← Retour

Le chemin de velours; Nouvelles dissociations d'idées

16px
100%

DEUXIÈME PARTIE
NOUVELLES DISSOCIATIONS D’IDÉES

LA GLOIRE ET L’IDÉE D’IMMORTALITÉ

I

L’idée de gloire n’est pas des plus difficiles à résoudre. On la peut identifier avec l’idée générale d’immortalité, dont elle n’est qu’une des formes secondaires, et des plus naïves ; elle n’en diffère que par la substitution de la vanité à l’orgueil. Là, nous avons l’idée de durée fortifiée par l’orgueil d’un être qui se croit une importance immortelle, mais consent à jouir sans fracas d’une pérennité absolue ; ici, la vanité, remplaçant l’orgueil, écarte l’idée d’absolu, ou, se déclarant incapable de l’atteindre, s’accroche à un désir, d’éternité sans doute, mais d’éternité objective, sensible à autrui, d’éternité un peu de parade et qui perd en bruit répandu par le monde ce que l’immortalité absolue gagne en profondeur et en orgueilleuse humilité.

Les mots abstraits définissent mal une idée abstraite ; il vaut mieux s’en rapporter à l’opinion commune. La gloire, on sait ce que c’est ; la gloire littéraire, tout écrivain se l’imagine. Rien de plus clair que ces sortes d’illusions ; rien de plus clair que le désir ou que l’amour. Les définitions, où les dictionnaires seuls sont obligés, contiennent de réalité ce que contient de vie obscure et grouillante un filet relevé mal à propos de la mer où il attendait sa proie ; des varechs s’y tordent et de grêles bêtes y meuvent leurs pattes translucides, et voici toutes sortes d’hélices ou de valves qu’une sensibilité mécanique tient forcloses, mais la réalité, qui était un gros poisson, a, d’un coup de queue, passé par-dessus bord. En général, les phrases nettes et claires n’ont aucun sens, ce sont des gestes affirmatifs qui suggèrent l’obéissance, et voilà tout. L’esprit humain est si complexe et les choses sont si enchevêtrées les unes dans les autres que, pour expliquer un brin de paille, il faudrait démonter tout l’univers ; et il n’est dans aucune langue aucun mot de race sur lequel une intelligence lucide ne puisse bâtir un traité de psychologie, une histoire du monde, un roman, un poème, un drame, selon les jours et la qualité de la température. La définition, c’est le sac de farine comprimée et qui tient dans un dé. Que pouvons-nous faire de cela, si nous n’explorons pas les mers antarctiques ? Il est plus à propos de passer au microscope une pincée de farine et d’y chercher avec patience parmi le son le vivant amyle. Dans les résidus laissés par l’analyse de l’idée d’immortalité, on trouvera l’idée de gloire à l’état brillant de paillette.

L’homme se croit encore la dernière œuvre de la force créatrice. Darwin, corroborant la Bible, n’a fait qu’au sixième jour sortir des limbes le couple humain. Et les savants les plus qualifiés en sont là, et cela permet ces écrits douteux où l’on célèbre les équivoques accordailles de la Science et de la Foi. Mais le darwinisme va s’évanouir devant des notions plus précises. Demain nous ne serons plus tenus de croire que la génitrice du monde, ayant organisé sans idées morales les espèces inférieures, inventa l’homme pour déposer dans son cerveau un principe dont elle s’était fort bien passée elle-même au cours de ses travaux préparatoires. Si l’homme n’est plus la dernière venue des créatures, si l’homme est un animal fort ancien dans l’histoire de la vie, si la fleur de l’arbre vital est, non pas Adam, mais la Colombe, toute la métaphysique de la morale va crouler. Quoi, après ce chef-d’œuvre, l’Homme, Il (ou Elle, selon le mot nul que l’on suppose) s’est abaissé à faire l’oiseau ! Quoi, la grue après l’ancêtre d’Abraham ! Cela est ainsi. Les travaux de M. Quinton[22] ne vont plus permettre d’en douter. Il devient certain que l’intelligence humaine, loin d’être le but de la création, n’en est qu’un accident, et que les idées morales ne sont que des végétations parasites nées d’un excès de nutrition. Les phénomènes intelligence, conscience morale, et tous les titres de noblesse énumérés dans le parchemin, auraient pu, sans doute, apparaître chez n’importe quelle autre espèce ; les oiseaux, dont l’évolution n’est pas finie, n’en seront peut-être pas exemptés. Leur système artériel est bien supérieur à celui de l’homme, plus simple et plus solide ; ils peuvent manger sans s’interrompre de respirer ; ils volent, ils parlent, ils peuvent réciter les Droits de l’homme ou le Symbole de Nicée, exercices suprêmes de bien des hommes. L’oiseau, roi chronologique de la création, est demeuré jusqu’ici, et malgré ses perfectionnements, un animal ; la série des oiseaux ne semble pas, pour l’intelligence, supérieure à la série des mammifères, où l’homme figure à titre d’inexplicable exception. On ne pourrait donc considérer l’intelligence comme une finalité que si chacune des espèces animales était rigoureusement déterminée et fixe. C’est l’opinion, au moins provisoire, de M. Quinton. Les espèces, depuis qu’elles sont espèces, depuis que les individus qui la composent se reproduisent en des êtres identiques à eux-mêmes, les espèces, telles que définies, par ces syllabes, espèce, peuvent disparaître ; elles ne peuvent plus se modifier. L’homme a très certainement passé par des états divers où il n’était pas un homme ; mais du jour où l’homme a produit un homme, l’humanité était immuable. Il est donc possible que l’intelligence humaine, au lieu d’être un accident, une dérogation, ait été déterminée, dès l’origine, comme la main humaine, comme les pieds humains, comme les cheveux humains. Elle aurait donc, dans l’univers, un rôle normal et logique, et son excès même, le génie, ne serait plus qu’une exubérance de force. Mais il resterait à expliquer la stupidité de l’oiseau ; serait-ce le témoignage de la dégénérescence intellectuelle des forces créatrices ? L’opinion la plus probable est que l’intelligence est une excroissance comme la galle du chêne ; quel est l’insecte qui nous a fait cette piqûre ? Nous ne le saurons jamais.

[22] Communication à l’Académie des Sciences, 13 avril 1896, certifiée et précisée par des travaux ultérieurs que M. Quinton m’a expliqués. Sans appareil scientifique, voici, d’après de précieuses conversations, quel serait l’ordre général d’apparition des animaux, à partir des poissons, en ne tenant compte que de celles qui sont encore représentées :

I. Poissons
II. Batraciens
III. Reptiles
IV. Mammifères V. Oiseaux
a. Monotrèmes
b. Marsupiaux
c. Édentés
d. Rongeurs
e. Insectivores
f. …
g. …
x. Primates : (Lémures, Singes, Hommes.)
y. Carnivores : (derniers venus : Renard Bleu, Ours blanc.)
z. Ruminants : (dernier venu : Renne.)

