Le corricolo
IX
Le Lazzarone.
Nous avons dit qu'il y avait à Naples trois rues où l'on passait et cinq cents rues où l'on ne passait pas; nous avons essayé, tant bien que mal, de décrire Chiaja, Toledo et Forcella; essayons maintenant de donner une idée des rues où l'on ne passe pas: ce sera vite fait.
Naples est bâtie en amphithéâtre; il en résulte qu'à l'exception des quais qui bordent la mer, comme Marinella, Sainte-Lucie et Mergellina, toutes les rues vont en montant et en descendant par des pentes si rapides, que le corricolo seul, avec son fantastique attelage, peut y tenir pied.
Puis ajoutons que, comme il n'y a que ceux qui habitent de pareilles rues qui peuvent y avoir affaire, un étranger ou un indigène qui s'y égare avec un habit de drap est à l'instant même l'objet de la curiosité générale.
Nous disons un habit de drap, parce que l'habit de drap a une grande influence sur le peuple napolitain. Celui qui est vestito di pano acquiert par le fait même de cette supériorité somptuaire de grands priviléges aristocratiques. Nous y reviendrons.
Aussi l'apparition de quelque Cook ou de quelque Bougainville est-elle rare dans ces régions inconnues, où il n'y a rien à découvrir que l'intérieur d'ignobles maisons, sur le seuil ou sur la croisée desquelles la grand-mère peigne sa fille, la fille son enfant et l'enfant son chien. Le peuple napolitain est le peuple de la terre qui se peigne le plus; peut-être est-il condamné à cet exercice par quelque jugement inconnu, et accomplit-il un supplice analogue à celui qui punissait les cinquante filles de Danaüs, avec cette différence que, plus celles-ci versaient d'eau dans leur barrique, moins il en restait.
Nous passâmes dans cinquante de ces rues sans voir aucune différence entre elles. Une seule nous parut présenter des caractères particuliers: c'était la rue de Morta-Capuana, une large rue poussiéreuse, ayant des cailloux pour pavés et des ruisseaux pour trottoirs. Elle est bordée à droite par des arbres, et à gauche par une longue file de maisons, dont la physionomie n'offre au premier abord rien de bizarre; mais si le voyageur indiscret, poussant un peu plus loin ses recherches, s'approche de ces maisons; s'il jette un regard en passant dans les ruelles borgnes et tortueuses qui se croisent en tout sens dans cet inextricable labyrinthe, il est étonné de voir que ce singulier faubourg, de même que l'île de Lesbos, n'est habité que par des femmes, lesquelles, vieilles ou jeunes, laides ou jolies, de tout âge, de tout pays, de toutes conditions, sont jetées là pêle-mêle, gardées à vue comme des criminelles, parquées comme des troupeaux, traquées comme des bêtes fauves. Eh bien, ce n'est pas, comme on pourrait s'y attendre, des cris, des blasphèmes, des gémissemens qu'on entend dans cet étrange pandémonium, mais au contraire des chansons joyeuses, de folles tarentelles, des éclats de rire à faire damner un anachorète.
Tout le reste est habité par une population qu'on ne peut nommer, qu'on ne peut décrire, qui fait on ne sait quoi, qui vit on ne sait comment, qui se croit fort au dessus du lazzarone, et qui est fort au dessous.
Abandonnons-la donc pour passer au lazzarone.
Hélas! le lazzarone se perd: celui qui voudra voir encore le lazzarone devra se hâter. Naples éclairé au gaz, Naples avec des restaurans, Naples avec ses bazars, effraie l'insouciant enfant du môle. Le lazzarone, comme l'Indien rouge, se retire devant la civilisation.
C'est l'occupation française de 99 qui a porté le premier coup au lazzarone.
A cette époque, le lazzarone jouissait des prérogatives entières de son paradis terrestre; il ne se servait pas plus de tailleur que le premier homme avant le péché: il buvait le soleil par tous les pores.
Curieux et câlin comme un enfant, le lazzarone était vite devenu l'ami du soldat français qu'il avait combattu; mais le soldat français est avant toutes choses plein de convenance et de vergogne; il accorda au lazzarone son amitié, il consentit à boire avec lui au cabaret, à l'avoir sous le bras à la promenade, mais à une condition sine qua non, c'est que le lazzarone passerait un vêtement. Le lazzarone, fier de l'exemple de ses pères et de dix siècles de nudité, se débattit quelque temps contre cette exigence, mais enfin consentit à faire ce sacrifice à l'amitié.
Ce fut le premier pas vers sa perte. Après le premier vêtement vint le gilet, après le gilet viendra la veste. Le jour où le lazzarone aura une veste, il n'y aura plus de lazzarone; le lazzarone sera une race éteinte, le lazzarone passera du monde réel dans le monde conjectural, le lazzarone rentrera dans le domaine de la science, comme le mastodonte et l'ichtyosaurus, comme le cyclope et le troglodite.
En amendant, comme nous avons eu le bonheur de voir et d'étudier les derniers restes de cette grande race qui tombe, hâtons-nous, pour aider les savans à venir dans leurs investigations anthropologiques, de dire ce que c'est que le lazzarone.
Le lazzarone est le fils aîné de la nature: c'est à lui le soleil qui brille; c'est à lui la mer qui murmure; c'est à lui la création qui sourit. Les autres hommes ont une maison, les autres hommes ont une villa, les autres hommes ont un palais; le lazzarone, lui, a le monde.
Le lazzarone n'a pas de maître, le lazzarone n'a pas de lois, le lazzarone est en dehors de toutes les exigences sociales: il dort quand il a sommeil, il mange quand il a faim, il boit quand il a soif. Les autres peuples se reposent quand ils sont las de travailler; lui, au contraire, quand il est las de se reposer, il travaille.
Il travaille non pas de ce travail du Nord qui plonge éternellement l'homme dans les entrailles de la terre pour en tirer de la houille ou du charbon; qui le courbe sans cesse sur la charrue pour féconder un sol toujours tourmenté et toujours rebelle; qui le promène sans relâche sur les toits inclinés ou sur les murs croulans, d'où il se précipite et se brise; mais de ce travail joyeux, insouciant, tout brodé de chansons et de lazzis, tout interrompu par le rire qui montre ses dents blanches, et par la paresse qui étend ses deux bras; de ce travail qui dure une heure, une demi-heure, dix minutes, un instant, et qui dans cet instant rapporte un salaire plus que suffisant aux besoins de la journée.
Quel est ce travail? Dieu seul le sait.
Une malle portée du bateau à vapeur à l'hôtel, un Anglais conduit du môle à Chiaja, trois poissons échappés du filet qui les emprisonne et vendus à un cuisinier, la main tendue à tout hasard et dans laquelle le forestière laisse tomber en riant une aumône; voilà le travail du lazzarone.
Quant à sa nourriture, c'est plus facile à dire: quoique le lazzarone appartienne à l'espèce des omnivores, le lazzarone ne mange en général que deux choses: la pizza et le cocomero.
On croit que le lazzarone vit de macaroni: c'est une grande erreur qu'il est temps de relever; le macaroni est né à Naples, il est vrai, mais aujourd'hui le macaroni est un mets européen qui a voyagé comme la civilisation, et qui, comme la civilisation, se trouve fort éloigné de son berceau. D'ailleurs, le macaroni coûte deux sous la livre, ce qui ne le rend accessible aux bourses des lazzaroni que les dimanches et les jours de fêtes. Tout le reste du temps le lazzarone mange, comme nous l'avons dit, des pizze et du cocomero; du cocomero l'été, des pizze l'hiver.
La pizza est une espèce de talmouse comme on en fait à Saint-Denis; elle est de forme ronde et se pétrit de la même pâte que le pain. Elle est de différentes largeurs, selon le prix. Une pizza de deux liards suffit à un homme; une pizza de deux sous doit rassasier toute une famille.
Au premier abord, la pizza semble un mets simple; après examen, c'est un mets composé. La pizza est à l'huile, la pizza est au lard, la pizza est au saindoux, la pizza est au fromage, la pizza est aux tomates, la pizza est aux petits poissons; c'est le thermomètre gastronomique du marché: elle hausse ou baisse de prix, selon le cours des ingrédiens sus-désignés, selon l'abondance ou la disette de l'année. Quand la pizza aux poissons est à un demi-grain, c'est que la pêche a été bonne; quand la pizza à l'huile est à un grain, c'est que la récolte a été mauvaise.
Puis une chose influe encore sur le cours de la pizza, c'est son plus ou moins de fraîcheur; on comprend qu'on ne peut plus vendre la pizza de la veille le même prix qu'on vend celle du jour; il y a pour les petites bourses des pizza d'une semaine; celles-là peuvent, sinon agréablement, du moins avantageusement, remplacer le biscuit de mer.
Comme nous l'avons dit, la pizza est la nourriture d'hiver. Au 1er mai, la pizza fait place au cocomero; mais la marchandise disparaît seule, le marchand reste le même. Le marchand c'est le Janus antique, avec sa face qui pleure au passé, et sa face qui sourit à l'avenir. Au jour dit, le pizza-jolo se fait mellonaro.
Le changement ne s'étend pas jusqu'à la boutique: la boutique reste la même. On apporte un panier de cocomeri au lieu d'une corbeille de pizze; on passe une éponge sur les différentes couches d'huile, de lard, de saindoux, de fromage, de tomates ou de poissons, qu'a laissées le comestible d'hiver, et tout est dit, on passe au comestible d'été.
Les beaux cocomeri viennent de Castellamare; ils ont un aspect à la fois joyeux et appétissant: sous leur enveloppe verte, ils offrent une chair dont les pépins nous font encore ressortir le rose vif; mais un bon cocomero coûte cher; un cocomero de la grosseur d'un boulet de quatre-vingts coûte de cinq à six sous. Il est vrai qu'un cocomero de cette grosseur, sous les mains d'un détailleur adroit, peut se diviser en mille ou douze cents morceaux.
Chaque ouverture d'un nouveau cocomero est une représentation nouvelle; les concurrens sont en face l'un de l'autre: c'est à qui donnera le coup de couteau le plus adroitement et le plus impartialement. Les spectateurs jugent.
Le mellonaro prend le cocomero dans le panier plat, où il est posé pyramidalement avec une vingtaine d'autres, comme sont posés les boulets dans un arsenal. Il le flaire, il l'élève au dessus de sa tête, comme un empereur romain le globe du monde. Il crie: «C'est du feu!» ce qui annonce d'avance que la chair sera du plus beau rouge. Il l'ouvre d'un seul coup, et présente les deux hémisphères au public, un de chaque main. Si, au lieu d'être rouge, la chair du cocomero est jaune ou verdâtre, ce qui annonce une qualité inférieure, la pièce fait fiasco; le mellonaro est hué, conspué, honni: trois chutes, et un mellonaro est déshonoré à tout jamais!
Si le marchand s'aperçoit, au poids ou au flair, que le cocomero n'est point bon, il se garde de l'avouer. Au contraire, il se présente plus hardiment au peuple; il énumère ses qualités, il vante sa chair savoureuse, il exalte son eau glacée:—Vous voudriez bien manger cette chair! vous voudriez bien boire cette eau! s'écrie-t-il; mais celui-ci n'est pas pour vous; celui-ci vous passe devant le nez; celui-ci est destiné à des convives autrement nobles que vous. Le roi me l'a fait retenir pour la reine.
Et il le fait passer de sa droite à sa gauche, au grand ébahissement de la multitude, qui envie le bonheur de la reine et qui admire la galanterie du roi.
Mais si, au contraire, le cocomero ouvert est d'une qualité satisfaisante, la foule se précipite, et le détail commence.
Quoiqu'il n'y ait pour le cocomero qu'un acheteur, il y a généralement trois consommateurs: d'abord son seul et véritable propriétaire, celui qui paie sa tranche un demi-denier, un denier ou un liard, selon sa grosseur; qui en mange aristocratiquement la même portion à peu près que mange d'un cantalou un homme bien élevé, et qui le passe à un ami moins fortuné que lui; ensuite l'ami qui le tient de seconde main, qui en tire ce qu'il peut et le passe à son tour au gamin qui attend cette libéralité inférieure; enfin le gamin, qui en grignote l'écorce, et derrière lequel il est parfaitement inutile de chercher à glaner.
Avec le cocomero on mange, on boit et on se lave, à ce qu'assure le marchand; le cocomero contient donc à la fois le nécessaire et le superflu.
Aussi le mellonaro fait-il le plus grand tort aux aquajoli. Les aquajoli sont les marchands de coco de Naples, à l'exception qu'au lieu d'une exécrable décoction de réglisse ils vendent une excellente eau glacée, acidulée par une tranche de citron ou parfumée par trois gouttes de sambuco.
Contre toute croyance, c'est l'hiver que les aquajoli font les meilleures affaires. Le cocomero désaltère, tandis que la pizza étouffe; plus on mange de cocomero, moins on a soif; on ne peut pas avaler une pizza sans risquer la suffocation.
C'est donc l'aristocratie qui défraie l'été les aquajoli. Les princes, les ducs, les grands seigneurs ne dédaignent pas de faire arrêter leurs équipages aux boutiques des aquajoli et de boire un ou deux verres de cette délicieuse boisson, dont chaque verre ne coûte pas un liard.
C'est que rien n'est tentant au monde, sous ce climat brûlant, comme la boutique de l'aquajolo, avec sa couverture de feuillage, ses franges de citrons et ses deux tonneaux à bascule pleins d'eau glacée. Je sais que pour mon compte je ne m'en lassais pas, et que je trouvais adorable cette façon de se rafraîchir sans presque avoir besoin de s'arrêter. Il y a des aquajoli de cinquante pas en cinquante pas; on n'a qu'à étendre la main en passant, le verre vient vous trouver, et la bouche court d'elle-même au verre.
Quant au lazzarone, il fait la nique aux buveurs, en mangeant son cocomero.
Maintenant ce n'est point assez que le lazzarone mange, boive et dorme; il faut encore que le lazzarone s'amuse. Je connais une femme d'esprit qui prétend qu'il n'y a de nécessaire que le superflu et de positif que l'idéal. Le paradoxe semble violent au premier abord, et cependant, en y songeant, on reconnaît qu'il y a, surtout pour les gens comme il faut, quelque chose de vrai dans cet axiome.
Or, le lazzarone a beaucoup des vices de l'homme comme il faut. Un de ses vices est d'aimer les plaisirs. Les plaisirs ne lui manquent pas. Énumérons les plaisirs du lazzarone.
Il a l'improvisateur du môle. Malheureusement, nous avons dit qu'à Naples il y avait beaucoup de choses qui s'en allaient, et l'improvisateur est une des choses qui s'en vont.
Pourquoi l'improvisateur s'en va-t-il? quelle est la cause de sa décadence? Voilà ce que tout le monde s'est demandé et ce que personne n'a pu résoudre.
On a dit que le prédicateur lui avait ouvert une concurrence: c'est vrai; mais examinez sur la même place le prédicateur et l'improvisateur, vous verrez que le prédicateur prêche dans le désert, et que l'improvisateur chante pour la foule. Ce ne peut donc être le prédicateur qui ait tué l'improvisateur.
On a dit que l'Arioste avait vieilli; que la folie de Roland était un peu bien connue; que les amours de Médor et d'Angélique, éternellement répétées, étaient au bout de leur intérêt; enfin que, depuis la découverte des bateaux à vapeur et des allumettes chimiques, les sorcelleries de Merlin avaient paru bien pâles.
Rien de tout cela n'est vrai, et la preuve c'est que, l'improvisateur coupant les séances comme le poète coupe ses chants, et s'arrêtant chaque soir à l'endroit le plus intéressant, il n'y a pas de nuit que quelque lazzarone impatient n'aille réveiller l'improvisateur pour avoir la suite de son récit.
D'ailleurs, ce n'est pas l'auditoire qui manque à l'improvisateur, c'est l'improvisateur qui manque à l'auditoire.
Eh bien! cette cause de la décadence de l'improvisation, je crois l'avoir trouvée: la voici. L'improvisateur est aveugle comme Homère; comme Homère, il tend son chapeau à la foule pour en obtenir une faible rétribution; c'est cette rétribution, si modique qu'elle soit, qui perpétue l'improvisateur.
Or, qu'arrive-t-il à Naples? C'est que, lorsque l'improvisateur fait le tour du cercle tendant son chapeau, il y a des spectateurs poétiques et consciencieux qui y plongent la main pour y laisser un sou; mais il y en a aussi qui, abusant du même geste, au lieu d'y mettre un sou, en retirent deux.
Il en résulte que, lorsque l'improvisateur a fini sa tournée, il retrouve son chapeau aussi parfaitement vide qu'avant de l'avoir commencée, moins la coiffe.
Cet état de choses, comme on le comprend, ne peut durer: il faut à l'art une subvention; à défaut de subvention, l'art disparaît. Or, comme je doute que le gouvernement de Naples subventionne jamais l'improvisateur, l'art de l'improvisation est sur le point de disparaître.
C'est donc un plaisir qui va échapper au lazzarone; mais, Dieu merci! à défaut de celui-ci, il en a d'autres.
Il a la revue que le roi tous les huit jours passe de son armée.
Le roi de Naples est un des rois les plus guerriers de la terre; tout jeune, il faisait déjà changer les uniformes des troupes. C'est à propos d'un de ces changemens, qui ne s'opéraient pas sans porter quelque atteinte au trésor, que son aïeul Ferdinand, roi plein de sens, lui disait les paroles mémorables qui prouvaient le cas que le roi faisait, non pas sans doute du courage, mais de la composition de son armée:—Mon cher enfant, habille-les de blanc, habille-les de rouge, ils s'enfuiront toujours.
