Le corricolo
The Project Gutenberg eBook of Le corricolo
Title: Le corricolo
Author: Alexandre Dumas
Release date: July 31, 2006 [eBook #9262]
Language: French
Credits: Produced by Carlo Traverso, Anne Dreze, Marc D'Hooghe and the PG Online Distributed Proofreaders
Produced by Carlo Traverso, Anne Dreze, Marc D'Hooghe and
the PG Online Distributed Proofreaders
LE CORRICOLO
par
ALEXANDRE DUMAS.
PREMIÈRE PARTIE.
Introduction
Le corricolo est le synonyme de calessino, mais comme il n'y a pas de synonyme parfait, expliquons la différence qui existe entre le corricolo et le calessino.
Le corricolo est un espèce de tilbury primitivement destiné à contenir une personne et à être attelé d'un cheval; on l'attelle de deux chevaux, et il charrie de douze à quinze personnes.
Et qu'on ne croie pas que ce soit au pas, comme la charrette à boeufs des rois francs, ou au trot, comme le cabriolet de régie; non, c'est au triple galop; et le char de Pluton, qui enlevait Proserpine sur les bords du Symète, n'allait pas plus vite que le corricolo qui sillonne les quais de Naples en brûlant un pavé de laves et en soulevant leur poussière de cendres.
Cependant un seul des deux chevaux tire véritablement: c'est le timonier. L'autre, qui s'appelle le bilancino, et qui est attelé de côté, bondit, caracole, excite son compagnon, voilà tout. Quel dieu, comme à Tityre, lui a fait ce repos? C'est le hasard, c'est la Providence, c'est la fatalité: les chevaux, comme les hommes, ont leur étoile.
Nous avons dit que ce tilbury, destiné à une personne, en charriait d'ordinaire douze ou quinze; cela, nous le comprenons bien, demande une explication. Un vieux proverbe français dit: «Quand il y en a pour un, il y en a pour deux.» Mais je ne connais aucun proverbe dans aucune langue qui dise: «Quand il y en a pour un, il y en a pour quinze.»
Il en est cependant ainsi du corricolo, tant, dans les civilisations avancées, chaque chose est détournée de sa destination primitive!
Comment et en combien de temps s'est faite cette agglomération successive d'individus sur le corricolo, c'est ce qu'il est impossible de déterminer avec précision. Contentons-nous donc de dire comment elle y tient.
D'abord, et presque toujours, un gros moine est assis au milieu, et forme le centre de l'agglomération humaine que le corricolo emporte comme un de ces tourbillons d'âmes que Dante vit suivant un grand étendard dans le premier cercle de l'enfer. Il a sur un de ses genoux quelque fraîche nourrice d'Aversa ou de Nettuno, et sur l'autre quelque belle paysanne de Bauci ou de Procida; aux deux côtés du moine, entre les roues et la caisse, se tiennent debout les maris de ces dames. Derrière le moine se dresse sur la pointe des pieds le propriétaire ou le conducteur de l'attelage, tenant de la main gauche la bride, et de la main droite le long fouet avec lequel il entretient d'une égale vitesse la marche de ses deux chevaux. Derrière celui-ci se groupent à leur tour, à la manière des valets de bonne maison, deux ou trois lazzaroni, qui montent, qui descendent, se succèdent, se renouvellent, sans qu'on pense jamais à leur demander un salaire en échange du service rendu. Sur les deux brancards sont assis deux gamins ramassés sur la route de Torre del Greco ou de Pouzzoles, ciceroni surnuméraires des antiquités d'Herculanum et de Pompéia, guides marrons des antiquités de Cumes et de Baïa. Enfin, sous l'essieu de la voiture, entre les deux roues, dans un filet à grosses mailles qui va ballottant de haut en bas, de long en large, grouille quelque chose d'informe, qui rit, qui pleure, qui crie, qui hogne, qui se plaint, qui chante, qui raille, qu'il est impossible de distinguer au milieu de la poussière que soulèvent les pieds des chevaux: ce sont trois ou quatre enfans qui appartiennent on ne sait à qui, qui vont on ne sait où, qui vivent on ne sait de quoi, qui sont là on ne sait comment, et qui y restent on ne sait pourquoi.
Maintenant, mettez au dessous l'un de l'autre, moine, paysannes, maris, conducteurs, lazzaroni, gamins et enfans; additionnez le tout, ajoutez le nourrisson oublié, et vous aurez votre compte. Total, quinze personnes.
Parfois il arrive que la fantastique machine, chargée comme elle est; passe sur une pierre et verse; alors toute la carrossée s'éparpille sur le revers de la route, chacun lancé selon son plus ou moins de pesanteur. Mais chacun se retire aussitôt et oublie son accident pour ne s'occuper que de celui du moine; on le tâte, on le tourne, on le retourne, on le relève, on l'interroge. S'il est blessé, tout le monde s'arrête, on le porte, on le soutient, on le choie, on le couche, on le garde. Le corricolo est remisé au coin de la cour, les chevaux entrent dans l'écurie; pour ce jour-là, le voyage est fini; on pleure, on se lamente, on prie. Mais si, au contraire, le moine est sain et sauf, personne n'a rien; il remonte à sa place, la nourrice et la paysanne reprennent chacune la sienne; chacun se rétablit, se regroupe, se rentasse, et, au seul cri excitateur du cocher, le corricolo reprend sa course, rapide comme l'air et infatigable comme le temps.
Voilà ce que c'est que le corricolo.
Maintenant, comment le nom d'une voiture est-il devenu le titre d'un ouvrage? C'est ce que le lecteur verra au second chapitre.
D'ailleurs, nous avons un antécédent de ce genre que, plus que personne, nous avons le droit d'invoquer: c'est le Speronare.
I
Osmin et Zaïda.
Nous étions descendus à l'hôtel de la Victoire. M. Martin Zir est le type du parfait hôtelier italien: homme de goût, homme d'esprit, antiquaire distingué, amateur de tableaux, convoiteur de chinoiseries, collectionneur d'autographes, M. Martin Zir est tout, excepté aubergiste. Cela n'empêche pas l'hôtel de la Victoire d'être le meilleur hôtel de Naples. Comment cela se fait-il? Je n'en sais rien. Dieu est parce qu'il est.
C'est qu'aussi l'hôtel de la Victoire est situé d'une manière ravissante: vous ouvrez une fenêtre, vous voyez Chiaja, la Villa-Reale, le Pausilippe: vous ouvrez une autre, voilà le golfe, et à l'extrémité du golfe, pareille à un vaisseau éternellement à l'ancre, la bleuâtre et poétique Caprée; vous en ouvrez une troisième, c'est Sainte-Lucie avec ses mellonari, ses fruits de mer, ses cris de tous les jours, ses illuminations de toutes les nuits.
Les chambres d'où l'on voit toutes ces belles choses ne sont point des appartemens; ce sont des galeries de tableau, ce sont des cabinets de curiosités, ce sont des boutiques de bric-à-brac.
Je crois que ce qui détermine M. Martin Zir à recevoir chez lui des étrangers, c'est d'abord le désir de leur faire voir les trésors qu'il possède; puis il loge et nourrit les hôtes par circonstance. A la fin de leur séjour à la Vittoria, un total de leur dépense arrive, c'est vrai: ce total se monte à cent écus, à vingt-cinq louis, à mille francs, plus ou moins, c'est vrai encore; mais c'est parce qu'ils demandent leur compte. S'ils ne le demandaient pas, je crois que M. Martin Zir, perdu dans la contemplation d'un tableau, dans l'appréciation d'une porcelaine ou dans le déchiffrement d'un autographe, oublierait de le leur envoyer.
Aussi, lorsque le dey, chassé d'Alger, passa à Naples, charriant ses trésors et son harem, prévenu par la réputation de M. Martin Zir, il se fit conduire tout droit à l'hôtel de la Vittoria, dont il loua les trois étages supérieurs, c'est-à-dire le troisième, le quatrième et les greniers.
Le troisième était pour ses officiers et les gens de sa suite.
Le quatrième était pour lui et ses trésors.
Les greniers étaient pour son harem.
L'arrivée du dey fut une bonne fortune pour M. Martin Zir; non pas, comme on pourrait le croire, à cause de l'argent que l'Algérien allait dépenser dans l'hôtel, mais relativement aux trésors d'armes, de costumes et de bijoux qu'il transportait avec lui.
Au bout de huit jours, Hussein-Pacha et M. Martin Zir étaient les meilleurs amis du monde; ils ne se quittaient plus. Qui voyait paraître l'un s'attendait à voir immédiatement paraître l'autre. Oreste et Pylade n'étaient pas plus inséparables; Damon et Pythias n'étaient pas plus dévoués. Cela dura quatre ou cinq mois. Pendant ce temps, on donna force fêtes à Son Altesse. Ce fut à l'une de ces fêtes, chez les prince de Cassaro, qu'après avoir vu exécuter un cotillon effréné le dey demanda au prince de Tricasia, gendre du ministre des affaires étrangères, comment, étant si riche, il se donnait la peine de danser lui même.
Le dey aimait fort ces sortes de divertissemens, car il était fort impressionnable à la beauté, à la beauté comme il la comprenait bien entendu. Seulement il avait une singulière manière de manifester son mépris ou son admiration. Selon la maigreur ou l'obésité des personnes, il disait:
—Madame une telle ne vaut pas trois piastres. Madame une telle vaut plus de mille ducats.
Un jour on apprit avec étonnement que M. Martin Zir et Hussein-Pacha venaient de se brouiller. Voici à quelle occasion le refroidissement était survenu:
Un matin, le cuisinier de Hussein-Pacha, un beau nègre de Nubie, noir comme de l'encre et luisant comme s'il eût été passé au vernis; un matin, dis-je, le cuisinier de Hussein-Pacha était descendu au laboratoire et avait demandé le plus grand couteau qu'il y eût dans l'hôtel.
Le chef lui avait donné une espèce de tranchelard de dix-huit pouces de long, pliant comme un fleuret et affilé comme un rasoir. Le nègre avait regardé l'instrument en secouant la tête, puis il était remonté à son troisième étage.
Un instant après il était redescendu et avait rendu le tranchelard au chef en disant:
—Plus grand, plus grand!
Le chef avait alors ouvert tous ses tiroirs, et ayant découvert un coutelas dont il ne se servait lui-même que dans les grandes occasions, il l'avait remis à son confrère. Celui-ci avait regarde le coutelas avec la même attention qu'il avait fait du tranchelard, et, après avoir répondu par un signe de tête qui voulait dire: «Hum! ce n'est pas encore cela qu'il me faudrait, mais cela se rapproche,» il était remonté comme la première fois.
Cinq minutes après, le nègre redescendit de nouveau, et, rendant le coutelas au chef:
—Plus grand encore, lui dit-il.
—Et pourquoi diable avez-vous besoin d'un couteau plus grand que celui-ci? demanda le chef.
—Moi en avoir besoin, répondit dogmatiquement le nègre.
—Mais pour quoi faire?
—Pour moi couper la tête à Osmin.
—Comment! s'écria le chef, pour toi couper la tête à Osmin.
—Pour moi couper la tête à Osmin, répondit le nègre.
—A Osmin, le chef des eunuques de Sa Hautesse?
—A Osmin, le chef des eunuques de Sa Hautesse.
—A Osmin que le dey aime tant?
—A Osmin que le dey aime tant.
—Mais vous êtes fou, mon cher! Si vous coupez la tête à Osmin, Sa
Hautesse sera furieuse.
—Sa Hautesse l'a ordonné à moi.
—Ah diable! c'est différent alors.
—Donnez donc un autre couteau à moi, reprit le nègre, qui revenait à son idée avec la persistance de l'obéissance passive.
—Mais qu'a fait Osmin? demanda le chef.
—Donnez un autre couteau à moi, plus grand, plus grand.
—Auparavant, je voudrais savoir ce qu'a fait Osmin.
—Donnez un autre couteau à moi, plus grand, plus grand, plus grand encore!
—Eh bien! je te le donnerai ton couteau, si tu me dis ce qu'a fait
Osmin.
—Il a laissé faire un trou dans le mur.
—A quel mur?
—Au mur du harem.
—Et après?
—Le mur, il était celui de Zaïda.
—La favorite de Sa Hautesse?
—La favorite de Sa Hautesse.
—Eh bien?
—Eh bien! un homme est entré chez Zaïda.
—Diable!
—Donnez donc un grand, grand, grand couteau à moi pour couper la tête à Osmin.
—Pardon; mais que fera-t-on à Zaïda?
—Sa Hautesse aller promener dans le golfe avec un sac, Zaïda être dans ce sac, Sa Hautesse jeter le sac à la mer… Bonsoir, Zaïda.
Et le nègre montra, en riant de la plaisanterie qu'il venait de faire, deux rangées de dents blanches comme des perles.
—Mais quand cela? reprit le chef.
—Quand, quoi? demanda le nègre.
—Quand jette-t-on Zaïda à la mer?
—Aujourd'hui. Commencer par Osmin, finir par Zaïda.
—Et c'est toi qui t'es chargé de l'exécution?
—Sa Hautesse a donné l'ordre à moi, dit le nègre en se redressant avec orgueil.
—Mais c'est la besogne du bourreau et non la tienne.
—Sa Hautesse pas avoir eu le temps d'emmener son bourreau, et il a pris cuisinier à lui. Donnez donc à moi un grand couteau pour couper la tête à Osmin.
—C'est bien, c'est bien, interrompit le chef; on va te le chercher, ton grand couteau. Attends-moi ici.
—J'attends vous, dit le nègre.
Le chef courut chez M. Martin Zir et lui transmit la demande du cuisinier de Sa Hautesse.
M. Martin Zir courut chez Son Excellence le ministre de la police, et le prévint de ce qui se passait à son hôtel.
Son Excellence fit mettre les chevaux à sa voiture et se rendit chez le dey.
Il trouva Sa Hautesse à demi couchée sur un divan, le dos appuyé à la muraille, fumant du latakié dans un chibouque, une jambe repliée sous lui et l'autre jambe étendue, se faisant gratter la plante du pied par un icoglan et éventer par deux esclaves.
Le ministre fit les trois saluts d'usage, le dey inclina la tête.
—Hautesse, dit Son Excellence, je suis le ministre de la police.
—Je te connais, répondit le dey.
—Alors, Votre Hautesse se doute du motif qui m'amène.
—Non. Mais n'importe, sois le bien-venu.
—Je viens pour empêcher Votre Hautesse de commettre un crime.
—Un crime! Et lequel? dit le dey, tirant son chibouque de ses lèvres et regardant son interlocuteur avec l'expression du plus profond étonnement.
—Lequel? Votre Hautesse le demande! s'écria le ministre. Votre
Hautesse n'a-t-elle pas l'intention de faire couper la tête à Osmin?
—Couper la tête à Osmin n'est point un crime, reprit le dey.
—Votre Hautesse n'a-t-elle pas l'intention de jeter Zaïda à la mer?
—Jeter Zaïda à la mer n'est point un crime, reprit encore le dey.
—Comment! ce n'est point un crime de jeter Zaïda à la mer et de couper la tête à Osmin?
—J'ai acheté Osmin cinq cents piastres et Zaïda mille sequins, comme j'ai acheté cette pipe cent ducats.
—Eh bien! demanda le ministre, où Votre Hautesse en veut-elle venir?
—Que, comme cette pipe m'appartient, je puis la casser en dix morceaux, en vingt morceaux, en cinquante morceaux, si cela me convient, et que personne n'a rien à dire. Et le pacha cassa sa pipe, dont il jeta les débris dans la chambre.
—Bon pour une pipe, dit le ministre; mais Osmin, mais Zaïda!
—Moins qu'une pipe, dit gravement le dey.
—Comment, moins qu'une pipe! Un homme moins qu'une pipe! Une femme moins qu'une pipe!
—Osmin n'est pas un homme. Zaïda n'est point une femme: ce sont des esclaves. Je ferai couper la tête à Osmin, et je ferai jeter Zaïda à la mer.
—Non, dit Son Excellence.
—Comment, non! s'écria le pacha avec un geste de menace.
—Non, reprit le ministre, non; pas à Naples du moins.
—Giaour, dit le dey, sais-tu comment je m'appelle?
—Vous vous appelez Hussein-Pacha.
—Chien de chrétien! s'écria le dey avec une colère croissante; sais-tu qui je suis?
—Vous êtes l'ex-dey d'Alger, et moi je suis le ministre actuel de la police de Naples.
—Et cela veut dire? demanda le dey.
—Cela veut dire que je vais vous envoyer en prison si vous faites l'impertinent, entendez-vous, mon brave homme? répondit le ministre avec le plus grand sang-froid.
—En prison! murmura le dey en retombant sur son divan.
—En prison, dit le ministre.
—C'est bien, reprit Hussein. Ce soir je quitte Naples.
—Votre Hautesse est libre comme l'air, répondit le ministre.
—C'est heureux, dit le dey.
—Mais à une condition cependant.
—Laquelle?
—C'est que Votre Hautesse me jurera sur le prophète qu'il n'arrivera malheur ni à Osmin ni à Zaïda.
—Osmin et Zaïda m'appartiennent, dit le dey, j'en ferai ce que bon me semblera.
—Alors Votre Hautesse ne partira point.
—Comment, je ne partirai point!
—Non, du moins avant de m'avoir remis Osmin et Zaïda.
—Jamais! s'écria le dey.
—Alors je les prendrai, dit le ministre.
—Vous les prendrez? vous me prendrez mon eunuque et mon esclave?
—En touchant le sol de Naples, votre esclave et votre eunuque sont devenus libres. Vous ne quitterez Naples qu'à la condition que les deux coupables seront remis à la justice du roi.
—Et si je ne veux pas vous les remettre, qui m'empêchera de partir?
—Moi.
—Vous?
Le pacha porta la main à son poignard; le ministre lui saisit le bras au dessus du poignet.
—Venez ici, lui dit-il en le conduisant vers la fenêtre, regardez dans la rue. Que voyez-vous à la porte de l'hôtel?
—Un peloton de gendarmerie.
—Savez-vous ce que le brigadier qui le commande attend? Que je lui fasse un signe pour vous conduire en prison.
—En prison, moi? je voudrais bien voir cela!
—Voulez-vous le voir?
Son Excellence fit un signe: un instant après, on entendit retentir dans l'escalier le bruit de deux grosses bottes garnies d'éperons. Presque aussitôt la porte s'ouvrit, et le brigadier parut sur le seuil, la main droite à son chapeau, la main gauche à la couture de sa culotte.
—Gennaro, lui dit le ministre de la police, si je vous donnais l'ordre d'arrêter monsieur et de le conduire en prison, y verriez-vous quelque difficulté?
—Aucune, Excellence.
—Vous savez que monsieur s'appelle Hussein-Pacha?
—Non, je ne le savais pas.
—Et que monsieur n'est ni plus ni moins que le dey d'Alger?
—Qu'est-ce que c'est que ça, le dey d'Alger?
—Vous voyez, dit le ministre.
—Diable! fit le dey.
—Faut-il? demanda Gennaro en tirant une paire de poucettes de sa poche et en s'avançant vers Hussein-Pacha, qui, le voyant faire un pas en avant, fit de son côté un pas en arrière.
—Non, il ne le faut pas, dit le ministre. Sa Hautesse sera bien sage.
Seulement cherchez dans l'hôtel un certain Osmin et une certaine
Zaïda, et conduisez-les tous les deux à la préfecture.
—Comment, comment, dit le dey, cet homme entrerait dans mon harem!
—Ce n'est pas un homme ici, répondit le ministre; c'est un brigadier de gendarmerie.
—N'importe. Il n'aurait qu'à laisser la porte ouverte!
—Alors il y a un moyen. Faites-lui remettre Osmin et Zaïda.
—Et ils seront punis? demanda le dey.
—Selon toute la rigueur de nos lois, répondit le ministre.
—Vous me le promettez?
—Je vous le jure.
—Allons, dit le dey, il faut bien en passer par où vous voulez, puisqu'on ne peut pas faire autrement.
—A la bonne heure, dit le ministre; je savais bien que vous n'étiez pas aussi méchant que vous en aviez l'air.
Hussein-Pacha frappa dans ses mains; un esclave ouvrit une porte cachée dans la tapisserie.
—Faites descendre Osmin et Zaïda, dit le dey.
L'esclave croisa les mains sur sa poitrine, courba la tête et s'éloigna sans répondre un mot. Un instant après il reparut avec les coupables.
L'eunuque était une petite boule de chaire, grosse, grasse, ronde, avec des mains de femme, des pieds de femme, une figure de femme.
Zaïda était une Circassienne, aux yeux peints avec du cool, aux dents noircies avec du bétel, aux ongles rougis avec du henné.
En apercevant Hussein-Pacha, l'eunuque tomba à genoux, Zaïda releva la tête. Les yeux du dey étincelèrent, et il porta la main à son canjiar. Osmin pâlit, Zaïda sourit.
Le ministre se plaça entre le pacha et les coupables.
—Faites ce que j'ai ordonné, dit-il en se retournant vers Gennaro.
Gennaro s'avança vers Osmin et vers Zaïda, leur mit à tous deux les poucettes et les emmena.
Au moment où ils quittaient la chambre avec le brigadier, Hussein poussa un soupir qui ressemblait à un rugissement.
Le ministre de la police alla vers la fenêtre, vit les deux prisonniers sortir de l'hôtel, et, accompagné de leur escorte, disparaître au coin de la rue Chiatamone.
—Maintenant, dit-il en se retournant vers le dey, Votre Hautesse est libre de partir quand elle voudra.
—A l'instant même! s'écria Hussein, à l'instant même! Je ne resterai pas un instant de plus dans un pays aussi barbare que le vôtre!