Les rapports de cette liste avec une question quelconque de philosophie générale sont évidents pour qui sait associer les idées. Voltaire en eût tressailli de joie. D’autre part, je tiens à l’honneur d’avoir été le premier à annoncer au grand public ces vues nouvelles de la science, qui auront logiquement une magnifique fécondité de conséquences. Antérieurement, j’y ai fait une allusion moins précise, notamment dans la Wiener Rundschau du 1er mai 1899.

Que l’intelligence soit, comme le croyait Taine, un produit normal du cerveau, ou qu’elle soit une maladie, cela importe peu, d’autant plus qu’une tare qui se transmet telle quelle de génération en génération finit par perdre ses caractères pathologiques ; elle fait partie intégrale et normale de l’organisme[23]. Cependant son origine accidentelle se trouve corroborée par ceci : excellent instrument pour les combinaisons aprioristes, l’intelligence est, spécialement dirait-on, inapte à percevoir les réalités. C’est à cette infirmité que sont dues les métaphysiques, les religions et les morales. Comme le monde extérieur ne peut arriver à la conscience qu’en épousant avec scrupule tous les replis de la poche et tous ses détours, il arrive qu’en croyant avoir une image du monde nous n’avons qu’une image de nous-mêmes. Certains redressements sont possibles ; l’analyse des phénomènes de la vision nous a fait admettre cela ; par la comparaison de nos sensations et de nos idées avec ce que nous pouvons comprendre des sensations et des idées d’autrui, on arrive à déterminer des moyennes probables : mais surtout des moyennes négatives. On dresserait plus facilement une liste des non-vérités qu’une liste des vérités. Affirmer que telle religion est fausse ne dénote plus une grande hardiesse d’esprit ni même beaucoup d’esprit ; la véracité d’aucune religion n’est plus un sujet de controverse que pour les différents clergés européens dont c’est le gagne-pain ou pour ces rationalistes attardés qui guettent toujours, comme leur maître Kant, l’heure propice et lucrative des conversions opportunes. Mais à la question naïve de ces esprits qui ont horreur du vide, comme la nature du XVIIe siècle : Par quoi remplacez-vous cela ? Nul ne peut répondre. Il suffit, et c’est assez beau, d’avoir transmué en non-vérité, une vérité. Le métier supérieur de la critique, ce n’est pas même, comme le proclamait Pierre Bayle, de semer des doutes ; il faut aller plus loin, il faut détruire, il faut incendier. L’intelligence est un instrument excellent de négation ; il est temps de l’utiliser, et de cesser de vouloir élever des palais avec des pioches et des torches.

[23] On peut ainsi concevoir l’intelligence comme une forme initiale de l’instinct. L’intelligence humaine serait destinée à se cristalliser en instinct, comme cela est advenu pour l’intelligence des autres espèces animales. La conscience disparaîtrait, laissant toute liberté à l’acte inconscient nécessairement parfait dans les limites de sa fin. L’homme conscient est un écolier qui se révélera maître le jour où il sera devenu une machine délicate, mais sûre, comme le castor, comme l’abeille.

L’histoire de l’idée d’immortalité est un bon exemple de notre impuissance congénitale à percevoir les réalités autrement que réformées et retravaillées par l’entendement. L’idée d’immortalité est née de la croyance au double. Pendant le sommeil, et alors que le corps est inerte, il y a une partie de l’homme qui se meut, qui voyage, qui combat, qui mange, jouit ou souffre, exerce tous les phénomènes de la vie ; cette partie de l’homme, ce double de l’homme, ce corps astral, survit à la décomposition du corps matériel dont il conserve les usages et les besoins. Telle est sans doute l’origine de la croyance à ce que nous appelons, depuis l’hellénisme, l’immortalité de l’âme ; à un stade plus ancien, la religion égyptienne est basée sur la théorie du double : c’est pour les doubles et non pour les âmes qu’on dispose des nourritures réelles, et plus tard symboliques, dans les tombeaux. Mais la religion égyptienne est déjà surchargée de l’idée de justice, d’équilibre ; on pèse les doubles dans les balances du bien et du mal ; la métaphysique de la morale a obscurci l’idée primitive d’immortalité, qui n’est autre chose que l’idée pure de durée indéfinie.

Pour les théologiens, pour les philosophes, s’il y en a encore à professer ces honnêtes doctrines, pour le commun des hommes, l’idée d’immortalité ou de vie future est intimement liée à l’idée de justice. Le bonheur éternel est une compensation accordée aux douleurs humaines ; il y a aussi, mais alors pour les seuls théologiens, de personnels supplices, par quoi sont punis les manquements aux ordres des prêtres ; et ces tourments sont encore pour les bons un surcroît de récompense et une garantie contre la promiscuité. Il y a là une sélection aristocratique, mais basée sur l’idée de bon et de mauvais, au lieu de l’être sur l’idée de force et de faiblesse. Ces étranges renversements des valeurs mettaient Nietzsche fort en colère ; il faut les accepter au moins comme des conséquences transitoires de la sensibilité de l’homme civilisé. L’homme primitif, dont les nerfs vibrent peu et dont l’intelligence est passive, ressent la souffrance, quoique amortie, mais ne ressent pas l’injustice, qui est souffrance morale. Pour retrouver un pareil état, il faut franchir les régions moyennes et interroger un Gœthe, un Taine ou un Nietzsche, les hommes chez qui l’intelligence a enfin vaincu, par son excès même, et repoussé les supplications de la pitié et les tentations sentimentales de la justice. Si l’idée d’immortalité était née dans une intelligence supérieure, elle n’aurait différé que par plus de logique, des conceptions brutales de l’humanité primitive.