Cela n'arrêta pas le moins du monde le jeune prince dans ses dispositions belliqueuses; il continua d'étudier le demi-tour à droite et le demi-tour à gauche; il amena des perfectionnemens dans la coupe de l'habit et la forme du schako; enfin, il parvint à élargir les cadres de son armée jusqu'à ce qu'il pût y faire entrer cinquante mille hommes à peu près.
C'est, comme on le voit, un fort joli joujou royal que cinquante mille soldats qui marchent, qui s'arrêtent, qui tournent, qui virent à la parole, ni plus ni moins que si chacune de ces cinquante mille individualités était une mécanique.
Maintenant, examinons comment cette mécanique est montée, et cela sans faire tort le moins du monde au génie organisateur du roi et au courage individuel de chaque soldat.
Le premier corps, le corps privilégié, le corps par excellence de toutes les royautés qui tremblent, celui auquel est confiée la garde du palais, est composé de Suisses; leurs avantages sont une paie plus élevée; leurs priviléges, le droit de porter le sabre dans la ville.
La garde ne vient qu'en second, ce qui fait que, quoique jouissant à peu près des mêmes avantages et des mêmes priviléges que les Suisses, elle exècre ces dignes descendans de Guillaume Tell, qui, à ses yeux, ont commis un crime irrémissible, celui de lui avoir pris le premier rang.
Apres la garde vient la légion sicilienne, qui exècre les Suisses parce qu'ils sont Suisses, et les Napolitains parce qu'ils sont Napolitains.
Après les Siciliens vient la ligne, qui exècre les Suisses et la garde parce que ces deux corps ont des avantages qu'elle n'a pas et des priviléges qu'on lui refuse, et les Siciliens par la seule raison qu'ils sont Siciliens.
Enfin, vient la gendarmerie, qui, en sa qualité de gendarmerie, est naturellement exécrée par les autres corps.
Voilà les cinq élémens dont se compose l'armée de Ferdinand II, cette formidable armée que le gouvernement napolitain offrait au prince impérial de Russie comme l'avant-garde de la future coalition qui devait marcher sur la France.
Mettez dans une plaine les Suisses et la garde, les Siciliens et la ligne; faites-leur donner le signal du combat par la gendarmerie, et Suisses, Napolitains, Siciliens et gendarmes s'entr'égorgeront depuis le premier jusqu'au dernier, sans rompre d'une semelle. Échelonnez ces cinq corps contre l'ennemi, aucun ne tiendra peut-être, car chaque échelon sera convaincu qu'il a moins à craindre de l'ennemi que de ses alliés, et que, si mal attaqué qu'il sera par lui, il sera encore plus mal soutenu par les autres.
Cela n'empêche pas que, lorsque cette mécanique militaire fonctionne, elle ne soit fort agréable à voir. Aussi, quand le lazzarone la regarde opérer, il bat des mains; lorsqu'il entend sa musique, il fait la roue. Seulement, lorsqu'elle fait l'exercice à feu, il se sauve: il peut rester une baguette dans les fusils; cela s'est vu.
Mais le lazzarone a encore d'autres plaisirs.
Il a les cloches qui, partout, sonnent, et qui, à Naples, chantent. L'instrument du lazzarone, c'est la cloche. Plus heureux que Guildenstern qui refuse à Hamlet de jouer de la flûte sous prétexte qu'il ne sait pas en jouer, le lazzarone sait jouer de la cloche sans l'avoir appris. Veut-il, après un long repos, un exercice agréable et sain, il entre dans une église et prie le sacristain de lui laisser sonner la cloche; le sacristain, enchanté de se reposer, se fait prier un instant pour donner de la valeur à sa concession; puis il lui passe la corde: le lazzarone s'y pend aussitôt, et, tandis que le sacristain se croise les bras, le lazzarone fait de la voltige.
Il a la voiture qui passe et qui le promène gratis. A Naples, il n'y a pas de domestique qui consente à se tenir debout derrière une voiture, ni de maître qui permette que le domestique se tienne assis à côté de lui. Il en résulte que le domestique monte près du cocher et que le lazzarone monte derrière. On a essayé tous les moyens de chasser le lazzarone de ce poste, et tous les moyens ont échoué. La chose est passée en coutume, et, comme toute chose passée en coutume, a aujourd'hui force de loi.
Il a la parade des Puppi. Le lazzarone n'entre pas dans l'intérieur où se joue la pièce, c'est vrai. Aux Puppi, les premières coûtent cinq sous, l'orchestre trois sous, et le parterre six liards. Ces prix exorbitans dépassent de beaucoup les moyens des lazzaroni. Mais, pour attirer les chalands, on apporte sur des tréteaux dressés devant l'entrée du théâtre les principales marionnettes revêtues de leur grand costume. C'est le roi Latinus avec son manteau royal, son sceptre à la main, sa couronne sur sa tête; c'est la reine Amata, vêtue de sa robe de grand gala et le front serré avec le bandeau qui lui serrera la gorge; c'est le pieux Eneas, tenant à la main la grande épée qui occira Turnus; c'est la jeune Lavinie, les cheveux ombragés de la fleur d'oranger virginale; c'est enfin Polichinelle. Personnage indispensable, diplomate universel, Talleyrand contemporain de Moïse et de Sésostris, Polichinelle est chargé de maintenir la paix entre les Troyens et les Latins; et, lorsqu'il perdra tout espoir d'arranger les choses, il montera sur un arbre pour regarder la bataille, et n'en descendra que pour en enterrer les morts. Voilà ce qu'on lui montre, à lui, cet heureux lazzarone; c'est tout ce qu'il désire. Il connaît les personnages, son imagination fera le reste.
Il a l'Anglais. Peste! nous avions oublié l'Anglais.
L'Anglais, qui est plus pour lui que l'improvisateur, plus que la revue, plus que les cloches, plus que les Puppi; l'Anglais, qui lui procure non seulement du plaisir, mais de l'argent; l'Anglais, sa chose, son bien, sa propriété; l'Anglais, qu'il précède pour lui montrer son chemin, ou qu'il suit pour lui voler son mouchoir; l'Anglais, auquel il rend des curiosités; l'Anglais, auquel il procure des médailles antiques; l'Anglais, auquel il apprend son idiome; l'Anglais, qui lui jette dans la mer des sous qu'il rattrape en plongeant; l'Anglais enfin, qu'il accompagne dans ses excursions à Pouzzoles, à Castellamare, à Capri ou à Pompéia. Car l'Anglais est original par système: l'Anglais refuse parfois le guide patenté et le cicérone à numéro; l'Anglais prend le premier lazzarone venu, sans doute parce que l'Anglais a une attraction instinctive pour le lazzarone, comme le lazzarone a une sympathie calculée pour l'Anglais.
Et, il faut le dire, le lazzarone est non seulement bon guide, mais encore bon conseiller. Pendant mon séjour à Naples, un lazzarone avait donné à un Anglais trois conseils dont il s'était trouvé fort bien. Aussi, les trois conseils avaient rapporté cinq piastres au lazzarone, ce qui lui avait fait une existence assurée et tranquille pour six mois.
Voici le fait.
X
Le Lazzarone et l'Anglais.
Il y avait à Naples en même temps que moi et dans le même hôtel que moi un de ces Anglais quinteux, flegmatiques, absolus, qui croient l'argent le mobile de tout, qui se figurent qu'avec de l'argent on doit venir à bout de tout, enfin pour qui l'argent est l'argument qui répond à tout.
L'Anglais s'était fait ce raisonnement: Avec mon argent, je dirai ce que je pense; avec mon argent, je me procurerai ce que je veux; avec mon argent, j'achèterai ce que je désire. Si j'ai assez d'argent pour donner un bon prix de la terre, je verrai après cela à marchander le ciel.
Et il était parti de Londres dans cette douce illusion. Il était venu droit à Naples par le bateau à vapeur the Sphinx. Une fois à Naples, il avait voulu voir Pompéia; il avait fait demander un guide; et comme le guide ne se trouvait pas là sous sa main à l'instant même où il le demandait, il avait pris un lazzarone pour remplacer le guide.
En arrivant la veille dans le port, l'Anglais avait éprouvé un premier désappointement: le bâtiment avait jeté l'ancre une demi-heure trop tard pour que les passagers pussent descendre à terre le même soir. Or, comme l'Anglais avait eu constamment le mal de mer pendant les six jours que le bâtiment avait mis pour venir de Porsmouth à Naples, ce digne insulaire avait supporté fort impatiemment cette contrariété. En conséquence, il avait fait offrir à l'instant même cent guinées au capitaine du port; mais comme les ordres sanitaires sont du dernier positif, le capitaine du port lui avait ri au nez; l'Anglais alors s'était couché de fort mauvaise humeur, envoyant à tous les diables le roi qui donnait de pareils ordres et le gouvernement qui avait la bassesse de les exécuter.
Grâce à leur tempérament lymphatique, les Anglais sont tout particulièrement rancuniers; notre Anglais conservait donc une dent contre le roi Ferdinand; et, comme les Anglais n'ont pas l'habitude de dissimuler ce qu'ils pensent, il déblatérait tout en suivant la route de Pompéia, et dans le plus pur italien que pouvait lui fournir sa grammaire de Vergani, contre la tyrannie du roi Ferdinand.
Le lazzarone ne parle pas italien, mais le lazzarone comprend toutes les langues. Le lazzarone comprenait donc parfaitement ce que disait l'Anglais, qui, par suite de ses principes d'égalité sans doute, l'avait fait s'asseoir dans sa voiture. La seule distance sociale qui existât entre l'Anglais et le lazzarone, c'est que l'Anglais allait en avant, et le lazzarone allait en arrière.
Tant qu'on fut sur le grand chemin, le lazzarone écouta impassiblement toutes les injures qu'il plut à l'Anglais de débiter contre son souverain. Le lazzarone n'a pas d'opinion politique arrêtée. On peut dire devant lui tout ce qu'on veut du roi, de la reine ou du prince royal; pourvu qu'on ne dise rien de la Madone, de saint Janvier ou du Vésuve, le lazzarone laissera tout dire.
Cependant, en arrivant à la rue des Tombeaux, le lazzarone, voyant que l'Anglais continuait son monologue, mit l'index sur sa bouche en signe de silence; mais, soit que l'Anglais n'eût pas compris l'importance du signe, soit qu'il regardât comme au dessous de sa dignité de se rendre à l'invitation qui lui était faite, il continua ses invectives contre Ferdinand le Bien-Aimé. Je crois que c'est ainsi qu'on l'appelle.
—Pardon, excellence, dit le lazzarone en appuyant une de ses mains sur le rebord de la calèche et en sautant à terre aussi légèrement qu'aurait pu le faire Auriol, Lawrence ou Redisha; pardon, excellence, mais avec votre permission je retourne à Naples.
—Pourquoi toi retourner à Naples? demanda l'Anglais.
—Parce que moi pas avoir envie d'être pendu, dit le lazzarone, empruntant pour répondre à l'Anglais la tournure de phrase qu'il paraissait affectionner.
—Et qui oserait pendre toi? reprit l'Anglais.
—Roi à moi, répondit le lazzarone.
—Et pourquoi pendrait-il toi?
—Parce que vous avoir dit des injures de lui.
—L'Anglais être libre de dire tout ce qu'il veut.
—Le lazzarone ne l'être pas.
—Mais toi n'avoir rien dit.
—Mais moi avoir entendu tout.
—Qui dira toi avoir entendu tout?
—L'invalide.
—Quel invalide?
—L'invalide qui va nous accompagner pour visiter Pompéia.
—Moi pas vouloir d'invalide.
—Alors vous pas visiter Pompéia.
—Moi pas pouvoir visiter Pompéia sans invalide?
—Non.
—Moi en payant?
—Non.
—Moi, en donnant le double, le triple, le quadruple?
—Non, non, non!
—Oh! oh! fit l'Anglais; et il tomba dans une réflexion profonde.
Quant au lazzarone, il se mit à essayer de sauter par-dessus son ombre.
—Je veux bien prendre l'invalide, moi, dit l'Anglais au bout d'un instant.
—Prenons l'invalide alors, répondit le lazzarone.
—Mais je ne veux pas taire la langue à moi.
—En ce cas, je souhaite le bonjour à vous.
—Moi vouloir que tu restes.
—En ce cas, laissez-moi donner un conseil à vous.
—Donne le conseil à moi.
—Puisque vous ne vouloir pas taire la langue à vous, prenez un invalide sourd au moins.
—Oh! dit l'Anglais émerveillé du conseil, moi bien vouloir le invalide sourd. Voilà une piastre pour toi avoir trouvé le invalide sourd.
Le lazzarone courut au corps-de-garde et choisit un invalide sourd comme une pioche.
On commença l'investigation habituelle, pendant laquelle l'Anglais continua de soulager son coeur à l'endroit de Sa Majesté Ferdinand 1er, sans que l'invalide l'entendît et sans que le lazzarone fît semblant de l'entendre: on visita ainsi la maison de Diomède, la rue des Tombeaux, la villa de Cicéron, la maison du Poète. Dans une des chambres à coucher de cette dernière était une fresque fort anacréontique qui attira l'attention de l'Anglais, qui, sans demander la permission à personne, s'assit sur un siége de bronze, tira son album et commença à dessiner.
A la première ligne qu'il traça, l'invalide et le lazzarone s'approchèrent de lui; l'invalide voulut parler, mais le lazzarone lui fit signe qu'il allait porter la parole.
—Excellence, dit le lazzarone, il est défendu de faire des copies des fresques.
—Oh! dit l'anglais, moi vouloir cette copie.
—C'est défendu.
—Oh! moi, je paierai.
—C'est défendu, même en payant.
—Oh! je paierai le double, le triple, le quadruple.
—Je vous dis que c'est défendu! défendu! défendu! entendez-vous?
—Moi vouloir absolument dessiner cette petite bêtise pour faire rire milady.
—Alors l'invalide mettre vous au corps-de-garde.
—L'Anglais être libre de dessiner ce qu'il veut.
Et l'Anglais se remit à dessiner. L'invalide s'approcha d'un air inexorable.
—Pardonnez, excellence, dit le lazzarone.
—Parle à moi.
—Voulez-vous absolument dessiner cette fresque?
—Je le veux.
—Et d'autres encore?
—Oui, et d'autres encore; moi vouloir dessiner toutes les fresques.
—Alors, dit le lazzarone, laissez-moi donner un conseil à votre excellence. Prenez un invalide aveugle.
—Oh! oh! s'écria l'Anglais, plus émerveillé encore du second conseil que du premier, moi bien vouloir le invalide aveugle. Voilà deux piastres pour toi avoir trouvé le invalide aveugle.
—Alors, sortons; j'irai chercher l'invalide aveugle, et vous renverrez l'invalide sourd, en le payant, bien entendu.
—Je paierai le invalide sourd.
L'Anglais renfonça son crayon dans son album, et son album dans sa poche; puis, sortant de la maison de Salustre, il fit semblant de s'arrêter devant un mur pour lire les inscriptions à la sanguine qui y sont tracées. Pendant ce temps, le lazzarone courait au corps-de-garde et en ramenait un invalide aveugle, conduit par un caniche noir. L'Anglais donna deux carlins à l'invalide sourd et le renvoya.
L'Anglais voulait rentrer à l'instant même dans la maison du poète pour continuer son dessin; mais le lazzarone obtint de lui que, pour dérouter les soupçons, il ferait un petit détour. L'invalide aveugle marcha devant, et l'on continua la visite.
Le chien de l'invalide connaissait son Pompéia sur le bout de la patte; c'était un gaillard qui en savait, en antiquités, plus que beaucoup de membres des inscriptions et belles-lettres. Il conduisit donc notre voyageur de la boutique du forgeron à la maison de Fortunata, et de la maison de Fortunata au four public.
Ceux qui ont vu Pompéia savent que ce four public porte une singulière enseigne, modelée en terre cuite, peinte en vermillon, et au dessous de laquelle sont écrits ces trois mots: Hic habitat Felicitas.
—Oh! oh! dit l'Anglais, les maisons être numérotées à Pompéia! Voilà le no. 1. Puis il ajouta tout bas au lazzarone: Moi vouloir peindre le no. 1 pour faire rire un peu milady.
—Faites, dit le lazzarone; pendant ce temps j'amuserai le invalide.
Et le lazzarone alla causer avec l'invalide tandis que l'Anglais faisait son croquis.
Le croquis fut fait en quelques minutes.
—Moi très content, dit l'Anglais; mais moi vouloir retourner à la maison du poète.
—Castor! dit l'invalide à son chien; Castor, à la maison du poète!
Et Castor revint sur ses pas et entra tout droit chez Salustre.
Le lazzarone se remit à causer avec l'invalide, et l'Anglais acheva son dessin.
—Oh! moi très content, très content! dit l'Anglais; mais moi vouloir en faire d'autres.
—Alors continuons, dit le lazzarone.
Comme on le comprend bien, l'occasion ne manqua pas à l'Anglais d'augmenter sa collection de drôleries; les anciens avaient à cet endroit l'imagination fort vagabonde. En moins de deux heures, il se trouva avoir un album fort respectable.
Sur ces entrefaites, on arriva à une fouille: c'était, à ce qu'il paraissait, la maison d'un fort riche particulier, car on en tirait une multitude de statuettes, de bronzes, de curiosités plus précieuses les unes que autres, que l'on portait aussitôt dans une maison à côté. L'Anglais entra dans ce musée improvisé et s'arrêta devant une petite statue de satyre haute de six pouces, et qui avait toutes les qualités nécessaires pour attirer son attention.
—Oh! dit l'Anglais, moi vouloir acheter cette petite statue.
—Le roi de Naples pas vouloir la vendre, répondit le lazzarone.