—Bon voyage! dit le ministre.
—Allez au diable! dit Hussein.
Une heure ne s'était pas écoulée que Hussein avait frété un petit bâtiment; deux heures après il y avait fait conduire ses femmes et ses trésors. Le même soir il s'y rendait à son tour avec sa suite, et à minuit il mettait à la voile, maudissant ce pays d'esclaves où l'on n'était pas libre de couper le cou à son eunuque et de noyer sa femme.
Le lendemain, le ministre fit comparaître devant lui les deux coupables et leur fit subir un interrogatoire.
Osmin fut convaincu d'avoir dormi quand il aurait dû veiller, et Zaïda d'avoir veillé quand elle aurait dû dormir.
Mais comme dans le code napolitain ces deux crimes de lèze-hautesse n'étaient point prévus, ils n'étaient passibles d'aucune punition.
En conséquence, Osmin et Zaïda furent, à leur grand étonnement, mis en liberté le lendemain même du jour où le dey avait quitté Naples.
Or, comme tous les deux ne savaient que devenir, n'ayant ni fortune ni état, ils furent forcés de se créer chacun une industrie.
Osmin devint marchand de pastilles du sérail, et Zaïda se fit demoiselle de comptoir.
Quant au dey d'Alger, il était sorti de Naples avec l'intention de se rendre en Angleterre, pays où il avait entendu dire qu'on avait au moins la liberté de vendre sa femme, à défaut du droit de la noyer: mais il se trouva indisposé pendant la traversée et fut forcé de relâcher à Livourne, où il fit, comme chacun sait, une fort belle mort, si ce n'est cependant qu'il mourut sans avoir pardonné à M. Martin Zir, ce qui aurait eu de grandes conséquences pour un chrétien, mais ce qui est sans importance pour un Turc.
II
Les Chevaux spectres.
J'avais été recommandé à M. Martin Zir comme artiste; j'avais admiré ses galeries de tableaux, j'avais exalté son cabinet de curiosités, et j'avais augmenté sa collection d'autographes. Il en résultait que M. Martin Zir, à mon premier passage, si rapide qu'il eût été, m'avait pris en grande affection; et la preuve, c'est qu'il s'était, comme on l'a vu ailleurs, défait en ma faveur de son cuisinier Cama, dont j'ai raconté l'histoire (voir le Speronare), et qui n'avait d'autre défaut que d'être appassionnato de Roland et de ne pouvoir supporter la mer, ce qui était cause que sur terre il faisait fort peu de cuisine, et que sur mer il n'en faisait pas du tout.
Ce fut donc avec grand plaisir que M. Martin Zir nous vit, après trois mois d'absence, pendant lesquels le bruit de notre mort était arrivé jusqu'à lui, descendre à la porte de son hôtel.
Comme sa galerie s'était augmentée de quelques tableaux, comme son cabinet s'était enrichi de quelques curiosités, comme sa collection d'autographes s'était recrutée de quelques signatures, il me fallut avant toute chose parcourir la galerie, visiter le cabinet, feuilleter les autographes.
Après quoi je le priai de me donner un appartement.
Cependant il ne s'agissait pas de perdre mon temps à me reposer. J'étais à Naples, c'est vrai; mais j'y étais sous un nom de contrebande; et comme d'un jour à l'autre le gouvernement napolitain pouvait découvrir mon incognito et me prier d'aller voir à Rome si son ministre y était toujours, il fallait voir Naples le plus tôt possible.
Or, Naples, à part ses environs, se compose de trois rues où l'on va toujours, et de cinq cents rues où l'on ne va jamais.
Ces trois rues se nomment la rue de Chiaja, la rue de Tolède et la rue de Forcella.
Les cinq cents autres rues n'ont pas de nom. C'est l'oeuvre de Dédale; c'est le labyrinthe de Crète, moins le Minautore, plus les lazzaroni.
Il y a trois manières de visiter Naples:
A pied, en corricolo, en calèche.
A pied, on passe partout.
En corricolo, l'on passe presque partout.
En calèche, l'on ne passe que dans les rues de Chiaja, de Tolède et de
Forcella.
Je ne me souciais pas d'aller à pied. A pied, l'on voit trop de choses.
Je ne me souciais pas d'aller en calèche. En calèche, on n'en voit pas assez.
Restait le corricolo, terme moyen, juste milieu, anneau intermédiaire qui réunissait les deux extrêmes.
Je m'arrêtai donc au corricolo.
Mon choix fait, j'appelai M. Martin Zir. M. Martin Zir monta aussitôt.
—Mon cher hôte, lui dis-je, je viens de décider dans ma sagesse que je visiterai Naples en corricolo.
—A merveille, dit M. Martin. Le corricolo est une voiture nationale qui remonte à la plus haute antiquité. C'est la biga des Romains, et je vois avec plaisir que vous appréciez le corricolo.
—Au plus haut degré, mon cher hôte. Seulement, je voudrais savoir ce qu'on loue un corricolo au mois.
—On ne loue pas un corricolo au mois, me répondit M. Martin.
—Alors à la semaine.
—On ne loue pas le corricolo à la semaine.
—Eh bien! au jour.
—On ne loue pas le corricolo au jour.
—Comment donc loue-t-on le corricolo?
—On monte dedans quand il passe et l'on dit: «Pour un carlin.» Tant que le carlin dure, le cocher vous promène; le carlin usé, on vous descend. Voulez-vous recommencer? vous dites: «Pour un autre carlin;» le corricolo repart, et ainsi de suite.
—Mais moyennant ce carlin on va où l'on veut?
—Non, on va où le cheval veut aller. Le corricolo est comme le ballon, on n'a pas encore trouvé moyen de le diriger.
—Mais alors pourquoi va-t-on en corricolo!
—Pour le plaisir d'y aller.
—Comment! c'est pour leur plaisir que ces malheureux s'entassent à quinze dans une voiture où l'on est gêné à deux!
—Pas pour autre chose.
—C'est original!
—C'est comme cela.
—Mais si je proposais à un propriétaire de corricoli de louer un de ses berlingo au mois, à la semaine ou au jour?
—Il refuserait.
—Pourquoi?
—Ce n'est pas l'habitude.
—Il la prendrait.
—A Naples, on ne prend pas d'habitudes nouvelles: on garde les vieilles habitudes qu'on a.
—Vous croyez?
—J'en suis sûr.
—Diable! diable! J'avais une idée sur le corricolo; cela me vexera horriblement d'y renoncer.
—N'y renoncez pas.
—Comment voulez-vous que je la satisfasse, puisqu'on ne loue les corricoli ni au mois, ni à la semaine, ni au jour?
—Achetez un corricolo.
—Mais ce n'est pas le tout que d'acheter un corricolo, il faut acheter les chevaux avec.
—Achetez les chevaux avec.
—Mais cela me coûtera les yeux de la tête.
—Non.
—Combien cela me coûtera-t-il donc?
—Je vais vous le dire.
Et M. Martin, sans se donner la peine de prendre une plume et du papier, leva le nez au plafond et calcula de mémoire.
—Cela vous coûtera, reprit-il, le corricolo, dix ducats; chaque cheval, trente carlins; les harnais, une pistole; en tout quatre-vingts francs de France.
—C'est miraculeux! Et pour dix ducats j'aurai un corricolo?
—Magnifique.
—Neuf?
—Oh! vous en demandez trop. D'abord, il n'y a pas de corricoli neufs. Le corricolo n'existe pas, le corricolo est mort, le corricolo a été tué légalement.
—Comment cela?
—Oui, il y a un arrêté de police qui défend aux carrossiers de faire des corricoli.
—Et combien y a-t-il que cet arrêté a été rendu?
—Oh! il y a cinquante ans peut-être.
—Alors comment le corricolo survit-il à une pareille ordonnance?
—Vous connaissez l'histoire du couteau de Jeannot.
—Je crois bien! c'est une chronique nationale.
—Ses propriétaires successifs en avaient changé quinze fois le manche.
—Et quinze fois la lame.
—Ce qui ne l'empêchait pas d'être toujours le même.
—Parfaitement.
—Eh bien! c'est l'histoire du corricolo. Il est défendu de faire des corricoli, mais il n'est pas défendu de mettre des roues neuves aux vieilles caisses, et des caisses neuves aux vieilles roues.
—Ah! je comprends.
—De cette façon, le corricolo résiste et se perpétue; de cette façon, le corricolo est immortel.
—Alors vive le corricolo, avec des roues neuves et une vieille caisse! Je le fais repeindre, et fouette cocher! Mais l'attelage? Vous dite que pour trente francs j'aurai un attelage.
—Superbe! et qui ira comme le vent.
—Quelle espèce de chevaux?
—Ah! dame! des chevaux morts.
—Comment! des chevaux morts?
—Oui; vous comprenez que pour ce prix-là, vous ne pouvez pas exiger autre chose.
—Voyons, entendons-nous, mon cher monsieur Martin, car il me semble que nous pataugeons.
—Pas le moins du monde.
—Alors expliquez-moi la chose; je ne demande pas mieux que de m'instruire, je voyage pour cela.
—Vous connaissez l'histoire des chevaux?
—L'histoire naturelle? M. de Buffon? Certainement: le cheval est, après le lion, le plus noble des animaux.
—Non pas, l'histoire philosophique?
—Je m'en suis moins occupé; mais n'importe! allez toujours.
—Vous savez les vicissitudes auxquelles ces nobles quadrupèdes sont soumis.
—Dame! quand il sont jeunes, on en fait des chevaux de selle.
—Après?
—De la selle, ils passent à la calèche; de la calèche, ils descendent au fiacre; du fiacre, ils tombent dans le coucou; du coucou, ils dégringolent jusqu'à l'abattoir.
—Et de l'abattoir?
—Ils vont où va l'âme du juste; aux Champs-Élysées, je présume.
—Eh bien! ici ils parcourent une phase de plus.
—Laquelle?
—De l'abattoir, ils vont au corricolo.
—Comment cela?
—Voici l'endroit où l'on tue les chevaux, au ponte della Maddelena.
—J'écoute.
—Il y a des amateurs en permanence.
—Bon!
—Et lorsqu'on amène un cheval…
—Lorsqu'on amène un cheval?
—Ils achètent la peau sur pieds trente carlins, c'est le prix; il y a un tarif.
—Eh bien?
—Eh bien! au lieu de tuer le cheval et de lui enlever la peau, les amateurs prennent la peau et le cheval, et ils utilisent les jours qui restent à vivre au cheval, sûrs qu'ils sont que la peau ne leur échappera pas. Voilà ce que c'est que des chevaux morts.
—Mais que diable peut-on faire de ces malheureuses bêtes!
—On les attelle aux corricoli.
—Comment! ceux avec lesquels je suis venu de Salerne à Naples?…
—Étaient des fantômes de chevaux, des chevaux spectres!
—Mais ils n'ont pas quitté le galop!
—Les morts vont vite.
—Au fait, je comprends qu'en les bourrant d'avoine…
—D'avoine? Jamais un cheval de corricolo n'a mangé d'avoine!
—Mais de quoi vivent-ils?
—De ce qu'ils trouvent?
—Et que trouvent-ils?
—Toutes sortes de choses, des trognons de choux, des feuilles de salade, de vieux chapeaux de paille.
—Et à quelle heure prennent-ils leur aliment?
—La nuit on les mène paître.
—A merveille. Restent les harnais.
—Oh! quant à cela, je m'en charge.
—Et des chevaux?
—Des chevaux aussi.
—Et du corricolo?
—Encore, si cela peut vous rendre service.
—Et quand tout cela sera-t-il prêt?
—Demain au matin.
—Vous êtes un homme adorable!
—Vous faut-il un cocher?
—Non, je conduirai moi-même.
—Très bien. Mais en attendant, que ferez-vous?
—Avez-vous un livre?
—J'ai douze cents volumes.
—Eh bien! je lirai. Avez-vous quelque chose sur votre ville?
—Voulez-vous Napoli senza sole?
—Naples sans soleil?
—Oui.
—Qu'est-ce que c'est que cela?
—Un ouvrage à l'usage des gens à pied, et qui vous sera plus utile que tous les Ebels et tous les Richards de la terre.
—Et de quoi traite-t-il?
—De la manière de parcourir Naples à l'ombre.
—La nuit.
—Non, le jour.
—A une heure donnée?
—Non, à toutes les heures.
—Même à midi?
—A midi surtout. Le beau mérite qu'il y aurait de trouver de l'ombre le soir et le matin!
—Mais quel est le savant géographe qui a exécuté ce chef-d'oeuvre?
—Un jésuite ignorant, que ses confrères avaient reconnu trop bête pour l'occuper à autre chose.
—Et cette besogne l'a occupé combien d'années?
—Toute sa vie… C'est une publication posthume.
—Moyennant laquelle on peut, dites-vous?…
—Partir d'où on voudra et aller où cela fera plaisir, à quelque instant de la matinée ou à quelque heure de l'après-midi que ce soit, sans avoir à traverser un seul rayon de soleil.
—Mais voilà un homme qui méritait d'être canonisé!
—On ne sait pas son nom.
—Ingratitude humaine!
—Alors ce livre vous convient?
—Comment donc! c'est un trésor. Envoyez-le-moi le plus tôt possible.
Je passai la journée à étudier ce précieux itinéraire: deux heures après, je connaissais mon Naples sans soleil, et je serais allé à l'ombre du ponte della Maddalena au Pausilippe, et de la Vuaria à Saint-Elmo.
Le soir vint, et avec le soir la fraîcheur. Alors, à cette douce brise de mer, on vit toutes les fenêtres s'ouvrir comme pour respirer. Les portes roulèrent sur leurs gonds, les voitures commencèrent à sortir, Chiaja se peupla d'équipages, et la Villa-Reale de piétons.
Je n'avais pas encore mon équipage, je me mêlai aux piétons.
La Villa-Reale fait face à l'hôtel de la Victoire; c'est la promenade de Naples. Elle est située, relativement à la rue de Chiaja, comme le jardin des Tuileries à la rue de Rivoli. Seulement, au lieu de la terrasse du bord de l'eau, c'est la plage de l'Arno; au lieu de la Seine, c'est la Méditerranée; au lieu du quai d'Orsay, c'est l'étendue, c'est l'espace, c'est l'infini.
La Villa-Reale est, sans contredit, la plus belle et surtout la plus aristocratique promenade du monde. Les gens du peuple, les paysans et les laquais en sont rigoureusement exclus et n'y peuvent mettre le pied qu'une fois l'an, le jour de la fête de la Madone du Pied-de-la-Grotte. Aussi ce jour-là la foule se presse-t-elle sous ses allées d'acacias, dans ses bosquets de myrtes, autour de son temple circulaire. Chacun, homme et femme, accourt de vingt lieues à la ronde avec son costume national; Ischia, Caprée, Castellamare, Sorrente, Procida, envoient en députation leurs plus belles filles, et la solennité de ce jour est si grande, si ardemment attendue, qu'il est d'habitude de faire dans les contrats de mariage une obligation au mari de conduire sa femme à la promenade de la Villa-Reale, le 8 septembre de chaque année, jour de la fête della Madona di Pie-di-Grotta.
Tout au contraire des Tuileries, d'où l'on renvoie le public au moment où il est le plus agréable de s'y promener, la Villa-Reale reste ouverte toute la nuit. Les grandes grilles se ferment, il est vrai, mais deux petites portes dérobées offrent aux promeneurs attardés une entrée et une sortie toujours praticables à quelque heure que ce soit.
Nous restâmes jusqu'à minuit assis sur le mur que vient battre la vague. Nous ne pouvions nous lasser de regarder cette mer limpide et azurée que nous venions de sillonner en tous sens et à laquelle nous allions dire adieu. Jamais elle ne nous avait paru si belle.
En entrant à l'hôtel, nous trouvâmes M. Martin Zir, qui nous prévint que toutes les commissions dont nous l'avions chargé étaient faites, et que le lendemain notre attelage nous attendrait à huit heures du matin à la porte de l'hôtel.
Effectivement, à l'heure dite, nous entendîmes sonner les grelots de nos revenans; nous mîmes le nez à la fenêtre, et nous vîmes le roi des corricoli.
Il était fond rouge avec des dessins verts. Ces dessins représentaient des arbres, des animaux et des arabesques. La composition générale représentait le paradis terrestre.
Deux chevaux qui paraissaient pleins d'impatience disparaissaient sous les harnais, sous les panaches, sous les pompons dont ils étaient couverts.
Enfin un homme, armé d'un long fouet, se tenait debout près de notre équipage, qu'il paraissait admirer avec toute la satisfaction de l'orgueil.
Nous descendîmes aussitôt, et nous reconnûmes dans l'homme au fouet Francesco, c'est-à-dire l'automédon qui nous avait amené en calessino de Salerne à Naples. M. Martin Zir s'était adressé à lui comme à un homme de l'état. Flatté de la confiance, Francesco avait fait vite et en conscience. Il s'était procuré la caisse, il avait acheté les chevaux, et il avait trouvé de rencontre des harnais presque neufs; enfin, malgré la prétention que nous avions manifestée de conduire nous-mêmes, il venait nous offrir ses services comme cocher.
Je commençai par lui demander la note de ses déboursés: il me la présenta. Comme l'avait dit M. Martin Zir, elle montait à quatre-vingt-un francs.
Je lui en donnai quatre-vingt-dix; il mit sa croix au dessous du total en forme de quittance; puis je lui pris le fouet des mains, et je m'apprêtai à monter dans notre équipage.
—Est-ce que ces messieurs ne me gardent pas à leur service? nous demanda Francesco.
—Et pourquoi faire, mon ami? répondis-je.
—Mais pour faire tout ce dont je serai capable, et particulièrement pour faire marcher vos chevaux.
—Comment! pour faire marcher nos chevaux?
—Oui.
—Nous, les ferons bien marcher nous-mêmes.
—Il faudra voir.
—J'en ai mené de plus fringans que les tiens!
—Je ne dis pas qu'ils sont fringans, excellence.
—Et dans une ville où il est plus difficile de conduire qu'à Naples, où jusqu'à cinq heures de l'après-midi il n'y a personne dans les rues.
—Je ne doute pas de l'adresse de son excellence, mais…
—Mais quoi?
—Mais son excellence a peut-être mené jusqu'ici des chevaux vivans, tandis que…
—Tandis que? Voyons, parle.
—Tandis que ceux-ci sont des chevaux morts.
—Eh bien!
—Eh bien! je ferai observer à son excellence que c'est tout autre chose.
—Pourquoi?
—Son excellence verra.
—Est-ce qu'ils sont vicieux, tes chevaux?
—Oh! non, excellence; ils sont comme la jument de Roland, qui avait toutes les qualités; seulement toutes ces qualités étaient contrebalancées par un seul défaut.
—Lequel?
—Elle était morte.
—Mais s'ils ne marchent pas avec moi, ils ne marcheront avec personne.
—Pardon, excellence.
—Et qui les fera marcher?
—Moi.
—Je serais curieux de faire l'expérience.
—Faites, excellence.
Francesco alla d'un air goguenard s'appuyer contre la porte de l'hôtel, tandis que je sautais dans le corricolo, où m'attendait Jadin, et que je m'accommodais près de lui.
A peine établi, je rassemblai mes rênes de la main gauche, et j'allongeai de la droite un coup de fouet qui enveloppa le bilancino et le porteur.
Ni le porteur ni le bilancino ne bougèrent; on eût dit des chevaux de marbre.
J'avais opéré de droite à gauche, je recommençai en opérant cette fois de gauche à droite. Même immobilité.
Je m'attaquai aux oreilles.
Ils se contentèrent de secouer les oreilles comme ils auraient fait pour une mouche qui les eût piqués.
Je pris le fouet par la lanière et je frappai avec le manche.
Ils se contentèrent de tourner leur peau comme fait un âne qui veut jeter son cavalier à terre.
Cela dura dix minutes.
Au bout de ce temps, toutes les fenêtres de l'hôtel étaient ouvertes, et il y avait autour de nous un rassemblement de deux cents lazzaroni.
Je vis que je donnais la comédie gratis à la population de Naples. Comme je n'étais pas venu pour faire concurrence à Polichinelle, je pris mon parti. A l'instant même je jetai le fouet à Francesco, curieux de voir comment il s'en tirerait à son tour.
Francesco sauta derrière nous, prit les rênes que je lui tendais, poussa un petit cri, allongea un petit coup de fouet, et nous partîmes au galop.
Après quelques évolutions autour de la place, Francesco parvint à diriger son attelage vers la rue de la Chiaja.
III
Chiaja.
Chiaja n'est qu'une rue: elle ne peut donc offrir de curieux que ce qu'offre toute rue, c'est-à-dire une longue file de bâtimens modernes d'un goût plus ou moins mauvais. Au reste, Chiaja, comme la rue de Rivoli, a sur ce point un avantage sur les autres rues: c'est de ne présenter qu'une seule ligne de portes, de fenêtres et de pierres plus ou moins maladroitement posées les unes sur les autres. La ligne parallèle est occupée par les arbres taillés en berceaux de la Villa-Reale, de sorte qu'à partir du premier étage des maisons, ou plutôt des palais de la rue de Chiaja, comme on les appelle à Naples, on domine cette seconde partie du golfe qui sépare de l'autre le château de l'Oeuf.
Mais si la rue de Chiaja n'est pas curieuse par elle-même, elle conduit à une partie des curiosités de Naples: c'est par elle qu'on va au tombeau de Virgile, à la grotte du Chien, au lac d'Agnano, à Pouzzoles, à Baïa, au lac d'Averne et aux Champs-Élysées.