M. Marillier a recueilli et coordonné tout ce qui, dans les croyances des non-civilisés, touche à la survivance de l’âme[24] ; il résulte de l’ensemble des faits que l’idée de justice n’a aucunement coopéré à la conception de l’idée d’immortalité. Il y eut peu de découvertes plus importantes pour l’histoire des croyances humaines. L’idée d’immortalité fut d’abord, comme ose le dire M. Marillier, une idée purement scientifique ; elle est le grossissement et le prolongement d’un fait, mal observé, mais d’un fait. La vie future est la suite de la vie présente, et elle comporte les mêmes usages, les mêmes plaisirs, les mêmes déboires. Ce monde a, lui aussi, un double : l’autre monde. Les méchants et les bons, les forts et les faibles y continuent leur état. Parfois la vie, sans que ses éléments changent de relation, y est plus clémente ; parfois dans les mêmes conditions, pire. Si la vie future est considérée comme meilleure ou comme pire, elle est la même pour tous. Meilleure, c’est l’égalité parfaite dans les jouissances médiocres qui sont l’idéal moyen aussi bien du civilisé que du sauvage. Les tribus de la Nouvelle-Guinée, anémiées par la faim, rêvent de manger du sagou à discrétion pendant toute l’éternité. Comme on pourrait découvrir, même dans ce paradis égalitaire, une assez vague idée de compensation, donc de justice, il faut aller plus loin, à Java, où le paradis, sans doute à cause d’un excessif péage, n’était accessible qu’aux riches ; chez ces résignés, où seuls les rois, les prêtres et les nobles étaient sauvés ; à Bornéo, où l’au-delà, divisé en sept cercles, correspondait aux sept divisions de la hiérarchie sociale. En un autre coin de la grande île, « toute personne qu’un homme tue en ce monde devient son esclave dans l’autre ». Voilà un paradis nettement basé sur l’idée de force et une croyance qui se rit un peu de l’impératif catégorique. Non seulement le faible n’est pas « compensé », mais sa faiblesse et sa souffrance peuvent, par le caprice du fort, être portées à l’infini ; le tueur s’est acquis un profil immortel. Des sociétés où il y a de la poésie, de l’art, des rires, de l’amour, vivent encore avec une telle morale ; on peut en être contristé, on n’en est pas surpris, car il est évident que voici contre les étrangers un terrible élément de résistance. Cela a ses inconvénients : de temps en temps, à Bornéo, une troupe de jeunes Dayaks, qui n’ont pas encore tué, se précipite dans une ville et tue ; ayant ainsi gagné la vie éternelle et un esclave, ils se tiennent plus tranquilles. Chez les Shans, exterminé par un éléphant, on est privé de paradis ; mangé par un tigre, on devient tigre ; les femmes mortes en couche deviennent des lamies et hantent les tombes, pieds retournés, talons en avant. Aux Mariannes, il y a un paradis et un enfer ; la mort violente conduit en enfer, la mort naturelle conduit en paradis : ces peuples étaient de toute éternité voués à l’esclavage. En une autre région de l’Océanie, le sort de l’âme est joué par la famille du défunt à pair ou impair : impair, c’est l’anéantissement ; pair, le bonheur éternel. A Tahiti, les âmes aveugles s’en vont au hasard, sortant des corps, vers une plaine où il y a deux pierres : l’une, si on la touche d’abord, donne la vie immortelle, l’autre l’éternelle mort. Ceci est une absurdité presque sublime ; c’est grandiose et terrible ainsi que la prédestination. Saint Augustin la plaçait dans la nuit d’avant la naissance ; les Tahitiens la situaient dans les ténèbres d’après la mort. Le protestantisme, auquel ces pauvres gens se sont adonnés depuis, ne les a pas beaucoup changés de croyances ; en général, le plus grand effort d’un novateur religieux ou philosophe est de mettre, et réciproquement, à la fin ce qui se trouvait au commencement.

[24] La Survivance de l’âme et l’idée de justice chez les peuples non civilisés, Paris, Leroux, 1894.

En s’agrégeant à l’idée d’immortalité, l’idée de justice en a donc singulièrement troublé le caractère originel ; elle a même contaminé l’idée d’immortalité terrestre, l’idée de gloire.

II

Comment la gloire, d’abord réservée aux rois et aux guerriers chantés par les poètes, a-t-elle fini par être attribuée aux poètes plus encore qu’aux héros de leurs poèmes, c’est un fait de civilisation dont l’origine exacte n’aurait pas beaucoup d’intérêt. Il serait plus curieux d’apprendre par suite de quelle modification dans les mœurs ou de quel agrandissement de l’égoïsme et de la vanité, à l’idée de pérennité du nom et de l’œuvre vint s’adjoindre l’idée compliquée de justice. Un dramaturge athénien, si son œuvre était bafouée par le peuple, à quelle époque de la civilisation grecque eut-il l’audace d’en appeler à la postérité ? Connaît-on de très anciens textes où se lisent de pareilles récriminations ? La sensibilité s’est tellement accrue qu’il n’est plus à cette heure de poétereau dédaigné qui ne songe à la justice des générations futures ; l’exegi monumentum d’Horace et de Malherbe s’est démocratisé, mais comment croire que la vanité des auteurs ait eu un commencement ? Il faut l’admettre cependant, pour se tenir dans la logique des développements successifs du caractère humain. La gloire littéraire ne fut d’abord que le sentiment de la durée future de la réputation présente ; sentiment légitime et qui concorde assez bien avec les faits, car les déchéances absolues sont presque aussi rares que les réhabilitations solides. A ce moment, c’est une probabilité scientifique. Eschyle croit que la relation qui existe de son vivant entre les Suppliantes et l’opinion publique se maintiendra équivalente au cours des âges. Eschyle a raison ; mais non, s’il fait le même rêve pour les Danaïdes et les Égyptiens. Cependant Pratinas se voit dans l’avenir l’un des rivaux d’Eschyle, et Pratinas n’est plus qu’un mot, à peine un nom. L’idée de gloire, même en sa forme la plus ancienne et la plus légitime, contiendrait donc l’idée de justice au moins par prétérition, puisque sa non-réalisation nous suggère l’idée d’injustice. Mais il ne faut pas faire raisonner d’après notre sensibilité des hommes d’une civilisation aussi ancienne. Pratinas se fût peut-être soumis au destin : il eût peut-être qualifié de fait pur et simple ce que nous nous plaisons à nommer injustice. L’idée de justice étant soumise aux variations de la sensibilité, est des plus instables. La plupart des faits que nous rangeons aujourd’hui dans la catégorie de l’injustice, les Grecs la laissaient dans la catégorie du destin ; à d’autres, que nous jetons dans la fosse sous le nom de malheurs ou de fatalité, ils s’ingéniaient à y trouver des remèdes. En principe, quand un peuple rétrécit la catégorie destinée au profit de la catégorie injustice, c’est qu’il commence à s’avouer sa propre décadence : l’extrême état de sensibilité à l’injustice se traduit par le bâillon du Zaina, qui ne respire qu’à travers un voile pour ne détruire aucune vie[25]. État de dégradation intellectuelle vers lequel marche aussi l’humanité européenne, où les végétariens mystiques furent les précurseurs des socialistes sentimentaux. N’avons-nous pas déjà les « frères inférieurs » et n’entendons-nous pas louer les machines qui épargnent aux animaux d’exercer leurs muscles ? Pleurer sur l’esclave, qui tourne la roue, ou sur le poète qui chante dans le désert, signe de dépravation : car l’esclave qui tourne la roue, c’est qu’il aime la vie plus qu’il ne souffre de son labeur, et le poète qui roucoule dans un trou comme le crapaud, c’est que sa chanson est un agréable exercice physiologique.

[25] Barth, Religions de l’Inde, dans l’Encyclopédie des Sciences religieuses.