—Moi je paierai ce qu'on voudra, pour faire rire un peu milady.
—Je vous dis qu'elle n'est point à vendre.
—Moi la paierai le double, le triple, le quadruple.
—Pardon, excellence, dit le lazzarone en changeant de ton, je vous ai déjà donné deux conseils, vous vous en êtes bien trouvé; voulez-vous que je vous en donne un troisième? Eh bien! n'achetez point la statue, volez-la.
—Oh! toi avoir raison. Avec cela, nous avoir l'invalide aveugle. Oh! oh! oh! ce être très original.
—Oui; mais avoir Castor, qui a deux bons yeux et seize bonnes dents, et qui, si vous y touchez seulement du bout du doigt, vous sautera à la gorge.
—Moi, donner une boulette à Castor.
—Faites mieux: prenez un invalide boiteux. Comme vous avez à peu près tout vu, vous mettrez la statuette dans votre poche et nous nous sauverons. Il criera; mais nous aurons des jambes, et il n'en aura pas.
—Oh! s'écria l'Anglais, encore plus émerveillé du troisième conseil que du second, moi bien vouloir le invalide boiteux; voilà trois piastres pour toi avoir trouvé le invalide boiteux.
Et pour ne point donner de soupçons à l'invalide aveugle et surtout à Castor, l'Anglais sortit et fit semblant de regarder une fontaine en coquillages d'un rococo mirobolant, tandis que le lazzarone était allé chercher le nouveau guide.
Un quart d'heure après il revint accompagné d'un invalide qui avait deux jambes de bois; il savait que l'Anglais ne marchanderait pas, et il ramenait ce qu'il avait trouvé de mieux dans ce genre.
On donna trois carlins à l'invalide aveugle, deux pour lui, un pour
Castor, et on les renvoya tous les deux.
Il ne restait à voir que les théâtres, le Forum nundiarium et le temple d'Isis; l'Anglais et le lazzarone visitèrent ces trois antiquités avec la vénération convenable; puis l'Anglais, du ton le plus dégagé qu'il put prendre, demanda à voir encore une fois le produit des fouilles de la maison qu'on venait de découvrir; l'invalide, sans défiance aucune, ramena l'Anglais au petit musée.
Tous trois entrèrent dans la chambre où les curiosités étaient étalées sur des planches clouées contre la muraille.
Tandis que l'Anglais allait, tournait, virait, revenant sans avoir l'air d'y toucher, à sa statuette, le lazzarone s'amusait à tendre, à la hauteur de deux pieds, une corde devant la porte. Quand la corde fut bien assurée il fit signe à l'Anglais, l'Anglais mit la statuette dans sa poche, et, pendant que l'invalide ébahi le regardait faire, il sauta par dessus la corde, et, précédé par le lazzarone, il se sauva à toutes jambes par la porte de Stabie, se trouva sur la route de Salerne, rencontra un corricolo qui retournait à Naples, sauta dedans et rejoignit sa calèche, qui l'attendait à la via del Sepolcri. Deux heures après avoir quitté Pompéia il était à Torre del Greco, et une heure après avoir quitté Torre del Greco il était à Naples.
Quant à l'invalide, il avait d'abord essayé d'enjamber par dessus la corde, mais le lazzarone avait établi sa barrière à une hauteur qui ne permettait à aucune jambe de bois de la franchir: l'invalide avait alors tenté de la dénouer; mais le lazzarone avait été pêcheur dans ses momens perdus, et savait faire ce fameux noeud à la marinière qui n'est autre chose que le noeud gordien. Enfin l'invalide, à l'exemple d'Alexandre-le-Grand, avait voulu couper ce qu'il ne pouvait dénouer, et avait tiré son sabre; mais son sabre, qui n'avait jamais coupé que très peu, ne coupait plus du tout: de sorte que l'Anglais était à moitié chemin de Resina, que l'invalide en était encore à essayer de scier sa corde.
Le même soir l'Anglais s'embarqua sur le bateau à vapeur the King
George, et le lazzarone se perdait dans la foule de ses compagnons.
L'Anglais avait fait les trois choses les plus expressément défendues à Naples: il avait dit du mal du roi, il avait copié des fresques, il avait volé une statue; et tout cela, non pas grâce à son argent, son argent ne lui servit de rien pour ces trois choses, mais grâce à l'imaginative d'un lazzarone.
Mais, pensera-t-on, parmi ces choses, il y en a une qui n'est ni plus ni moins qu'un vol. Je répondrai que le lazzarone est essentiellement voleur; c'est-à-dire que le lazzarone a ses idées à lui sur la propriété, ce qui l'empêche d'adopter à cet endroit les idées des autres. Le lazzarone n'est pas voleur, il est conquérant; il ne dérobe pas, il prend. Le lazzarone a beaucoup du Spartiate: pour lui la soustraction est une vertu, pourvu que la soustraction se fasse avec adresse. Il n'y a de voleurs, à ses yeux, que ceux qui se laissent prendre. Aussi, afin de n'être pas pris, le lazzarone s'associe parfois arec le sbire.
Le sbire n'est souvent lui-même qu'un lazzarone armé par la loi. Le sbire a un aspect formidable; il porte une carabine, une paire de pistolets et un sabre. Le sbire est chargé de faire la police de seconde main: il veille sur la sécurité publique entre deux patrouilles. En cas d'association, aussitôt que la patrouille est passée, le sbire met une pierre sur une borne pour indiquer au lazzarone qu'il peut voler en toute sûreté.
Quand le lazzarone a volé, le sbire parait.
Alors le sbire et le lazzarone partagent en frères.
Seulement, en ce cas, il arrive parfois aussi que le sbire vole le lazzarone ou que le lazzarone escroque le sbire: notre pauvre monde va tellement de mal en pis, qu'on ne peut plus compter sur la conscience, même des fripons.
Le gouvernement sait cela, et il essaie d'y remédier en changeant les sbires de quartier; alors ce sont de nouvelles associations à faire, de nouvelles compagnies d'assurance mutuelle à organiser.
Le sbire se met en embuscade dans la rue de Chiaja, de Toledo ou de Forcella, et, quand il veut, il est sûr, dès le soir de la première journée, d'avoir déjà établi des relations commerciales qui le dédommagent de celles qu'il vient d'être forcé de rompre.
Comme le lazzarone n'a pas de poches, on le trouve éternellement la main dans la poche des autres.
Le lazzarone ne tarde donc jamais à être pris en flagrant délit par le sbire; alors le marché s'établit.
Le sbire, généreux comme Orosmane, propose une rançon.
Le lazzarone, fidèle à sa parole comme Lusignan, dégage sa parole au bout de dix minutes, d'une demi-heure, d'une heure au plus tard.
Parfois cependant, comme je l'ai dit, le sbire abuse de sa puissance ou le lazzarone de son adresse.
Un jour, en passant dans la rue de Tolède, j'ai vu arrêter un sbire. Comme le chasseur de La Fontaine, il avait été insatiable, et il était puni par où il avait péché.
Voici ce qui était arrivé:
Un sbire avait pris un lazzarone en flagrant délit.
—Qu'as-tu volé à ce monsieur en noir qui vient de passer? demanda le sbire.
—Rien, absolument rien, excellence, répondit le lazzarone (le lazzarone appelle le sbire excellence).
—Je t'ai vu la main dans sa poche.
—Sa poche était vide.
—Comment! pas un mouchoir, pas une tabatière, pas une bourse?
—C'était un savant, excellence.
—Pourquoi t'adresses-tu à ces sortes de gens
—Je l'ai reconnu trop tard.
—Allons, suis-moi à la police.
—Comment! mais puisque je n'ai rien volé, excellence.
—C'est justement pour cela, imbécile. Si tu avais volé quelque chose, on s'arrangerait.
—Eh bien! c'est partie remise, voilà tout; je ne serai pas toujours si malheureux.
—Me promets-tu, d'ici à une demi-heure, de me dédommager?
—Je vous le promets, excellence.
—Comment cela?
—Ce qu'il y a dans la poche du premier passant sera pour vous.
—Soit, mais je choisirai l'individu; je ne me soucie pas que tu ailles encore faire quelque bêtise pareille à l'autre.
—Vous choisirez.
Le sbire s'appuie majestueusement contre une borne; le lazzarone se couche paresseusement à ses pieds.
Un abbé, un avocat, un poète, passent successivement sans que le sbire bouge. Un jeune officier, leste, pimpant, paré d'un charmant uniforme, paraît à son tour; le sbire donne le signal.
Le lazzarone se lève et suit l'officier; tous deux disparaissent à l'angle de la première rue. Un instant après, le lazzarone revient tenant sa rançon à la main.
—Qu'est-ce que c'est que cela? demande le sbire.
—Un mouchoir, répond le lazzarone.
—Voilà tout?
—Comment, voilà tout? c'est de la batiste!
—Est-ce qu'il n'en avait qu'un seul[1]?
—Un seul dans cette poche-là.
—Et dans l'autre?
—Dans l'autre il avait son foulard.
—Pourquoi ne l'as-tu pas apporté?
—Celui-là, je le garde pour moi, excellence.
—Comment, pour toi?
—Oui. N'est-il pas convenu que nous partageons?
—Eh bien?
—Eh bien! chacun sa poche.
—J'ai droit à tout.
—A la moitié, excellence.
—Je veux le foulard.
—Mais, excellence…
—Je veux le foulard!
—C'est une injustice.
—Ah! tu dis du mal des employés du gouvernement. En prison, drôle! en prison!
—Vous aurez le foulard, excellence.
—Je veux celui de l'officier.
—Vous aurez celui de l'officier.
—Où le retrouveras-tu!
—Il était allé chez sa maîtresse, rue de Foria; je vais l'attendre à la porte.
Le lazzarone remonte la rue, disparaît, et va s'embusquer dans une grande porte de la rue de Foria.
Au bout d'un instant, le jeune officier sort; il n'a pas fait dix pas qu'il fouille à sa poche et s'aperçoit qu'elle est vide.
—Pardon, excellence, dit le lazzarone, vous cherchez quelque chose?
—J'ai perdu un mouchoir de batiste.
—Votre excellence ne l'a pas perdu, on le lui a volé.
—Et quel est le brigand?…
—Qu'est-ce que votre excellence me donnera si je lui trouve son voleur?
—Je te donnerai une piastre!
—J'en veux deux.
—Va pour deux piastres. Eh bien! que fais-tu?
—Je vous vole votre foulard?
—Pour me faire retrouver mon mouchoir?
—Oui.
—Et où seront-ils tous les deux?
—Dans la même poche. Celui à qui je donnerai votre foulard est celui à qui j'ai déjà donné votre mouchoir.
L'officier suit le lazzarone; le lazzarone remet le foulard au sbire, le sbire fourre le foulard dans sa poche. Le lazzarone, rendu à la liberté, s'esquive. Derrière le lazzarone vient l'officier. L'officier met la main sur le collet du sbire, le sbire tombe à genoux. Comme le sbire de cette espèce a été lazzarone avant d'être sbire, il comprend tout: c'est lui qui est le volé. Il a voulu jouer son associé, il a été joué par lui. Tous autres qu'un lazzarone et un sbire se brouilleraient en pareille circonstance: mais le lazzarone et le sbire ne se brouillent pas pour si peu de chose: c'est à l'oeuvre qu'on reconnaît l'ouvrier. Le lazzarone et le sbire se sont reconnus pour deux ouvriers de première force; ils ont pu s'apprécier l'un l'autre. Gare aux poches! ce sera désormais entre eux à la vie et à la mort.
Note:
[1] A Naples, on a toujours deux mouchoirs dans sa poche: un mouchoir de batiste pour s'essuyer, un mouchoir de soie pour se moucher; il y a même des élégans qui en ont un troisième avec lequel ils époussettent leurs bottes, pour faire croire qu'ils sont venus en voiture.
XI
Le roi Nasone.
Je ne sais pas si les lazzaroni, ennuyés de leur liberté, demandèrent jamais un roi comme les grenouilles de la fable, mais ce que je sais, c'est qu'un jour Dieu leur envoya un.
Celui-là n'était ni un baliveau ni une grue: c'était un renard, et un des plus fins que la race royale ait jamais produits. Ce roi eut trois noms: Dieu le nomma Ferdinand IV, le congrès le nomma Ferdinand 1er, et les lazzaroni le nommèrent le roi Nasone.
Dieu et le congrès eurent tort: un seul de ses trois noms lui resta: c'est celui qui lui a été donné par les lazzaroni.
L'histoire, à la vérité, lui a conservé indifféremment les deux autres, ce qui n'a pas contribué à la rendre plus claire: mais qui est-ce qui lit l'histoire, si ce n'est les historiens lorsqu'ils corrigent leurs épreuves!
A Naples, personne ne connaît donc ni Ferdinand 1er ni Ferdinand IV; mais, en revanche, tout le monde connaît le roi Nasone.
Chaque peuple a eu son roi qui a résumé l'esprit de la nation. Les
Écossais ont eu Robert-Bruce, les Anglais ont eu Henri VIII, les
Allemands ont eu Maximilien, les Français ont eu Henri IV, les
Espagnols ont eu Charles V, les Napolitains ont eu Nasone [1].
Le roi Nasone était l'homme le plus fin, le plus fort, le plus adroit, le plus insouciant, le plus indévot, le plus superstitieux de son royaume, ce qui n'est pas peu dire. Moitié Italien, moitié Français, moitié Espagnol, jamais il n'a su un mot d'espagnol, de français ni d'italien; le roi Nasone n'a jamais su qu'une langue, c'était le patois du môle.
Il a eu pour enfans le roi François, le prince de Salerne, la reine Marie-Amélie, c'est-à-dire un des hommes les plus savans, un des princes les meilleurs, une des femmes les plus admirablement saintes qui aient jamais existé.
Le roi Nasone monta sur le trône à six ans, comme Louis XIV, et mourut presque aussi vieux que lui. Il régna de 1759 à 1825, c'est-à-dire 66 ans y compris sa minorité. Tout ce qui s'accomplit de grand en Europe dans la dernière moitié du siècle passé et dans le premier quart du siècle présent s'accomplit sous ses yeux. Napoléon tout entier passa dans son règne. Il le vit naître et grandir, il le vit décroître et tomber. Il se trouva mêlé à ce drame gigantesque qui bouleversa le monde de Lisbonne à Moscou, et de Paris au Caire.
Le roi Nasone n'avait reçu aucune éducation; il avait eu pour gouverneur le prince de San-Miandro, qui, n'ayant jamais rien su, n'avait pas jugé nécessaire que son élève en apprît plus que lui. En échange, le roi faisait des armes comme Saint-Georges, montait à cheval comme Rocca Romana, et tirait un coup de fusil comme Charles X. Mais d'arts, mais de sciences, mais de politique, il n'en fut pas un seul instant question dans le programme de l'éducation royale.
Aussi de sa vie le roi Nasone n'ouvrit-il un livre ou ne lut-il un mémoire. Quand il fut majeur, il laissa régner son ministre, quand il fut marié, il laissa régner sa femme. Il ne pouvait se dispenser d'assister aux conseils d'État, mais il avait défendu qu'il y parût un seul encrier, de peur que sa vue n'entraînât à des écritures. Restait son seing, qu'il ne pouvait se dispenser de donner au moins une fois par jour. Napoléon, dans le même cas, avait réduit le sien à cinq lettres d'abord, à trois ensuite, puis enfin à une seule. Le roi Nasone fit mieux, il eut une griffe.
Aussi passait-il le meilleur de son temps à chasser à Caserte ou à pêcher au Fusaro; puis la chasse finie ou la pêche terminée, le roi se faisait cabaretier, la reine se faisait cabaretière, les courtisans se faisaient garçons de cabaret, et l'on détaillait au dessous du cours des comestibles ordinaires, les produits de la chasse ou de la pêche, le tout avec l'accompagnement de disputes et de jurons qu'on aurait pu rencontrer dans une halle ordinaire. Cela était un des grands plaisirs du roi Nasone.
Le roi Nasone savait de qui tenir son amour pour la chasse. Son père, le roi Charles III, avait fait bâtir le château de Capo-di-monti par la seule raison qu'il y avait sur cette colline, au mois d'août, un abondant passage de becfigues. Malheureusement, en jetant les fondations de cette villa, on s'était aperçu qu'au dessous des fondations s'étendaient de vastes carrières d'où, depuis dix mille ans, Naples tirait sa pierre. On y ensevelit trois millions dans des constructions souterraines; après quoi on s'aperçut qu'il ne manquait qu'une chose pour se rendre au château, c'était un chemin. On comprend que si Charles III, comme son fils, avait eu le goût du commerce et avait vendu ses becfigues, il eût, selon toute probabilité, en les vendant au prix ordinaire, perdu quelque chose, comme un millier de francs sur chacun d'eux.
Le contre-coup de la révolution française vint troubler le roi Nasone au milieu de ses plaisirs. Un jour il lui prit envie de chasser à l'homme au lieu de chasser au daim ou au sanglier; il lâcha sa meute sur la piste des républicains et vint les attaquer aux environs de Rome. Malheureusement le Français est un animal qui revient sur le chasseur. Le roi Nasone le vit revenir et fut obligé d'abandonner la place et de gouverner au plus vite sur Naples; encore fallut-il qu'il changeât de costume avec le duc d'Ascoli, son écuyer. Il prit la gauche, ordonna au duc de le tutoyer, et le servit tout le long de la route comme si le duc d'Ascoli eût été Ferdinand et qu'il eût été le duc d'Ascoli.
Plus tard, un des grands plaisirs du roi était de raconter cette anecdote. L'idée que le duc d'Ascoli aurait pu être pendu à la place du roi mettait la cour en fort belle humeur.