De plus et surtout, c'est la rue où tous les jours, à trois heures de l'après-midi pendant l'hiver, et à cinq heures de l'après-midi pendant l'été, l'aristocratie napolitaine fait corso.
Nous allons donc abandonner la description des palais de Chiaja à quelque honnête architecte qui nous prouvera que l'art de la bâtisse a fait de grands progrès depuis Michel-Ange jusqu'à nous, et nous allons dire quelques mots de l'aristocratie napolitaine.
Les nobles de Naples, comme ceux de Venise, n'indiquent jamais de date à la naissance de leurs familles. Peut-être auront-ils une fin, mais à coup sûr ils n'ont pas eu de commencement. Selon eux, l'époque florissante de leurs maisons était sous les empereurs romains; ils citent tranquillement parmi leurs aïeux les Fabius, les Marcellus, les Scipions. Ceux qui ne voient clair dans leur généalogie que jusqu'au douzième siècle sont de la petite noblesse, du fretin d'aristocratie.
Comme toutes les autres noblesses européennes, à quelques exceptions près, la noblesse de Naples est ruinée. Quand je dis ruinée, il est bien entendu qu'on doit prendre le mot dans une acception relative, c'est-à-dire que les plus riches sont pauvres comparativement à ce qu'étaient leurs aïeux.
Il n'y a pas, au reste, à Naples quatre fortunes qui atteignent cinq cent mille livres de rente, vingt qui dépassent deux cent mille, et cinquante qui flottent entre cent et cent cinquante mille. Les revenus ordinaires sont de cinq à dix mille ducats. Le commun des martyrs a mille écus de rentes, quelquefois moins. Nous ne parlons pas des dettes.
Mais la chose curieuse, c'est qu'il faut être prévenu de cette différence pour s'en apercevoir. En apparence, tout le monde a la même fortune.
Cela tient à ce qu'en général tout le monde vit dans sa voiture et dans sa loge.
Or, comme, à part les équipages du duc d'Éboli, du prince de Sant'Antimo ou du duc de San-Theodo, qui sortent de la ligne, tout le monde possède une calèche plus ou moins neuve, deux chevaux plus ou moins vieux, une livrée plus ou moins fanée, il n'y a souvent, à la première vue, qu'une nuance entre deux fortunes où il y a un abîme.
Quant aux maisons, elles sont presque toutes hermétiquement closes aux étrangers. Quatre ou cinq palais princiers ouvrent orgueilleusement leurs galeries dans la journée, et fastueusement leurs salons le soir; mais pour tout le reste il faut en faire son deuil. Le temps est passé où comme Ferdinand Orsini, duc de Gravina, on écrivait au dessus de sa porte: Sibi, suisque, et amicis omnibus; pour soi, pour les siens et pour tous ses amis.
C'est qu'à part ces riches demeures, qui perpétuent à Naples l'hospitalité nationale, toutes les autres sont plus ou moins déchues de leur ancienne splendeur. Le curieux qui, avec l'aide d'Asmodée, lèverait la terrasse de la plupart de ces palais, trouverait dans un tiers la gêne, et dans les deux autres la misère.
Grâce à la vie en voiture et en loge, on ne voit rien de tout cela. On met sa carte au palais, mais on se rencontre au Corso, mais on fait ses visites au Fondo ou à Saint-Charles. De cette façon, l'orgueil est sauvé; comme François 1er on a tout perdu, mais du moins il reste l'honneur.
Vous me direz qu'avec l'honneur on ne mange malheureusement pas, et qu'il faut manger pour vivre. Or, il est évident que, lorsqu'on prend sur mille écus de rente l'entretien d'une voiture, la nourriture de deux chevaux, les gages d'un cocher et la location d'une loge au Fondo ou à Saint-Charles, il ne doit pas rester grand'chose pour faire face aux dépenses de la table. A cela je répondrai que Dieu est grand, la mer profonde, le macaroni à deux sous la livre, et l'asprino d'Aversa à deux liards le fiasco.
Pour l'instruction de nos lecteurs, qui ne savent probablement pas ce que c'est que l'asprino d'Aversa, nous leur apprendrons que c'est un joli petit vin qui tient le milieu entre la tisane de Champagne et le cidre de Normandie. Or, avec du poisson, du macaroni et de l'asprino, on fait chez soi un charmant dîner qui coûte quatre sous par personne. Supposez que la famille se compose de cinq personnes, c'est vingt sous.
Restent neuf francs pour soutenir l'honneur du nom.
—Mais le déjeûner?
—On ne déjeûne pas. Il est prouvé que rien n'est plus sain que de faire un seul repas toutes les vingt-quatre heures. Seulement le repas change de nom et d'heure selon la saison où on le prend. En hiver, on dîne à deux heures, et moyennant ce dîner on en a jusqu'au lendemain deux heures. En été, on soupe à minuit, et moyennant ce souper on en a pour jusqu'au lendemain minuit.
Puis il y a encore les élégans, qui mangent du pain sans macaroni ou du macaroni sans pain pour s'en aller prendre le soir à grand fracas une glace chez Donzelli ou chez Benvenuti.
Il va sans dire que cette hygiène n'est adoptée que par les petites bourses. Ceux qui ont cinq cent mille livres de rente ont un cuisinier français dont la filiation de certificats est aussi en règle que la généalogie d'un cheval arabe. Ceux-là font deux et quelquefois trois repas par jour. Pour ceux-là il n'y a pas de pays: le paradis est partout.
Le premier plaisir de l'aristocratie napolitaine est le jeu. Le matin on va au Casino et l'on joue; l'après-midi on va à la promenade, et le soir au spectacle. Après le spectacle, on revient au Casino et l'on joue encore.
L'aristocratie n'a qu'une carrière ouverte: la diplomatie. Or, comme, si étendues que soient ses relations avec les autres puissances, le roi de Naples n'occupe pas dans ses ambassades et dans ses consulats plus d'une soixantaine de personnes, il en résulte que les cinq sixièmes des jeunes nobles ne savent que faire, et par conséquent ne font rien.
Quant à la carrière militaire, elle est sans avenir. Quant à la carrière commerciale, elle est sans considération.
Je ne parle pas des carrières littéraires ou scientifiques, elles n'existent pas: il y a à Naples, comme partout, plus que partout même, une certaine quantité de savans qui disputent sur la forme des pincettes grecques et des pelles à feu romaines, qui s'injurient à propos de la grande mosaïque de Pompéia ou des statues des deux Balbus. Mais cela se passe en famille, et personne ne s'occupe de pareilles puérilités.
La chose importante, c'est l'amour. Florence est le pays du plaisir:
Rome, celui de l'amour; Naples, celui de la sensation.
A Naples, le sort d'un amoureux est décidé tout de suite. A la première vue il est sympathique ou antipathique. S'il est antipathique, ni soins, ni cadeaux, ni persistance ne le feront aimer. S'il est sympathique, on l'aime sans grand délai: la vie est courte, et le temps qu'on perd ne se rattrape pas. L'amant préféré s'installe au logis; on le reconnaît, malgré la distance respectueuse où il se tient de la maîtresse de la maison, au laisser-aller avec lequel il s'assied et à la manière facile avec laquelle il appuie sa tête contre les fresques. En outre, c'est lui qui sonne les domestiques, qui reconduit les visiteurs et qui ramasse les poissons rouges que les bambins font tomber du bocal sur le parquet.
Quant à l'amant malheureux, il s'en va tout consolé, certain que son infortune ne sera pas constante et qu'il trouvera bientôt à ramasser des poissons rouges ailleurs.
L'aristocratie napolitaine est peu instruite: en général, son éducation est négligée sous le rapport intellectuel: cela tient à ce qu'il n'y a pas dans tout Naples un seul bon collége, celui des jésuites excepté. En compensation, ceux qui savent savent bien: ils ont appris avec des professeurs attachés à leur personne. J'ai vu des femmes plus fortes en histoire, en philosophie et en politique que certains historiens, que certains philosophes et que certains hommes d'État de France. La famille du marquis de Gargallo, par exemple, est quelque chose de merveilleux en ce genre. Le fils écrit notre langue comme Charles Nodier, et les filles la parlent comme madame de Sévigné.
Les exercices physiques sont, au contraire, fort suivis à Naples: presque tous les hommes montent bien à cheval et tirent remarquablement le fusil, l'épée et le pistolet. Leur réputation sur ce point est même assez étendue et à peu près incontestée. Ce sont des duellistes fort dangereux.
Cette dernière période de notre alinéa nous amène tout naturellement à parler du courage chez les Napolitains.
La nation napolitaine, toute proportion gardée et en raison de l'état politique de l'Italie actuelle, n'est ni une nation militaire comme la Prusse, ni une nation guerrière comme la France: c'est une nation passionnée. Le Napolitain, insulté dans son honneur, exalté par son patriotisme, menacé dans sa religion, se bat avec un courage admirable. A Naples, un duel est aussi vite et aussi bravement accepté que partout ailleurs; et s'il varie sur les préliminaires, qui appartiennent à des habitudes de localités, le dénouement en est toujours mené à bout aussi vigoureusement qu'à Paris, à Saint-Pétersbourg ou à Londres. Citons quelques faits.
Le comte de Rocca Romana, le Saint-Georges de Naples, se prend de querelle avec un colonel; le rendez-vous est indiqué à Castellamare, l'arme choisie est le sabre. Le colonel français se rend sur le terrain à cheval; Rocca Romana prend un fiacre, arrive au lieu désigné, où l'attend son adversaire; le colonel rappelle à Rocca Romana qu'une des conditions du duel est qu'il aura lieu à cheval.—C'est vrai, répond Rocca Romana, je l'avais oublié; mais qu'à cela ne tienne, l'oubli est facile à réparer. Aussitôt il dételle un des chevaux de son fiacre, saute sur le dos de l'animal, combat sans selle et sans bride, et tue son adversaire.
A l'époque de la restauration, c'est-à-dire vers 1815, Ferdinand, grand-père du roi actuel, de retour à Naples, qu'il avait quitté depuis dix ou douze ans, voulut rétablir les gardes-du-corps. En conséquence, on recruta cette troupe privilégiée dans les premières familles des deux royaumes, et on les divisa en cinq compagnies, dont trois napolitaines et deux siciliennes.
J'ai dit dans le Speronare, et à l'article de Palerme, quelle est l'antipathie profonde qui sépare les deux peuples. On comprend donc que les Siciliens et les Napolitains ne se trouvèrent pas plutôt en contact, surtout à cette époque où les haines politiques étaient encore toutes chaudes, que les querelles commencèrent d'éclater. Quelques duels sans conséquence eurent lieu d'abord, mais bientôt on résolut de confier en quelque sorte la cause des deux peuples à deux champions choisis parmi leurs enfans: on y voulait voir non seulement une haine accomplie, mais une superstitieuse révélation de l'avenir. Le choix tomba sur le marquis de Crescimani, Sicilien, et sur le prince Mirelli, Napolitain. Ce choix fait et accepté par les adversaires, on décida qu'ils se battraient au pistolet à vingt pas, et jusqu'à blessure grave de l'un ou de l'autre champion.
Un mot sur le prince Mirelli, dont nous allons nous occuper particulièrement.
C'était un jeune homme de vingt-quatre ou vingt-cinq ans, prince de Teora, marquis de Mirelli, comte de Conza, et qui descendait en droite ligne du fameux condottiere Dudone dit Conza, dont parle le Tasse. Il était riche, il était beau, il était poète; il avait par conséquent reçu du ciel toutes les chances d'une vie heureuse; mais un mauvais présage avait attristé son entrée dans la vie. Mirelli était né au village de Sant'Antimo, fief de sa famille. A peine eut-on su que sa mère était accouchée d'un fils, que l'ordre fut envoyé à la chapelle d'un couvent de mettre les cloches en branle pour annoncer cet heureux événement à toute la population. Le sacristain était absent; un moine se chargea de ce soin, mais, inhabile à cet exercice, il se laissa enlever par la volée de la corde, et au plus haut de son ascension, perdant la tête, pris par un vertige, il lâcha son point d'appui, tomba dans le choeur et se brisa les deux cuisses. Quoique mutilé ainsi, le pauvre religieux ne se traîna pas moins du choeur à la porte, où il appela au secours: on vint à son aide, on le transporta dans sa cellule; mais, quelque soin qu'on prît de lui, il expira le lendemain.
Cet événement avait fait une grande sensation dans la famille, et cette histoire, souvent racontée au jeune Mirelli, s'était profondément gravée dans son esprit. Cependant il en parlait rarement.
Voilà l'homme que les Napolitains avaient choisi pour leur champion.
Quant au marquis Crescimani, c'était un homme digne en tout point d'être opposé à Mirelli, quoique les qualités qu'il avait reçues du ciel fussent peut-être moins brillantes que celles de son jeune adversaire.
Au jour et à l'heure dits, les deux champions se trouvèrent en présence: ni l'un ni l'autre n'était animé d'aucune haine personnelle, et ils avaient vécu jusque-là, au contraire, plutôt en amis qu'en ennemis.
En arrivant au rendez-vous, ils marchèrent l'un à l'autre en souriant, se serrèrent la main et se mirent à causer de choses indifférentes, tandis que les témoins réglaient les conditions du combat.
Le moment arrivé, ils s'éloignèrent de vingt pas, reçurent leurs armes toutes chargées, se saluèrent en souriant, puis, au signal donné, tirèrent tous les deux l'un sur l'autre: aucun des deux coups ne porta.
Pendant qu'on rechargeait les armes, Mirelli et Crescimani échangèrent quelques paroles sur leur maladresse mutuelle, mais sans quitter leur place. On leur remit les pistolets chargés de nouveau. Ils firent feu une seconde fois, et, cette fois comme l'autre, ils se manquèrent tous deux.
Enfin, à la troisième décharge, Mirelli tomba.
Une balle l'avait percé à jour au dessus des deux hanches; on le crut mort, mais lorsqu'on s'approcha de lui on vit qu'il n'était que blessé. Il est vrai que la blessure était terrible: la balle lui avait traversé tout le corps, et avait en passant ouvert le tube intestinal.
On fit approcher une voiture pour transporter le blessé chez lui; on voulut le soutenir pour l'aider à y monter; mais il écarta de la main ceux qui lui offraient leurs secours, et, se relevant vivement par un effort incroyable sur lui-même, il s'élança dans la voiture en disant: «Allons donc! il ne sera pas dit que j'aie eu besoin d'être soutenu pour monter, fût-ce dans mon corbillard!» A peine fut-il entré dans la voiture que la douleur reprit le dessus, et il s'évanouit. Arrivé chez lui, il voulut descendre comme il était monté; mais on ne le souffrit point. Deux amis le prirent à bras et le portèrent sur son lit.
On envoya chercher le meilleur chirurgien de Naples, le docteur Penza; c'était un homme qui s'était fait dans la science un nom européen. Le docteur sonda la blessure et dit qu'il ne répondait de rien, mais qu'en tout cas la cure serait longue et horriblement douloureuse.
—Faites ce que vous voudrez, docteur, dit Mirelli. Marius n'a pas jeté un cri pendant qu'on lui disséquait la jambe, je serai muet comme Marius.
—Oui, dit le docteur; mais lorsque le chirurgien en eut fini avec la jambe droite, Marius ne voulut jamais lui donner la gauche. N'allez pas me laisser entreprendre une opération et m'arrêter au milieu.
—Vous irez jusqu'au bout, docteur, soyez tranquille, répondit Mirelli; mon corps vous appartient, et vous pouvez l'anatomiser tout à votre aise.
Sur cette assurance, le docteur commença.
Mirelli tint sa parole; mais à mesure que la nuit s'approcha, il parut plus agité, plus inquiet; il avait une fièvre terrible. Sa mère le gardait avec deux de ses amis. Vers les onze heures il s'endormit, mais au premier coup de minuit il se réveilla. Alors, sans paraître voir ceux qui étaient là, il s'appuya sur son coude et parut écouter. Il était pâle comme un mort, mais ses yeux étaient ardens de délire. Peu à peu ses regards se fixèrent sur une porte qui donnait dans un grand salon. Sa mère se leva alors et lui demanda s'il avait besoin de quelque chose.
—Non, rien, répondit Mirelli. C'est lui qui vient.
—Qui, lui? demanda sa mère avec inquiétude.
—Entendez-vous le traînement de sa robe dans le salon? s'écria le malade. L'entendez-vous? Tenez, il vient, il s'approche; voyez, la porte s'ouvre… sans que personne la pousse… Le voilà… le voilà!… il entre… il se traîne sur ses cuisses brisées… il vient droit à mon lit. Lève ton froc, moine, lève ton froc, que je voie ton visage. Que veux-tu?… parle… voyons!… viens-tu pour me chercher?… d'où sors-tu?… de la terre… Tenez, voyez-vous?… il lève les deux mains; il les frappe l'une contre l'autre; elles rendent un son creux, comme si elles n'avaient plus de chair… Eh bien! oui, je t'écoute, parle!…
Et Mirelli, au lieu de chercher à fuir la terrible vision, s'approchait au bord de son lit comme pour entendre ses paroles; mais au bout de quelques secondes d'attention, pendant lesquelles il resta dans la pose d'un homme qui écoute, il poussa un profond soupir et tomba sur son lit en murmurant:
—Le moine de Sant'Antimo!
C'est alors qu'on se rappela seulement cet événement arrivé le jour de sa naissance, c'est-à-dire vingt-cinq ans auparavant, et qui, conservé toujours vivant dans la pensée du jeune homme, prenait un corps au milieu de son délire.
Le lendemain, soit que Mirelli eût oublié l'apparition, soit qu'il ne voulût donner aucun détail, il répondit à toutes les questions qui lui furent faites qu'il ignorait complètement ce qu'on voulait lui dire.
Pendant trois mois l'apparition infernale se renouvela chaque nuit, détruisant ainsi en quelques minutes les progrès que le reste du temps le blessé faisait vers la guérison. Mirelli ressemblait à un spectre lui-même. Enfin, une nuit il demanda instamment à rester seul, avec tant d'insistance, que sa mère et ses amis ne purent s'opposer à sa volonté. A neuf heures, tout le monde ayant quitté sa chambre, il mit son épée sous le chevet de son lit et attendit. Sans qu'il le sût, un de ses amis était caché dans une chambre voisine, voyant par une porte vitrée et prêt à porter secours au malade s'il en avait besoin. A dix heures il s'endormit comme d'habitude, mais au premier coup de minuit il s'éveilla. Aussitôt on le vit se soulever sur son lit et regarder la porte de son regard fixe et ardent; un instant après il essuya son front, d'où la sueur ruisselait; ses cheveux se dressèrent sur sa tête, un sourire passa sur ses lèvres: puis saisissant son épée, il la tira hors du fourreau, bondit hors de son lit, frappa deux fois comme s'il eût voulu poignarder quelqu'un avec la pointe de sa lame, et, jetant un cri, il tomba évanoui sur le plancher.
L'ami qui était en sentinelle accourut et porta Mirelli sur son lit; celui-ci serrait si fortement la garde de son épée qu'on ne put la lui arracher de la main.
Le lendemain, il fit venir le supérieur de Sant'Antimo et lui demanda, dans le cas où il mourrait des suites de sa blessure, à être enterré dans le cloître du couvent, réclamant la même faveur, en supposant qu'il en échappât cette fois, pour l'époque où sa mort arriverait, quelle que fût cette époque et en quelque lieu qu'il expirât. Puis il raconta à ses amis qu'il avait résolu la veille de se débarrasser du fantôme en luttant corps à corps, mais qu'ayant été vaincu, il lui avait promis enfin de se faire enterrer dans son couvent: promesse qu'il n'avait pas voulu lui accorder jusque-là, tant il lui répugnait de paraître céder à une crainte, même religieuse et surnaturelle.
A partir de ce moment, la vision disparut, et neuf mois après Mirelli était complètement guéri.
Nous avons raconté en détail cette anecdote, d'abord parce que de pareilles légendes, surtout parmi les contemporains, sont rares en Italie, le pays le moins fantastique de la terre; et ensuite parce qu'elle nous a paru développer dans un seul homme trois courages bien différens: le courage patriotique, qui consiste à risquer froidement sa vie pour la cause de la patrie; le courage physique, qui consiste à supporter stoïquement la douleur; et enfin le courage moral, qui consiste à réagir contre l'invisible et à lutter contre l'inconnu. Bayard eût certainement eu les deux premiers, mais il est douteux qu'il eût eu le troisième.
Maintenant passons au courage civil.
Nous sommes en 99: les Français ont évacué la ville des délices. Le cardinal Ruffo, parti de Palerme, descendu de la Calabre et soutenu par les flottes turque, russe et anglaise, qui bloquent le fort, a assiégé Naples, et, voyant l'impossibilité de prendre la ville défendue du côté de la mer par Caracciolo, et du côté de la terre par Manthony, Caraffa et Schiappani, a signé une capitulation qui assure aux patriotes la vie et la fortune sauves: près de sa signature on lit celle de Foote, commandant la flotte britannique; de Keraudy, commandant la flotte russe; et de Bonnieu, commandant la flotte ottomane. Mais, dans une nuit de débauche et d'orgie, Nelson a déchiré le traité. Le lendemain, il déclare que la capitulation est nulle, que Bonnieu, Keraudy et Foote ont outre-passé leurs pouvoirs en transigeant avec les rebelles, et il livre à la haine de la cour, en échange de l'amour de lady Hamilton, les troupeaux de victimes qu'on lui demande. Alors il y eut spectacle et joie pour bien des jours, car on avait à peu près vingt mille têtes à faire tomber. Eh bien! toutes ces têtes tombèrent, et pas une seule ne tomba déshonorée par une larme ou par un soupir.