Les lois physiques, que des savants promulguèrent ou constatèrent, sont des aveux d’ignorance. Quand on ne peut expliquer un mécanisme, on affirme que ses mouvements s’opèrent en vertu d’une loi. Les corps tombent en vertu de la loi de la pesanteur ; cela équivaut, dans le sérieux, à la bouffonne virtus dormitiva. Les catégories sont des aveux d’impuissance. Jeter un fait dans l’abîme destin ou dans le tiroir injustice, c’est renoncer à l’exercice des plus naturelles facultés analytiques. Les Lusiades furent sauvées parce que Camoëns savait très bien nager, et le premier traité de Newton sur la lumière et les couleurs fut perdu parce que son petit chien, Diamant, renversa un flambeau. Présentés ainsi, ces deux événements ne rentrent plus ni dans la catégorie Providence ni dans la catégorie Fatalité ; ce sont des faits inqualifiables, des faits comme il s’en est produit des milliers, sans que les hommes y aient trouvé prétexte à l’enthousiasme ou à la colère. Qu’Eschyle ait survécu et que Pratinas soit mort, ce sont des aventures comme il en arrive à la guerre ; il y en a de plus scandaleuses, mais ni les unes ni les autres ne se doivent juger d’après la notion puérile d’une justice distributive. Si la justice est blessée parce que Florus surnage dans le naufrage où périrent Varius et Calvus, c’est la justice qui a tort ; ce n’était point là sa place.

Cependant, comme elle s’est agrégée à l’idée de paradis, l’idée de justice est devenue la parasite de l’idée de gloire. A l’immortalité que Tahiti jouait à pile ou face, on substitua jadis, croyant bien faire, l’immortalité providentielle ; mais pour ce qui est de la gloire, du moins, nous savons que la Providence, si elle ne tire pas au sort le nom des élus, se détermine par des motifs peut-être inavouables. Pour injuste que soit l’homme, par nature et par goût, il est moins injuste que le Dieu qu’il a créé : ainsi des hommes chastes procréent d’obscènes littératures, comme le faisait remarquer Ausone, avec à propos ; ainsi l’œuvre du véritable génie est toujours inférieure au cerveau qui l’enfanta. La civilisation a mis dans la gloire un peu de méthode, provisoirement.

Même dans l’ordre spirituel, les hommes ont presque toujours été en désaccord avec les décisions de leurs dieux. La plupart des saints d’autrefois furent créés par le peuple malgré les prêtres ; au cours des siècles, le catalogue des saints et le catalogue des grands hommes se sont différenciés, au point de ne plus bientôt porter un seul nom commun. Presque tous les hommes vénérables de ce siècle, presque tous ceux dont l’argile contenait des veines ou des traces d’or sont des réprouvés. Nous vivons aux temps de Prométhée. Quand la Providence gouverna seule la terre, pendant l’interrègne de l’humanité, elle fit de telles hécatombes que l’intelligence manqua de périr. En l’an 950, le fils d’un serf d’Aurillac, le jeune Gerbert, concentre en lui presque toute la tradition européenne ; il est à lui seul la civilisation. Quel moment dans l’histoire ! Les hommes, par un instinct admirable, en firent leur maître : il fut le pape Silvestre II. Mort, on commença de bâtir, sur cette colonne qui avait soutenu le monde, la légende qui devait aboutir au Faust de Gœthe. Telle est la gloire, que Gerbert est inconnu. Mais il n’est pas inconnu comme Pythagore ; on a pu écrire sa vie, on a conservé ses écrits. Si Gerbert n’est pas un de nos grands hommes aujourd’hui, il le sera peut-être demain ; il a gardé intactes toutes ses possibilités de résurrection. C’est que, pour laisser de côté l’idée paradoxale de Providence, depuis Gerbert, nous n’avons presque pas changé de civilisation.

Lorsque les Chrétiens arrivèrent au pouvoir, ils ne conservèrent, outre ce que le hasard épargna, que les livres nécessaires à l’enseignement scolaire. Il est resté de l’Antiquité ce qui serait resté du XVIIe siècle, si les professeurs de la vieille Université, joints aux Jésuites et aux Minimes, avaient eu un droit de vie et de mort sur le livre. Ajoutant La Fontaine au catalogue de Boileau, ils brûlaient le reste. Les Chrétiens brûlèrent beaucoup, malgré leurs protestations d’amour : et ce qu’ils ne brûlèrent pas, ils l’amendèrent. C’est à eux que l’on doit l’image, presque burlesque, d’un Virgile chaste. L’inachèvement authentique de l’Énéide fut un bon prétexte aux coupures et aux grattages ; les libraires, chargés de la besogne, y furent d’ailleurs inintelligents et paresseux. Mais la grande cause de la disparition de presque toute la littérature païenne fut plus générale. Un jour vint où on la jugea sans intérêt : dès les premiers siècles, son cercle avait commencé de se rétrécir. Une sainte Cécile pouvait-elle se plaire à Gallus ? Cette délicieuse et héroïque romaine (qu’on retrouva au siècle dernier couchée en poussière dans sa robe sanglante) ayant changé de religion changea de cœur. Les femmes cessèrent de lire Gallus, et Gallus a péri presque tout.

Dans le livre intéressant qu’il rédigea sur ce sujet[26], M. Stapfer n’a pas tenu compte des changements de civilisation. Pour expliquer la perte de tant de livres anciens, il n’a songé qu’au hasard. Le hasard est un masque ; et c’est précisément le devoir de l’historien de le soulever ou de le déchirer. Du VIe siècle à nos jours, il y eut encore une modification partielle dans la civilisation, au XVe siècle. Vers ce temps, l’ancienne littérature commença de ne plus émouvoir beaucoup le public : les romans, les miracles, les contes parurent tout à coup vieillis ; on cessa de les copier, de les réciter ; on les imprima peu, un seul manuscrit a conservé Aucassin et Nicolette, qui est quelque chose comme le Daphnis et Chloé du Moyen Age. Des accidents épouvantent le poète et même le critique, plus froid, dont la rigueur est logique, du moment que l’on veut bien séparer de l’idée sentimentale de justice l’idée, purement historique, de survivance littéraire. Jusqu’ici, et je reprends l’allusion au rôle conservateur de la civilisation moderne, l’imprimerie a protégé les écrivains contre la destruction, mais le rôle sérieux de l’imprimerie ne porte encore que sur quatre siècles. Cette invention lointaine apparaîtra un jour telle que contemporaine à la fois de Rabelais et de Victor Hugo. Quand il se sera écoulé entre nous et un moment donné du futur un temps égal à celui qui nous sépare de la naissance d’Eschyle, dans deux mille trois cent soixante-quinze ans, quelle influence l’imprimerie aura-t-elle eue sur la conservation des livres ? Peut-être aucune. Tout ce qui n’aura pas valu la peine d’être réimprimé, c’est-à-dire tout, moins quelques épaves heureuses, aura disparu, et d’autant plus vite que la substance matérielle des œuvres est devenue plus précaire. La découverte même d’un papier inaltérable ne serait pas une cause absolue de survie, à cause de la tentation d’employer à mille autres usages ce papier trop solide. Ainsi la valeur du parchemin a souvent déterminé le sacrifice d’un manuscrit ; ainsi les objets d’art en or vont nécessairement à la fonte quand la mode a changé. La matière qui conserverait le mieux les livres devrait être inaltérable, mais fragile, un peu cassante, pour n’être bonne à rien sortie de sa reliure : une telle découverte ne serait-elle pas un fléau ?