Arrivé à Naples sans accident, le roi jugea qu'il n'était point prudent à lui de s'arrêter là; il s'adressa à son bon ami Nelson, lui demanda un vaisseau, monta dessus avec la reine, son ministre Acton et la belle Emma Lyonna, à laquelle nous reviendrons bientôt; mais un vent contraire s'éleva: le vaisseau ne put sortir du golfe et fut forcé de revenir jeter l'ancre à une centaine de pas de la terre. Alors, ministres, magistrats, officiers, accoururent pour supplier le roi de revenir à Naples; mais le roi tint bon pour la Sicile et envoya promener officiers, magistrats et ministres, marmottant sans cesse ses meilleures prières pour que le vent changeât de direction. Au premier souffle qui vint du nord, on leva l'ancre et on s'éloigna à pleines voiles.
Mais la satisfaction du roi ne fut point de longue durée. A peine la flottille avait-elle gagné la haute mer qu'une tempête terrible s'éleva; en même temps le jeune prince Alberto tomba malade. Le roi avait pris pour capitaine de son vaisseau l'amiral Nelson, qui passait à cette époque pour le premier marin du monde, et cependant, comme si Dieu eût poursuivi le roi en personne, le mât de misaine et la grande vergue de son bâtiment furent brisés, tandis qu'il voyait à cent pas de lui la frégate de l'amiral Carracciolo, sur laquelle il avait refusé de monter, se fiant plus à son allié qu'à son sujet, s'avancer au milieu de la tempête, calme et comme si elle commandait aux vents. Plusieurs fois le roi héla ce bâtiment, qui, pareil à celui du Corsaire rouge, semblait un navire enchanté, pour s'informer s'il ne pourrait point passer à son bord; mais quoiqu'à chaque signal du roi l'amiral lui-même se fût mis en mer dans une chaloupe et se fût approché du vaisseau royal pour recevoir les ordres de Sa Majesté, le péril du transport était trop grand pour que Carraciolo osât en courir la responsabilité. Cependant à chaque heure le danger augmentait. Enfin on arriva en vue de Palerme, mais le voisinage de la terre augmentait encore le danger: si habile marin que fût Nelson, il en savait moins pour entrer dans le port par un gros temps que le dernier pilote côtier. Il fit donc un signal pour demander s'il se trouvait sur la flottille un homme plus familiarisé que lui avec ces parages. Aussitôt une barque montée par un officier se détacha d'un des bâtimens, emportée par le vent comme une feuille, et s'approcha du vaisseau royal. Lorsqu'elle fut à portée, on jeta une corde, l'officier la saisit, on le hissa à bord: c'était le capitaine Giovanni Beausan, élève et ami de Carracciolo; il répondit de tout. Nelson lui remit le commandement: une heure après on entrait dans le port de Palerme, et le même soir on débarquait a Castello-à-Mare.
Le lendemain, au point du jour, le roi chassait à son château de la Favorite, avec autant de plaisir et d'entrain que s'il n'eût pas perdu la moitié de son royaume.
Pendant ce temps Championnet prenait Naples, et un beau matin le roi
Nasone apprit que le monde libéral comptait une république de plus.
C'était la république parthénopéenne.
Sa colère fut grande; il ne comprenait pas que ses sujets, abandonnés par lui, ne lui eussent pas gardé plus exactement leur serment de fidélité; c'était fort triste: le patrimoine de Charles III était diminué de moitié; le roi des Deux-Siciles n'en avait plus qu'une. Noblesse et bourgeoisie avaient embrassé avec ardeur la cause de la révolution; il ne restait plus au roi Nasone que ses bons lazzaroni.
Le roi Nasone s'en rapporta à Dieu et à saint Janvier de changer le coeur de ses sujets, fit voeu d'élever une église sur le modèle de Saint-Pierre s'il rentrait jamais dans sa bonne ville de Naples, et continua de chasser.
Il est vrai que, comme nous l'avons dit, le roi Nasone était un merveilleux tireur. Quoiqu'il ne chassât jamais qu'à balles franches, il était sûr de ne toucher l'animal qu'au défaut de l'épaule; et, sur ce point, Bas-de-Cuir aurait pu prendre de ses leçons. Mais le curieux de la chose, c'est qu'il exigeait que les chasseurs de sa suite en fissent autant que lui, sinon il entrait dans des colères toujours fort préjudiciables au coupable.
Un jour qu'on avait chassé toute la journée dans la forêt de Ficuzza, et que les chasseurs faisaient cercle autour d'un double rang de sangliers abattus, le roi avisa un des cadavres frappés au ventre. Aussitôt le rouge lui monta à la figure, et se retournant vers sa suite:—Che è il porco che a fatto un tal colpo? s'écria-t-il, ce qui voulait dire en toutes lettres: Quel est le porc qui a fait un pareil coup?
—C'est moi, sire, répondit le prince de San-Cataldo. Faut-il me pendre pour cela?
—Non, dit le roi, mais il faut rester chez vous.
Et désormais le prince de San-Cataldo ne fut plus invité aux chasses royales.
Un des crimes qui avaient le privilége d'exciter à un degré presque égal la colère de Sa Majesté, était de se présenter devant elle avec des favoris longs et des cheveux courts. Tout homme dont le menton n'était point rasé, dont le crâne n'était point poudré à blanc, et dont la nuque n'était point ornée d'une queue plus ou moins longue, était pour le roi Nasone un jacobin à pendre. Un jour, le jeune prince Peppino Ruffo, qui avait tout perdu au service du prince, qui avait abandonné famille et patrie pour le suivre, eut l'imprudence de se présenter devant lui sans poudre et avec une paire de ces beaux favoris napolitains que vous savez. Le roi ne fit qu'un bond de son fauteuil à lui, et le saisissant à pleines mains par la barbe:—Ah! brigand! ah! jacobin! ah! septembriseur! s'écria-t-il. Mais tu sors donc d'un club, que tu oses te présenter ainsi devant moi?
—Non, sire, répondit le jeune homme, je sors d'une prison où j'ai été jeté il y a trois mois, comme trop fidèle sujet de Votre Majesté.
Cette raison, si péremptoire qu'elle fût, ne calma pas entièrement le roi, qui garda rancune au pauvre Peppino Ruffo, même après qu'il eut rasé ses favoris, poudré ses cheveux, pris une queue postiche et substitué une culotte courte à ses pantalons.
Il n'y avait par toute la Sicile qu'un homme qui fût aussi colère que le roi: c'était le président Cardillo, qui, n'ayant pas un seul cheveu sur la tête et pas un seul poil au menton, était entré tout d'abord dans les faveurs de son souverain, grâce à la majestueuse perruque dont son front était orné. Aussi, malgré son caractère emporté, le roi l'avait-il pris en amitié grande, malgré sa haine pour les gens de robe. Il le désignait quelquefois pour faire sa partie reversi. Alors c'était un spectacle donné à la galerie. Quand il jouait avec tout autre qu'avec le roi, le président lâchait la bride à sa colère, foudroyait son partner de gros mots, faisait voler les jetons, les fiches, les cartes, l'argent, les chandeliers. Mais, lorsqu'il avait l'honneur de jouer avec le roi, le pauvre président avait les menottes, et il lui fallait ronger son frein. Il prenait bien toujours, dans une intention parfaitement claire, chandeliers, argent, cartes, fiches et jetons; mais tout à coup le roi, qui ne le perdait pas de vue, le regardait ou lui adressait un question; alors le président souriait agréablement, reposait sur la table la chose quelconque qu'il tenait à la main et se contentait d'arracher les boutons de son habit, qu'on retrouvait le lendemain semés sur le parquet. Un jour cependant que le roi avait poussé le pauvre président plus loin qu'à l'ordinaire, et que cette plaisanterie lui avait fait négliger son jeu, le prince s'aperçut qu'un as dont il aurait pu se défaire lui était resté.
—Ah! mon Dieu! que je suis bête! s'écria le prince, j'aurais pu donner mon as, et je ne l'ai pas fait.
—Eh bien! je suis plus bête encore que votre Majesté, s'écria le président, car j'aurais pu donner le quinola et il m'est resté dans les mains.
Le prince, au lieu de se fâcher, éclata de rire; la réponse lui rappelant probablement l'urbanité de ses bons lazzaroni.
Il faut tout dire aussi: le président Cardillo était, comme Nemrod, un grand chasseur devant Dieu, et avait de magnifiques chasses, des chasses royales auxquelles il invitait son roi et auxquelles son roi lui faisait l'honneur d'assister. C'était dans son magnifique fief d'Ilice que se passait la chose; et comme au milieu de la propriété s'élevait un château digne d'elle, Sa Majesté daignait, la veille des chasses, arriver, souper et coucher dans ce château, où elle demeurait quelquefois deux ou trois jours de suite. Un soir on y arriva comme d'habitude avec l'intention de chasser le lendemain. Quand il s'agissait de chasser, le roi ne dormait pas. Aussi, après s'être tourné et retourné toute la nuit dans son lit, se leva-t-il au point du jour, et, allumant son bougeoir, se dirigea-t-il en chemise vers la chambre du seigneur suzerain. La clé était à la porte; Ferdinand eut envie de voir quelle mine un président avait dans son lit. Il tourna la clé et entra dans sa chambre. Dieu servait le roi à sa guise.
Le président, sans perruque et en chemise, était assis au milieu de la chambre. Le roi alla droit à lui. Tandis que, surpris à l'improviste, le pauvre président demeurait sans bouger, le roi lui mit le bougeoir sous le nez pour bien voir la figure qu'il faisait, puis il commença à faire le tour de la statue et du piédestal avec une gravité admirable, tandis que la tête seule du président, mobile comme celle d'un magot de la Chine, l'accompagnait par un mouvement de rotation centrale, égal au mouvement circulaire. Enfin les deux astres qui accomplissaient leur périple, se retrouvèrent en face l'un de l'autre. Et, comme le roi continuait de garder le silence:
—Sire, dit le président avec le plus grand sang-froid, le fait n'étant pas prévu par les lois de l'étiquette, faut-il que je me lève ou faut-il que je reste?
—Reste, reste, dit le roi, mais ne nous fais pas attendre; voilà quatre heures qui sonnent.
Et il sortit de la chambre aussi gravement qu'il y était entré.
Bientôt l'honneur que le roi faisait au président Cardillo en allant ainsi chasser chez lui éveilla l'ambition des courtisans; il n'y eut pas jusqu'aux abbesses des premiers couvens de Palerme qui, peuplant leurs parcs de chevreuils, de daims et de sangliers, ne fissent inviter le roi à venir donner aux pauvres recluses dont elles dirigeaient les âmes la distraction d'une chasse. On comprend que Sa Majesté se garda bien de refuser de pareilles invitations. Le roi était quelque peu galant; il oublia presque sa colonie de San-Lucio. Cette colonie de San-Lucio était cependant quelque chose de fort agréable. C'était un charmant village, situé à trois ou quatre lieues de Naples, appartenant corps et biens au roi; les âmes seules appartenaient à Dieu, ce qui n'empêchait pas le diable d'en avoir sa part. San-Lucio était, moins le turban et le lacet, devenu le sérail du sultan Nasone. Comme le shah de Perse, il aurait pu une fois faire part à ses amis et connaissances de quatre-vingts naissances dans le même mois.
Aussi la population de San-Lucio a-t-elle encore aujourd'hui des priviléges que n'a aucun autre village du royaume des Deux-Siciles: ses habitans ne paient pas de contributions et échappent à la loi du recrutement. En outre, chacun, quel que soit son âge ou son sexe, a la prétention d'être quelque peu parent du roi actuel. Seulement, les plus âgés l'appellent mon neveu, et les plus jeunes mon cousin.
Le roi Nasone en était donc là en Sicile, chassant tous les jours soit dans ses forêts à lui, soit dans celles du président, soit dans les parcs des abbesses, faisant tous les soirs sa partie d'ombre, de whist ou de reversi, et ne regrettant au monde que son château de Capo-di-Monti, où il y avait tant de becfigues; son lac de Fusaro, où il y avait tant de poissons; et sa place du Môle, où il y avait tant de lazzaroni, lorsqu'un jour un homme de cinquante à cinquante-cinq ans environ se présenta pour lui demander l'autorisation de reconquérir son royaume: cet homme, c'était le cardinal Ruffo.
Fabrizio Ruffo était né d'une famille noble, mais peu considérable. Seulement, comme il avait le génie de l'intrigue développé à un point fort remarquable, il avait fait, grâce au pape Pie VI, dont il était devenu le favori, un assez beau chemin dans la carrière de la prélature, et il avait été nommé à un haut emploi dans la chambre pontificale. Arrivé là, il eut l'adresse de faire sa fortune en trois ans et la maladresse de laisser voir qu'il l'avait faite. Il en résulta que son faste ayant fait scandale, Pie VI fut forcé de lui demander sa démission. Ruffo la lui donna, vint à Naples, et obtint l'intendance du château de Caserte. Il y servait de son mieux le roi Nasone dans les plaisirs que Sa Majesté allait chercher dans sa villa, lorsque Sa Majesté se réfugia en Sicile. Le cardinal Ruffo l'y suivit.
Là, tandis que le roi chassait le jour et jouait le soir, Ruffo rêvait de reconquérir le royaume. La face des choses changeait en Italie, les défaites succédaient aux défaites; Bonaparte semblait avoir transporté de l'autre côté de la Méditerranée la statue de la Victoire. Les ennemis que le directoire avait à combattre croissaient chaque jour. La flotte turque et la flotte russe combinées avaient repris quelques unes des îles Ioniennes, assiégeaient Corfou et annonçaient hautement que, dès qu'elles se seraient rendues maîtresses de ce point important, elles feraient voile vers les côtes de l'Italie. L'escadre anglaise n'attendait qu'un signal pour se réunir à elles. Fabrizio Ruffo espérait donc qu'en mettant le feu aux Calabres, ce feu, comme une traînée de poudre, gagnerait rapidement Naples et embraserait la capitale. Il vint donc, comme nous l'avons dit, trouver le roi.
Le roi, à qui il ne demandait ni hommes ni argent, mais seulement son autorisation et ses pleins pouvoirs, donna tout ce que le cardinal demandait; après quoi, roi et cardinal échangèrent leur bénédiction. Le cardinal partit pour les montagnes de la Calabre, et le roi pour la forêt de Ficuzza.
Deux mois à peu près s'écoulèrent. Pendant ces deux mois, le roi, tout en chassant à la Favorite, à Montréal ou a Ilice, avait vu passer une foule de vaisseaux russes, turcs et anglais se dirigeant vers sa capitale. Un soir même, en rentrant, il avait appris que Nelson avait quitté Palerme pour prendre le commandement général de la flotte. Enfin, un matin, il reçut un courrier qui lui annonça que le cardinal Ruffo venait d'entrer à Naples, que la république parthénopéenne, qui était venue avec Championnet, s'en était allée avec Macdonald, et que les républicains avaient obtenu une capitulation en vertu de laquelle ils rendaient les forts, mais qui leur accordait en échange vie et bagages saufs. Cette capitulation était signée de Foote pour l'Angleterre, de Keraudy pour la Russie, de Boncieu pour la Porte, et de Ruffo pour le roi.
Tout au contraire de ce à quoi l'on s'attendait, Sa Majesté entra dans une grande colère; ou lui avait reconquis son royaume, ce qui était fort agréable, mais on avait traité avec des rebelles, ce qui lui paraissait fort humiliant. Nasone était petit-fils de Louis XIV, et il y avait en lui, tout populaire qu'il était, beaucoup de l'orgueil et de l'omnipotence du grand roi.
Il s'agissait donc de sauver l'honneur royal en déchirant la capitulation [2].
Cependant on craignait une chose: il y avait à cette heure à Naples un homme qui était plus roi que le roi lui-même; cet homme, c'était Nelson. Or, Nelson était arrivé à l'âge de quarante-un ans sans que son plus mortel ennemi eût eu d'autre reproche à lui faire qu'une trop grande intrépidité. Il avait des honneurs autant qu'un vainqueur en pouvait amasser sur sa tête. La ville de Londres lui avait envoyé une épée, et le roi l'avait fait chevalier du Bain, baron du Nil et pair du royaume. Il avait une fortune princière; car le gouvernement lui faisait mille livres sterling de rente, le roi l'avait doté d'une pension de cinquante mille francs, et la compagnie des Indes lui avait fait cadeau de cent mille écus. Il y avait donc à craindre que Nelson, reconnu jusque alors, non seulement pour brave entre les braves, mais encore pour loyal entre les loyaux, n'eût le ridicule de tenir à cette double réputation, et, n'ayant rien fait jusque-là qui portât atteinte à son courage, ne voulût rien faire qui portât atteinte à son honneur.
Et pourtant il fallait que la capitulation signée par Foote, de Keraudy et Bonnieu fut déchirée. On se rappela que c'était une femme qui avait perdu Adam, et on jeta les yeux sur son amie Emma Lyonna pour damner Nelson.—Emma Lyonna était une femme perdue de Londres. Son père, on ne le connaît pas; sa patrie, on l'ignore: on sait seulement que sa mère était pauvre; on croit qu'elle naquit dans la principauté de Galles, voilà tout. Un charlatan la rencontra et lui offrit de prendre part à une spéculation nouvelle: c'était de représenter la déesse Hygie. Ce charlatan était le docteur Graham, auteur de la Mégalanthropogénésie. Emma Lyonna accepte; elle est installée dans le cabinet du docteur, à qui elle sert d'explication vivante. Emma Lyonna était belle, on accourut pour la voir, les peintres demandèrent à la copier; Hamney, l'un des artistes les plus populaires de l'Angleterre, la peignit en Vénus, en Cléopâtre, en Phryné. Dès lors la vogue d'Emma Lyonna fut établie, et la fortune de Graham fut faite.