Citons au hasard quelques exemples.
Cyrillo et Pagano sont condamnés à être pendus. Comme André Chénier et Roucher, ils se rencontrent au pied de l'échafaud; là ils se disputent à qui mourra le premier; et comme aucun des deux ne veut céder sa place à l'autre, ils tirent à la courte paille. Pagano gagne, tend la main à Cyrillo, met la courte paille entre ses dents, et monte l'échelle infâme, le sourire sur les lèvres et la sérénité sur le front.
Hector Caraffa, l'oncle du compositeur, est condamné à avoir la tête tranchée; il arriva sur l'échafaud; on s'informe s'il n'a pas quelque désir à exprimer.
—Oui, dit-il, je désire regarder le fer de la mandaja.
Et il est guillotiné couché sur le dos, au lieu d'être couché sur le ventre.
Quoique cet article soit consacré à l'aristocratie, un mot sur le courage religieux. Ce courage est celui du peuple.
Au moment où Championnet marchait sur Naples, proclamant la liberté des peuples et créant des républiques sur son passage, les royalistes répandirent le bruit dans la ville que les Français venaient pour brûler les maisons, piller les églises, enlever les femmes et les filles et transporter en France la statue de saint Janvier. A ces accusations, d'autant plus accréditées qu'elles sont plus absurdes, les lazzaroni, que les mots d'honneur, de patrie et de liberté n'auraient pu tirer de leur sommeil, se lèvent des portiques des palais dont ils ont fait leur demeure, encombrent les places publiques, s'arment de pierres et de bâtons, et à moitié nus, sans chefs, sans tactique militaire, avec l'instinct de bêtes fauves qui gardent leur antre, leur femelle et leurs petits, aux cris de: Vive saint Janvier! vive la sainte Foi! mort aux Jacobins! ils combattent soixante heures les soldats qui avaient vaincu à Montenotte, passé le pont de Lodi, pris Mantoue. Au bout de ce temps, Championnet n'était encore parvenu qu'à la porte de Saint-Janvier, et sur tous les autres points n'avait pas encore gagné un pouce de terrain.
A tout cela on m'objectera sans doute la révolution de 1820, le passage des Abruzzes, abandonné presque sans combat. Je répondrai une seule chose: c'est que les chefs qui commandaient cette armée, et qui avaient en face d'eux les baïonnettes autrichiennes, voyaient se relever derrière eux les bûchers, les échafauds et les potences de 99; c'est qu'ils se savaient trahis à Naples, tandis qu'eux venaient mourir à la frontière; c'est qu'enfin c'était une guerre sociale que Pépé et Carrascosa avaient entreprise à leurs risques et périls, et que le peuple napolitain n'avait pas sanctionnée.
Lorsque nous traversons Naples avec nos idées libérales, puisées, non pas dans l'étude individuelle des peuples, mais dans de simples théories émises par des publicistes, et que nous jetons un coup d'oeil léger à la surface de ce peuple que nous voyons couché presque nu sur le seuil des palais et dans les angles des places où il mange, dort et se réveille, notre coeur se serre à la vue de cette misère apparente, et nous crions dans notre philanthropique élan: «Le peuple napolitain est le peuple le plus malheureux de la terre.»
Nous nous trompons étrangement.
Non, le peuple napolitain n'est pas malheureux, car ses besoins sont en harmonie avec ses désirs. Que lui faut-il pour manger? une pizza ou une tranche de cocomero à mettre sous sa dent; que lui faut-il pour dormir? une pierre à mettre sous sa tête. Sa nudité, que nous prenons pour une douleur, est au contraire une jouissance dans ce climat ardent où le soleil l'habille de sa chaleur. Quel dais plus magnifique pourrait-il demander aux palais qui lui prêtent leur seuil que le ciel de velours qui flamboie sur sa tête? Chacune des étoiles qui scintillent à la voûte du firmament n'est-elle pas dans sa croyance une lampe qui brûle au pied de la Madone? Avec deux grains par jour, ne se procure-t-il pas le nécessaire, et de son superflu ne lui reste-t-il pas encore de quoi payer largement l'improvisateur du môle et le conducteur du corricolo?
Ce qui est malheureux à Naples, c'est l'aristocratie, qui, à peu d'exceptions près, est ruinée, comme nous l'avons dit à propos de la noblesse de Sicile, par l'abolition des majorats et des fidéicommis; c'est la noblesse, qui porte un grand nom et qui n'a plus de quoi le dorer, qui possède des palais et qui laisse vendre ses meubles.
Ce qui est malheureux à Naples, c'est la classe moyenne, qui n'a ni commerce ni industrie, qui tient une plume et qui ne peut écrire, qui a une voix et qui ne peut parler; c'est cette classe qui calcule qu'elle aura le temps d'être morte de faim avant qu'elle réunisse à elle assez de nobles philosophes et de lazzaroni intelligens pour se faire une majorité constitutionnelle.
Nous reviendrons en temps et lieu sur le mezzo ceto et sur les lazzaroni. Cet article nous a déjà entraîné trop loin, puisqu'il ne devait être consacré qu'à la noblesse; mais de déduction en déduction on fait le tour du monde. Que notre lecteur se rassure; nous nous apercevons à temps de notre erreur, et nous nous arrêtons à Tolède.
IV
Toledo.
Toledo est la rue de tout le monde. C'est la rue des restaurans, des cafés, des boutiques; c'est l'artère qui alimente et traverse tous les quartiers de la ville; c'est le fleuve où vont se dégorger tous les torrens de la foule. L'aristocratie y passe en voiture, la bourgeoisie y vend ses étoffes, le peuple y fait sa sieste. Pour le noble, c'est une promenade; pour le marchand, un bazar; pour le lazzarone, un domicile.
Toledo est aussi le premier pas fait par Naples vers la civilisation moderne, telle que l'entendent nos progressistes, c'est le lien qui réunit la cité poétique à la ville industrielle, c'est un terrain neutre où l'on peut suivre d'un oeil curieux les restes de l'ancien monde qui s'en va et les envahissemens du nouveau monde qui arrive. A côté de la classique osteria aux vieux rideaux tachetés par les mouches, un galant pâtissier français étale sa femme, ses brioches et ses babas. En face d'un respectable fabricant d'antiquités à l'usage de messieurs les Anglais se pavane un marchand d'allumettes chimiques. Au dessus d'un bureau de loterie s'élève un brillant salon de coiffure; enfin, pour dernier trait caractéristique de la fusion qui s'opère, la rue de Toledo est pavée en lave comme Herculanum et Pompéia, et éclairée au gaz comme Londres et Paris.
Tout est à voir dans la rue de Toledo; mais comme il est impossible de tout décrire, il faut se borner à trois palais, qui sont ce qu'elle offre de plus saillant et de plus remarquable: le palais du roi à une extrémité, le palais de la ville à l'autre extrémité, et au milieu le palais de Barbaja.
Quant au palais du roi de Naples, l'occasion se présentera de nous en occuper. Passons à la ville. La ville se compose: 1. d'un carrosse à douze places, peint et doré dans le plus beau style espagnol du dix-septième siècle; 2. de douze magistrats, élus moitié parmi les nobles, moitié parmi les bourgeois napolitains, portant fièrement la cape et l'épée, chaussés de petits souliers à boucles et coiffés d'énormes perruques à la Louis XIV; 3. de six chevaux harnachés, empanachés, caparaçonnés avec la plus grande magnificence. Voici maintenant les fonctions respectives de tout le personnel de la ville; le carrosse est tenu de sortir deux fois par an de sa remise, les douze magistrats sont chargés de s'asseoir dans le carrosse, et les six chevaux sont obligés de traîner le tout d'un bout de Toledo à l'autre, le plus lentement possible. Tout le monde s'acquitte à merveille de ses devoirs.
Reste donc à expliquer à mes lecteurs ce que c'est, ou plutôt ce que c'était que Barbaja; car, hélas! au moment où j'écris ces lignes, ce grand homme a disparu, cette grande gloire s'est évanouie, ce grand astre s'est éteint.
Domenico Barbaja était le véritable type de l'impresario italien. En France, nous connaissons le directeur, le régisseur, le commissaire du roi, le caissier, les contrôleurs, nous ne connaissons pas l'impresario. L'impresario est tout cela à la fois, mais il est plus encore. Nos théâtres sont régis constitutionnellement, nos directeurs règnent et ne gouvernent pas, suivant la célèbre maxime parlementaire. L'impresario italien est un despote, un czar, un sultan, régnant par le droit divin dans son théâtre, n'ayant, comme les rois les plus légitimes, d'autres règles que sa propre volonté, et ne devant compte de son administration qu'à Dieu et à sa conscience.
Il est à la fois pour les artistes un exploiteur habile et un père indulgent, un maître absolu et un ami fidèle, un guide éclairé et un juge incorruptible.
C'est un homme faisant la traite des blancs pour son compte et en disposant à son gré, sans reconnaître à qui que ce soit au monde le droit de visite sur ses planches, couvrant sa marchandise de son pavillon, et défendant les droits de son pavillon avec une intrépidité tout américaine.
Au reste, l'impresario n'a pas seulement le droit pour lui, il a aussi la force. Il a à ses ordres un piquet de cavalerie et un peloton d'infanterie, un commissaire de police et un capitaine de place, des sbires, des carabiniers, des gendarmes pour envoyer immédiatement en prison les chanteurs qui s'aviseraient d'avoir des caprices et le public qui oserait siffler sans raison.
Domenico Barbaja 1er a donc régné d'une manière aussi complète et aussi absolue pendant l'espace de quarante ans. C'était un homme de taille moyenne, mais bâti en Hercule, la poitrine large, les épaules carrées, le poignet de fer. Sa tête était assez commune, et ses traits ne se piquaient pas d'une grande régularité; mais ses yeux pétillaient d'esprit, d'intelligence et de malice.
Goldoni l'avait prévu en écrivant le Bourru bienfaisant. Excellent coeur, mais les manières les plus brusques, le caractère le plus violent et le plus emporté du monde. Il est impossible de traduire dans aucune langue le dictionnaire d'injures et de gros mots dont il se servait à l'égard des artistes de son théâtre. Mais il n'en est pas un qui lui ait gardé rancune, tant ils étaient sûrs qu'au moindre succès Barbaja serait là pour les embrasser avec effusion, à la moindre chute pour les consoler avec délicatesse, à la moindre maladie pour les veiller nuit et jour avec une tendresse et un dévoûment paternels.
Parti d'un café de Milan, où il servait en qualité de garçon, il était arrivé à diriger en même temps les théâtres de Saint-Charles, de la Scala et de Vienne, à régner sans contestation et sans contrôle sur le public italien et sur le public allemand, c'est-à-dire sur deux publics dont l'un passe pour être le plus capricieux et l'autre pour être le plus difficile de l'univers. Après avoir amassé sou par sou sa fortune, Barbaja la dépensait noblement en prodigalités royales et en généreux bienfaits. Il avait un palais pour loger les artistes, une villa pour traiter ses amis, des jeux publics pour amuser tout le monde. Génie vraiment extraordinaire et instinctif, n'ayant jamais su écrire une lettre ni déchiffrer une note, et traçant avec un parfait bon sens aux poètes le plan de leurs libretti, aux compositeurs le choix de leurs morceaux; doué par Dieu de la voix la plus criarde et la plus dissonante, et formant par ses conseils les premiers chanteurs, de l'Italie; ne parlant que son patois milanais, et se faisant comprendre à merveille par les rois et par les empereurs avec lesquels il traitait de puissance à puissance.
Aussi prenait-il ses engagemens sur parole et sans jamais accepter la moindre condition. Il fallait se livrer à discrétion à Barbaja. Il avait toujours sous sa main de quoi récompenser largement et de quoi punir avec la dernière sévérité. Une ville se montrait-elle accommodante à l'endroit des décors, un public encourageait-il les débutans avec cette bienveillance qui triple les moyens d'un artiste, un gouvernement ne lésinait-il pas trop sur la subvention? ville, public, gouvernement, étaient aussitôt dans les bonnes grâces de l'impresario; il leur envoyait Rubini, la Pasta, Lablache, l'élite de sa troupe. Mais si une autre ville, au contraire, se montrait par trop exigeante, si un autre public abusait de son droit de siffler acheté à la porte, si un autre gouvernement affichait des prétentions excessives, Barbaja leur lâchait le rebut de ses chanteurs, ses chiens, comme il les appelait par une expression énergique; leur faisait écorcher les oreilles pendant une entière saison, et écoutait les plaintes et les sifflets des patiens avec le même sang-froid qu'un empereur romain assistant au spectacle du cirque.
Il fallait voir le noble imprésario assis dans sa belle loge d'avant-scène, en face du roi, un soir de première représentation, grave, impassible, se tournant tantôt vers les acteurs, tantôt vers le public. Si c'était l'artiste qui bronchait, Barbaja était le premier à l'immoler avec une sévérité digne de Brutus, en lui jetant un: «Can de Dio!» qui faisait trembler la salle. Si, au contraire, c'était le public qui avait tort, Barbaja se redressait comme une vipère, et lui lançait à pleine voix un: «Fioli d'una vacea, voulez-vous vous taire vous ne méritez que de la canaille!» Si c'était le roi par hasard qui manquait d'applaudir à temps, Barbaja se contentait de hausser les épaules et sortait en grommelant de sa loge.
Barbaja ne se fiait à personne du soin de former sa troupe; il avait pour principe d'engager le moins possible les artistes connus, parce qu'une réputation arrivée à son apogée ne pouvait plus que décroître, et qu'avec des talens célèbres il y avait plus à perdre qu'à gagner. Il aimait mieux les créer lui-même, et commençait d'ordinaire ses expériences in anima vili.
Voici sa manière de procéder:
Il sortait par une belle matinée de mai ou de septembre, et se faisait conduire par son cocher dans les environs de Naples. Arrivé à la campagne, il descendait de sa calèche, congédiait ses gens, et s'acheminait seul et à pied à la recherche de l'ut de poitrine. S'il rencontrait un paysan assez beau, assez bien tourné et assez paresseux pour faire un ténor, il s'approchait de lui amicalement, lui posait la main sur l'épaule, et engageait la conversation à peu près en ces termes:
—Eh bien! mon ami, le travail nous fatigue un peu, n'est-ce pas? Nous n'avons pas la force de lever la bêche?
—Je me reposais, eccellenza.
—Connu! connu! le paysan napolitain se repose toujours.
—C'est qu'il fait une chaleur étouffante. Et puis la terre est si dure!
—Je parie que tu dois avoir une belle voix; je ne connais rien qui soulage et qui donne des forces comme un peu de musique; si tu me chantais une chanson?
—Moi, monsieur! Je n'ai jamais chanté de ma vie.
—Raison de plus; tu auras la voix plus fraîche.
—Vous voulez plaisanter!
—Non, je veux t'entendre.
—Et qu'est-ce que je gagnerai à me faire entendre de vous?
—Mais peut-être que si ta voix me plaît tu ne travailleras plus, je te prendrai avec moi.
—Pour domestique?
—Mieux que cela.
—Pour cuisinier?
—Mieux, te dis-je.
—Et pourquoi donc? demandait alors le paysan avec quelque défiance.
—Qu'est-ce que ça te fait? chante toujours.
—Bien fort?
—De tous tes poumons, et surtout ouvre bien la bouche.
Si le malheureux n'avait qu'une voix de baryton ou de basse-taille, l'impresario tournait lestement sur ses talons en lui laissant quelque maxime bien consolante sur l'amour du travail et le bonheur de la vie champêtre; mais s'il était assez heureux dans sa journée pour mettre la main sur un ténor, il l'emmenait avec lui et le faisait monter… derrière sa voiture.
Il ne gâtait pas les artistes, celui-là.
S'agissait-il d'engager un homme:—Qu'est-ce qu'il te faut, mon garçon? lui demandait Barbaja de sa voix brusque et de son ton bourru; tu auras assez de cinquante francs par mois pour commencer. Des souliers pour te chausser, un habit pour te couvrir, du macaroni pour te régaler, que demandes-tu davantage? Sois grand artiste d'abord, et ensuite tu me feras la loi comme je te la fais maintenant. Hélas! ce temps ne viendra que trop tôt; tu as une belle voix, et la preuve c'est que je t'ai engagé; tu as de l'intelligence et la preuve c'est que tu voudrais me voler. Attends donc, cher ami, le bien te viendra en chantant. Si je te donnais beaucoup d'argent tout de suite, tu ferais le beau, tu te griserais tous les jours, et tu perdrais ta voix au bout de trois semaines.
Avec les femmes, le raisonnement était beaucoup plus court et plus simple:
—Chère enfant, je ne te donnerai pas un sou; c'est toi, au contraire, qui dois me payer. Je t'offre les moyens de montrer au public tout ce que tu possèdes d'agrémens naturels. Tu es jolie; si tu as du talent, tu arriveras bien vite; si tu n'en as pas, tu arriveras plus vite encore. Crois-moi, tu m'en remercieras plus tard lorsque tu auras acquis un peu plus d'expérience. Si tu étais déjà riche à tes débuts, tu épouserais un choriste qui te battrait ou un prince qui te réduirait à la misère.
Convaincus par une logique aussi entraînante, les artistes s'engageaient pour cinquante francs par mois; mais il arrivait le plus souvent qu'après le premier trimestre ils devaient six mille francs à un usurier. Alors Barbaja, pour ne pas les faire aller en prison, payait leurs dettes, et le compte était soldé.
Pendant mon séjour à Naples, on racontait plusieurs anecdotes sur le grand impresario, qui peignent l'homme tout entier et donnent une exacte mesure de ses connaissances en musique.
Je ne sais plus quel marquis napolitain, dont l'influence était grande à la cour, lui avait recommandé une jeune fille comme ayant pour le théâtre la vocation la plus décidée et annonçant le plus bel avenir. Barbaja fit une moue très significative et enfonça ses deux mains dans les poches de sa veste de nankin, attitude qu'il prenait habituellement quand il ne pouvait pas donner un libre cours à sa colère.
—Vous verrez, mon cher, répliqua le marquis avec un air de suffisance qui échauffait de plus en plus la bile du terrible impresario, c'est un véritable prodige!
—Bien, bien! qu'elle vienne demain à midi.
Le lendemain, à l'heure dite, la débutante met sa plus belle robe, prend ses cahiers, et, flanquée de l'éternelle mère que vous connaissez, se présente au palais de Barbaja.
Le directeur de l'orchestre était déjà au piano, Barbaja se promenait de long en large dans son salon.
—Signor impresario, dit la vieille femme après une profonde révérence, il est du devoir d'une mère, devoir religieux et sacré, de vous avertir que cette pauvre enfant, étant pure comme le cristal, et timide comme une colombe…
—Nous commençons mal, interrompit brusquement Barbaja; au théâtre il faut être effrontée.
—Ce n'est pas cependant que je veuille entendre, reprend la mère de sa voix la plus mielleuse…
Mais l'impresario, lui tournant le dos, s'approcha de la jeune fille et lui dit d'un ton passablement impatienté:—Voyons, ma chère, que veux-tu me chanter?
Il aurait tutoyé la reine en personne.
—Monsieur, balbutie la débutante, devenue rouge jusqu'au blanc des yeux, j'ai la prière de Norma…
—Comment, malheureuse! s'écrie Barbaja d'une voix tonnante; après la
Ronzi, oserais-tu aborder la prière de Norma? Quelle audace!
—Je chanterai, si vous le préférez, la cavatine du Barbier.
—La cavatine du Barbier! après la Fodor! Quelle indignité!
—Pardon, monsieur, dit la jeune fille en tremblant; j'essaierai la romance du Saule.
—La romance du Saule! après la Malibran! Quelle profanation!
—Alors il ne me reste plus que des solféges, reprend la pauvre débutante presque en sanglotant.
—A la bonne heure! Va pour les solféges!
La jeune fille essuie ses larmes, la mère lui glisse à l'oreille un mot de consolation, l'accompagnateur l'encourage; bref, elle s'en tire à merveille. Jamais solféges n'avaient été mieux exécutés.
La physionomie de Barbaja s'éclaircit, son front se déride, un sourire de satisfaction erre sur ses lèvres.
—Eh bien, monsieur! s'écrie la mère dans la plus grande anxiété, que pensez-vous de ma fille?
—Eh, madame! la voix n'est pas mauvaise, mais du diable si j'ai pu comprendre un seul mot.
Une autre fois (on était en plein hiver) on répétait un opéra nouveau, et les chanteurs chargés des premiers rôles, désolés de quitter leur édredon, étaient toujours en retard. Barbaja, furieux, avait juré la veille de mettre à l'amende le premier qui ne se trouverait pas à l'heure, fût-ce le ténor ou la prima donna elle-même, pour faire un exemple.
La répétition commence, Barbaja s'éloigne un peu vers le fond d'une coulisse pour gronder le machiniste; tout à coup les voix se taisent, l'orchestre s'arrête, on attend quelqu'un.
—Qu'y a-t-il? s'écrie l'impresario en se précipitant vers la rampe.
—Rien, monsieur, répond le premier violon.
—Qu'est-ce qui manque? Je veux le savoir.
—Il manque un ré.
—A l'amende.
Tout cela n'empêche pas que Domenico Barbaja n'ait créé Lablache,
Tamburini, Rubini, Donzelli, la Colbron, la Pasta, la Fodor,
Donizetti, Bellini, Rossini lui-même; oui, le grand Rossini.
Les plus grands chefs-d'oeuvre du maître souverain ont été composés pour Barbaja, et Dieu seul peut savoir ce qu'il en a coûté au pauvre impresario de prières, de violences et de ruses pour forcer au travail le génie le plus libre, le plus insouciant et le plus heureux qui ait jamais plané sur le beau ciel de l'Italie.