[26] Des Réputations littéraires. Essai de morale et d’histoire. Première série. Paris, Hachette, 1893.

Pour l’œuvre des quatre derniers siècles et pour ce qui, vers 1450, restait indemne de l’œuvre antérieure, et pour ce qui s’est retrouvé depuis en des poussières, l’imprimerie a été, jusqu’ici, un mémorable bienfait. Nous ne sommes pas obligés d’accepter les opinions de jadis ; les livres sont là et, rares ou communs, nous les pouvons découvrir et lire. De la gloire et de l’opprobre que Boileau distribua à ses contemporains nous sommes les juges surpris et cléments. Martial a déshonoré des poètes qui furent peut-être un Saint-Amant ou un Scudéry ; mais nous avons sous les yeux les pièces du dossier des Satires, et nul professeur ami des bonnes mœurs et des éternels principes ne peut plus nous imposer ses médiocres haines. Un homme d’esprit a remarqué que Boileau traite les écrivains qui lui déplaisent à peu près comme nous les assassins avérés ou les suborneurs de petites filles ; mais grâce à la durée imprévue des livres, ces vieilles injures ne sont rien de plus pour les juges que la vitupération d’un avocat. J’ai Sanlecque à portée de la main, et même Cottin et même Coras ; s’ils sont médiocres, je ne le dirai que d’après ma libre impression personnelle.

On a rédigé un essai de catalogue des livres perdus[27] ; le nombre en monte à cinq ou six cents, et encore, pour atteindre ce chiffre, faut-il compter certains ouvrages qui ne sont qu’égarés et quelques éditions d’œuvres réimprimées plusieurs fois. Y avait-il parmi ces livres perdus des pages vraiment dignes de larmes ? Cela est peu probable, d’après les épitaphes de ces tombes. Ce n’étaient sans doute ni d’autres Maximes ni d’autres Phèdres, ni même d’autres Alaric que : Herménégilde, tragédie, par Gaspard Olivier (1601) ; les Poétiques Trophées, par Jean Figon de Montélimard (1556) ou le Courtisan amoureux (1582), ou le Friant Dessert des femmes mondaines (1643). Mais qui sait ? Cependant le Coupe-Cul des Moines, ou la Seringue spirituelle inspirent de médiocres regrets, et pareillement les Estranges et espouvantables Amours d’un diable déguisé en gentilhomme et d’une damoiselle de Bretagne. Une perte plus évidente, c’est celle de plusieurs Almanachs rédigés par Rabelais, mais cela ne va pas encore très loin. Que des doigts trop fiévreux aient usé prématurément les premières éditions de l’Astrée, des Aventures du baron de Fæneste, des Odes de Ronsard[28], cela prouve seulement le succès immédiat de ces œuvres qui ne cessèrent durant plus d’un demi-siècle d’être en les mains de tous les curieux ; et on en dirait autant des éditions originales des premiers romans d’Alexandre Dumas, qui ne peuvent être rangées, en grande partie, parmi les livres perdus[29]. Mais que l’on puisse relever les inscriptions d’un cimetière, cela prouve du moins que les morts qu’elles signalent eurent un nom et une gloire, même passagère. Les vrais livres perdus sont ceux dont nul ne pourrait, aujourd’hui, même soupçonner le titre. Cette poussière anonyme ne remplirait pas sans doute un bien grand ossuaire ; mais avec les manuscrits perdus on construirait une nécropole.

[27] Livres perdus. Essai bibliographique sur les livres devenus introuvables, par Philomneste Junior ; Bruxelles, 1882.

[28] L’édition de 1550 contenant les Odes et le Bocage s’est retrouvée en 1882, à la vente P. G. P., où, malgré sa rareté, elle ne fut vendue que cent francs.

[29] Ces éditions de cabinet de lecture, tirées à trois cents exemplaires, et moins, se sont nécessairement usées en proportion de leur succès.

Il n’est pas probable que de la littérature française du Moyen Age beaucoup plus de la centième partie ait survécu aux changements de la mode. Presque tout le théâtre a disparu. Le nombre des auteurs devait être immense en un temps où l’écrivain était son propre éditeur, le poète son propre récitateur, le dramaturge son propre acteur. En un certain sens, l’imprimerie fut un obstacle aux lettres ; elle opérait une sélection et jetait le mépris sur les écrits qui n’avaient pu parvenir à passer sous la presse. Cette situation dure encore, mais atténuée par le bas prix de la typographie mécanique. L’invention dont on nous menace, d’un appareil à imprimer chez soi, multiplierait par trois ou quatre le nombre des livres nouveaux ; et nous retrouverions les conditions du Moyen Age : tous ceux qui ont quelques lettres — et d’autres, comme maintenant — oseraient la petite élucubration qu’on glisse à ses amis avant de l’offrir au public. Tout progrès finit par se nier lui-même ; arrivé à son maximum d’expansion, il tend à rétablir l’état primitif auquel il s’était substitué.

Le changement de civilisation, de l’antiquité au Moyen Age, fut intellectuel et de sentiment plutôt que matériel. Les mêmes métiers se prolongent dans les mêmes conditions primitives ; la libraire au temps de Rutebeuf est celle qui vendait, toutes fraîches et vives, les odes d’Horace. Aux deux époques, qui sont pareillement des époques de plénitude, la littérature fut pareillement abondante. Il n’en reste à peu près rien. Toute la poésie latine, d’Ennius à Sidoine Apollinaire, tient en deux volumes in-folio[30], mais presque tout le second tome est donné aux poètes chrétiens. Les Grecs n’ont pas été moins maltraités. Antoine avait fait cadeau à Cléopâtre de la bibliothèque de Pergame, qui se composait de deux cent mille ouvrages grecs à un seul exemplaire : la littérature grecque, dans l’édition Didot, tient en soixante et un volumes ; on y ajoutera, sans beaucoup grossir le nombre des feuillets, tel traité d’Aristote, Hérondas, Bacchylide. Il en fut de la littérature comme d’une armée décimée ; on enterra les morts et les survivants sont des héros. On peut juger de la valeur absolue, mais non de la valeur relative de ce qui reste : ici, nous retrouvons Pratinas ; il nous enseigne que la gloire est un fait.

[30] Opera et fragmenta veterorum poetarum latinorum. Londres, 1713.

III

La gloire est un fait pur et simple, et non un fait de justice. Il n’y a aucun rapport exact entre le mérite d’un écrivain (on se limite à l’examen de la gloire littéraire) et sa réputation parmi les hommes. Pour compenser, dans le sens du hasard et, si l’on veut, de l’injustice, la survie du livre depuis quatre cents ans, la critique a imaginé un système hiérarchique, qui divise les écrivains en castes, depuis l’idiot jusqu’au génie. Cela a l’air solide et sérieux ; c’est arbitraire, puisque les jugements esthétiques ou moraux ne sont que des sensations généralisées. Le jugement littéraire rejoint ainsi, jusqu’à s’y confondre, le jugement religieux.