Parmi les jeunes gens qui, depuis l'exposition de la déesse Hygie, suivaient avec le plus d'assiduité les cours du docteur était un jeune homme de la maison de Warwick nommé Charles Greville. Du jour où il avait vu Emma Lyonna, il en était devenu amoureux; il proposa à la belle statue de quitter le docteur pour lui. Emma Lyonna commençait à se lasser de poser pour les curieux et pour les peintres. Sa réputation était faite; un jeune homme de l'aristocratie allait la mettre à la mode; elle accepta. En trois ans, la fortune de Charles Greville fut mangée, une place honorable qu'il occupait dans la diplomatie perdue, et il ne lui resta rien que la femme à laquelle il devait sa ruine pécuniaire et sa chute sociale. Alors il offrit à Emma de l'épouser, si grande était la fascination que cette autre Laïs exerçait sur cet autre Alcibiade. Mais Emma Lyonna était trop bonne calculatrice pour épouser un homme ruiné; elle avait pris l'habitude de l'or et des diamans pendant ces trois années, et elle ne voulait pas la perdre. Sous un prétexte de délicatesse dont le pauvre Charles Greville fut dupe, elle refusa. Alors une autre idée lui vint. Il avait à la cour de Naples un oncle riche et puissant, nommé sir Williams Hamilton. Il était l'héritier du vieillard; il lui avait fait demander de l'argent et la permission d'épouser Emma Lyonna. L'oncle avait répondu par un double refus à cette double demande. Charles Greville connaissait le pouvoir d'Emma Lyonna sur les coeurs: il envoya sa belle sirène solliciter pour elle et pour lui.
Il y avait en effet un charme fatal attaché à cette femme. Le vieillard vit Emma Lyonna et en devint amoureux. Il offrit de faire à son neveu deux mille cinq cents livres sterling de rente si Emma Lyonna consentait à l'épouser lui-même. Quinze jours après, Charles Greville recevait son contrat de rente et Emma Lyonna devenait lady Hamilton.
Le scandale fut grand. Toutefois, on ne pouvait refuser de recevoir la nouvelle mariée dans le monde. Tous les salons lui furent donc ouverts. La reine Caroline, cette fière princesse d'Autriche, cette soeur de Marie-Antoinette, plus hautaine qu'elle encore, refusa complètement de lui parler et affecta de lui tourner le dos chaque fois que le hasard jeta la reine et l'ambassadrice sur le même chemin.
Sur ces entrefaites, Nelson vint à Naples: le vainqueur de la Vera-Cruz, qui devait être celui d'Aboukir et de Trafalgar, subit l'influence commune et devint amoureux. Nelson pouvait être un Achille, mais ce n'était ni un Hyacinthe ni un Pâris; il avait perdu un oeil à Calvi et un bras à la Vera-Cruz. Mais lady Hamilton était trop habile pour laisser échapper la fortune qui passait à la portée de sa main. Elle comprit tout de suite l'influence que Nelson allait prendre sur les événemens et par conséquent sur les hommes. L'Angleterre, pour Ferdinand et Caroline, était non seulement une alliée, mais encore une libératrice: Nelson devenait pour eux non seulement un héros, mais presque un dieu.
L'amour de Nelson changea tout pour Emma Lyonna. La reine descendit de son trône et fit la moitié du chemin qui la séparait de l'aventurière; Emma Lyonna daigna faire l'autre. Bientôt on ne vit plus l'une sans l'autre. A la cour, au théâtre, à Chiaja, à Toledo, dans sa voiture comme dans la loge royale, Emma Lyonna eut sa place de tous les jours, de toutes les heures, de tous les instans, Emma Lyonna fut la favorite de Caroline.
Le jour des désastres arriva: Emma Lyonna, fidèle à l'amitié ou plutôt à l'ambition, accompagna le roi et la reine en Sicile, traînant Nelson à sa suite. Le terrible capitaine de la mer était, avec elle, obéissant et doux comme un enfant.
Ce fut sur cette femme que Caroline jeta les yeux pour perdre Nelson; ce fut à ces mains étranges que Dieu remit l'existence des hommes et le destin des royaumes.
Emma Lyonna portait une lettre de créance conçue en ces termes:
«La Providence vous remet le sort de la monarchie napolitaine; je n'ai pas le temps de vous écrire une lettre détaillée sur le service immense que nous attendons de vous. Milady, mon ambassadrice et mon amie, vous exposera ma prière et toute la reconnaissance de votre affectionnée, CAROLINE.»
Dans cette lettre était contenu un décret du roi qui portait que «l'intention du roi n'avait jamais été de traiter avec des sujets rebelles; qu'en conséquence les capitulations des forts étaient révoquées; que les partisans de la prétendue république parthénopéenne étant plus ou moins coupables de lèse-majesté, une junte d'État serait établie pour les juger, et punirait les plus coupables par la mort, les autres par la prison et l'exil, tous par la confiscation de leurs biens.»
Une autre ordonnance devait faire connaître les volontés ultérieures de Sa Majesté et la manière dont elles seraient exécutées. A la rigueur, le roi et la reine pouvaient écrire ces choses, ils n'avaient rien signé: ils voyaient les événemens accomplis au point de vue de leur pouvoir et de leur dignité. Mais Nelson, l'homme du peuple; Nelson, le fils d'un pauvre ministre du village de Burnham-Thorp; Nelson, dont la parole était engagée par la signature de son représentant; Nelson, qui, dans tous ces démêlés de peuple à rois, devait être calme, impartial et froid comme la statue de la Justice; Nelson, sur lequel l'Europe avait les yeux ouverts, et dont le monde n'attendait qu'un mot pour le proclamer le défenseur de l'humanité, comme il était déjà l'élu de la gloire; Nelson, quelle excuse avait-il et que répondra-t-il à Dieu quand Dieu lui demandera compte de l'existence de vingt-cinq mille hommes sacrifiés à un fol amour? Le navire qui portait Emma Lyonna aborda un soir le navire qui portait Nelson; une heure après, le navire repartait pour Palerme, emportant pour tout message cette seule réponse: «Tout va bien.» Le lendemain la capitulation était déchirée.
Parmi toutes les victimes, il y en avait une qui devait être sacrée pour Nelson: c'était son collègue l'amiral Carracciolo. Après avoir conduit le roi en Sicile avec un bonheur qui avait fait envie à celui qui passait à cette époque pour le premier homme de mer qui existât, Carracciolo avait demandé la permission de revenir à Naples et l'avait obtenue. Là il avait pris parti pour les républicains, avait combattu avec eux, avait traité comme eux, et, comme eux, eût du être sous la garde de l'honneur de trois grandes nations.
Carracciolo était parvenu à échapper aux premières recherches, et par conséquent aux premiers massacres; mais, trahi par un domestique, il fut pris dans la chambre où il était caché. A peine Nelson eut-il appris son arrestation qu'il le réclama comme son prisonnier. Une action grande et généreuse pouvait servir non pas de contre-poids, mais de palliatif à la trahison de l'amiral anglais; Nelson pouvait réclamer son collègue pour l'arracher à la junte d'État; on le crut, on l'applaudit: Nelson réclamait son collègue pour le faire pendre sur son propre vaisseau!
Le procès fut court: il commença à neuf heures du matin; à dix heures, on fit dire à Nelson que la cour venait de décider qu'on accueillerait les preuves et les témoignages en faveur de l'accusé, décision qui, dans tous les pays du monde, est un droit et non une faveur. Nelson répondit que c'était inutile, et la cour passa outre.
A midi, on vint annoncer à Nelson que l'accusé était condamné à la prison perpétuelle.
—Vous vous trompez, dit Nelson au comte de Thun, qui lui annonçait cette sentence, il a été condamné à la peine de mort.
La cour gratta le mot prison et écrivit le mot mort à la place.
A une heure, on vint dire à Nelson que le condamné demandait à être fusillé au lieu d'être pendu.
—Il faut que justice ait son cours, répondit Nelson.
En conséquence, on transporta Carracciolo à bord de la Minerve; c'était le vaisseau sur lequel il combattait de préférence. L'amiral l'avait constamment soigné comme un père soigne son propre fils; et cependant, pendant le temps qu'il était resté à bord du vaisseau anglais, il avait remarqué une foule de ces détails de construction qui faisaient alors et qui font encore de la marine de la Grande-Bretagne une des premières marines du monde: ces détails, il les expliquait à un jeune officier qui avait servi sous lui, et il en était arrivé à un point important de sa démonstration, lorsque le greffier s'avança vers lui, le jugement à la main. Carracciolo s'interrompit, écouta la sentence avec le plus grand calme; puis, la lecture terminée:
—Je disais donc… reprit l'amiral, et il continua sa démonstration à l'endroit même où l'arrêt de mort l'avait interrompu.
Dix minutes après, le corps de l'amiral se balançait suspendu au bout d'une vergue. Le soir on coupa la corde, on attacha un boulet de trente-six aux pieds du cadavre, et on le jeta à la mer. Douze heures avaient suffi pour rassembler la cour, porter ce jugement, exécuter la sentence, et faire disparaître jusqu'à la dernière trace du condamné.
Pendant ce temps, les bons lazzaroni faisaient de leur mieux: ils attendaient en chantant et en dansant au pied de l'échafaud ou de la potence les cadavres qui sortaient des mains du bourreau, les jetaient dans des bûchers; puis, lorsqu'ils étaient cuits selon leur goût, ils en grignotaient le foie ou le coeur, tandis que les autres, portés par leur nature à des amusemens plus champêtres, se faisaient des sifflets avec les os des bras, et des flûtes avec les os des jambes.
Trois mois de jugemens, d'exécutions et de supplices avaient rétabli le calme dans la ville de Naples. Le roi et la reine reçurent donc avis qu'ils pouvaient rentrer dans leur capitale. Pendant ces trois mois, Nelson et Emma Lyonna ne s'étaient point quittés: ce furent trois mois heureux pour ces tendres amans.
D'ailleurs, de nouveaux honneurs pleuvaient sur Nelson et rejaillissaient sur sa maîtresse: le vainqueur d'Aboukir avait été fait baron du Nil, le lacérateur du traité de Naples fut fait duc de Bronte.
Le surlendemain de l'exécution de Carracciolo, on signala une flottille venant de Sicile; c'était le roi qui revenait prendre possession de son royaume. Mais le roi ne regardait pas encore le sol de Naples comme bien affermi; il résolut de stationner quelques jours dans le port, et de recevoir ses fidèles sujets sur son vaisseau.
Bientôt le vaisseau fut entouré de barques; c'étaient des ministres qui apportaient des ordonnances, c'étaient des députés qui venaient débiter des harangues, c'étaient des courtisans qui venaient mendier des places. Tous furent reçus avec ce visage souriant et paternel d'un roi qui rentre dans son royaume. Quelques barques seulement furent écartées de la cour comme importunes: c'étaient celles qui portaient quelques ennuyeux solliciteurs venant demander la grâce de leurs parens condamnés à mort.
La soirée se passa en fêtes: il y eut illumination et concert sur le vaisseau royal.
Or, écoutez que je vous dise l'étrange spectacle qu'éclaira cette illumination, que je vous raconte l'événement inouï qui troubla ce concert.
C'était dans la nuit du 30 juin au 1er juillet: le roi était fatigué de tout ce bruit, de toutes ces adulations, de toutes ces lâchetés, car Nasone était homme d'esprit avant tout, et son regard voyait tout d'abord le fond de la chose. Il monta seul sur le pont et alla s'appuyer au bastingage du gaillard d'arrière, et, tout en sifflotant un air de chasse, il se mit à regarder cette mer infinie, si calme et si tranquille qu'elle réfléchissait toutes les étoiles du ciel. Tout à coup, à vingt pas de lui, du milieu de cette nappe d'azur surgit un homme qui sort de l'eau jusqu'à la ceinture et demeure immobile en face de lui. Le roi fixe les yeux sur l'apparition, tressaille, regarde encore, pâlit, veut reculer et sent ses jambes qui lui manquent; il veut appeler et sent sa voix qui le trahit. Alors, immobile, l'oeil fixe, les cheveux hérissés, la sueur au front, il reste cloué par la terreur.
Cet homme qui sort de l'eau jusqu'à la ceinture, c'est l'ancien ami du roi, c'est le condamné de la surveille, c'est l'amiral Carracciolo, qui, la tête haute, la face livide, la chevelure ruisselante, s'incline et se redresse à chaque mouvement de la houle, comme pour saluer une dernière fois le roi.
Enfin les liens qui retenaient la langue de Ferdinand se brisent, et l'on entend ce cri terrible retentir jusque dans les entrailles du bâtiment.
—Carracciolo! Carracciolo!…
A ce cri, tout le monde accourt; mais au lieu de s'évanouir, l'apparition reste visible pour tous. Les plus braves s'émeuvent. Nelson, qui, enfant, demandait ce que c'était que la peur, pâlit d'émotion et d'angoisse; et répète l'ordre donné par le roi de gouverner vers la terre.
Alors, en un clin d'oeil, le bâtiment se couvre de voiles, s'incline et glisse doucement vers Sainte-Lucie, poussé par la brise de mer; mais voilà, chose terrible! que le cadavre, lui aussi, s'incline, suit le sillage, et, mû par la force d'attraction, semble poursuivre son meurtrier.
En ce moment, le chapelain paraît sur le pont; le roi se jette dans ses bras:—Mon père! mon père! s'écria-t-il, que me veut donc ce mort qui me poursuit?
—Une sépulture chrétienne, répond le chapelain.
—Qu'on la lui donne, qu'on la lui donne à l'instant même! s'écria Ferdinand en se précipitant par l'écoutille, afin de ne plus voir cet étrange spectacle.
Nelson ordonna de mettre une barque à la mer et d'aller chercher le cadavre; mais pas un matelot napolitain ne consentit à se charger de cette mission. Dix matelots anglais descendirent dans la yole, huit ramèrent, deux tirèrent le cadavre hors de l'eau. La cause du miracle fut alors connue.
L'amiral, comme nous l'avons dit, avait été jeté à la mer avec un boulet de trente-six seulement attaché aux pieds. Or, le corps s'était enflé dans l'eau, et le poids étant trop faible pour le retenir au fond, il était remonté à la surface de la mer, et, par un effet d'équilibre, il s'était dressé jusqu'à la ceinture; puis, poussé par le vent et entraîné par le sillage, il avait suivi le vaisseau.
Le lendemain il fut enterré dans la petite église de Sainte-Marie-à-la-Chaîne. Après quoi, le roi fit son entrée triomphale dans sa capitale, et régna paisiblement sur son peuple jusqu'au moment où Napoléon lui fit signifier qu'il venait de disposer du royaume de Naples en faveur de son frère Joseph.
Le roi Nasone prit la chose en philosophe, et s'en retourna chasser à
Palerme.
Ce nouvel exil dura jusqu'au 9 juin 1815, époque à laquelle Joachim
Murat, qui avait succédé à Joseph Napoléon, était tombé à son tour. Sa
Majesté napolitaine revint chasser a Capo-di-Monti et à Caserte.
Notes:
[1] Qu'on ne prenne point ce sobriquet en mauvaise part; c'est comme si, au lieu de dire Philippe V, nous disions Philippe-le-Long.
[2] Voici tes termes de cette capitulation:
1. Le château Neuf et le château de l'Oeuf, avec armes et munitions, seront remis aux commissaires de Sa Majesté le roi des Deux-Siciles et de ses alliés; l'Angleterre, la Prusse, la Porte-Ottomane.
2. Les garnisons républicaines des deux châteaux sortiront avec les honneurs de la guerre et seront respectées dans leurs personnes et dans leurs biens meubles et immeubles.
3. Elles pourront choisir de s'embarquer sur des vaisseaux parlementaires pour être transportées à Toulon, ou de rester dans le royaume sans avoir rien à craindre ni pour elles ni pour leurs familles. Les vaisseaux seront fournis par les ministres du roi.
4. Ces conditions et ces clauses seront communes aux personnes des deux sexes enfermées dans les forts, aux républicains faits prisonniers dans le cours de la guerre par les troupes royales ou alliées, et au camp de Saint-Martin.
5. Les garnisons républicaines ne sortiront des châteaux que quand les vaisseaux destinés au transport de ceux qui auront choisi le départ seront prêts à mettre à la voile.
6. L'archevêque de Salerne, le comte Michevieux, le comte Dillon et l'évêque d'Avellino resteront comme otages dans le fort Saint-Elme, jusqu'à ce qu'on ait appris à Naples la nouvelle certaine de l'arrivée à Toulon des vaisseaux qui auront transporté dans cette ville les garnisons républicaines. Les prisonniers du parti du roi et les otages retenus dans les forts seront mis en liberté aussitôt après la ratification de la présente capitulation.
XII
Anecdotes.
Quelque temps après le retour du roi à Naples, Charles IV vint l'y rejoindre; celui-là aussi était exilé de son royaume; mais il n'avait pas même une Sicile où se réfugier, et il venait demander l'hospitalité à son frère.
Celui-là aussi était un grand chasseur et un grand pêcheur: aussi les deux frères, si long-temps séparés, ne se quittaient-ils plus, et chassaient-ils ou pêchaient-ils du matin jusqu'au soir. Ce n'était plus que parties de chasse dans le parc de Caserte ou dans le bois de Persano, que parties de pêche au lac Fusaro ou à Castellamare.