J'en citerai un exemple qui caractérise parfaitement l'imprésario et le compositeur.
V
Otello.
Rossini venait d'arriver à Naples, précédé déjà par une grande réputation. La première personne qu'il rencontra en descendant de voiture fut, comme on s'en doute bien, l'impresario de Saint-Charles. Barbaja alla au devant du maestro les bras et le coeur ouverts, et, sans lui donner le temps de faire un pas ni de prononcer une parole:
—Je viens, lui dit-il, te faire trois offres, et j'espère que tu ne refuseras aucune des trois.
—J'écoute, répondit Rossini avec ce fin sourire que vous savez.
—Je t'offre mon hôtel pour toi et pour tes gens.
—J'accepte.
—Je t'offre ma table pour toi et pour tes amis.
—J'accepte.
—Je t'offre d'écrire un opéra nouveau pour moi et pour mon théâtre.
—Je n'accepte plus.
—Comment! tu refuses de travailler pour moi?
—Ni pour vous ni pour personne. Je ne veux plus faire de musique.
—Tu es fou, mon cher.
—C'est comme j'ai l'honneur de vous le dire.
—Et que viens-tu faire à Naples?
—Je viens manger des macaroni et prendre des glaces. C'est ma passion.
—Je te ferai préparer des glaces par mon limonadier, qui est le premier de Toledo, et je te ferai moi-même des macaroni dont tu me diras des nouvelles.
—Diable! cela devient grave.
—Mais tu me donneras un opéra en échange.
—Nous verrons.
—Prends un mois, deux mois, six mois, tout le temps que tu désires.
—Va pour six mois.
—C'est convenu.
—Allons souper.
Dès le soir même, le palais de Barbaja fut mis à la disposition de Rossini; le propriétaire s'éclipsa complètement, et le célèbre maestro put se regarder comme étant chez lui, dans la plus stricte acception du mot. Tous les amis ou même les simples connaissances qu'il rencontrait en se promenant étaient invités sans façon à la table de Barbaja, dont Rossini faisait les honneurs avec une aisance parfaite. Quelquefois ce dernier se plaignait de ne pas avoir trouvé assez d'amis pour les convier aux festins de son hôte: à peine s'il avait pu en réunir, malgré toutes les avances du monde, douze ou quinze. C'étaient les mauvais jours.
Quant à Barbaja, fidèle au rôle de cuisinier qu'il s'était imposé, il inventait tous les jours un nouveau mets, vidait les bouteilles les plus anciennes de sa cave, et fêtait tous les inconnus qu'il plaisait à Rossini de lui amener, comme s'ils avaient été les meilleurs amis de son père. Seulement, vers la fin du repas, d'un air dégagé, avec une adresse infinie et le sourire à la bouche, il glissait entre la poire et le fromage quelques mots sur l'opéra qu'il s'était fait promettre et sur l'éclatant succès qui ne pouvait lui manquer.
Mais, quelque précaution oratoire qu'employât l'honnête impresario pour rappeler à son hôte la dette qu'il avait contractée, ce peu de mots tombés du bout de ses lèvres produisait sur le maestro le même effet que les trois paroles terribles du festin de Balthazar. C'est pourquoi Barbaja, dont la présence avait été tolérée jusque alors, fut prié poliment par Rossini de ne plus paraître au dessert.
Cependant les mois s'écoulaient, le libretto était fini depuis long-temps, et rien n'annonçait encore que le compositeur se fût décidé à se mettre à l'ouvrage. Aux dîners succédaient les promenades, aux promenades les parties de campagne. La chasse, la pêche, l'équitation se partageaient les loisirs du noble maître; mais il n'était pas question de la moindre note. Barbaja éprouvait vingt fois par jour des accès de fureur, des crispations nerveuses, des envies irrésistibles de faire un éclat. Il se contenait néanmoins, car personne plus que lui n'avait foi dans l'incomparable génie de Rossini.
Barbaja garda le silence pendant cinq mois avec la résignation la plus exemplaire. Mais le matin du premier jour du sixième mois, voyant qu'il n'y avait plus de temps à perdre ni de ménagemens à garder, il tira le maestro à l'écart et entama l'entretien suivant:
—Ah ça! mon cher, sais-tu qu'il ne manque plus que vingt-neuf jours pour l'époque fixée?
—Quelle époque? dit Rossini avec l'ébahissement d'un homme à qui on adresserait une question incompréhensible en le prenant pour un autre.
—Le 30 mai.
—Le 30 mai!
Même pantomime.
—Ne m'as-tu pas promis un opéra nouveau qu'on doit jouer ce jour-là?
—Ah! j'ai promis?
—Il ne s'agit pas ici de faire l'étonné! s'écria l'impresario, dont la patience est à bout; j'ai attendu le délai de rigueur, comptant sur ton génie et sur l'extrême facilité de travail que Dieu t'a accordée. Maintenant il m'est impossible de plus attendre: il me faut mon opéra.
—Ne pourrait-on pas arranger quelque opéra ancien en changeant le titre?
—Y penses-tu? Et les artistes qui sont engagés exprès pour jouer dans un opéra nouveau?
—Vous les mettrez à l'amende.
—Et le public?
—Vous fermerez le théâtre.
—Et le roi?
—Vous donnerez votre démission.
—Tout cela est vrai jusqu'à un certain point. Mais si ni les artistes, ni le public, ni le roi lui-même ne peuvent me forcer à tenir ma promesse, j'ai donné ma parole, monsieur, et Domenico Barbaja n'a jamais manqué à sa parole d'honneur.
—Alors c'est différent.
—Ainsi, tu me promets de commencer demain.
—Demain, c'est impossible, j'ai une partie de pêche au Fusaro.
—C'est bien, dit Barbaja, enfonçant ses mains dans ses poches, n'en parlons plus. Je verrai quel parti il me reste à prendre.
Et il s'éloigna sans ajouter un mot.
Le soir, Rossini soupa de bon appétit, et fit honneur à la table de l'impresario en homme qui avait parfaitement oublié la discussion du matin. En se retirant, il recommanda bien à son domestique de le réveiller au point du jour et de lui tenir prête une barque pour le Fusaro. Après quoi il s'endormit du sommeil du juste.
Le lendemain, midi sonnait aux cinq cents cloches que possède la bienheureuse ville de Naples, et le domestique de Rossini n'était pas encore monté chez son maître; le soleil dardait ses rayons à travers les persiennes. Rossini, réveillé en sursaut, se leva sur son séant, se frotta les yeux et sonna: le cordon de la sonnette resta dans sa main.
Il appela par la croisée qui donnait sur la cour: le palais demeura muet comme un sérail.
Il secoua la porte de sa chambre: la porte résista à ses secousses, elle était murée au dehors!
Alors Rossini, revenant à la croisée, se mit à hurler au secours, à la trahison, au guet-apens! Il n'eut pas même la consolation que l'écho répondit à ses plaintes, le palais de Barbaja étant le bâtiment le plus sourd qui existe sur le globe.
Il ne lui restait qu'une ressource, c'était de sauter du quatrième étage; mais il faut dire, à la louange de Rossini, que cette idée ne lui vint pas un instant à la tête.
Au bout d'une bonne heure, Barbaja montra son bonnet de coton à une croisée du troisième. Rossini, qui n'avait pas quitté sa fenêtre, eut envie de lui lancer une tuile; il se contenta de l'accabler d'imprécations.
—Désirez-vous quelque chose? lui demanda l'impresario d'un ton patelin.
—Je veux sortir à l'instant même.
—Vous sortirez quand votre opéra sera fini.
—Mais c'est une séquestration arbitraire.
—Arbitraire tant que vous voudrez; mais il me faut mon opéra.
—Je m'en plaindrai à tous les artistes, et nous verrons.
—Je les mettrai à l'amende.
—J'en informerai le public.
—Je fermerai le théâtre.
—J'irai jusqu'au roi.
—Je donnerai ma démission.
Rossini s'aperçut qu'il était pris dans ses propres filets. Aussi, en homme supérieur, changeant tout à coup de ton et de manières, demanda-t-il d'une voix calme:
—J'accepte la plaisanterie, et je ne m'en fâche pas; mais puis-je savoir quand me sera rendue ma liberté?
—Quand la dernière scène de l'opéra me sera remise, répondit Barbaja en ôtant son bonnet.
—C'est bien: envoyez ce soir chercher l'ouverture.
Le soir, on remit ponctuellement à Barbaja un cahier de musique sur lequel était écrit en grandes lettres: Ouverture d'Otello.
Le salon de Barbaja était rempli de célébrités musicales au moment où il reçut le premier envoi de son prisonnier. On se mit sur-le-champ au piano, on déchiffra le nouveau chef-d'oeuvre, et on conclut que Rossini n'était pas un homme, et que, semblable à Dieu, il créait sans travail et sans effort, par le seul acte de sa volonté. Barbaja, que le bonheur rendait presque fou, arracha le morceau des mains des admirateurs et l'envoya à la copisterie. Le lendemain il reçut un nouveau cahier sur lequel on lisait: Le premier acte d'Otello; ce nouveau cahier fut envoyé également aux copistes, qui s'acquittaient de leur devoir avec cette obéissance muette et passive à laquelle Barbaja les avait habitués. Au bout de trois jours, la partition d'Otello avait été livrée et copiée.
L'impresario ne se possédait pas de joie; il se jeta au cou de Rossini, lui fit les excuses les plus touchantes et les plus sincères pour le stratagème qu'il avait été forcé d'employer, et le pria d'achever son oeuvre en assistant aux répétitions.
—Je passerai moi-même chez les artistes, répondit Rossini d'un ton dégagé, et je leur ferai répéter leur rôle. Quant à ces messieurs de l'orchestre, j'aurai l'honneur de les recevoir chez moi!
—Eh bien! mon cher, tu peux t'entendre avec eux. Ma présence n'est pas nécessaire, et j'admirerai ton chef-d'oeuvre à la répétition générale. Encore une fois, je te prie de me pardonner la manière dont j'ai agi.
—Pas un mot de plus sur cela, ou je me fâche.
—Ainsi, à la répétition générale?
—A la répétition générale.
Le jour de la répétition générale arriva enfin: c'était la veille de ce fameux 30 mai qui avait coûté tant de transes à Barbaja. Les chanteurs étaient à leur poste, les musiciens prirent place à l'orchestre, Rossini s'assit au piano.
Quelques dames élégantes et quelques hommes privilégiés occupaient les loges d'avant-scène. Barbaja, radieux et triomphant, se frottait les mains et se promenait en sifflotant sur son théâtre.
On joua d'abord l'ouverture. Des applaudissemens frénétiques ébranlèrent les voûtes de Saint-Charles. Rossini se leva et salua.
—Bravo! cria Barbaja. Passons à la cavatine du ténor.
Rossini se rassit à son piano, tout le monde fit silence, le premier violon leva l'archet, et on recommença à jouer l'ouverture. Les mêmes applaudissemens, plus enthousiastes encore, s'il était possible, éclatèrent à la fin du morceau.
Rossini se leva et salua.
—Bravo! bravo! répéta Barbaja. Passons maintenant à la cavatine.
L'orchestre se mit à jouer pour la troisième fois l'ouverture.
—Ah ça! s'écria Barbaja exaspéré, tout cela est charmant, mais nous n'avons pas le temps de rester là jusqu'à demain. Arrivez à la cavatine.
Mais, malgré l'injonction de l'imprésario, l'orchestre n'en continuât pas moins la même ouverture. Barbaja s'élança sur le premier violon, et, le prenant au collet, lui cria à l'oreille:
—Mais que diable avez-vous donc à jouer la même chose depuis une heure?
—Dame! dit le violon avec un flegme qui eût fait honneur à un
Allemand, nous jouons ce qu'on nous a donné.
—Mais tournez donc le feuillet, imbéciles!
—Nous avons beau tourner, il n'y a que l'ouverture.
—Comment! il n'y a que l'ouverture! s'écria l'impresario en pâlissant: c'est donc une atroce mystification?
Rossini se leva et salua.
Mais Barbaja était retombé sur un fauteuil sans mouvement. La prima donna, le ténor, tout le monde s'empressait autour de lui. Un moment on le crut frappé par une apoplexie foudroyante.
Rossini, désolé que la plaisanterie prit une tournure aussi sérieuse, s'approche de lui avec une réelle inquiétude.
Mais à sa vue, Barbaja, bondissant comme un lion, se prit à hurler de plus belle.
—Va-t'en d'ici, traître, ou je me porte à quelque excès!
—Voyons, voyons, dit Rossini en souriant, n'y a-t-il pas quelque remède?
—Quel remède, bourreau! C'est demain le jour de la première représentation.
—Si la prima donna se trouvait indisposée? murmura Rossini tout bas à l'oreille de l'impresario.
—Impossible, lui répondit celui-ci du même ton; elle ne voudra jamais attirer sur elle la vengeance et les citrons du public.
—Si vous vouliez la prier un peu?
—Ce serait inutile. Tu ne connais pas la Colbron.
—Je vous croyais au mieux avec elle.
—Raison de plus.
—Voulez-vous me permettre d'essayer, moi?
—Fais tout ce que tu voudras; mais je t'avertis que c'est du temps perdu.
—Peut-être.
Le jour suivant, on lisait sur l'affiche de Saint-Charles que la première représentation d'Otello était remise par l'indisposition de la prima donna.
Huit jours après on jouait Otello.
Le monde entier connaît aujourd'hui cet opéra; nous n'avons rien à ajouter. Huit jours avaient suffi à Rossini pour faire oublier le chef-d'oeuvre de Shakespeare.
Après la chute du rideau, Barbaja, pleurant d'émotion, cherchait partout le maître pour le presser sur son coeur; mais Rossini, cédant sans doute à cette modestie qui va si bien aux triomphateurs, s'était dérobé à l'ovation de la foule.
Le lendemain, Domenico Barbaja sonna son souffleur, qui remplissait auprès de lui les fonctions de valet de chambre, impatient qu'il était, le digne imprésario, de présenter à son hôte les félicitations de la veille.
Le souffleur entra.
—Va prier Rossini de descendre chez moi, lui dit Barbaja.
—Rossini est parti, répondit le souffleur.
—Comment! parti?
—Parti pour Bologne au point du jour.
—Parti sans rien me dire!
—Si fait, monsieur, il vous a laissé ses adieux.
—Alors va prier la Colbron de me permettre de monter chez elle.
—La Colbron?
—Oui, la Colbron; es-tu sourd ce matin?
—Faites excuse, mais la Colbron est partie.
—Impossible!
—Ils sont partis dans la même voiture.
—La malheureuse! elle me quitte pour devenir la maîtresse de Rossini.
—Pardon, monsieur, elle est sa femme.
—Je suis vengé! dit Barbaja.
VI
Forcella.
De même que Chiaja est la rue des étrangers et de l'aristocratie, de même que Toledo est la rue des flâneurs et des boutiques, Forcella est la rue des avocats et des plaideurs.
Cette rue ressemble beaucoup, pour la population qui la parcourt, à la galerie du Palais-de-Justice, à Paris, qu'on appelle salle des Pas-Perdus, si ce n'est que les avocats y sont encore plus loquaces et les plaideurs râpés.
C'est que les procès durent à Naples trois fois plus long-temps qu'ils ne durent à Paris.
Le jour où nous la traversions, il y avait encombrement; nous fûmes forcés de descendre de notre corricolo pour continuer notre route à pied, et nous allions à force de coups de coude parvenir à traverser cette foule lorsque nous nous avisâmes de demander quelle cause la rassemblait: on nous répondit qu'il y avait procès entre la confrérie des pèlerins et don Philippe Villani. Nous demandâmes quelle était la cause du procès: on nous répondit que le défendeur, s'étant fait enterrer quelques jours auparavant aux frais de la confrérie des pèlerins, venait d'être assigné afin de prouver légalement qu'il était mort. Comme on le voit, le procès était assez original pour attirer une certaine affluence. Nous demandâmes à Francesco ce que c'était que don Philippe Villani. En ce moment, il nous montra un individu qui passait tout courant.
—Le voici, nous dit-il.
—Celui qu'on a enterré il y a huit jours?
—Lui-même.
—Mais comment cela se fait-il?
—Il sera ressuscité.
—Il est donc sorcier?
—C'est le neveu de Cagliostro.
En effet, grâce à la filiation authentique qui le rattache à son illustre aïeul, et à une série de tours de magie plus ou moins drôles, don Philippe était parvenu à accréditer à Naples le bruit qu'il était sorcier.
On lui faisait tort: don Philippe Villani était mieux qu'un sorcier, C'était un type: don Philippe Villani était le Robert Macaire napolitain. Seulement l'industriel napolitain a une grande supériorité sur l'industriel français; notre Robert Macaire à nous est un personnage d'invention, une fiction sociale, un mythe philosophique, tandis que le Robert Macaire ultramontain est un personnage de chair et d'os, une individualité palpable, une excentricité visible.
Don Philippe est un homme de trente-cinq à quarante ans, aux cheveux noirs, aux yeux ardens, à la figure mobile, à la voix stridente, aux gestes rapides et multipliés; don Philippe a tout appris et sait un peu de tout; il sait un peu de droit, un peu de médecine, un peu de chimie, un peu de mathématiques, un peu d'astronomie; ce qui fait qu'en se comparant à tout ce qui l'entourait, il s'est trouvé fort supérieur à la société et a résolu de vivre par conséquent aux dépens de la société.
Don Philippe avait vingt ans lorsque son père mourut: il lui laissait tout juste assez d'argent pour faire quelques dettes. Don Philippe eut le soin d'emprunter avant d'être ruiné toute fait, de sorte que ses premières lettres de change furent scrupuleusement payées: il s'agissait d'établir son crédit. Mais toute chose a sa fin dans ce monde; un jour vint où don Philippe ne se trouva pas chez lui au moment de l'échéance: on y revint le lendemain matin, il était déjà sorti; on y revint le soir, il n'était pas encore rentré. La lettre de change fut protestée. Il en résulta que don Philippe fut obligé de passer des mains des banquiers aux mains des escompteurs, et qu'au lieu de payer six du cent, il paya douze.
Au bout de quatre ans, don Philippe avait usé les escompteurs comme il avait usé les banquiers; il fut donc obligé de passer des mains des escompteurs aux mains des usuriers. Ce nouveau mouvement s'accomplit sans secousse sensible, si ce n'est qu'au lieu de payer douze pour cent, don Philippe fut obligé de payer cinquante. Mais cela importait peu à don Philippe, qui commençait à ne plus payer du tout. Il en résulta qu'au bout de deux ans encore don Philippe, qui éprouvait le besoin d'une somme de mille écus, eut grand'peine à trouver un juif qui consentit à la lui prêter à cent cinquante pour cent. Enfin, après une foule de négociations dans lesquelles don Philippe eut à mettre au jour toutes les ressources inventives que le ciel lui avait données, le descendant d'Isaac se présenta chez don Philippe avec sa lettre de change toute préparée; elle portait obligation d'une somme de neuf mille francs: le juif en apportait trois mille; il n'y avait rien à dire, c'était la chose convenue.
Don Philippe prit la lettre de change, jeta un coup d'oeil rapide dessus, étendit négligemment la main vers sa plume, fit semblant de la tremper dans l'encrier, apposa son acceptation et sa signature au bas de l'obligation, passa sur l'encre humide une couche de sable bleu, et remit au juif la lettre de change toute ouverte.
Le juif jeta les yeux sur le papier; l'acceptation et la signature étaient d'une grosse écriture fort lisible; le juif inclina donc la tête d'un air satisfait, plia la lettre de change et l'introduisit dans un vieux portefeuille où elle devait rester jusqu'à l'échéance, la signature de don Philippe ayant depuis long-temps cessé d'avoir cours sur la place.
A l'échéance du billet, le juif se présente chez don Philippe. Contre son habitude, don Philippe était à la maison. Contre l'attente du juif, il était visible. Le juif fut introduit.
—Monsieur, dit le juif en saluant profondément son débiteur, vous n'avez point oublié, j'espère, que c'est aujourd'hui l'échéance de notre petite lettre de change.
—Non, mon cher monsieur Félix, répondit don Philippe. Le juif s'appelai Félix.
—En ce cas, dit le juif, j'espère que vous avez eu la précaution de vous mettre en règle?
—Je n'y ai pas pensé un seul instant.
—Mais alors vous savez que je vais vous poursuivre?
—Poursuivez.
—Vous n'ignorez pas que la lettre de change entraîne la prise de corps?
—Je le sais.
—Et, afin que vous ne prétextiez cause d'ignorance, je vous préviens que, de ce pas, je vais vous faire assigner.
—Faites.
Le juif s'en alla en grommelant, et fit assigner don Philippe à huitaine.
Don Philippe se présenta au tribunal.
Le juif exposa sa demande.
—Reconnaissez-vous la dette? demanda le juge.
—Non seulement je ne la reconnais pas, répondit don Philippe, mais je ne sais pas même ce que monsieur veut dire.
—Faites passer votre titre au tribunal, dit le juge au demandeur.
Le juif tira de son portefeuille la lettre de change souscrite par don
Philippe et la passa toute pliée au juge.
Le juge la déplia; puis, jetant un coup d'oeil dessus:
—Oui, dit-il, voilà bien une lettre de change, mais je n'y vois ni acceptation ni signature.
—Comment! s'écria le juif en pâlissant.
—Lisez vous-même, dit le juge.
Et il rendit la lettre de change au demandeur.
Le juif faillit tomber à la renverse. L'acceptation et la signature avaient effectivement disparu comme par magie.