L’immortalité terrestre et l’autre, celle qui évolue idéalement au delà de la vie réelle, sont des conceptions de même ordre, nées d’une cause unique : l’impossibilité pour la pensée de se penser inexistante. Descartes n’a fait que poser un axiome physiologique et d’une vérité humaine si absolue qu’elle eût été comprise par les plus anciens et les plus humbles peuples. « Je pense, donc je suis, » c’est la traduction en paroles d’un état cellulaire. Tout cerveau qui vit pense cela, même inconscient. La minute vécue est une éternité ; elle n’a ni commencement, ni fin ; elle est ce qu’elle est, elle est absolue. Cependant le désaccord est complet entre la vérité cérébrale et la vérité matérielle ; l’organe meurt, par lequel l’homme se pense immortel et l’absolu est vaincu par la réalité. Le désaccord est complet, évident, indéniable ; cependant, il est inexplicable. Devant une telle contradiction, l’hypothèse prend quelque force d’une dualité, et d’ailleurs le laboratoire affirme la différence essentielle du travail musculaire et du travail cérébral. Le ploiement de l’avant-bras et même d’une phalange détermine un dégagement d’acide carbonique ; l’activité cérébrale, tous les muscles étant au repos, n’inscrit aucune trace de combustion. Cela ne dit pas que les organes de la pensée soient immatériels ; on les touche, on les pèse et on les mesure ; mais ils sont d’une matérialité particulière et dont on ne connaît pas encore les réactions vitales. Inexplicable en théorie, le désaccord entre la pensée et la chair s’explique donc en fait par une différence au moins de construction moléculaire ; ce sont deux états, dont l’un n’a de l’autre qu’une connaissance superficielle, et la chair va se dissoudre que la pensée se pense toujours éternelle.

Il y a donc deux immortalités : l’immortalité subjective, que tout homme se décerne volontiers et même nécessairement ; l’immortalité objective, celle dont Pratinas a été frustré, celle qui est un fait. La première, religieuse ou littéraire, ne comporte plus, après ce que nous en avons dit, et à défaut de précises analyses, que des réflexions philosophiques, c’est-à-dire vagues ; l’immortalité objective est un sujet de dissertation moins abstrait. On y ferait même entrer toute l’histoire, avec un peu de bonne volonté ; mais la littérature française forme une longue et une assez brillante cavalcade.

Les mots, dès qu’ils embrassent, sous leurs ailes, une certaine étendue de réalité perceptible, cèdent volontiers leur formule. La gloire, c’est la vie dans la mémoire des hommes. Mais de quels hommes, mais quelle vie ?

M. Stapfer[31] a essayé le dénombrement des œuvres qui, du XVIe au XVIIIe siècle, sont restées ce que l’on appelle rester en langage de critique professionnel. Ce chapitre intitulé avec esprit (avec un esprit un peu janséniste) « le petit nombre des élus » serait bref, s’il n’était qu’un catalogue. En somme, et on peut admettre cela provisoirement, de tous les écrivains français des trois derniers siècles, vingt-cinq ou trente auraient atteint ce qu’on appelle la gloire ; mais de ces trente, à peine si la plupart sont autre chose qu’un nom. Quelle vie et de quels hommes ? M. Stapfer songe à des œuvres qu’un Français d’aujourd’hui, « de culture moyenne », peut avoir, tel jour de pluie, la fantaisie d’entr’ouvrir. Il est impossible d’accomplir une sérieuse analyse si l’on admet dans son raisonnement des expressions comme « culture moyenne ». Un homme de « culture moyenne » peut fort bien se plaire à Saint-Simon et ne posséder chez soi ni un Pascal, ni un Bossuet, ni un Corneille, ni un Malherbe. On peut lire et relire Pascal et goûter peu Rabelais. Mais ces amateurs de lecture difficile sont des professeurs, des ecclésiastiques, des avocats, des hommes qui, s’ils n’écrivent eux-mêmes, tiennent aux lettres par leur métier et la nécessité de se maintenir en contact avec la période classique de la littérature française. Et où ont-ils appris que Boileau est un meilleur poète que Théophile ou Tristan ? Au collège, car c’est par le collège que la gloire littéraire se maintient dans le souvenir ennuyé des générations distraites. Il n’y a pas de « culture moyenne » appréciable et figurable par une courbe flexible ; mais il y a des programmes. Villiers de l’Isle-Adam avait inventé la « Machine à gloire » ; il y a au Ministère de l’Instruction publique une salle où, sur la porte, on devrait lire : « Bureau de la Gloire. » C’est là que se réunit le Conseil Supérieur qui élabore le programme des études. Ce programme est la gaveuse qui produit les cultures moyennes ; les noms absents de ce programme seront éternellement inconnus des générations dont il sera le guide paternel. Mais la conscience d’un éducateur ne peut imposer à des enfants la connaissance d’écrivains dont la moralité n’est pas universellement admise. Molière était fort immoral en son temps et c’est ce qui fit son succès près d’un public qui n’avait que le choix, à ses jours de repentance, entre les plus éloquents ou les plus habiles sermonaires. C’est à mesure qu’il a été moins compris que Molière, peu à peu, est devenu un moraliste. A mesure que les sensibilités successives se sont différenciées davantage de la sensibilité du XVIIe siècle, la grossièreté a perdu de sa puanteur et on a fini par trouver de la délicatesse à des saillies qui, mises au ton d’aujourd’hui, nous donneraient de la gêne. Molière, bien plus brutal encore dans le fond qu’à la surface, jouit de ce qu’on pourrait appeler la moralité acquise. C’est un phénomène inévitable d’accommodation. Il fallait ou sacrifier Molière ou démontrer la beauté de son génie philosophique.

[31] Ouvrage cité, p. 103.

Son mot, qui n’est qu’un mot, « Pour l’amour de l’humanité », a été creusé et labouré par les commentateurs ainsi qu’une boule d’ivoire qui, au tour, finit par se résoudre en un réseau de cercles enchevêtrés ; ce n’est qu’un hochet pour les bébés. Comment va-t-on concilier les Femmes savantes et le Féminisme ? Il y aura là un travail de cirque fort curieux à suivre. Dans ses Réflexions sur les Femmes, si pénétrantes et d’une si belle langue, Mme de Lambert dit que cette comédie, d’ailleurs odieuse, fut cause que l’instruction chez les filles parut comme une inconvenance, une impudeur, une sorte d’obscénité : d’où la folie de plaisirs purement sensuels où les femmes inclinèrent, n’ayant plus d’autres ressources que la chère et l’amour. On s’en tirera en considérant séparément l’idée féminisme et l’idée Femmes savantes, en épiloguant sur le mot « savant », qui a pris récemment une signification très précise. Le savant, au XVIIe siècle, c’est le curieux non seulement des sciences, mais des lettres, c’est l’esprit inquiet des nouveautés et qui discute des tourbillons sans négliger Vaugelas. Mme de Sévigné était une « femme savante » et aussi Ninon. Sans doute, il fallait sauver l’œuvre de Molière ; elle en valait la peine. Mais n’aurait-on pu le faire avec plus d’honnêteté et plus de lucidité ?