On se rappelle la grande tendresse de Louis XIV pour Monsieur. Assez indifférent pour sa femme, assez égoïste envers ses maîtresses, assez sévère pour ses enfans, Louis XIV n'aimait que Monsieur, et cette amitié s'augmentait, disait-on, de son indifférence profonde pour tout autre. Quelques nuages avaient bien de temps en temps passé entre eux; mais ces nuages s'étaient promptement dissipés au soleil ardent de la fraternité. Aussi, le lendemain de la nuit où mourut Monsieur, personne n'osait se risquer à aborder le grand roi, qui, enfermé dans son cabinet, s'abandonnait à la douleur.
Enfin, dit Saint-Simon, madame de Maintenon se risqua, et trouva Louis XIV le nez au vent, le jarret tendu, et chantonnant un petit air d'opéra à sa louange.
Même chose à peu près devait se passer entre Ferdinand Ier et Charles IV. Une partie avait été liée entre les deux princes pour aller chasser au bois de Persano, lorsqu'au moment du départ du roi Charles IV se trouva légèrement indisposé; mais comme l'auguste malade savait par sa propre expérience quelle contrariété c'est qu'une partie de chasse remise, il exigea que son frère allât à Persano sans lui; ce à quoi Ferdinand 1er ne consentit qu'à la condition que si le roi Charles IV se sentait plus indisposé il le lui ferait dire. Le malade s'y engagea sur sa parole. Le roi embrassa son frère et partit.
Dans la journée, l'indisposition sembla prendre quelque gravité. Le soir, le malade était fort souffrant. Pendant la nuit, la situation empira tellement que, sur les deux heures du matin, on expédia un courrier porteur d'une lettre de la duchesse de San-Florida, laquelle annonçait au roi que, s'il voulait embrasser une dernière fois son frère, il fallait qu'il revînt en toute hâte. Le courrier arriva comme Sa Majesté montait à cheval pour se rendre à la chasse. Le roi prit la lettre, la décacheta, et levant lamentablement les yeux au ciel:
—Oh! mon Dieu! mon Dieu! messieurs, quel malheur! s'écria-t-il, le roi d'Espagne est gravement malade!
Et comme chacun, prenant une figure de circonstance, allongeait son visage le plus qu'il pouvait:
—Heu! continua le roi avec cet accent napolitain dont rien ne peut rendre l'expression, je crois qu'il y a beaucoup d'exagération dans le rapport qu'on me fait. Chassons d'abord, messieurs; ensuite on verra.
Les courtisans reprirent leur figure habituelle; on arriva au rendez-vous et l'on commença de chasser.
A peine avait-on tiré dix coups de fusils, car la chasse que préférait Sa Majesté était la chasse au tir, qu'un second courrier arriva. Celui-ci annonçait que le roi Charles IV était à toute extrémité et ne cessait de demander son frère. Il n'y avait plus de doute à conserver sur la situation désespérée du malade. Aussi le roi Ferdinand, qui était homme de résolution, prit-il aussitôt son parti; et comme les courtisans attendaient les premières paroles du roi pour régler leur visage sur ces paroles:
—Heu! fit-il de nouveau, mon frère est malade mortellement ou il ne l'est pas. S'il l'est, quel bien lui fera-t-il que je vienne? S'il ne l'est pas, il sera désespéré de savoir que pour lui j'ai manqué une si belle chasse. Chassons donc, messieurs.
Et on se remit à la besogne de plus belle.
Le soir, en rentrant, on trouva un courrier qui annonçait que Charles
IV était mort.
La douleur que ressentit le roi fut si profonde qu'il comprit qu'il devait, avant tout, la combattre par quelque puissante distraction. En conséquence, il donna ses ordres pour qu'une chasse plus belle encore que celle qu'on venait de faire eût lieu pour le lendemain et le surlendemain. On tua cent cinquante sangliers et deux cents daims dans ces trois chasses. Mais qu'on ne croie point pour cela que Ferdinand avait oublié le défunt. A chaque beau coup qu'il faisait ou voyait faire, il s'écriait:—Ah! si mon pauvre frère était là, qu'il serait heureux!
Le troisième jour le roi revint, ordonna un convoi magnifique et prit le deuil pour trois mois, lui et toute sa cour.
Qu'on ne croie pas non plus que le roi Nasone avait un mauvais coeur. Les coeurs des dix-septième et dix-huitième siècles étaient faits ainsi. On vint un jour dire à Bassompierre, au moment où il s'habillait pour aller danser un quadrille chez la reine Marie de Médicis, que sa mère, qu'il adorait, était morte.
—Vous vous trompez, répondit tranquillement Bassompierre en continuant de nouer ses aiguillettes, elle ne sera morte que lorsque le quadrille sera dansé.
Bassompierre dansa le quadrille; il y eut le plus grand succès, et rentra chez lui pour pleurer sa mère.
La sensibilité est une invention moderne. Espérons qu'elle durera.
A côté de cette indifférence, à l'endroit de sa passion dominante, le roi Nasone avait parfois d'excellens mouvemens. Un jour, une pauvre femme, dont le mari venait d'être condamné à mort, part d'Aversa sur le conseil de l'avocat qui l'avait défendu, et vint à pied à Naples pour demander au roi la grâce de son mari. C'était chose facile que d'aborder le roi, toujours courant qu'il était, à pied ou à cheval dans les rues et sur les places de Naples, quand il n'était pas à la chasse. Cette fois, malheureusement ou heureusement, le roi n'était ni dans les rues ni dans son palais; il était a Capo-di-Monti: c'était la saison des becfigues.
La pauvre femme était écrasée de fatigue; elle venait de faire quatre grandes lieues tout courant; elle demanda la permission d'attendre le roi. Le capitaine des gardes, touché de compassion pour elle, lui accorda sa demande. Elle s'assit sur la première marche de l'escalier par lequel devait monter le roi pour rentrer dans son appartement. Mais quelles que fussent la gravité de la situation où elle se trouvait et la préoccupation qui agitait ses esprits, la fatigue fut plus forte que l'inquiétude, et, après avoir pendant quelque temps lutté en vain contre le sommeil, elle renversa sa tête contre le mur, ferma les yeux et s'endormit. Elle dormait à peine depuis un quart d'heure lorsque le roi rentra.
Le roi avait été ce jour-là plus adroit que d'habitude, et avait trouvé des becfigues plus nombreux que la veille. Il était donc dans une situation d'esprit des plus bienveillantes, lorsqu'en rentrant il aperçut la pauvre femme qui l'attendait. On voulut la réveiller, mais le roi fit signe qu'on ne la dérangeât point. Il s'approcha d'elle, la regarda avec une curiosité mêlée d'intérêt, puis, voyant l'angle de la pétition qui sortait de sa poitrine, il la tira doucement et avec précaution, afin de ne pas troubler son sommeil, la lut, et ayant demandé une plume, il écrivit au bas: Fortuna e duorme. Ce qui correspond à peu près à notre proverbe français: La fortune vient en dormant. Puis il signa Ferdinand, roi.
Après quoi il ordonna de ne réveiller la bonne femme sous aucun prétexte, défendit qu'on la laissât parvenir jusqu'à lui, replaça la pétition dans l'ouverture où il l'avait prise, et remonta joyeusement chez lui, une bonne action sur la conscience.
Au bout de dix minutes, la solliciteuse ouvrit les yeux, s'informa si le roi était rentré, et apprit qu'il venait de passer devant elle pendant qu'elle dormait.
Sa désolation fut grande; elle avait manqué l'occasion qu'elle était venue chercher de si loin et avec tant de fatigue; elle supplia le capitaine des gardes de lui permettre d'arriver jusqu'au roi; mais le capitaine des gardes refusa obstinément, en disant que Sa Majesté était renfermée chez elle, déclarant que de la journée ni de celle du lendemain elle ne sortirait de la chambre ni ne recevrait personne. Il fallut renoncer à l'espoir de voir le roi; la pauvre femme repartit pour Aversa désolée.
La première visite, à son retour, fut pour l'avocat qui lui avait donné le conseil de venir implorer la clémence du roi; elle lui raconta tout ce qui s'était passé et comment, par sa faute, elle avait laissé échapper une occasion désormais introuvable. L'avocat, qui avait des amis à la cour, lui dit alors de lui rendre la pétition, et qu'il aviserait à quelque moyen de la faire remettre au roi.
La femme remit à l'avocat la pétition demandée. Par un mouvement machinal, l'avocat l'ouvrit; mais à peine y eut-il jeté les yeux qu'il poussa un cri de joie. Dans la situation où l'on se trouvait, le proverbe consolateur écrit et signé de la main du roi équivalait à une grâce. Effectivement, huit jours après, le prisonnier était rendu à la liberté, et cette fortune qui arrivait à la pauvre femme, ainsi que l'avait écrit te roi Nasone, lui était venue en dormant.
Près de cette action qui ferait honneur à Henri IV, citons des jugemens qui feraient honneur à Salomon.
La marquise de C… avait été, à l'époque de la mort de son mari, nommée tutrice de son fils, alors âgé de douze ans. Pendant les neuf années qui le séparaient encore de sa majorité, la marquise, femme pleine de sens et d'honneur, avait géré la fortune de son fils de telle façon que, grâce à la retraite où, quoique jeune encore, elle avait vécu, cette fortune s'était presque doublée. La majorité du jeune homme arrivée, la marquise lui rendit ses comptes; mais celui-ci, pour tout remerciement, se contenta de faire à sa mère une espèce de pension alimentaire qui la soutenait à peine au dessus de la misère. La mère ne dit rien, reçut avec résignation l'aumône filiale, et se retira à Sorrente, où elle avait une petite maison de campagne.
Au bout d'un an, la petite pension manqua tout à coup; et tandis que le fils menait à Naples le train d'un prince, la mère se trouva à Sorrente sans un morceau de pain. Il fallait se résigner à mourir de faim ou se décider à se plaindre au roi. La pauvre mère épuisa jusqu'à sa dernière ressource avant d'en venir à cette extrémité. Enfin, il n'y eut plus moyen d'aller plus avant. La marquise de C… vint se jeter aux pieds de Nasone en lui demandant justice pour elle et pardon pour son fils. Le roi reçut la pétition que lui présentait la marquise de C…, et dans laquelle étaient consignés les détails de la gestion maternelle; puis il se fit rendre compte de la situation des choses, vit que tous ces détails étaient de la plus exacte vérité, prit une plume et écrivit:
Duri la minorità del figlio giache vive la madre.
«Dure la minorité du fils tant que vivra la mère.»
——
De singuliers bruits avaient couru sur le comte de B…. Son fils avait disparu, et l'on prétendait que, dans une querelle survenue entre le père et le fils pour une femme qu'ils auraient aimée tous deux, le père, dans un mouvement d'emportement, aurait tué le fils. Cependant ces bruits vagues n'existaient point à l'état de réalité; seulement, au dire du père, le jeune homme était absent et voyageait pour son instruction. Sur ces entrefaites, Ferdinand fut relégué en Sicile, et Joseph, puis Murat, vinrent occuper le trône de Naples.
De si graves événemens firent oublier les inculpations qui pesaient sur le comte de B…, qui, ayant pris du service à la cour du frère et du beau-frère de Napoléon, et étant parvenu à une grande faveur, vit s'éteindre jusqu'aux allusions à la sanglante aventure dans laquelle le bruit public l'accusait d'avoir joué un si terrible rôle. Tout le monde avait donc oublié ou paraissait avoir oublié le jeune homme absent, lorsque arriva la catastrophe de 1815. Murat, forcé de fuir de Naples, se réfugia en France, et tous ceux qui l'avaient servi, sachant qu'il n'y avait point de pardon à espérer pour eux de la part de Ferdinand, n'attendirent point son arrivée et s'éparpillèrent par l'Europe. Le comte de B… fit comme les autres, et alla demander un asile à la Suisse, où il demeura six ans.
Au bout de six ans, il pensa que son erreur politique était expiée par son exil, et écrivit à Ferdinand pour lui demander la permission de rentrer à la cour. La lettre fut ouverte par le ministre de la police, qui, au premier travail, la présenta au roi.
—Qu'est cela? dit Ferdinand.
—Une lettre du comte de B…, Majesté.
—Que demande-t-il?
—Il demande à rentrer en grâce près de vous.
—Comment donc! mais certainement, ce cher comte de B…, je le reverrai avec le plus grand plaisir. Passez-moi une plume.
Le ministre passa la plume à Sa Majesté, qui écrivit au dessous de la demande: Torni, ma col figlio (qu'il revienne, mais avec son fils).
Le comte de B… mourut en exil.
——
Comme ses amis les lazzaroni, le roi Nasone n'avait pas un grand attachement pour les moines. En échange, et comme eux encore, il avait un profond respect pour padre Rocco, dont il avait plus d'une fois écouté les sermons en plein air. Aussi padre Rocco, dont nous aurons à parler longuement dans la suite de ce récit, avait-il au palais du roi des entrées aussi faciles que dans la plus pauvre maison de Naples. De plus, il va sans dire que padre Rocco, aux yeux duquel tous les hommes étaient égaux, avait conservé la même liberté de paroles vis-à-vis du roi qu'à l'égard du dernier lazzarone.
Un jour que toute la famille royale était à Capo-di-Monte, on vit arriver padre Rocco. Aussitôt de grands cris de joie retentirent dans le palais, et chacun accourut au devant du bon prêtre, que personne n'avait vu depuis plus de dix-huit mois; c'était au premier retour de Sicile, et après la terrible réaction dont nous avons dit quelques mots.
Padre Rocco venait de quêter pour les pauvres prisonniers. Quand le roi, la reine, le prince François, le duc de Salerne et les dix ou douze courtisans qui avaient suivi la famille royale à Capo-di-Monte eurent donné leur aumône, padre Rocco voulut se retirer, mais Ferdinand l'arrêta.
—Un instant, un instant, padre Rocco, dit le roi; on ne s'en va pas comme cela.
—Et comment s'en va-t-on, sire?
—Chacun son impôt. Nous vous devions une aumône, nous vous l'avons donnée. Vous nous devez un sermon: donnez-nous-le.
—Oh! oui, oui, un sermon! crièrent la reine, le prince François et le duc de Salerne.
—Oh! oui, oui, un sermon! répétèrent en choeur tous les courtisans.
—J'ai l'habitude de prêcher devant des lazzaroni, sire, et non devant des têtes couronnées, répondit padre Rocco: excusez-moi donc si je crois devoir récuser l'honneur que vous me faites.
—Oh! non pas, non pas; vous ne vous en tirerez point ainsi: nous vous avons donné votre aumône, il nous faut notre sermon; je ne sors pas de là.
—Mais quel genre de sermon? demanda le prêtre.
—Faites-nous un sermon pour amuser les enfans.
Le prêtre se mordit les lèvres; puis, s'adressant au roi:
—Vous le voulez donc absolument, sire?
—Oui, certes, je le veux.
—Ce sermon étant fait pour les enfans, ne vous étonnez point qu'il commence comme un conte de fée.
—Qu'il commence comme il voudra, mais que nous l'ayons.
—A vos ordres, sire.
Et padre Rocco monta sur une chaise pour mieux dominer son auguste auditoire.
—Au nom du Père, du Fils et du Saint-Esprit! commença padre Rocco.
—Amen! interrompit le roi.
—Il y avait une fois, continua le prêtre en saluant le roi, comme pour le remercier de ce qu'il avait bien voulu lui servir de sacristain, il y avait une fois un crabe et une crabe…
—Comment dites-vous cela? s'écria Ferdinand, qui croyait avoir mal entendu.
—Il y avait une fois un crabe et une crabe, reprit gravement padre Rocco, lesquels avaient eu en légitime mariage trois fils et deux filles qui donnaient les plus belles espérances. Aussi le père et la mère avaient-ils placé près de leurs enfans les professeurs les plus distingués et les gouvernantes les plus instruites qu'ils avaient pu trouver à trois lieues à la ronde: ils avaient surtout recommandé aux instituteurs et aux institutrices d'apprendre à leurs enfans à marcher droit.
Quand l'éducation des trois enfans mâles fut finie, le père les convoqua devant lui, et ayant laissé le professeur à la porte, afin que, les élèves n'étant pas soutenus par sa présence, il pût mieux juger de l'éducation qu'ils avaient reçue:
—Mon cher fils, dit-il à l'aîné, j'ai recommandé entre autres choses que l'on vous apprit à marcher droit. Marchez un peu, que je voie comment mes instructions ont été suivies.
—Volontiers, mon père, dit le fils aîné. Regardez, et vous allez voir. Et aussitôt il se mit en mouvement.
—Mais, dit le père, que diable fais-tu donc là?
—Ce que je fais? je vous obéis: je marche.
—Oui, tu marches, mais tu marches de travers. Est-ce que cela s'appelle marcher? Voyons, recommençons.
—Recommençons, mon père.
Et le fils aîné se remit en mouvement. Le père jeta un cri de douleur. La première fois son enfant avait marché de droite à gauche; la seconde fois il marchait de gauche à droite.
—Mais ne peux-tu donc pas aller droit? s'écria le père.
—Est-ce que je ne vais pas droit? demanda le fils.
—Il ne voit pas son infirmité! s'écria le malheureux crabe en joignant ses deux grosses pinces et en les élevant avec douleur vers le ciel.
Puis, se retournant vers son fils cadet:
—Viens ici, toi, lui dit-il, et montre à ton frère aîné comment on marche.
—Volontiers, mon père, dit le second.
Et il recommença exactement la même manoeuvre qu'avait faite son frère aîné, si ce n'est qu'au lieu d'aller la première fois de droite à gauche et la seconde fois de gauche à droite, il alla la première fois de gauche à droite et la seconde fois de droite à gauche.
—Toujours de travers! toujours de travers! s'écria le père au désespoir. Puis, se retournant, les larmes aux yeux, vers le plus jeune de ses fils:
—Voyons, toi, lui dit-il, à ton tour, et donne l'exemple à tes frères.