—Infâme brigand! s'écria le juif en se retournant vers don Philippe.
Tu me paieras celle-là.
—Pardon, mon cher monsieur Félix, vous vous trompez, c'est vous qui me la paierez au contraire. Puis se tournant vers le juge:
—Excellence, lui dit-il, nous vous demandons acte que nous venons d'être insulté en face du tribunal, sans motif aucun.
—Nous vous l'accordons, dit le juge.
Muni de son acte, don Philippe attaqua le juif en diffamation, et comme l'insulte avait été publique, le jugement ne se fit pas attendre.
Le juif fut condamné à trois mois de prison et à mille écus d'amende.
Maintenant expliquons le miracle.
Au lieu de tremper sa plume dans l'encre, don Philippe l'avait purement et simplement trempée dans sa bouche et avait écrit avec sa salive. Puis, sur l'écriture humide, il avait passé du sable bleu. Le sable avait tracé les lettres; mais, la salive séchée, le sable était parti et avec lui l'acceptation et la signature.
Don Philippe gagna six mille francs à ce petit tour de passe-passe, mais il y perdit le reste de son crédit; il est vrai que le reste de son crédit ne lui eût probablement pas rapporté six mille francs.
Mais si bien qu'on ménage mille écus, ils ne peuvent pas éternellement durer; d'ailleurs, don Philippe avait une assez grande foi dans son génie pour ne point pousser l'économie jusqu'à l'avarice. Il essaya de négocier un nouvel emprunt, mais l'affaire du pauvre Félix avait fait grand bruit, et, quoique personne ne plaignit le juif, chacun éprouvait une répugnance marquée à traiter avec un escamoteur assez habile pour effacer sa signature dans la poche de son créancier.
Sur ces entrefaites, on arriva au commencement d'avril. Le 4 mai est l'époque des déménagemens à Naples: don Philippe devait deux termes à son propriétaire, lequel lui fit signifier que s'il ne payait pas ces deux termes dans les vingt-quatre heures, il allait, par avance et en se pourvoyant devant le juge, se mettre en situation de le renvoyer à la fin du troisième.
Le troisième arriva, et, comme don Philippe ne paya point, on saisit et l'on vendit les meubles, à l'exception de son lit et de celui d'une vieille domestique de la famille qui n'avait pas voulu le quitter et qui partageait toutes les vicissitudes de sa fortune. La veille du jour où il devait quitter la maison, il se mit en quête d'un autre logement. Ce n'était pas chose facile à trouver: don Philippe commençait à être fort connu sur le pavé de Naples. Désespérant donc de trouver un propriétaire avec qui traiter à l'amiable, il résolut de faire son affaire par force ou par surprise.
Il connaissait une maison que son propriétaire, vieil avare, laissait tomber en ruines plutôt que de la faire réparer. Dans tout autre temps, cette maison lui eût paru fort indigne de lui; mais don Philippe était devenu facile dans la fortune adverse. Il s'assura pendant la journée que la maison n'était point habitée, et, lorsque la nuit fut venue, il déménagea avec sa vieille servante, chacun portant son lit, et s'achemina vers son nouveau domicile. La porte était close, mais une fenêtre était ouverte; il passa par la fenêtre, alla ouvrir la porte à sa compagne, choisit la meilleure chambre, l'invita à choisir après lui, et une heure après tous deux étaient installés.
Quelques jours après, le vieil avare, en visitant sa maison, la trouva habitée. C'était une bonne fortune pour lui: depuis deux ou trois années elle était dans un tel état de délabrement qu'il ne pouvait plus la louer à personne; il se retira donc sans mot dire; seulement, il fit constater l'occupation par deux voisins.
Le jour du terme, don Bernardo se présenta, cette attestation à la main, et après force révérences:—Monsieur, lui dit-il, je viens réclamer l'argent que vous avez bien voulu me devoir, en me faisant l'agréable surprise de venir loger chez moi sans m'en prévenir.
—Mon cher, mon estimable ami, lui répondit don Philippe en lui serrant la main avec effusion, informez-vous partout où j'ai demeuré si j'ai jamais payé mon loyer; et si vous trouvez dans tout Naples un propriétaire qui vous réponde affirmativement, je consens à vous donner le double de ce que vous prétendez que je vous dois, aussi vrai que je m'appelle don Philippe Villani.
Don Philippe se vantait, mais il y a des momens où il faut savoir mentir pour intimider l'ennemi.
A ce nom redouté, le propriétaire pâlit. Jusque-là il avait ignoré quel illustre personnage il avait eu l'honneur de loger chez lui. Les bruits de magie qui s'étaient répandus sur le compte de don Philippe se présentaient à son esprit, et il se crut non seulement ruiné pour avoir hébergé un locataire insolvable, mais encore damné pour avoir frayé avec un sorcier.
Don Bernardo se retira pour réfléchir à la résolution qu'il devait prendre. S'il eût été le diable boiteux, il eût enlevé le toit; il n'était qu'un pauvre diable, il se décida à le laisser tomber, ce qui ne pouvait, au reste, entraîner de longs retards, vu l'état de dégradation de la maison. C'était justement dans la saison pluvieuse, et quand il pleut à Naples on sait avec quelle libéralité le Seigneur donne l'eau; le propriétaire se présenta de nouveau au seuil de la maison.
Comme nos premiers pères poursuivis par la vengeance de Dieu, à laquelle ils cherchaient à échapper, don Philippe s'était retiré de chambre en chambre devant le déluge. Le propriétaire crut donc, au premier abord, qu'il avait pris le parti de décamper, mais son illusion fut courte. Bientôt, guidé par la voix de son locataire, il pénétra dans un petit cabinet un peu plus imperméable que le reste de la maison, et le trouva sur son lit tenant d'une main son parapluie ouvert, de l'autre main un livre, et déclamant à tue-tête les vers d'Horace: Impavidum ferient ruinæ!
Le propriétaire s'arrêta un instant immobile et muet devant l'enthousiaste résignation de son hôte, puis enfin, retrouvant la parole:
—Vous ne voulez donc pas vous en aller? demanda-t-il faiblement et d'une voix consternée:
—Écoutez-moi, mon brave ami, écoutez-moi, mon digne propriétaire, dit don Philippe en fermant son livre. Pour me chasser d'ici, il faut me faire un procès; c'est évident: nous n'avons pas de bail, et j'ai la possession. Or, je me laisserai juger par défaut: un mois, je formerai opposition au jugement: autre mois; vous me réassignerez: troisième mois; j'interjetterai appel: quatrième mois; vous obtiendrez un second jugement: cinquième mois; je me pourvoirai en cassation: sixième mois. Vous voyez qu'en allongeant tant soit peu la chose, car je cote au plus bas, c'est une année de perdue, plus les frais.
—Comment les frais! s'écria le propriétaire; c'est vous qui serez condamné aux frais.
—Sans doute, c'est moi qui serai condamné aux frais, mais c'est vous qui les paierez, attendu que je n'ai pas le sou, et que, comme vous serez le demandeur, vous aurez été forcé de faire les avances.
—Hélas! ce n'est que trop vrai! murmura le pauvre propriétaire en poussant un profond soupir.
—C'est une affaire de six cents ducats, continua don Philippe.
—A peu près, répondit le propriétaire, qui avait rapidement calculé les honoraires des juges, des avocats et des greffiers.
—Eh bien! faisons mieux que cela, mon digne hôte, transigeons.
—Je ne demande pas mieux, voyons.
—Donnez-moi la moitié de la somme, et je sors à l'instant de ma propre volonté, et je me retire à l'amiable.
—Comment! que je vous donne trois cents ducats pour sortir de chez moi, quand c'est vous qui me devez deux termes!
—La remise de l'argent portera quittance.
—Mais c'est impossible!
—Très bien. Ce que j'en faisais, c'était pour vous obliger.
—Pour m'obliger, malheureux!
—Pas de gros mots, mon hôte; cela n'a pas réussi, vous le savez, au papa Félix.
—Eh bien! dit l'avare faisant un effort sur lui-même, eh bien! je donnerai moitié.
—Trois cents ducats, dit don Philippe, pas un grain de plus, pas un grain de moins.
—Jamais! s'écria le propriétaire.
—Prenez garde que, lorsque vous reviendrez, je ne veuille plus pour ce prix-là.
—Eh bien! je risquerai le procès, dût-il me coûter six cents ducats!
—Risquez, mon brave homme, risquez.
—Adieu; demain vous recevrez du papier marqué.
—Je l'attends.
—Allez au diable!
—Au plaisir de vous revoir.
Et tandis que don Bernardo se retirait furieux, don Philippe reprit son ode au Justum et tenacem.
VII
Suite.
Le lendemain se passa, le surlendemain se passa, la semaine se passa, et don Philippe, comme il s'y attendait, ne vit apparaître aucune sommation; loin de là, au bout de quinze jours, ce fut le propriétaire qui revint, aussi doux et aussi mielleux au retour qu'il s'était montré menaçant et terrible au départ.
—Mon cher hôte, lui dit-il, vous êtes un homme si persuasif qu'il faut en passer par où vous voulez: voici les trois cents ducats que vous avez exigés; j'espère que vous allez tenir votre promesse. Vous m'avez promis, si je vous apportais trois cents ducats, de vous en aller à l'instant, de votre propre volonté et à l'amiable.
—Si vous me les donniez le jour même; mais je vous ai dit que si vous attendiez ce serait le double. Or, vous avez attendu. Payez-moi six cents ducats, mon cher, et je me retire.
—Mais c'est une ruine!
—C'est la vingtième partie de la somme qu'on vous a offerte hier pour votre maison.
—Comment! vous savez…
—Que milord Blumfild vous en donne dix mille écus.
—Vous êtes donc sorcier?
—Je croyais que c'était connu. Payez-moi mes six cents ducats, mon cher, et je me retire.
—Jamais!
—A votre prochaine visite, ce sera douze cents.
—Eh bien! quatre cent cinquante.
—Six cents, mon hôte, six cents. Et songez que si vous n'avez pas rendu réponse demain à milord Blumfild, milord Blumfild achète la maison de votre digne confrère le papa Félix.
—Allons, dit le propriétaire tirant une plume et du papier de sa poche, faites-moi votre obligation, quoiqu'on dise que votre obligation et rien c'est la même chose.
—Comment, mon obligation! c'est ma quittance que vous voulez dire?
—Va pour votre quittance alors, et n'en parlons plus. Signez. Voici votre argent.
—Voici votre quittance.
—Maintenant, dit le propriétaire en lui montrant la porte.
—C'est juste, répondit don Philippe en s'apprêtant à se retirer…
—Mais votre domestique!
—Marie! cria don Philippe.
La vieille domestique parut.
—Marie, mon enfant, nous déménageons, dit don Philippe; prenez mon parapluie, saluez notre digne hôte et suivez-moi.
Marie prit le parapluie, fit une révérence au propriétaire, et suivit son maître.
Le lendemain, le propriétaire attendit toute la journée la visite de milord Blumfild. Il l'attendit toute la journée du surlendemain, il l'attendit toute la semaine: milord Blumfild ne parut pas. Le pauvre propriétaire visita tous les hôtels de Naples; on n'y connaissait aucun Anglais de ce nom. Seulement, un soir, en allant par hasard aux Fiorentini, don Bernardo vit un acteur qui ressemblait comme deux gouttes d'eau à son introuvable milord; il s'informa à la direction et apprit que le ménechme de sir Blumfild jouait à merveille les rôles d'Anglais. Il demanda si par hasard cet artiste n'était pas lié avec don Philippe Villani, et il apprit que non seulement ils étaient amis intimes, mais encore que l'artiste n'avait rien à refuser à l'industriel, l'industriel faisant des articles à la louange de l'artiste dans le Rat savant, seul journal littéraire qui existât dans la ville de Naples.
Grâce à cette recrudescence de fortune, don Philippe parvint à trouver un logement convenable dont il paya, pour ôter toute méfiance au propriétaire, le premier terme à l'avance. De plus, il fit l'acquisition de quelques meubles d'absolue nécessité.
Cependant six cents ducats dans les mains d'un homme à qui l'avenir appartenait d'une façon si certaine ne devaient pas durer long-temps; mais l'exactitude de ses paiemens lui avait rendu quelque crédit; et lorsque ses six cents ducats furent épuisés, il trouva moyen, sur lettre de change, d'en emprunter cent cinquante autres.
Ces cent cinquante autres s'usèrent comme les premiers; les ducats disparurent, la lettre de change resta. Il n'y a que deux choses qui ne sont jamais perdues: un bienfait et une lettre de change.
Toute lettre de change a une échéance: l'échéance de la lettre de change de don Philippe arriva, puis le créancier suivit l'échéance, puis l'huissier suivit le créancier, puis la saisie devait le surlendemain suivre le tout.
Le soir, don Philippe rentra chargé de vieilles porcelaines du plus beau Chine et du plus magnifique Japon; seulement la porcelaine était en morceaux. Il est vrai que, comme dit Jocrisse, il n'y avait pas un de ces morceaux de cassé.
Aussitôt, avec l'aide de la vielle servante, il dressa un buffet contre la porte d'entrée et sur le buffet il dressa toute sa porcelaine, puis il se coucha et attendit les événemens.
Les événemens étaient faciles à prévoir: le lendemain, à huit heures du matin, l'huissier frappa à la porte, personne ne répondit; l'huissier frappa une seconde fois, même silence; une troisième, néant.
L'huissier se retira et s'en vint requérir l'assistance d'un commissaire de police et l'aide d'un serrurier; puis tous trois revinrent sur le palier de don Philippe. L'huissier frappa aussi inutilement que la première fois; le commissaire donna au serrurier l'autorisation d'ouvrir la porte; le serrurier introduisit le rossignol dans la serrure: le pêne céda. Quelque chose cependant s'opposait encore à l'ouverture de la porte.
—Faut-il pousser? demanda l'huissier.
—Poussez! dit le commissaire. Le serrurier poussa.
Au même instant on entendit un bruit pareil à celui que ferait en tombant un étalage de marchand de bric-à-brac; puis de grandes clameurs retentirent:
—A l'aide! au secours! on me pille! on m'assassine! Je suis un homme perdu! je suis un homme ruiné! criait la voix.
Le commissaire entra, l'huissier suivit le commissaire, et le serrurier suivit l'huissier. Ils trouvèrent don Philippe qui s'arrachait les cheveux devant les morceaux de sa porcelaine multipliés à l'infini.
—Ah! malheureux que vous êtes! s'écria don Philippe en les apercevant, vous m'avez brisé pour deux mille écus de porcelaine!
C'eût été au bas prix si la porcelaine n'avait pas été brisée auparavant. Mais c'est ce qu'ignoraient le commissaire de police et l'huissier; ils se trouvaient en face des débris: le buffet était renversé, la porcelaine en morceaux; ce malheur était arrivé de leur fait, et si à la rigueur ils n'étaient légalement pas tenus d'en répondre, consciencieusement ils n'en étaient pas moins coupables.
La fausseté de leur situation s'augmenta encore du désespoir de don
Philippe.
On devine que pour le moment il ne fut pas question de saisie. Le moyen de saisir, pour une misérable somme de cent cinquante ducats, les meubles d'un homme chez qui l'on vient de briser pour deux mille écus de porcelaine!
Le commissaire et l'huissier essayèrent de consoler don Philippe, mais don Philippe était inconsolable, non pas précisément pour la valeur de la porcelaine, don Philippe avait fait bien d'autres pertes et de bien plus considérables que celle-là; mais don Philippe n'était que dépositaire: le propriétaire qui était un amateur de curiosités, allait venir réclamer son dépôt; don Philippe ne pouvait le lui remettre; don Philippe était déshonoré.
Le commissaire et l'huissier se cotisèrent. L'affaire en s'ébruitant pouvait leur faire grand tort; la loi accorde à ses agens le droit de saisir les meubles, mais non celui de les briser. Ils offrirent à don Philippe une somme de trois cents ducats à titre d'indemnité, et leur influence près de son créancier pour lui faire obtenir un mois de délai à l'endroit du paiement de sa lettre de change. Don Philippe, de son côté, se montra large et grand envers l'huissier et le commissaire; la douleur réelle n'est point calculatrice; il consentit à tout sans rien discuter: le commissaire et l'huissier se retirèrent le coeur brisé de ce muet désespoir.
Le délai accordé à don Philippe s'écoula sans que, comme on s'en doute bien, le débiteur eût songé à donner un sou d'à-compte. Il en résulta qu'un matin don Philippe, en regardant attentivement par sa fenêtre ce qui se passait dans la rue, précaution dont il usait toujours lorsqu'il se sentait sous le coup d'une prise de corps, vit sa maison cernée par des gardes du commerce. Don Philippe était philosophe; il résolut de passer sa journée à méditer sur les vicissitudes humaines, et de ne plus sortir désormais que le soir. D'ailleurs, on était en plein été, et qui est-ce qui, en plein été, sort pendant le jour dans les rues de Naples, excepté les chiens et les recors? Huit jours se passèrent donc pendant lesquels les recors firent bonne, mais inutile garde.
Le neuvième jour, don Philippe se leva comme d'habitude, à dix heures du matin: don Philippe était devenu fort paresseux depuis qu'il ne sortait plus. Il regarda par la fenêtre: la rue était libre; pas un seul recors! Don Philippe connaissait trop bien l'activité de l'ennemi auquel il avait affaire pour se croire ainsi, un beau matin et sans cause, délivré de lui. Ou ses persécuteurs sont cachés pour faire croire à leur absence, et tomber sur lui au moment où, affamé d'air et de soleil, il sortira pour respirer: et le moyen serait bien faible et bien indigne d'eux et de lui! ou ils sont chez le président à solliciter une ordonnance pour l'arrêter à domicile. A peine cette idée a-t-elle traversé la tête de don Philippe, qu'il la reconnaît juste avec la sagacité du génie et s'y arrête avec la persistance de l'instinct. Le danger devient enfin digne de lui: il s'agit d'y faire face.
Don Philippe était un de ces généraux habiles qui ne risquent une bataille que lorsqu'ils sont sûrs de la gagner, mais qui, dans l'occasion, savent temporiser comme Fabius ou ruser comme Anibal. Cette fois, il ne s'agissait pas de combattre, il s'agissait de fuir; cette fois, il s'agissait de gagner une retraite inviolable; cette fois, il s'agissait d'atteindre une église, l'église étant à Naples lieu d'asile pour les voleurs, les assassins, les parricides et même pour les débiteurs.
Mais gagner une église n'était pas chose facile. L'église la plus proche était distante de six cents pas au moins. Il existe, comme nous l'avons dit, un livre intitulé: Naples sans soleil, mais il n'en existe pas qui soit intitulé: Naples sans recors.
Tout à coup une idée sublime traverse son cerveau. La veille, il a laissé sa vieille domestique un peu indisposée; il entre chez elle, la trouve au lit, s'approche d'elle et lui tâte le pouls.
—Marie, lui dit-il en secouant la tête, ma pauvre Marie, nous allons donc plus mal qu'hier?
—Non, excellence, au contraire, répond la vieille, je me sens beaucoup mieux, et j'allais me lever.
—Gardez-vous-en bien, ma bonne Marie! gardez-vous-en bien! je ne le souffrirai pas. Le pouls est petit, saccadé, sec, profond; il y a pléthore.
—Eh mon Dieu! monsieur, qu'est-ce que c'est que cette maladie-là?
—C'est un engorgement des canaux qui conduisent le sang veineux aux extrémités et qui ramènent le sang artériel au coeur.
—Et c'est dangereux, excellence?
—Tout est dangereux, ma pauvre Marie, pour le philosophe; mais pour le chrétien tout est louable: la mort elle-même qui, pour le philosophe, est une cause de terreur, est pour le chrétien un objet de joie; le philosophe essaie de la fuir, le chrétien se hâte de s'y préparer.
—Monsieur, voudriez-vous dire que l'heure est venue de penser au salut de mon âme?
—Il faut toujours y penser, ma bonne Marie, c'est le moyen de ne pas être pris à l'improviste.
—Et qu'il serait temps que je me préparasse?
—Non, non, certainement; vous n'en êtes pas là; mais à votre place, ma bonne Marie, j'enverrais toujours chercher le viatique.
—Ah! mon Dieu! mon Dieu!
—Allons, allons, du courage! Si tu ne le fais pas pour toi, fais-le pour moi, ma bonne Marie, je suis fort tourmenté, fort inquiet, et cela me tranquillisera, parole d'honneur!
—Ah! en effet, je me sens bien mal.
—Là, tu vois!
—Et je ne sais pas s'il est temps encore.
—Sans doute, en se pressant.
—Oh! le viatique! le viatique! mon cher maître.
—A l'instant même, ma bonne Marie.
—Le petit garçon du portier fut expédié à la paroisse, et, dix minutes après, on entendit les clochettes du sacristain: don Philippe respira.
La vieille Marie fit ses dernières dévotions avec une foi et une humilité qui édifièrent tous les assistans; puis, ses dévotions faites, son pieux maître, qui lui avait donné un si bon conseil et qui ne l'avait pas quittée pendant tout le temps qu'elle l'accomplissait, prit un des bâtons du dais, pour reconduire la procession à l'église.
A la porte, il trouva les gardes du commerce qui, leur ordonnance à la main, venaient l'arrêter à domicile. A l'aspect du Saint-Sacrement, ils tombèrent à genoux et virent d'abord défiler le sacristain sonnant sa sonnette, puis deux lazzaroni vêtus en anges, puis les ouvriers de la paroisse qui étaient de tour et qui marchaient deux à deux une torche à la main, puis le prêtre qui portait le Saint-Sacrement, puis enfin leur débiteur qui leur échappait, grâce au bâton du dais qu'il tenait des deux mains, et qui passait devant eux en chantant à tue-tête le Te Deum laudamus.