Tenté sur Rabelais et sur Montaigne, le même travail de mise au point a moins bien réussi. Rabelais surtout a découragé les naïvetés les plus têtues et, faute de pouvoir moissonner de vertueuses gerbes en son abbaye de bon plaisir, on rangea Pantagruel parmi les vagues précurseurs des idées modernes, ce qui n’a aucun sens appréciable, les idées modernes étant fort contradictoires. La Fontaine s’est prêté aux caprices des moralistes avec cette indifférence au bien et au mal qui fut le propre de son tempérament uniquement sensuel ; et quant à Racine, dont l’œuvre serait épouvantable, si elle n’était rédigée en une langue froide et abstraite comme l’algèbre, la dévotion janséniste de ses derniers jours a permis de trouver des intonations pieuses même à ses plus délirantes chansons de luxure et de cruauté[32]. Pourquoi ce soin n’a-t-il pas été porté jusque sur un Saint-Amand ou sur un Théophile ? On trouve là l’influence de Boileau, qu’il est encore dangereux de contredire quand on recherche une certaine qualité de réputation. Heureux de trouver leur tâche limitée et déterminée par une autorité célèbre, les éducateurs arrêtèrent, dès que sa longueur fut décente, le catalogue des gloires. Leur entreprise était de critique morale bien plus que de critique littéraire ; un seul livre, les Fables, par exemple, leur eût suffi, album où déposer les aphorismes sournois du vieux catéchisme. L’idéal de l’éducateur est le Coran, les mêmes pages contenant un exemple d’écriture, un modèle de style, un code religieux et un manuel de morale.

[32] Ceci était écrit quand a paru l’ouvrage de M. Louis Proal, le Crime et le suicide passionnels (F. Alcan, 1900), où, à propos des drames sexuels de cour d’assises, Racine est, comme référence et point de comparaison, cité toutes les dix pages. On ne veut pas dire quel moment de passion et de folie luxurieuse fut le grand siècle.

On peut donc conclure qu’en réalité il n’y a pas de gloire littéraire. Les grands écrivains sont proposés à notre admiration non comme écrivains, mais comme moralistes. La gloire littéraire est une illusion.

Cependant, tout en réservant pour des usages scolaires quelques-uns des meilleurs génies français, les historiens de la littérature ont dû motiver leurs choix, feindre des préoccupations d’art. Un Nisard rédigea une histoire de la littérature française où il n’est à peu près question que de morale ; on trouva une telle préoccupation noble, mais trop exclusive. Les manuels ordinaires entremêlent adroitement les deux ordres ; il faut qu’un enfant ne sache pas bien si La Fontaine leur est prescrit comme un grand poète ou comme un bonhomme qui enseigna la prévoyance, comme l’auteur de Philémon et Baucis ou comme le précurseur de Franklin. Munis des quatre règles de la littérature, les professeurs ont examiné les talents, et ils les ont classés ; ils ont décerné des prix et des mentions honorables. Il y a le premier ordre et il y a des ordres échelonnés jusqu’au quatrième et au cinquième ; la littérature française est devenue hiérarchique comme une maison de rapport. « Villon, me dit un jour l’un de ces arpenteurs, n’est pas de premier ordre. » Il faut nuancer l’admiration selon les sept notes de la gamme universitaire : de sérieux flûtistes excellent à ce jeu.

Il ne s’agit pas de contester le palmarès de la gloire ni d’en proposer une rédaction nouvelle. Tel qu’il est, il répond à son usage ; il peut avoir l’utilité des classifications arbitraires de la botanique. Il ne s’agit pas de l’amender ; il s’agit de le déchirer.

Que Racine soit un meilleur poète que Tristan l’Hermite et qu’Iphigénie l’emporte sur Marianne, voilà deux propositions inégalement vraies ; car on pourrait tout aussi bien nous donner à comparer ceci, qui est de Racine :

Que c’est une chose charmante
De voir cet étang gracieux
Où, comme en un lit précieux,
L’onde est toujours calme et dormante !
Quelles richesses admirables
N’ont point ces nageurs marquetés,
Ces poissons aux dos argentés,
Sur leurs écailles agréables[33] !

à cela, qui est de Tristan :

Auprès de cette grotte sombre
Où l’on respire un air si doux,
L’onde lutte avec les cailloux,
Et la lumière avecque l’ombre.
Ces flots, lassés de l’exercice
Qu’ils ont fait dessus ce gravier,
Se reposent dans ce vivier,
Où mourut autrefois Narcisse…
L’ombre de cette fleur vermeille
Et celle de ces joncs pendans
Paraissent estre là-dedans
Les songes de l’eau qui sommeille…[34]

[33] L’Étang. Cette pièce fait partie de la suite des cinq odes où Racine célébra Port-Royal-des-Champs : l’Étang, les Prairies, les Bois, les Troupeaux, les Jardins.

[34] Le Promenoir des deux Amans.

Je sais bien que je compare le meilleur de Tristan avec le pire de Racine ; mais Tristan tout de même avait son jardin, si Racine avait son domaine, et parfois il y fait bon. Déchirons donc le palmarès afin d’ignorer que Tristan L’Hermite est un poète « à la versification ridicule »[35], et que le plaisir que nous pouvons tirer de sa rencontre ne soit pas gâté par avance, et que nous osions, comme lui, dire à sa muse :

Fay moy boire aux creux de tes mains,
Si l’eau n’en dissout point la neige.

[35] Vapereau, Dictionnaire des Littératures.

C’est l’inconvénient des méthodes comparatives. Les critiques, ayant élu comme idéal le grand poète d’un siècle, n’estiment plus les autres que comme des précurseurs ou des disciples[36]. On juge les écrivains d’après ce qu’ils ne sont pas, et souvent faute d’avoir su comprendre leur génie particulier et souvent faute de les avoir interrogés eux-mêmes. Pratinas en vérité est mieux traité : il jouit du silence.

[36] Une excellente thèse de doctorat sur Tristan L’Hermite, par M. N.-M. Bernadin, porte précisément ce titre : Un Précurseur de Racine.

Mais il est mort, et il s’agit de vivre. Vivre, de quelle vie et en la mémoire de quels hommes ? La vie est un fait physique. Un livre n’est pas mort qui existe à l’état de tome dans une bibliothèque ; et peut-être que c’est une gloire plus enviable d’être inconnu à la manière de Théophile que d’être célèbre à la manière de Jean-Baptiste Rousseau ? La gloire, quand elle n’est que classique, est peut-être l’une des formes les plus dures de l’humiliation. Avoir rêvé de passionner les hommes et les femmes et n’être plus que le pensum triste qui retient en prison un écolier distrait ! Est-il cependant d’universelles réputations qui ne soient point classiques ? Très peu, et alors elles ont une autre tare. C’est pour ce qu’ils contiennent de malpropre qu’on lit les romans saugrenus de Rétif[37], les contes syphilitiques de Voltaire, et cette ennuyeuse Manon Lescaut, si gauchement adaptée de l’anglais. Les livres de jadis n’ont plus de public, si par public il faut entendre les hommes désintéressés qui lisent uniquement pour leur plaisir, et goûtent ce qu’un livre contient d’art et de pensée, mais ils ont des lecteurs encore, et ils en ont tous.