—Mon père, reprit le troisième, qui était un jeune crabe plein de sens, il me semble que l'exemple serait bien autrement profitable pour nous si vous nous le donniez vous-même. Marchez donc, et montrez-nous comment il faut faire. Ce que vous ferez, nous le ferons!
Alors, continua padre Rocco, alors le père…
—Bien, bien, dit Ferdinand, bien, padre Rocco; nous avons notre affaire, la reine et moi; vous pouvez nous revenir demander l'aumône tant que vous voudrez, nous ne vous demanderons plus de sermons. Adieu, padre Rocco.
—Adieu, sire.
Et padre Rocco se retira laissant son sermon inachevé, mais emportant son aumône tout entière.
Voilà le roi Nasone, non pas tel que l'histoire l'a fait ou le fera. L'histoire est trop grande dame pour entrer dans la chambre des rois à toute heure du jour et de la nuit, et pour les surprendre dans la position où Sa Majesté napolitaine surprit le président Cardillo. Ce n'est pourtant que lorsqu'on a fait avec un flambeau le tour de leur trône, et avec un bougeoir le tour de leur chambre, qu'on peut porter un jugement impartial sur ceux-là que Dieu, dans son amour ou dans sa colère, a choisis dans le sein maternel pour en faire des pasteurs d'hommes; et encore peut-on se tromper. Après avoir vu le roi Nasone vendre son poisson, détailler son gibier, écouter au coin d'un carrefour le sermon de padre Rocco, s'humaniser avec les vassales dans son sérail de San-Lecco, rire de son gros rire avec le premier lazzarone venu, peut-être ira-t-on croire qu'il état prêt à tendre la main à tout le monde: point; il y avait entre l'aristocratie et le peuple une classe de la société que le roi Nasone exécrait particulièrement, c'était la bourgeoisie.
Racontons l'histoire d'un bourgeois sicilien qui voulut absolument devenir gentilhomme. Ceux qui voudront savoir le nom de cet autre monsieur Jourdain pourront recourir aux moeurs siciliennes de mon spirituel ami Palmieri de Micciché, qui voyage depuis une vingtaine d'années dans tous les pays, excepté dans le sien, pour expier l'habitude qu'il a prise d'appeler les choses et les hommes par leur nom. Ce qui fait qu'instruit par son exemple, je tâcherai d'éviter le même inconvénient.
XIII
La Bête noire du roi Nasone.
Il y avait à Fermini, vers l'an de grâce 1798, un jeune homme de seize à dix-sept ans, lequel, comme le cardinal Lecada, ne demandait qu'une chose au ciel: être secrétaire d'État et mourir.
C'était le fils d'un honnête fermier nommé Neodad. Le nom est tant soit peu arabe peut-être, mais nos lecteurs voudront bien se souvenir que la Sicile a été autrefois conquise par les Sarrasins. Puis, comme je l'ai dit, ils peuvent recourir pour les racines à mon ami Palmieri de Micciche.
Son père lui avait laissé quelque petite fortune; il résolut d'acheter un costume à la mode, de poudrer ses cheveux, de raser son menton, d'attacher un catogan au collet de son habit, et de venir chercher un titre à Palerme. En conséquence, en vertu de l'axiome: Aide-toi, et Dieu t'aidera, il commença par changer son nom de Neodad en celui de Soval, quoiqu'à mon avis le premier fût bien plus pittoresque que le second. Il est vrai qu'un peu plus tard il ajouta à ce nom la particule de, ce qui le rendit, sinon plus aristocratique, du moins plus original encore.
Ainsi déguisé, et croyant avoir suffisamment caché sa crasse paternelle sous la poudre à la maréchale, le jeune Soval essaya tout doucettement de se glisser à la cour. Mais Sa Majesté napolitaine n'avait pas reçu le nom de Nasone pour rien. Elle flaira l'intrus d'une lieue, lui fit fermer toutes les portes des palais royaux et des villes royales, lui laissant toute liberté, au reste, de se promener partout ailleurs que chez lui.
Mais le jeune fermier n'était pas venu à Palerme dans la seule intention de faire admirer sa tournure à la Marine ou sa jambe à la Fiora. Il était venu pour avoir ses entrées à la cour. Il résolut de les avoir à quelque prix que ce fût, et, puisque le roi Nasone les lui refusait de bonne volonté, de les enlever de force.
Il y avait plusieurs moyens pour cela. C'était le moment où le cardinal Ruffo cherchait des hommes de bonne volonté pour l'aider à reconquérir le royaume de Naples, que, comme Charles VII, le roi Nasone perdait le plus gaîment du monde. Le jeune Soval, déjà habitué aux métamorphoses, pouvait changer son habit de seigneur contre une casaque de soldat, comme il avait changé sa veste de fermier contre un habit de seigneur; il pouvait ajouter à cette casaque un fusil, un sabre, une giberne, et aller se faire un nom dans le genre de ceux de Mammone et de Fra-Diavolo. Il ne fallait qu'un peu de courage pour cela; mais une des vertus héréditaires de la famille Neodad était la prudence. Les Calabres sont longues, il pouvait arriver un accident entre Bagnara et Naples. Puis, notre héros connaissait le vieux proverbe: Loin des yeux, loin du coeur. Il résolut de rester sous les yeux de ses souverains bien-aimés, afin de demeurer le plus près possible de leur coeur.
Comme nous l'avons dit, c'était le roi Nasone qui était roi; mais c'était la reine Caroline qui régnait. Or, la reine Caroline, qui ne pouvait pas, comme le calife Al-Raschid, se déguiser en kalender ou en portefaix pour entrer dans les maisons de ses fidèles sujets et savoir ce qu'on y pensait de son gouvernement, suppléait à cet inconvénient en correspondant avec une foule de gens qui y entraient pour elle, et qui, dans un but tout patriotique, lui rendaient un compte exact des choses qu'elle ne pouvait voir par elle-même. Malheureusement, ce dévoûment si louable n'était pas tout à fait désintéressé. En échange de ces petits services, la reine donnait à ceux qui les lui rendaient des appointemens plus ou moins élevés sur sa cassette particulière. Le jeune Soval, qui avait une écriture magnifique, un style épistolaire des plus lucides et pas la moindre vocation pour la carrière militaire, eut un beau matin la révélation de l'avenir qui lui était réservé: il sollicita l'honneur d'être reçu surnuméraire, obtint l'objet de sa demande, et, au bout de trois mois, avait fait preuve d'une si haute intelligence dans le choix des discours, pensées et maximes qu'il recueillait ça et là pour les transmettre à Sa Majesté, qu'il fut définitivement reçu au nombre de ses correspondans.
Le pauvre garçon faillit en perdre la tête de joie; du moment où il correspondait avec la reine, il lui semblait que toute difficulté allait s'aplanir. Il redoubla donc de zèle; et, comme la nature l'avait doué d'une finesse d'ouïe extrême, il rendit vraiment des services incroyables. Aussi, la reine, qui, toute maîtresse qu'elle était des choses politiques, avait cependant conservé l'habitude de consulter son mari pour les choses d'étiquette, demanda-t-elle pour le jeune Soval ses entrées à la cour. Mais Sa Majesté napolitaine, en entendant ce nom qui lui était devenu si profondément antipathique, bondit comme un chevreuil relancé par les chiens, et refusa tout net. Ni prières, ni supplications, ni menaces, ne purent rien: l'interdit lancé sur le malheureux Soval fut maintenu.
La restauration de 1799 arriva: c'était l'époque des punitions, mais c'était aussi celle des récompenses; le jeune Soval résolut de donner une nouvelle et grande preuve de son dévoûment à la famille royale et s'expatria à sa suite. Ce fut alors que, pensant qu'il avait assez fait pour s'accorder à lui-même la récompense qu'on lui refusait, il ajouta un de à son nom, sans qu'il y eût au reste plus d'empêchement à l'adjonction de cette particule que n'en avait éprouvé Alfieri, après avoir créé l'ordre d'Homère, à s'en décorer lui-même chevalier. C'est donc à partir de ce moment, et en même temps que Buonaparte retranchait une lettre à son nom, que notre héros ajoutait deux lettres au sien.
Arrivé à Naples, non seulement le jeune de Soval conserva ses anciennes fonctions près de la reine Caroline; mais, comme on le comprend bien, ces fonctions acquirent une nouvelle importance: il en résulta que la reine ne se contenta plus de recevoir de simples lettres, mais lui permit de lui faire dans les grandes occasions des rapports verbaux. C'était ce que notre héros regardait comme le marchepied infaillible de sa grandeur. En effet, pour conférer avec la reine, il fallait qu'il vint chez le roi. Il est vrai qu'il entrait pour ces conférences par une petite porte dérobée par laquelle on n'introduisait que les familiers du premier ministre Giaffar; mais c'était toujours un pas de fait. La question était maintenant de passer par la grande porte au lieu de passer par la petite, et d'entrer de jour au lieu d'entrer de nuit. La reine ne désespérait pas d'obtenir cette faveur du roi. Mais, contre toutes les prévisions de sa protectrice, le pauvre Soval ne put rien intervertir dans l'ordre établi, et sept ans de services s'écoulèrent sans qu'il eût pu une seule fois entrer par la porte de devant.
C'était à désespérer un saint: aussi le pauvre garçon se désespéra tout de bon, et, un beau jour que la reine venait de lui porter une nouvelle rebuffade qu'elle avait reçue du roi, il résolut de partir à la manière des chevaliers errans, et de chercher à accomplir de par le monde quelque grande action qui forçât le roi à lui donner une récompense éclatante.
Ce fut vers 1808 que le nouveau don Quichotte se mit à chercher aventure. A cette époque, il n'y avait pas besoin d'aller bien loin pour en trouver: aussi, à son arrivée à Venise, le pauvre de Soval crut-il enfin avoir rencontré ce qu'il cherchait.
Il y avait à cette époque à Venise une madame S***, Allemande de naissance, mais belle-soeur d'un des plus illustres amiraux de la marine anglaise. Cette dame était prisonnière dans sa maison, gardée à vue, et conservée par le gouvernement français comme un précieux otage. Le jeune Soval vit dans cette circonstance l'aventure qu'il cherchait, et résolut de tenter l'entreprise.
Ce n'était pas chose facile, si adroit, si souple et si retors que fût le paladin; Napoléon était à cette époque un géant assez difficile à vaincre, et un enchanteur assez rebelle à endormir. Cependant notre héros avait une telle habitude des portes dérobées, qu'à force de tourner autour de la maison de madame S***, il en aperçut une qui donnait sur un des mille petits canaux qui sillonnent Venise. Trois jours après, madame S*** et lui sortaient par cette porte; le lendemain, ils étaient à Trieste; trois jours après, à Vienne; quinze jours après, en Sicile. Comme on doit se le rappeler, c'était en Sicile que se trouvait la cour à cette époque; Joseph Napoléon étant monté en 1806 sur le trône de Naples.
Le chevalier errant se présenta hardiment à la reine. Cette foi, il ne doutait plus que cette grande porte, si longtemps fermée pour lui, ne s'ouvrît à deux battans. La reine elle-même en eut un instant l'espérance. En effet, son protégé venait d'enlever une prisonnière d'État aux Français; cette prisonnière d'État appartenait à l'aristocratie d'Allemagne et était alliée à celle d'Angleterre. La reine se hasarda à demander au roi le titre de marquis pour son libérateur.
Malheureusement, le roi était en ce moment-là de très mauvaise humeur. Il reçut donc la reine de fort mauvaise grâce, et, au premier mot qu'elle dit de son ambassade, il l'envoya promener avec plus de véhémence qu'il n'avait l'habitude de le faire en pareille occasion. Cette fois, la bourrade avait été si violente que Caroline exprima tous ses regrets à son protégé, mais lui déclara que c'était la dernière négociation de ce genre qu'elle tenterait près de son auguste époux, et que s'il se sentait décidément une vocation invincible à être marquis, elle l'invitait à trouver quelque autre canal plus sûr que le sien pour arriver à son marquisat.
Il n'y avait rien à dire: la reine avait fait tout ce qu'elle avait pu. Le pauvre Soval ne lui conserva donc aucun ressentiment de son échec; bien au contraire, il continua de lui rendre ses services habituels: seulement cette fois il partagea son temps entre elle et l'ambassadeur d'Angleterre. L'ambassadeur d'Angleterre était, à cette époque, une grande puissance en Sicile, et Soval espérait obtenir par lui ce qu'il n'avait pu obtenir par la reine. La reine, de son côté, ne fut point jalouse de n'occuper plus que la moitié du temps de son protégé; on prétendit même que ce fut elle qui lui donna le conseil d'en agir ainsi.
Cependant, malgré ce redoublement de besogne et ce surcroît de dévoûment, l'aspirant marquis était encore bien loin du but tant désiré; six ans s'écoulèrent sans que sir W. A'Court, ambassadeur d'Angleterre, pût rien obtenir du souverain près duquel il était accrédité. Enfin 1815 arriva.
Ce fut l'époque de la seconde restauration: l'Angleterre en avait fait les dépenses; or, l'Angleterre ne fait rien pour rien, comme chacun sait; en conséquence, dès que Ferdinand fut rentré dans sa très fidèle ville de Naples, qui a conservé ce titre malgré ses vingt-six révoltes tant contre ses vice-rois que ses rois, l'Angleterre présenta ses comptes par l'organe de son ambassadeur. Sir W. A'Court profita de cette occasion, et à l'article des titres, cordons et faveurs, il glissa, espérant que l'ensemble seul frapperait le roi et qu'il négligerait les détails, cette ligne de sa plus imperceptible écriture:
M. de Soval sera nommé marquis.
Mais l'instinct a des yeux de lynx; Sa Majesté napolitaine, qui, comme on le sait, avait la haine des rapports, mémoires, lettres, etc., et qui signait ordinairement tout ce qu'on lui présentait sans rien lire, flaira, dans l'arrêté des comptes que lui présentait son amie la Grande-Bretagne, une odeur de roture qui lui monta au cerveau. Il chercha d'où la chose pouvait venir, et comme un limier ferme sur sa piste, il arriva droit à l'article concernant le pauvre Soval.
Malheureusement, cette fois, il n'y avait pas moyen de refuser; mais Ferdinand voulut, puisqu'on le violentait, que la nomination même du futur marquis portât avec elle protestation de la violence. En conséquence, au dessous du mot accordé, il écrivit de sa propre main:
«Mais uniquement pour donner une preuve de la grande considération que le roi de Naples a pour son haut et puissant allié le roi de la Grande-Bretagne.»
Puis il signa, cette fois-ci, non pas avec sa griffe, mais avec sa plume; ce qui fit que, grâce au tremblement dont sa main était agitée, la signature du titre est à peu près indéchiffrable.
N'importe, lisible ou non, la signature était donnée, et Soval était enfin—marquis de Soval.
Le fils du pauvre fermier Neodad pensa devenir fou de joie à cette nouvelle; peu s'en fallut qu'il ne courût en chemise dans les rues de Naples, comme deux mille ans auparavant son compatriote Archimède avait fait dans les rues de Syracuse. Quiconque se trouva sur son chemin pendant les trois premiers jours fut embrassé sans miséricorde. Il n'y avait plus pour le bienheureux Soval ni ami ni ennemi: il portait la création tout entière dans son coeur. Comme Jacob Ortis, il eût voulu répandre des fleurs sur la tête de tous les hommes.
A son avis, il n'avait plus rien à désirer; il n'avait, pensait-il, qu'à se présenter avec son nouveau titre à toutes les portes de Naples, et toutes les portes lui seraient ouvertes. Toutes les portes lui furent ouvertes, effectivement, excepté une seule. Cette porte était celle du palais royal, à laquelle le malheureux frappait depuis vingt ans.
Heureusement le marquis de Soval, comme on a pu s'en apercevoir dans le cours de cette narration, n'était pas facile à rebuter; il mit le nouvel affront qu'il venait de recevoir près des vieux affronts qu'il avait reçus, et se creusa la tête pour trouver un moyen d'entrer, ne fût-ce qu'une seule fois en sa vie, dans ce bienheureux palais, qui était l'Éden aristocratique auquel il avait éternellement visé.
Le carnaval de l'an de grâce 1816 sembla arriver tout exprès pour lui fournir cette occasion. Le nouveau marquis, qui, grâce à la faveur toute particulière dont l'honorait la reine, s'était lié avec ce qu'il y avait de mieux dans l'aristocratie des deux royaumes, proposa à plusieurs jeunes gens de Naples et de Palerme d'exécuter un carrousel sous les fenêtres du palais royal. La proposition eut le plus grand succès, et celui qui avait eu l'idée du divertissement reçut mission de l'organiser.
Le carrousel fut splendide; chacun avait fait assaut de magnificence, tout Naples voulut le voir. Il n'y eut qu'une seule personne qu'on ne put jamais déterminer à s'approcher de son balcon: cette personne c'était le roi.
Sa Majesté napolitaine avait appris que le directeur de l'oeuvre chorégraphique en question était le marquis de Soval, et il n'avait pas voulu voir le carrousel afin de ne pas voir le marquis.
Un autre que notre héros se serait tenu pour battu, il n'en fut point ainsi; c'était un gaillard qui, pareil au renard de La Fontaine, avait plus d'un tour dans son bissac: il résolut de mettre son antagoniste royal au pied du mur.
