fille rêve ce qui sera le bonheur de la femme. Elle veut être la maîtresse d’une maison. Prête à subir les charges du commandement, elle en exige les charmes ; il faut qu’on lui obéisse. La femme française mènerait la politique même, si la politique ne se faisait en dehors de la maison. Elle n’y a la main qu’à demi. Toute décision prise à la maison est l’œuvre de la femme : c’est pourquoi les lycées de garçons se dépeuplent ; les lycées de filles seraient vides s’ils n’étaient des externats. Les jeunes filles ne demandent donc pas à être libres ; « Une liberté relative », dit l’une ; « la fenêtre entr’ouverte », dit l’autre. Aucune n’est féministe. Comme tout le monde en France, elles croient que les jeunes Anglaises et surtout les Américaines sont élevées dans une liberté extrême ; elles ignorent que, dans les pays anglo-saxons, il y a un tyran plus dur que toutes les lois, tous les règlements, un tyran de toutes les minutes, l’opinion. Et ce tyran, qui prend plus de formes que n’en connaissait Protée, fait de la liberté anglo-saxonne une chose mystérieuse et fugitive qu’aucun homme de civilisation latine n’a jamais pu ni voir ni comprendre. En réalité, les jeunes filles sont élevées en France d’une façon fort libérale, la confiance que l’on a dans les principes de plus en plus solides, dont elles sont pourvues, a remplacé partout les barrières matérielles. Les seules libertés qu’elles n’aient pas sont celles-là mêmes que leurs principes leur défendent de prendre. Quelques-unes semblent regretter qu’on surveille leurs lectures. Mais cela, c’est le caveçon ; c’est la clef du système.
On pourrait, en suivant l’énorme tome de M. de Tréville, faire encore bien des remarques curieuses sur la psychologie de la jeune fille moderne. Mais ce qu’on en a dit doit suffire à donner une impression générale et exacte de ses « aspirations ». Elle aspire à l’amour, tout simplement. On lui demande : « La fortune fait-elle le bonheur ? » Et c’est comme un jaillissement : Non ! non ! non ! Elles ont eu peur, tout d’un coup, qu’on ne leur arrache les ailes. Le chapitre est bien intéressant. Il suffirait seul à montrer combien la jeune fille de France est restée naïve et saine. A lire leur littérature et surtout leurs opinions littéraires, on éprouve un véritable agacement. Ce sont des cruches, — de délicieuses cruches, des amphores ! Mais dès qu’il est question de tout ce qui est l’essence de la féminité, l’amphore redevient une belle jeune fille à la gorge émue et aux yeux inquiets. On dirait que l’intelligence n’a été donnée à la femme que comme le don du miel a été donné à l’abeille : don funeste à leur liberté. Mais l’amour leur appartient, et rien ne peut l’arracher de leur cœur, — de ce cœur qui a tant aimé les hommes.
1901.