Arrivé dans l'église, et par conséquent se trouvant en lieu de sûreté, il écrivit à la bonne Marie qu'elle n'était pas plus malade que lui, et qu'elle eût à venir le rejoindre le plus tôt possible.
Une heure après, le digne couple était réuni.
Le créancier trouva quatre chaises, un buffet et quatre corbeilles de porcelaine cassée: le tout fut rendu à la criée pour la somme de dix carlins.
Don Philippe n'avait plus besoin de meubles; il avait momentanément trouvé un logement garni. Son ami l'artiste, qui contrefaisait si admirablement les Anglais, était devenu millionnaire tout à coup par un de ces caprices de fortune aussi inouï que bien-venu. Un Anglais immensément riche, et qui avait quitté l'Angleterre attaqué du spleen, était venu à Naples comme y viennent tous les Anglais; il était allé voir Polichinelle, et il n'avait pas ri; il était allé entendre les sermons des capucins, et il n'avait pas ri; il avait assisté au miracle de saint Janvier, et il n'avait pas ri. Son médecin le regardait comme un homme perdu.
Un jour il s'avisa d'aller aux Fiorentini; on y jouait une traduction des Anglaises pour rire, de l'illustrissime signore Scribe. En Italie, tout est Scribe. J'y ai vu jouer le Marino Faliero, de Scribe; la Lucrèce Borgia, de Scribe; l'Antony, de Scribe; et lorsque j'en suis parti, on annonçait le Sonneur de Saint-Paul, de Scribe.
Le malade était donc allé voir les Anglaises pour rire, de Scribe; et à la vue de Lélio, qui jouait l'une de ces dames (Lélio était l'ami de don Philippe), notre Anglais avait tant ri que son médecin avait craint un instant qu'il n'eût, comme Bobèche, la rate attaquée.
Le lendemain, il était retourné aux Fiorentini: on jouait les Deux Anglais, de Scribe, et le splénétique y avait ri plus encore que la veille.
Le surlendemain, le convalescent ne s'était pas fait faute d'un remède qui lui faisait si grand bien: il était retourné, pour la troisième fois, aux Fiorentini; il avait vu le Grondeur, de Scribe, et il avait ri plus encore qu'il n'avait fait les jours précédens.
Il en était résulté que l'Anglais, qui ne mangeait plus, qui ne buvait plus, avait peu à peu retrouvé l'appétit et la soif; et cela de telle façon, qu'au bout de trois mois qu'il était au Lélio, il avait pris une indigestion de macaroni et de muscats calabrais qui l'avait joyeusement conduit la nuit suivante au tombeau. De laquelle fin, plein de reconnaissance pour qui de droit, le digne insulaire avait laissé trois mille livres sterling de rente à Lélio, qui l'avait guérit. Lélio, comme nous l'avons dit, se trouvait donc millionnaire. En conséquence, il s'était retiré du théâtre, s'appelait don Lélio, et avait loué le premier étage du plus beau palais de la rue de Tolède, où, fidèle à l'amitié, il s'était empressé d'offrir un appartement à don Philippe Villani. C'était cette offre, faite de la veille seulement, qui rendait don Philippe si insoucieux sur la perte de ses meubles.
On fut un an à peu près sans entendre aucunement parler de don Philippe Villani. Les uns disaient qu'il était passé en France, où il s'était fait entrepreneur de chemins de fer; les autres, qu'il était passé en Angleterre, où il avait inventé un nouveau gaz.
Mais personne ne pouvait dire positivement ce qu'était devenu don Philippe Villani, lorsque, le 15 du mois de novembre 1835, la congrégation des pèlerins reçut l'avis suivant:
«Le sieur don Philippe Villani étant décédé du spleen, la vénérable confrérie des pèlerins est priée de donner les ordres les plus opportuns pour ses obsèques.»
Pour que nos lecteurs comprennent le sens de cette invitation, il est bon que nous leur disions quelques mots de la manière dont se fait à Naples le service des pompes funèbres.
Une vieille habitude veut que les morts soient enterrés dans les églises: c'est malsain, cela donne l'aria cattiva, la peste, le choléra; mais n'importe, c'est l'habitude, et d'un bout de l'Italie à l'autre on s'incline devant ce mot.
Les nobles ont des chapelles héréditaires enrichies de marbres et d'or, ornées de tableaux du Dominiquin, d'André del Sarto et de Ribeira.
Le peuple est jeté pêle-mêle, hommes et femmes, vieillards et enfans, dans la fosse commune, au milieu de la grande nef de l'église.
Les pauvres sont transportés par deux croque-morts dans une charrette au Campo-Santo.
C'est le plus cruel des malheurs, le dernier des avilissemens, la plus cruelle punition qu'on puisse infliger à ces malheureux qui ont bravé la misère toute leur vie, et qui n'en sentent le poids qu'après leur mort. Aussi, chacun de son vivant prend-il ses précautions pour échapper aux croque-morts, à la charrette et au Campo-Santo. De là les associations pour les pompes funèbres entre citoyens; de là les assurances mutuelles, non pas sur la vie, mais sur la mort.
Voici les formalités générales de réception pour être admis dans un des cinquante clubs mortuaires de la joyeuse ville de Naples. Un des membres de la société présente le néophyte, qui est élu frère par les votes d'un scrutin secret: à partir de ce moment, chaque fois qu'il veut se livrer à quelque pratique religieuse, il va à l'église de sa confrérie: c'est sa paroisse adoptive; elle doit, moyennant une légère contribution mensuelle, le communier, le confirmer, le marier, lui donner l'extrême-onction pendant sa vie, et enfin l'enterrer après sa mort. Le tout gratis et magnifiquement.
Si, au contraire, on a négligé cette formalité, non seulement on est obligé de payer fort cher toutes les cérémonies qui s'accomplissent pendant la vie, mais encore les parens sont forcés de dépenser des sommes fabuleuses pour arriver à cette magnificence de funérailles qui est le grand orgueil du Napolitain, à quelque classe qu'il appartienne et à quelque degré qu'il ait pratiqué sa religion.
Mais si le défunt fait partie de quelque confrérie, c'est tout autre chose: les parens n'ont à s'occuper de rien au monde que de pleurer plus ou moins le mort; tous les embarras, tous les frais, toutes les magnificences regardent les confrères. Le défunt est transporté pompeusement à l'église. On le dépose dans une fosse particulière, sur laquelle on écrit son nom, le jour de sa naissance et celui de sa mort; plus, deux lignes de vertus, au choix des parens.
Enfin, pendant une année entière, on célèbre tous les jours une messe pour le repos de son âme. Et ce n'est pas tout: le 2 novembre, jour de la fête des trépassés, les catacombes de chaque confrérie sont ouvertes au public; les parvis sont tendus de velours noir; des fleurs et des parfums embaument l'atmosphère, et les caveaux mortuaires sont éclairés comme le théâtre Saint-Charles les jours de grand gala. Alors on hisse les squelettes des frères qui sont morts dans l'année, on les habille de leurs plus beaux habits, on les place religieusement dans des niches préparées à cet effet tout autour de la salle; puis ils reçoivent les visites de leurs parens, qui, fiers d'eux, amènent leurs amis et connaissances, pour leur faire voir la manière convenable dont sont traités après leur mort les gens de leur famille. Après quoi on les enterre définitivement dans un jardin d'orangers qu'on appelle Terra santa.
Toutes les corporations funèbres ont des rentes, des droits, des priviléges fort respectés; elles sont gouvernées par un prieur élu tous les ans parmi les confrères. Il y a des confréries pour tous les ordres et pour toutes les classes: pour les nobles et pour les magistrats, pour les marchands et pour les ouvriers.
Une seule, la confrérie des pèlerins, qui est une des plus anciennes, admet, avec une égalité qui fait honneur à la manière dont elle a conservé l'esprit de la primitive Église, les nobles et les plébéiens. Chez elle, pas le moindre privilége. Tous siégent aux mêmes bancs, tous sont couverts du même costume, tous obéissent aux mêmes lois; et l'esprit républicain de l'institution est poussé à ce point, que le prieur est choisi une année parmi les nobles, une année parmi les plébéiens, et que, depuis que la confrérie existe, cet ordre n'a pas été une seule fois interverti.
C'est de cette honorable confrérie que faisait partie don Philippe Villani; et il avait si bien senti l'importance d'en rester membre, que, si bas qu'il eût été précipité par la roue de la Fortune, il avait toujours pieusement et scrupuleusement acquitté sa part de la cotisation annuelle et générale.
On fut donc affligé, mais non surpris, lorsqu'on reçut, au bureau de la confrérie, l'avis de la mort de don Philippe et l'invitation de préparer ses obsèques.
Le choix de la majorité était tombé, cette année, sur un célèbre marchand de morue, qui jouissait d'une réputation de piété qui eut été remarquable en tout temps, et qui de nos jours était prodigieuse. Ce fut lui qui, en sa qualité de prieur, eût mission de donner les ordres nécessaires à l'enterrement de don Philippe Villani; il envoya donc ses ouvriers au n° 15 de la rue de Toledo, dernier domicile du défunt, pour tendre la chambre ardente, convoqua tous les confrères et invita le chapelain à se tenir prêt. Vingt-quatre heures après le décès, terme exigé par les réglemens de la police, le convoi s'achemina en conséquence vers la maison de don Philippe. Un comte, choisi parmi la plus ancienne noblesse de Naples, tenait le gonfalon de la confrérie; puis les confrères, rangés deux à deux et habillés en pénitens rouges, précédaient une caisse mortuaire en argent massif, richement sculptée et ciselée, que recouvrait un magnifique poêle en velours rouge, brodé et frangé d'or, et que soutenaient douze vigoureux porteurs. Derrière la caisse marchait le prieur, seul et tenant en main le bâton d'ébène à pomme d'ivoire, insigne de sa charge; enfin, derrière le prieur, venait, pour clore le convoi, le respectable corps des pauvres de saint Janvier.
Pardon encore de cette nouvelle digression; mais, comme nous marchons sur un terrain à peu près inconnu à nos lecteurs, nous allons leur expliquer d'abord ce que c'est que les pauvres de saint Janvier, puis nous reprendrons cet intéressant récit à l'endroit même où nous l'avons interrompu.
A Naples, quand les domestiques sont devenus trop vieux pour servir les maîtres vivans, qui en général sont fort difficiles à servir, ils changent de condition et passent au service de saint Janvier, patron le plus commode qui ait jamais existé. Ce sont les invalides de la domesticité.
Dès qu'un domestique a atteint l'âge ou le degré d'infirmité exigé pour être reçu pauvre de saint Janvier, et qu'il a son diplôme signé par le trésorier du saint, il n'a plus à s'inquiéter de rien que de prier le ciel de lui envoyer le plus grand nombre d'enterremens possible.
En effet, il n'y a pas d'enterrement un peu fashionable sans les pauvres de saint Janvier. Tout mort qui se respecte un peu doit les avoir à sa suite. On les convoque à domicile, ils se rendent à la maison mortuaire, reçoivent trois carlins par tête et accompagnent le corps à l'église et au lieu de la sépulture, en tenant à la main droite une petite bannière noire flottant au bout d'une lance. Tant qu'ils accompagnent le convoi, le plus grand respect accompagne les pauvres de saint Janvier; mais comme il n'est pas de médaille, si bien dorée qu'elle soit, qui n'ait son revers, à peine les malheureux invalides cessent-ils d'être sous la protection du cercueil qu'ils perdent le prestige qui les défendait, et qu'ils deviennent purement et simplement les lanciers de la mort. Alors ils sont hués, conspués, poursuivis et reconduits à domicile à coups d'écorce de citrons et de trognons de choux, à moins que par bonheur il ne passe, entre eux et les assaillans, un chien ayant une casserole à la queue. On sait que, dans tous les pays du monde, une casserole et un chien réunis par un bout de ficelle sont un grave événement.
Le gonfalonier, les confrères, la caisse mortuaire, les porteurs, le marchand de morue et les pauvres de saint Janvier arrivèrent donc devant le no. 15 de la rue de Toledo; là, comme le convoi était parvenu à sa destination, il fit halte. Quatre portefaix montèrent au premier, prirent la bière posée sur deux tréteaux, la descendirent et la déposèrent dans la caisse d'argent: aussitôt le prieur frappa la terre de son bâton, et le convoi, reprenant le chemin par lequel il était venu, rentra lentement dans l'église des Pèlerins.
Le lendemain des obsèques, le prieur, selon ses habitudes bourgeoises, qui le tenaient toute la journée à son comptoir, sortait à la nuit tombante pour aller faire son petit tour au Môle, récitant mentalement un De profundis pour l'âme de don Philippe Villani, lorsqu'au détour de la rue San-Giacomo, il vit venir à sa rencontre un homme qui lui paraissait ressembler si merveilleusement au défunt, qu'il s'arrêta stupéfait. L'homme s'avançait toujours, et, à mesure qu'il s'avançait, la ressemblance devenait de plus en plus frappante. Enfin, lorsque cet homme ne fut plus qu'à dix pas de distance, tout doute disparut: c'était l'ombre de don Villani elle-même.
L'ombre, sans paraître s'apercevoir de l'effet qu'elle produisait, s'avança droit vers le prieur. Le pauvre marchand de morue était resté immobile; seulement la sueur coulait de son front, ses genoux s'entrechoquaient, ses dents étaient serrées par une contraction convulsive; il ne pouvait ni avancer ni reculer: il essaya de crier au secours; mais, comme Énée sur la tombe de Polydore, il sentit sa voix expirer dans son gosier, et un son sourd et inarticulé qui ressemblait à un râle d'agonie s'en échappa seul.
—Bonjour, mon cher prieur, dit le fantôme en souriant.
—In nomine Patris et Filii et Spiritus sancti, murmura le prieur.
—Amen! répondit le fantôme.
—Vade retro, Satanas! s'écria le prieur.
—A qui donc en avez-vous, mon très cher? demanda le fantôme en regardant autour de lui, comme s'il cherchait quel objet pouvait causer la terreur dont paraissait saisi le pauvre marchand de morue.
—Va-t'en, âme bienveillante! continua le prieur, et je te promets que je ferai dire des messes pour ton repos.
—Je n'ai pas besoin de vos messes, dit le fantôme; mais si vous voulez me donner l'argent que vous comptiez consacrer à cette bonne oeuvre, cet argent me sera agréable.
—C'est bien, lui dit le prieur; il revient de l'autre monde pour emprunter. C'est bien lui!
—Qui, lui? demanda le fantôme.
—Don Philippe Villani.
—Pardieu! et qui voulez-vous que ce soit?
—Pardon, mon cher frère, reprit le prieur en tremblant. Peut-on sans indiscrétion vous demander où vous demeurez, ou plutôt où vous demeuriez?
—Rue de Toledo, no. 15. A propos de quoi me faites-vous cette question?
—C'est qu'on nous a écrit, il y a trois jours, que vous étiez mort. Nous nous sommes rendus à votre maison, nous avons mis votre bière dans le catafalque, nous vous avons conduit à l'église, et nous vous avons enterré.
—Merci de la complaisance! dit don Philippe.
—Mais comment se fait-il, puisque vous êtes mort avant-hier et que nous vous avons enterré hier, que je vous rencontre aujourd'hui?
—C'est que je suis ressuscité, dit don Philippe.
Et, donnant au bon prieur une tape d'amitié sur l'épaule, don Philippe continua son chemin. Le prieur resta dix minutes à la même place, regardant s'éloigner don Philippe, qui disparut au coin de la rue de Toledo. La première idée du bon prieur fut que Dieu avait fait un miracle en faveur de don Philippe; mais en y réfléchissant bien, le choix fait par Notre-Seigneur lui sembla si étrange qu'il convoqua le soir même le chapitre pour lui exposer ses doutes. Le chapitre convoqué, le digne marchand de morue lui raconta ce qui lui était arrivé, comment il avait rencontré don Philippe, comment don Philippe lui avait parlé, et comment enfin don Philippe en le quittant lui avait annoncé, comme avait fait le Christ à la Madeleine, qu'il était ressuscité le troisième jour.
Sur dix personnes dont se composait le chapitre, neuf parurent disposées à croire au miracle; une seule secoua la tête.
—Doutez-vous de ce que j'ai avancé? demanda le prieur.
—Pas le moins du monde, répondit l'incrédule; seulement je crois peu aux fantômes, et comme tout ceci pourrait bien cacher quelque nouveau tour de don Philippe, je serais d'avis, en attendant plus amples informations, de le faire assigner en dommages-intérêts comme s'étant fait enterrer sans être mort.
Le lendemain, on laissa chez le portier de la maison no. 15, rue de Toledo, une sommation conçue en ces termes: «L'an 1835, ce 18 novembre, à la requête de la vénérable confrérie des Pèlerins, moi, soussigné, huissier près le tribunal civil de Naples, j'ai fait sommation à feu don Philippe Villani, décédé le 15 du même mois, de comparaître dans la huitaine devant le susdit tribunal, pour prouver légalement sa mort, et, dans le cas contraire, se voir condamner à payer à ladite vénérable confrérie des Pèlerins cent ducats de dommages-intérêts, plus les frais de l'enterrement et du procès.»
C'était le jour même du jugement du procès que nous nous étions trouvés au milieu du rassemblement qui attendait, rue de Forcella, l'ouverture du tribunal. Le tribunal ouvert, la foule se précipita dans la salle d'audience et nous entraîna avec elle. Tout le monde s'attendait à voir juger le défunt par défaut; mais tout le monde se trompait: le défunt parut, au grand étonnement de la foule, qui s'ouvrit en le voyant paraître, et le laissa passer avec un frissonnement qui prouvait que ceux qui la composaient n'étaient pas bien certains au fond du coeur que don Philippe Villani fût encore réellement de ce monde. Don Philippe s'avança gravement et de ce pas solennel qui convient aux fantômes; puis, s'arrêtant devant le tribunal, il s'inclina avec respect.
—Monsieur le président, dit-il, ce n'est pas moi qui suis mort, mais un de mes amis chez lequel je logeais; sa veuve m'a chargé de son enterrement, et comme, pour le quart d'heure, j'avais plus besoin d'argent que de sépulture, je l'ai fait enterrer à ma place. Au surplus, que demande la vénérable confrérie? J'avais droit à un enterrement pour un: elle m'a enterré. Mon nom était sur le catalogue: elle a rayé mon nom. Nous sommes quittes. Je n'avais plus rien à vendre: j'ai vendu mes obsèques.
En effet, le pauvre Lélio, qui avait tant fait rire les autres, venait de mourir du spleen, et c'était lui que la vénérable confrérie des Pélerins avait enseveli au lieu et place de don Philippe. Celui-ci fut renvoyé de la plainte aux grands applaudissemens de la foule, qui le reporta en triomphe jusqu'à la porte du no. 15 de la rue de Toledo.
Au moment où nous quittâmes Naples, le bruit courait que don Philippe Villani allait faire une fin en épousant la veuve de son ami, ou plutôt ses trois mille livres sterling.
VIII
Grand Gala.
Avant d'abandonner les rues où l'on passe, pour conduire nos lecteurs dans les rues où on ne passe pas, disons un mot du fameux théâtre de San-Carlo, le rendez-vous de l'aristocratie.
Lorsque nous arrivâmes à Naples, la nouvelle de la mort de Bellini était encore toute récente, et, malgré la haine qui divise les Siciliens et les Napolitains, elle y avait produit, quelles que fussent les opinions musicales des dilettanti, une sensation douloureuse; les femmes surtout, pour qui la musique du jeune maestro semble plus spécialement écrite et sur le jugement desquelles la haine nationale a moins d'influence, avaient presque toutes dans leur salon un portrait del gentile maestro, et il était bien rare qu'une visite, si étrangère qu'elle fût à l'art, se terminât sans qu'il y eût échange de regrets entre les visiteurs et les visités sur la perte que l'Italie venait de faire.
Donizetti surtout, qui déjà portait le sceptre de la musique et qui héritait encore du la couronne, était admirable de regrets pour celui qui avait été son rival sans jamais cesser d'être son ami. Cela avait, du reste, ravivé les querelles entre les bellinistes et les donizettistes, querelles bien plus promptement terminées que les nôtres, où chacun des antagonistes tient à prouver qu'il a raison, tandis que les Napolitains s'inquiètent peu, au contraire, de rationaliser leur opinion, et se contentent de dire d'un homme, d'une femme ou d'une chose qu'elle leur est sympathique ou antipathique. Les Napolitains sont un peuple de sensations. Toute leur conduite est subordonnée aux pulsations de leur pouls.
Cependant les deux partis s'étaient réunis pour honorer la mémoire de l'auteur de Norma et des Puritains. Les élèves du Conservatoire de Naples avaient ouvert une souscription pour lui faire des funérailles; mais le ministre des cultes s'était opposé à cette fête mortuaire, sous le seul prétexte, peu acceptable en France, mais suffisant à Naples, que Bellini était mort sans recevoir les sacremens. Alors ils avaient demandé la permission de chanter à Santa-Chiara la fameuse messe de Winter; mais cette fois le ministre était intervenu, disant que ce Requiem avait été exécuté aux funérailles de l'aïeul du roi, et qu'il ne voulait pas qu'une messe qui avait servi pour un roi fût chantée pour un musicien. Cette seconde raison avait paru moins plausible que la première. Cependant les amis du ministre avaient calmé l'irritation en faisant observer que Son Excellence avait fait une grande concession au progrès constitutionnel des esprits en daignant instruire le public du motif de son refus, puisqu'il pouvait tout bonnement dire: Je ne veux pas, sans prendre la peine de donner la raison de ce non-vouloir. Cet argument avait paru si juste que le mécontentement des bellinistes s'était calmé en le méditant.