[37] De Rétif, il faut cependant retenir le tome Ier, celui-là seul, de Monsieur Nicolas.

Il n’y a de livre mort que le livre perdu ; tous les autres vivent, et presque de la même vie, et plus ils sont anciens, plus cette vie devient intense, devenant plus précieuse. La gloire littéraire est nominale ; la vie littéraire est personnelle. Il n’est pas un poète du prodigieux XVIIe siècle qui ne ressuscite chaque jour entre les mains pieuses d’un curieux. Bossuet n’est pas plus feuilleté que ce Recueil de Pierre du Marteau[38] ; et, à tout prendre, la Plainte du cheval Pégase aux chevaux de la petite Écurie, par Monsieur de Benserade, est d’une lecture plus agréable et moins dangereuse que le Discours sur l’histoire universelle : le moralisme pompeux est-il tant supérieur au burlesque badin ? Toute plante de la montagne offre un égal intérêt au botaniste ingénu. Pour lui l’euphorbe n’est pas célèbre ni la bourrache ridicule (elle a d’ailleurs les plus beaux yeux du monde) et il emplit sa gibecière jusqu’à ce qu’elle refuse un dernier brin d’herbe. La gloire littéraire est une invention à l’usage des enfants qui préparent leurs examens ; il importe peu à l’explorateur de l’esprit de jadis que ce vers plaisant soit d’un inconnu ou cette forte pensée d’un méprisé. Un homme et son œuvre, cela est d’intérêt si différent ! L’homme est une physiologie qui n’a de valeur que dans le milieu où elle a évolué ; l’œuvre, quelle qu’elle soit, peut conserver, au cours des siècles, un pouvoir abstrait. Il ne faut pas s’exagérer ce pouvoir ni s’en faire une tyrannie. Une pensée n’est guère autre chose qu’une fleur desséchée ; mais l’homme a péri et la fleur reste couchée dans son herbier ; elle est le témoin d’une vie disparue, le signe d’une sensibilité abolie.

[38] Recueil de quelques pièces nouvelles et galantes, tant en prose qu’en vers. A Cologne, 1667.

Lorsqu’on regarde dans la galerie d’Apollon ces onyx et ces corindons façonnés en conques et en coupes et ces ors où le burin a écrit des fleurs et ces émaux violents, va-t-on, avant d’oser se réjouir, demander quel est le nom de l’artisan de tels joyaux ? La question cependant serait vaine. L’œuvre vit et le nom est mort. Qu’importe le nom !

« Moi, qui ne désire pas la gloire, » écrivait Flaubert. Il parlait de la postérité, de ces temps futurs, et par conséquent inexistants, auxquels tant de médiocres énergies sacrifient l’heure présente, cette réalité unique. Aucun des livres de Flaubert ne pouvant servir de prétexte à un enseignement moral, Flaubert fut sage. Il ne désirait et il n’aura pas la gloire, à moins que Madame Bovary ne conserve pendant le prochain siècle sa réputation équivoque et ne s’inscrive, dans la tradition des adolescents, parmi les célèbres mauvais livres. Cela est peu probable, puisque Mademoiselle de Maupin est déjà d’une lecture pénible. Mais ce qu’on ne peut dire au futur ni de lui ni d’aucun écrivain de la dernière moitié du siècle, on peut le dire au passé. Gautier et Flaubert ont connu la gloire, celle qu’ils se décernèrent eux-mêmes dans l’invincible conscience de leur génie. La gloire, c’est une sensation de vie et de force ; un sylvain la goûterait dans un tronc d’arbre.

Qu’il est plaisant d’écouter le professeur éloquent dont la parole déclare : « Ce livre ne restera pas. » Mais aucun livre ne reste, et cependant tous les livres restent. Connaît-on Palemon, fable bocagère et pastorale, par le sieur Frenicle[39] ? Eh bien, ce livre est resté puisque je viens de le lire, et que j’en ressuscite un vers, qui n’est pas laid :

O que j’eus de plaisir à la voir toute nue !

[39] A Paris, chez Jacques Dugast, aux Gants couronnez, 1632.

Il est temps que l’homme apprenne enfin à se résigner au néant, et même à jouir de cette idée dont la douceur est incomparable. Les écrivains pourraient donner l’exemple au peuple en abandonnant résolument leurs vaniteux espoirs. Ils laisseront un nom qui ornera pendant quelques siècles les catalogues et des œuvres qui dureront ce que vivra la matière qui les supporte. C’est un beau privilège au prix duquel ils devraient consentir à taire leurs doléances. Et quand même cette illusoire éternité leur serait refusée, aussi bien que toute gloire présente, pourquoi cela diminuerait-il leur activité ? C’est au passant et non à l’humanité future que le cerisier sauvage offre ses fruits ; et si personne ne passe, comme il s’est couvert de neige au printemps il s’empourpre quand vient l’été. La vie est un fait personnel, immédiat et qui s’écoule dans la minute même où elle est sentie. Adjoindre à cette minute les siècles à venir, c’est raisonner mal, car le présent seul existe, et il faut rester dans la logique pour être encore un homme. Soyons un peu moins primitifs et ne nous figurons pas que le prochain siècle sera le « double » du présent et que nos œuvres y garderont la position qu’elles occupent aujourd’hui, ou une position pire. La manière dont nous comprenons Bérénice affligerait Racine, et Molière soufflerait volontiers les chandelles les soirs qu’on s’ennuie tant au Misanthrope. Les livres n’ont qu’un temps ; arbre, arbustes ou pauvres herbes, ils meurent ayant parfois semé leurs pareils, et la vraie gloire ce serait de provoquer une œuvre sous l’ombre de laquelle on serait étouffé ; ce serait la vraie gloire parce que cela rentrerait dans les plus nobles conditions de la vie. Les témoins du passé ne sont jamais que des paradoxes ; ils ont commencé à languir quelques années, ou moins, après leur naissance, et leur vieillesse se traîne triste et ridée parmi les hommes qui ne les comprennent plus, ni ne les aiment. Souhaiter l’immortalité, c’est désirer de vivre éternellement dans l’état des Struldbruggs de Swift.

« Tel est le détail qu’on me fit au sujet des Immortels de ce pays… » — et le sentiment de l’homme continue de se révolter contre l’idée de destruction, et l’écrivain tremble à l’idée de pérennelle obscurité. Il faut à notre sensibilité une toute petite lumière dans le lointain, parmi les arbres qui bordent notre vue. Cela rassure les muscles, cela calme le pouls.

1900

Chargement de la publicité...