Puis, comme les jours poussent les jours, et comme un soleil fait oublier l'autre, un événement à venir commençait à faire diversion à l'événement passé. On parlait comme d'une chose incroyable, inouïe, et à laquelle il ne fallait pas croire, du reste, avant plus ample informé, de la présomption d'un musicien français qui, lassé des ennuis qu'ont à éprouver les jeunes compositeurs parisiens pour arriver à l'Opéra-Comique ou au grand Opéra, avait acheté un drame à l'un de ces mille poètes librettistes qui marchent à la suite de Romani, et qui, de plein saut et pour son début, venait s'attaquer au public le plus connaisseur de l'Europe et au théâtre le plus dangereux du monde. A l'appui de cette opinion sur eux-mêmes et sur Saint-Charles, les dilettanti napolitains rappelaient avec la béatitude de la suffisance qu'ils avaient hué Rossini et sifflé la Malibran, et ne comprenaient rien à la politesse française, qui se contentait de leur répondre en souriant: Qu'est-ce que cela prouve? Une chose encore nuisait on ne peut plus à mon pauvre compatriote, j'aurais dû dire deux choses: il avait le malheur d'être riche, et le tort d'être noble, double imprudence des plus graves de la part d'un compositeur à Naples, où l'on est encore à ne pas comprendre le talent qui va en voiture et le nom célèbre qui porte une couronne de vicomte.
Enfin, comme un point plus sombre en ce sombre horizon, une cabale, chose, il faut l'avouer, si rare à Naples qu'elle est presque inconnue, menaçait pour cette fois de faire infraction à la règle et d'éclater en faveur du compositeur étranger. Voici comment elle s'était formée; je la raconte moins à cause de son importance que parce qu'elle me conduit tout naturellement à parler des artistes.
La direction du théâtre Saint-Charles avait, sur la foi de ses succès passés, engagé la Ronzi pour soixante représentations, et cela à mille francs chacune. Il était donc de son intérêt de faire valoir un pensionnaire qui lui coûtait par soirée la recette ordinaire d'un théâtre de France. En conséquence, elle avait exigé que le rôle de la prima donna fût écrit pour la Ronzi. Mais, par une de ces fatalités qui rendent les dilettanti de Saint-Charles si fiers de leur supériorité dans l'espèce, la nouvelle prima donna, fêtée, adorée, couronnée six mois auparavant, était venue tomber à plat, et si j'osais me servir d'un terme de coulisse, fit un fiasco complet à Naples. On avait trouvé généralement qu'il était absurde à l'administration de payer mille francs par soirée pour un reste de talent et un reste de voix, tandis qu'en ajoutant mille francs de plus on aurait pu avoir la Malibran, qui était le commencement de tout ce dont l'autre était la fin. En conséquence de ce raisonnement, une espèce de bande noire s'était attachée aux ruines de la Ronzi et la démolissait en sifflant chaque soir.
Dès lors, l'administration avait compris deux choses: la première, qu'il fallait obtenir de la nouvelle pensionnaire qu'elle réduisît de moitié le nombre de ses représentations, et les dégoûts qu'elle éprouvait chaque soir rendaient la négociation facile; la deuxième, que c'était une mauvaise spéculation de soutenir un talent qui n'était pas adopté par un opéra, qui ne pouvait pas l'être. En conséquence, le rôle de la prima donna était passé des mains de la Ronzi dans celle de la Persiani, pour la voix de laquelle, du reste, il n'était pas écrit, celle-ci étant un soprano de la plus grande étendue. De là l'orage dont nous avons signalé l'existence.
Au reste, la troupe de Saint-Charles restait toujours la plus belle et la plus complète d'Italie: elle se composait de trois élémens musicaux nécessaires pour faire un tout: d'un ténor mezzo carattero, d'une basse, d'un soprano. Par bonheur encore les trois élémens étaient aussi parfaits qu'on pouvait le désirer, et avaient nom: Duprez, Ronconi, Taquinardi.
A cette époque, la France ne connaissait Duprez que vaguement: on parlait bien d'un grand artiste, d'un admirable chanteur qui parcourait l'Italie et commençait à imposer des conditions aux impresarii de Naples, de Milan et de Venise; mais des qualités de sa voix on ne savait rien que ce qu'en disaient les journaux ou ce qu'en rapportaient les voyageurs. Quelques amateurs se rappelaient seulement avoir entendu chanter a l'Odéon un jeune élève de Choron, à la voix fraîche, sonore, étendue; mais l'identité du grand chanteur était si problématique qu'on se demandait avec doute si c'était bien celui-là que les étudians avaient sifflé qui était applaudi à cette heure par les dilettanti italiens. Deux ans après, Duprez vint à Paris, et débuta dans Guillaume Tell. Nous n'avons rien de plus à dire de ce roi du chant.
Ronconi était, à cette même époque, un jeune homme de vingt-trois à vingt-quatre ans, inconnu, je crois, en France, et qui se servait d'une magnifique voix de baryton que le ciel lui avait octroyée, sans se donner la peine d'en corriger les défauts ou d'en développer les qualités. Engagé par un entrepreneur qui le vendait trente mille francs et qui lui en donnait six, il puisait dans la modicité de son traitement une excellente excuse pour ne pas étudier, attendu, disait-il, que lorsqu'il étudiait on l'entendait, et que lorsqu'on l'entendait il ne pouvait pas dire qu'il n'était pas chez lui. Depuis lors Ronconi, payé à sa valeur, a fait les progrès qu'il devait faire, et c'est aujourd'hui le premier baryton de l'Italie.
La Taquinardi était une espèce de rossignol qui chante comme une autre parle: c'était madame Damoreau pour la méthode, avec une voix plus étendue et plus fraîche; rien n'était comparable à la douceur de cet organe, jeune et pur, mais rarement dramatique. Du reste, talent intelligent au suprême degré, sans devenir jamais ni mélancolique ni passionné; figure froide et jolie: c'était une brune qui chantait blond. La Taquinardi, en épousant l'auteur d'Inès de Castro, est devenue la Persiani.
Voilà quels étaient les artistes chargés de représenter le poème de Lara.
Lorsque j'arrivai à Naples, l'ouvrage était en pleine répétition, c'est-à-dire qu'on l'avait mis à l'étude le 8 du mois de novembre, et qu'il devait passer le 19 dudit; ce qui faisait onze répétitions en tout pour un ouvrage du premier ordre. Tous les opéras cependant ne se montent pas avec cette rapidité. Il y en a auxquels on accorde jusqu'à quinze et dix-huit répétitions. Mais cette fois il y avait ordre supérieur: la reine-mère s'était plainte de ne pas avoir cette année pour sa fête une nouveauté musicale, ce qui ne manque jamais d'arriver pour celle de son fils ou de sa fille; et le roi de Naples, faisant droit à la plainte, avait ordonné qu'on jouerait l'opéra du Français pour faire honneur à l'anniversaire maternel: c'était une espèce de victime humaine sacrifiée à l'amour filial.
Aussi ne faut-il pas demander dans quel état je retrouvai mon pauvre compatriote. Il se regardait comme un homme condamné par le médecin, et qui n'a plus que sept à huit jours à vivre. Le fait est qu'en examinant sa position il n'y avait guère qu'un charlatan qui pût promettre de le sauver. J'essayai cependant de ces consolations banales qui ne consolent pas. Mais à tous mes argumens il répondait par une seule parole: Grand gala! mon ami, grand gala! Je lui pris la main: il avait la fièvre; je me retournai vers le chef d'orchestre, qui fumait avec un chibouque, et je lui dis en soupirant: Il y a un commencement de délire.
—Non, non, dit Festa en ôtant gravement le tuyau d'ambre de sa bouche: il a parbleu raison, grand gala! grand gala! mon cher monsieur, grand gala!
J'allai alors vers Duprez, qui faisait dans un coin des boulettes avec de la cire d'une bougie, et je le regardai comme pour lui dire: Voyons, tout le monde n'est-il pas fou ici? Il comprit ma pantomime avec une rapidité qui aurait fait honneur à un Napolitain.
—Non, me dit-il en s'appliquant la boulette de cire sur le nez, non, ils ne sont pas fous; vous ne savez pas ce que c'est que grand gala, vous?
Je sortis humblement. J'allai prendre mon Dictionnaire, je cherchai à la lettre G: je ne trouvai rien.
—Auriez-vous la bonté, dis-je en rentrant, de m'expliquer ce que veut dire grand gala?
—Cela veut dire, répondit Duprez, qu'il y a ce jour-là dans la salle douze cents bougies qui vous aveuglent et dont la fumée prend les chanteurs à la gorge.
—Cela veut dire, continua le chef d'orchestre, qu'il faut jouer l'ouverture la toile levée, attendu que la cour ne peut pas attendre; ce qui nuit infiniment au choeur d'introduction.
—Cela veut dire, termina Ruoltz, que toute la cour assiste à la représentation, et que le public ne peut applaudir que lorsque la cour applaudit, et la cour n'applaudit jamais.
—Diable! diable! dis-je, ne trouvant pas autre chose à répondre à cette triple explication. Et joignez à cela, ajoutai-je pour avoir l'air de ne pas rester court, que vous n'avez plus, je crois, que sept jours devant vous.
—Et que les musiciens n'ont pas encore répété l'ouverture, dit
Ruoltz.
—Oh! l'orchestre, cela ne m'inquiète pas, répondit Festa.
—Que les acteurs n'ont point encore répété ensemble, ajouta l'auteur.
—Oh! les chanteurs, dit Duprez, ils iront toujours.
—Et je n'aurai jamais ni la force ni la patience de faire la dernière répétition.
—Eh bien! mais ne suis-je pas là? dit Donizetti en se levant. Ruoltz alla à lui et lui tendit la main.
—Oui, vous avez raison, j'ai trouvé de bons amis.
—Et, ce qui vaut mieux encore pour le succès, vous avez fait de la belle musique.
—Croyez-vous? dit Ruoltz avec cet accent naïf et modeste qui lui est propre. Nous nous mîmes à rire.
—Allons à la répétition! dit Duprez.
En effet, tout se passa comme l'avaient prévu Festa, Duprez et Donizetti. L'orchestre joua l'ouverture à la première vue; les chanteurs, habitués à jouer ensemble, n'eurent qu'à se mettre en rapport pour s'entendre, et Ruoltz, mourant de fatigue, laissa le soin de ses trois dernières répétitions à l'auteur d'Anna Bolena.
Je revins du théâtre fortement impressionné. J'avais cru assister à l'essai d'un écolier, je venais d'entendre une partition de maître. On se fait malgré soi une idée des oeuvres par les hommes qui les produisent, et malheureusement on prend presque toujours de ces oeuvres et de ces hommes l'opinion qu'ils en ont eux-mêmes. Or, Ruoltz était l'enfant le plus simple et le plus modeste que j'aie jamais vu. Depuis trois mois que nous nous connaissions, je ne l'avais jamais entendu dire du mal des autres, ni, ce qui est plus étonnant encore pour un homme qui en est à son premier ouvrage, du bien de lui. J'ai trouvé en général beaucoup plus d'amour-propre dans les jeunes gens qui n'ont encore rien fait que dans les hommes arrivés, et, qu'on me passe le paradoxe, je crois qu'il n'y a rien de tel que le succès pour guérir de l'orgueil. J'attendis donc, avec plus de confiance, le jour de la première représentation. Il arriva.
C'est une splendide chose que le théâtre Saint-Charles, jour de grand gala. Cette immense et sombre salle, triste pour un oeil français pendant les représentations ordinaires, prend, dans les occasions solennelles un air de vie qui lui est communiqué par les faisceaux de bougies qui brûlent à chaque loge. Alors les femmes sont visibles, ce qui n'arrive pas les jours où la salle est mal éclairée. Ce n'est, certes, ni la toilette de l'Opéra ni la fashion des Bouffes; mais c'est une profusion de diamans dont on n'a pas d'idée en France; ce sont des yeux italiens qui pétillent comme des diamans, c'est toute la cour avec son costume d'apparat, c'est le peuple le plus bruyant de l'univers, sinon dans la plus belle, du moins dans la plus grande salle du monde.
Le soir, contre l'habitude des premières représentations, la salle était pleine. La foule italienne, tout opposée à la nôtre, n'affronte jamais une musique inconnue. Non; à Naples surtout, où la vie est toute de bonheur, de plaisir, de sensations, on craint trop que l'ennui n'en ternisse quelques heures. Il faut à ces habitans du plus beau pays de la terre une vie comme leur ciel avec un soleil brûlant, comme leur mer avec des flots qui réfléchissent le soleil. Lorsqu'il est bien constaté que l'oeuvre est du premier mérite, lorsque la liste est faite des morceaux qu'on doit écouter et de ceux pendant lesquels on peut se mouvoir, oh! alors on s'empresse, on s'encombre, on s'étouffe: mais cette vogue ne commence jamais qu'à la sixième ou huitième représentation. En France, on va au théâtre pour se montrer; à Naples, on va à l'Opéra pour jouir.
Quant aux claqueurs, il n'en est pas question: c'est une lèpre qui n'a pas encore rongé les beaux succès, c'est un ver qui n'a pas encore piqué les beaux fruits. L'auteur n'a de billets que ceux qu'il achète, de loges que celles qu'il loue. Auteurs et acteurs sont applaudis quand le parterre croit qu'ils méritent de l'être, les jours de grand gala exceptés, où, comme nous l'avons dit, l'opinion du public est subordonnée à l'opinion de la cour; quand le roi n'y est pas, à celle de la reine; quand la reine est absente, à celle de don Carlos, et ainsi de suite jusqu'au prince de Salerne.
A sept heures précises, des huissiers parurent dans les loges destinées à la famille royale. Au même instant la toile se leva, et l'ouverture fit entendre son premier coup d'archet.
Ce fut donc une chose perdue que l'ouverture, si belle qu'elle fût. Moi-même tout le premier, et malgré l'intérêt que je prenais à la pièce et à l'auteur, j'étais plus occupé de la cour, que je ne connaissais pas, que de l'opéra qui commençait. Les aides-de-camp s'emparèrent de l'avant-scène; la jeune reine, la reine-mère et le prince de Salerne prirent la loge suivante; le roi et le prince Charles occupaient la troisième, et le comte de Syracuse, exilé dans la quatrième, conserva au théâtre la place isolée que sa disgrâce lui assignait à la cour.
L'ouverture, si peu écoutée qu'elle fût, parut bien disposer le public. L'ouverture d'un opéra est comme la préface d'un livre; l'auteur y explique ses intentions, y indique ses personnages et y jette le prospectus de son talent. On reconnut dans celle de Lara une instrumentation vigoureuse et soutenue, plutôt allemande qu'italienne, des motifs neufs et suaves qu'on espéra retrouver dans le courant de la partition, enfin une connaissance approfondie du matériel de l'orchestre.
Dès les premiers morceaux, je m'aperçus de la différence qui existe entre l'orchestre de Saint-Charles et celui de l'Opéra de Paris, qui tous deux passent pour les premiers du monde. L'orchestre de Saint-Charles consent toujours à accompagner le chanteur et laisse pour ainsi dire flotter la voix sur l'instrument comme un liége sur l'eau; il la soutient, s'élève et s'abaisse avec elle, mais ne la couvre jamais. En France, au contraire, le moindre triangle prétend avoir sa part des applaudissemens, et alors c'est la voix de l'artiste qui nage entre deux eaux. Aussi, à moins d'avoir dans le timbre une vigueur peu commune, est-il très rare que quelques notes de chant bondissent hors du déluge d'harmonie qui les couvre; et encore, comme les poissons volans, qui ne peuvent se maintenir au dessus de l'eau que tant que leurs ailes sont mouillées, à peine la voix redescend-elle dans le médium qu'on n'entend plus que l'instrumentation.
Un très beau duo entre Ronconi et la Persiani passa sans être remarqué. De temps en temps un général portait son lorgnon à ses yeux, examinait avec grand soin quelques dilettanti, puis appelait un aide-de-camp, et désignait tel ou tel individu au parquet ou dans les loges. L'aide-de-camp sortait aussitôt, reparaissait une minute après derrière le personnage désigné, lui disait deux mots, et alors celui-ci sortait et ne reparaissait plus. Je demandai ce que cela signifiait; on me répondit que c'étaient des officiers qu'on envoyait aux arrêts pour être venus en bourgeois au théâtre. Du reste, la cour paraissait si occupée de l'application de la discipline militaire, qu'elle n'avait pas encore pensé à donner ni aux musiciens ni aux acteurs un signe de sa présence; par conséquent l'ouverture et les trois quarts du premier acte avaient passé déjà sans un applaudissement. Ruoltz crut son opéra tombé et se sauva.
Le second acte commença, les beautés allèrent croissant; des flots d'harmonie se répandaient dans la salle: le public était haletant. C'était quelque chose de merveilleux à voir que cette puissance du génie qui pèse sur trois mille personnes qui se débattent et étouffent sous elle; l'atmosphère avait presque cessé d'être respirable pour tous les hommes, autour desquels flottaient des vapeurs symphoniques chaudes comme ces bouffées d'air qui précèdent l'orage; de temps en temps la belle voix de Duprez illuminait une situation comme un éclair qui passe. Enfin vint le morceau le plus remarquable de l'opéra: c'est une cavatine chantée par Lara au moment où, poursuivi par le tribunal, abandonné de ses amis, il en appelle à leur dévoûment et maudit leur ingratitude. L'acteur sentait qu'après ce morceau tout était perdu ou sauvé; aussi je ne crois pas que l'expression de la voix humaine ait jamais rendu avec plus de vérité l'abattement, la douleur et le mépris: toutes les respirations étaient suspendues, toutes les mains prêtes à battre, toutes les oreilles tendues vers la scène, tous les yeux fixés sur le roi. Le roi se retourna vers les acteurs, et au moment où Duprez jetait sa dernière note, déchirante comme un dernier soupir, Sa Majesté rapprocha ses deux mains. La salle jeta un seul et grand cri: c'était la respiration qui revenait à trois mille personnes.
Le premier torrent d'applaudissemens fut, comme d'habitude, reçu par l'acteur, qui salua; mais aussitôt trois mille voix appelèrent l'auteur avec une unanimité électrique; il n'y avait plus de rivalité nationale, il n'était plus question de savoir si le compositeur était Français ou Napolitain; c'était un grand musicien, voilà tout. On voulait le voir, l'écraser d'applaudissemens comme il avait écrasé le public d'émotions; on voulait rendre ce que l'on avait reçu.
Duprez chercha l'auteur de tous les côtés et revint dire au public qu'il était disparu. Le public comprit la cause de cette fuite, et les applaudissemens redoublèrent. Au bout d'un quart d'heure on reprit l'opéra.
Le dernier morceau était un rondo chanté par la Taquinardi; c'était quelque chose de déchirant comme expression. La maîtresse de Lara, après avoir essayé de le perdre par une fausse accusation, se traîne empoisonnée et mourante aux pieds de son amant en demandant grâce. La Malibran ou la Grisi, en pareille situation, se serait peu inquiétée de la voix, mais beaucoup du sentiment; la Taquinardi réussit par le moyen contraire; elle fila des sons d'une telle pureté, fit jaillir des notes si fleuries, s'épanouit en roulades si difficiles, qu'une seconde fois le roi applaudit et que la salle suivit son exemple. Cette fois l'auteur était revenu: on l'avait retrouvé, je ne sais où, dans les bras de Donizetti, qui l'assistait à ses derniers momens. Duprez le prit par une main, la Taquinardi par l'autre, et on le traîna plutôt qu'on ne le conduisit sur la scène.
Quant à moi, qui, comme compatriote et comme camarade, par esprit national et par amitié, avais senti dans cette soirée mon coeur passer par toutes les émotions, et qui avais appelé ce triomphe de toute mon âme, je le vis s'accomplir avec une pitié profonde pour celui qui en était l'objet: c'est que je connaissais ce moment suprême et cette heure où l'on est porté par Satan sur la plus haute montagne et où l'on voit au dessous de soi tous les royaumes de la terre; c'est que je savais que de ce faîte on n'a plus qu'à redescendre. Riche et heureux jusque alors, un homme venait tout à coup de changer son existence tranquille contre une vie d'émotions, sa douce obscurité contre la lumière dévorante du succès. Aucun changement physique ne s'était opéré en lui, et cependant cet homme n'était plus le même homme: il avait cessé de s'appartenir; pour des applaudissemens et des couronnes, il s'était vendu au public; il était maintenant l'esclave d'un caprice, d'une mode, d'une cabale; il allait sentir son nom arraché de sa personne comme un fruit de sa tige. Les mille voix de la publicité allaient le briser en morceaux, l'éparpiller sur le monde; et maintenant, voulût-il le reprendre, le cacher, l'éteindre dans la vie privée, cela n'était plus en son pouvoir, dût-il se briser d'émotions à trentre-quatre ans ou se noyer de dégoût à soixante; dût-il, comme Bellini, succomber avant d'avoir atteint toute sa splendeur, ou, comme Gros, disparaître après avoir survécu à la sienne.
1842.
Je ne m'étais pas trompé dans ma prévision: le vicomte Ruoltz, après avoir eu un succès à l'Opéra de Paris comme il en avait eu un à l'Opéra de Naples, a complètement abandonné la carrière musicale, et aussi bon chimiste qu'il était excellent compositeur, vient de faire cette excellente découverte dont le monde savant s'occupe en ce moment, et qui consiste à dorer le fer par l'application de la pile voltaïque.