Le soir même du carrousel, il y avait à la cour bal costumé. Or, le carrousel n'avait été inventé que dans le but d'attirer une invitation à son inventeur. Le but ayant été manqué, puisque, le carrousel exécuté, l'invitation n'était pas venue, le marquis proposa à ses compagnons d'envoyer une députation au roi pour le prier d'accorder à tous les acteurs de la mascarade la permission d'exécuter le soir au bal de la cour, et à pied, le ballet qu'ils avaient exécuté le matin sur la place et à cheval. Comme tous les compagnons du marquis avaient leurs entrées au palais et étaient invités à la soirée royale, ils ne virent aucun inconvénient à la proposition et nommèrent une députation pour la porter au roi. Le marquis aurait bien voulu être de cette députation; mais, malheureusement, de peur d'éveiller quelques unes de ces susceptibilités ou de ces jalousies qui ne manquent jamais de surgir en pareil cas, on décida que le sort désignerait les quatre ambassadeurs. Notre héros était dans son mauvais jour: son nom resta au fond du chapeau, si ardente que fut sa prière mentale pour qu'il sorti. Les quatre élus se présentèrent à la porte du palais, qui s'ouvrit aussitôt pour eux, et, sur la simple audition de leurs noms et qualités, furent introduits devant le roi Ferdinand, à qui ils exposèrent le but de leur visite. Ferdinand vit d'où venait le coup; mais, comme nous l'avons dit, c'était un vrai Saint-Georges pour la parade.
—Messieurs, dit-il, tous ceux d'entre vous à qui leur naissance donne entrée chez moi pourront y venir ce soir, soit avec leur costume du carrousel, soit avec tel autre costume qui leur conviendra.
La réponse était claire. Aussi arriva-t-elle directement à son adresse. Le pauvre marquis vit que c'était un parti pris, et que, si fin et si entêté qu'il fût, il avait affaire encore à plus rusé et plus tenace que lui. Il perdit courage, et de ce moment ne fit plus aucune tentative pour vaincre la répugnance du roi à son égard. Cette répugnance du roi des lazzaroni ne venait point de l'état qu'avait exercé le pauvre marquis, mais de l'infériorité sociale dans laquelle il était né.
Au reste, si le roi Nasone avait son Croquemitaine qu'il ne voulait voir ni de près ni de loin, il avait d'un autre côté son Jocrisse, dont il ne pouvait pas se passer.
Ce Jocrisse était monseigneur Perelli.
XIV
Anecdotes.
Chaque pays a sa queue rouge qui résume dans une seule individualité la bêtise générale de la nation: Milan a Girolamo, Rome a Cassandre. Florence a Stentarelle, Naples a monsignor Perelli.
Monsignor Perelli est le bouc émissaire de toutes les sottises dites et faites à Naples pendant la dernière moitié du dernier siècle. Pendant cinquante ans qu'il a vécu, monsignor Perelli a défrayé de lazzis, d'anecdotes et de quolibets la capitale et la province, et depuis quarante ans que monsignor Perelli est mort, comme on n'a encore trouvé personne digne de le remplacer, c'est à lui que l'on continue d'attribuer tout ce qui se dit de mieux dans ce genre.
Monsignor Perelli, ainsi que l'indique son titre, avait suivi la carrière de la prélature et était arrivé aux bas rouges, ce qui est une position en Italie; puis, comme au bout du compte il était d'une probité reconnue, il avait été nommé trésorier de Saint-Janvier, place que, ses jocrisseries à part, il occupa honorablement pendant toute sa vie.
Monsignor Perelli était de bonne famille. Aussi, comme nous l'avons dit, était-il parfaitement reçu en cour; il faut dire qu'aux yeux du roi Ferdinand, comme aux yeux du roi Louis XIV, si un homme eût pu se passer d'aïeux, c'eût été un prêtre. Le pape, souverain temporel de Rome, roi spirituel du monde, n'est le plus souvent qu'un pauvre moine. Mais la question n'est point là. Monsignor Perelli était noble, et le roi Nasone n'avait pas même eu la peine de vaincre à son égard les répugnances que nous avons racontées à l'endroit du pauvre marquis de Soval.
Aussi Sa Majesté napolitaine, spirituelle et railleuse de sa nature, avait-elle vu tout de suite le parti qu'elle pouvait tirer d'un homme tel que monsignor Perelli. Comme le Charivari, qui tous les matins raconte un nouveau bon mot de M. Dupin et une nouvelle réponse fine de M. Sauzet, le roi Ferdinand demandait tous les matins à son lever:—Eh bien! qu'a dit hier monsignor Perelli? Alors, selon que l'anecdote de la veille était plus ou moins bouffonne, le roi, pour tout le reste de la journée, était lui-même plus ou moins joyeux. Une bonne histoire sur monsignor Perelli était la meilleure apostille présentée au roi Ferdinand.
Une fois seulement il arriva à monsignor Perelli de rencontrer plus bête que lui: c'était un soldat suisse. Le roi Ferdinand le fit caporal, le soldat bien entendu.
Un ordre avait été donné par l'archevêché de ne laisser entrer dans les églises que les ecclésiastiques en robe, et des sentinelles avaient été mises aux portes des trois cents temples de Naples avec ordre de faire observer cette consigne. Justement, le lendemain même du jour où cette mesure avait été prise, monsignor Perelli sortait du bain en habit court, et n'ayant que son rabat pour le faire distinguer des laïques; soit qu'il ignorât l'ordonnance rendue, soit qu'il se crût exempt de la règle générale, il se présenta avec la confiance qui lui était naturelle à la porte de l'église del Carmine.
La sentinelle mit son fusil en travers.
—Qu'est-ce à dire? demanda monsignor Perelli.
—Vous ne pouvez point entrer, répondit la sentinelle.
—Et pourquoi ne puis-je entrer?
—Parce que vous n'avez point de robe.
—Comment! s'écria monsignor Perelli, comment! je n'ai point de robe! Que dites-vous donc là? J'en ai quatre chez moi, dont deux toutes neuves.
—Alors, c'est autre chose, répondit le Suisse; passez.
Et monsignor Perelli passa malgré l'ordonnance.
Monsignor Perelli eut un jour un autre triomphe qui ne fit pas moins de bruit que celui-là. Il éclaircit d'un seul mot un grand point de l'histoire naturelle resté obscur depuis la naissance des âges.
Il y avait réunion de savans aux Studi, et l'on discutait, sous la présidence du marquis Arditi, sur les causes de la salaison de la mer. Chacun avait exposé son système plus ou moins probable, mais aucun encore n'avait été d'une assez grande lucidité pour que la majorité l'adoptât, lorsque monsignor Perelli, qui assistait comme auditeur à cette intéressante séance, se leva et demanda la parole. Elle lui fut accordée sans difficulté ni retard.
—Pardon, messieurs, dit alors monsignor Perelli; mais il me semble que vous vous écartez de la véritable cause de ce phénomène, qui, à mon avis, est patente. Voulez vous me permettre de hasarder une opinion?
—Hasardez, monsignor, hasardez, cria-t-on de toutes parts.
—Messieurs, reprit monsignor Perelli, une seule question.
—Dites.
—D'où tire-t-on les harengs salés?
—De la mer.
—N'est-il pas dit dans l'histoire naturelle que ce cétacé se trouve dans les mers, et presque toujours par bandes innombrables?
—C'est la vérité.
—Eh bien donc, reprit monsignor Perelli satisfait de l'adhésion générale, qu'avez-vous besoin de chercher plus loin?
—C'est juste, dit le marquis Arditi. Personne de nous n'y avait jamais songé: ce sont les harengs salés qui salent la mer.
Et cette lumineuse révélation fut inscrite sur les registres de l'Académie, où l'on peut encore la lire à cette heure, quoique je sois le premier peut-être qui l'ait communiquée au monde savant.
Lors du baptême de son fils aîné, le roi Ferdinand fit un cadeau plus ou moins précieux à chacun de ceux qui assistaient à la cérémonie sainte. Monsignor Perelli obtint dans cette distribution générale une tabatière d'or enrichie du chiffre du roi en diamans.
On comprend qu'une pareille preuve de la magnifique amitié de son roi devint on ne peut plus chère à monsignor Perelli. Aussi cette bienheureuse tabatière était-elle l'objet de son éternelle préoccupation. Il était toujours à la poursuivre des poches de sa veste dans les poches de son habit, et des poches de son habit dans celles de sa veste. Un savant mathématicien calcula, en procédant du connu à l'inconnu, que monsignor Perelli dépensait, par jour et par nuit, quatre heures trente-cinq minutes vingt-trois secondes à chercher ce précieux bijoux; or, comme, pendant les quatre heures trente-cinq minutes vingt-trois secondes qu'il passait par nuit et par jour à cette recherche, monsignor, ainsi qu'il le disait lui-même, ne vivait pas, c'était autant de secondes, de minutes et d'heures à retrancher à son existence. Il en résulta que, tout compte fait, monsignor Perelli eût vécu dix ans de plus si le roi Ferdinand ne lui eût point donné une tabatière.
Un soir que monsignor Perelli était allé faire sa partie de reversi chez le prince de C…, et que, selon son habitude, le digne prélat avait perdu une partie de sa soirée à s'inquiéter de sa tabatière, il arriva qu'en rentrant chez lui, et en fouillant dans ses poches, monsignor s'aperçut que le bijou était pour cette fois bien réellement disparu. La première idée de monsignor Perelli fut que sa tabatière était restée dans sa voiture. Il appela donc son cocher, lui ordonna de fouiller dans les poches du carrosse, de retourner les coussins, de lever le tapis, enfin de se livrer aux recherches les plus minutieuses. Le cocher obéit; mais cinq minutes après il vint rapporter cette désastreuse nouvelle, que la tabatière n'était pas dans la voiture.
Monsignor Perelli pensa alors que peut-être, comme les glaces de son carrosse étaient ouvertes, et qu'il avait plusieurs fois passé les mains par les portières, il avait pu, dans un moment de distraction, laisser échapper sa tabatière; elle devait donc en ce cas se retrouver sur le chemin suivi pour revenir du palais du prince de C… à la maison qu'occupait monsignor Perelli. Heureusement il était deux heures du matin, il y avait quelque chance que le bijou perdu n'eût point encore été retrouvé. Monsignor Perelli ordonna à son cocher et à sa cuisinière, qui composaient tout son domestique, de prendre chacun une lanterne et d'explorer les rues intermédiaires, pavé par pavé.
Les deux serviteurs rentrèrent désespérés; ils n'avaient pas trouvé vestige de tabatière.
Monsignor Perelli se décida alors, quoiqu'il fût trois heures du matin, à écrire au prince de C… pour qu'il fît immédiatement et par tout son palais chercher le bijou dont l'absence causait au digne prélat de si graves inquiétudes. La lettre était pressante et telle que peut la rédiger un homme sous le coup de la plus vive inquiétude. Monsignor Perelli s'excusait vis-à-vis du prince de l'éveiller à une pareille heure, mais il le priait de se mettre un instant à sa place et de lui pardonner le dérangement qu'il lui causait.
La lettre était écrite et signée, pliée, et il n'y manquait plus que le sceau, lorsqu'en se levant pour aller chercher son cachet, monsignor Perelli sentit quelque chose de lourd qui lui battait le gras de la jambe. Or, comme le docte prélat savait qu'il n'y a point dans ce monde d'effet sans cause, il voulut remonter à la cause de l'effet, et il porta la main à la basque de son habit; c'était la fameuse tabatière qui, par son poids ayant percé la poche, avait glissé dans la doublure, et donnait signe d'existence en chatouillant le mollet de son propriétaire.
La joie de monsignor Perelli fut grande. Cependant, il faut le dire, si sa première pensée fut pour lui-même, la seconde fut pour son prochain: il frémit à l'idée de l'inquiétude qu'aurait pu causer sa lettre à son ami le prince de C…, et, pour en atténuer l'effet, il écrivit au dessous le post criptum suivant:
«Mon cher prince, je rouvre ma lettre pour vous dire que vous ne preniez pas la peine de faire chercher ma tabatière. Je viens de la retrouver dans la basque de mon habit.»
Puis il remit l'épître à son cocher, en lui ordonnant de la porter à l'instant même au prince de C…, que ses gens réveillèrent à quatre heures du matin pour lui remettre, de la part de monsignor Perelli, le message qui lui apprenait à la fois qu'il avait perdu et retrouvé sa tabatière.
Cependant monsignor Perelli avait un avantage sur beaucoup de gens de ma connaissance: c'était une bête et non un sot; il y avait en lui une certaine conscience de son infirmité d'esprit, d'où il résultait qu'il ne demandait pas mieux que de s'instruire. Aussi, un soir, ayant entendu dire au comte de … que vers l'Ave Maria il était malsain de rester à l'air, attendu que le crépuscule tombait à cette heure, la remarque hygiénique lui resta dans la tête et le préoccupa gravement. Monsignor Perelli n'avait jamais vu tomber le crépuscule et ignorait parfaitement quelle espèce de chose c'était.
Pendant plusieurs jours, il eut des velléités de demander à ses amis quelques renseignemens sur l'objet en question; mais le pauvre prélat était tellement habitué aux railleries qu'éveillaient presque toujours ses demandes et ses réponses, qu'à chaque fois que la curiosité lui ouvrait la bouche, la crainte la lui refermait. Enfin, un jour que son cocher le servait à table:
—Gaëtan, mon ami, lui dit-il, as-tu jamais vu tomber le crépuscule?
—Oh! oui, monseigneur, répondit le pauvre diable, à qui, comme on le comprend bien, depuis vingt-cinq ans qu'il était cocher, une pareille aubaine n'avait pas manqué; certainement que je l'ai vu.
—Et où tombe-t-il?
—Partout, monseigneur.
—Mais plus particulièrement?
—Dame! au bord de la mer.
Le prélat ne répondit rien, mais il mit à profit le renseignement, et, avant de faire sa sieste, il ordonna que les chevaux fussent attelés à six heures précises.
A l'heure dite, Gaëtan vint prévenir son maître que la voiture était prête. Monsignor Perelli descendit son escalier quatre à quatre, tant il était curieux de la chose inconnue qu'il allait voir: il sauta dans son carrosse, s'y accommoda de son mieux, et donna l'ordre d'aller stationner au bout de la villa Reale, entre le Boschetto et Mergellina.
Monsignor Perelli demeura à l'endroit indiqué depuis sept jusqu'à neuf, regardant de tous ses yeux s'il ne verrait pas tomber ce crépuscule tant désiré; mais il ne vit rien que la nuit qui venait avec cette rapidité qui lui est toute particulière dans les climats méridionaux. A neuf heures, elle était si obscure que monsignor Perelli perdit toute espérance de rien voir tomber ce soir-là. D'ailleurs, l'heure indiquée pour la chute était passée depuis long-temps. Il revint donc tout attristé à la maison; mais il se consola en songeant qu'il serait probablement plus heureux le lendemain.
Le lendemain, à la même heure, même attente et même déception; mais monsignor Perelli avait entre autres vertus chrétiennes une patience développée à un haut degré; il espéra donc que sa curiosité, trompée déjà deux fois, serait enfin satisfaite la troisième.
Cependant Gaëtan ne comprenait rien au nouveau caprice de son maître qui, au lieu de s'en aller passer sa soirée, comme il en avait l'habitude, chez le prince de C… ou chez le duc de N…, venait s'établir au bord de la mer, et, la tête à la portière, restait aussi attentif que s'il eût été dans sa loge de San-Carlo un jour de grand gala; et puis Gaétan n'était plus tout à fait un jeune homme, et il craignait, pour sa santé, l'humidité du soir, dont, assis sur son siége, rien ne le garantissait. Le troisième jour arrivé, il résolut de tirer au clair la cause de ces stations inaccoutumées. En conséquence, au moment où commençait à sonner l'Ave Maria:
—Pardon, excellence, dit-il, en se penchant sur son siége de manière à dialoguer plus facilement avec monsignor Perelli, qui se tenait à la portière, les yeux écarquillés dans leur plus grande dimension, peut-on, sans indiscrétion, demander à votre excellence ce qu'elle attend ainsi?
—Mon ami, dit le prélat, j'attends que le crépuscule tombe; j'ai attendu inutilement hier et avant-hier; je ne l'ai pas vu malgré la grande attention que j'y ai faite; mais aujourd'hui j'espère être plus heureux.
—Peste! dit Gaëtan, il est cependant tombé, et joliment tombé, ces deux jours-ci, excellence, et je vous en réponds!
—Comment! tu l'as donc vu, toi?
—Non seulement je l'ai vu, mais je l'ai senti!
—On le sent donc aussi?
—Je le crois bien qu'on le sent!
—C'est singulier, je ne l'ai vu ni senti.
—Et tenez, dans ce moment même…
—Eh bien?
—Eh bien! vous ne le voyez pas, excellence?
—Non.
—Voulez-vous le sentir?
—Je ne te cache pas que cela me serait agréable.
—Alors rentrez la tête entièrement dans la voiture.
—M'y voilà.
—Étendez la main hors de la portière.
—J'y suis.
—Plus haut. Encore. Là, bien.
Gaëtan prit son fouet et en cingla un grand coup sur la main de monsignor Perelli.
Le digne prélat poussa un cri de douleur.
—Eh bien! l'avez-vous senti? demanda Gaëtan.
—Oui, oui, très bien! répondit monsignor Perelli. Très bien; je suis content, très content. Revenons chez nous.
—Cependant, si vous n'étiez pas satisfait, excellence, continua
Gaëtan, nous pourrions revenir encore demain.
—Non, mon ami, non, c'est inutile; j'en ai assez. Merci.
Monsignor porta huit jours sa main en écharpe, racontant son aventure à tout le monde, et assurant que, malgré les premiers doutes, il en était revenu à l'avis du comte de M…, qui avait dit qu'il était fort malsain de rester dehors tandis que le crépuscule tombait, ajoutant que si le crépuscule lui était tombé sur le visage au lieu de lui tomber sur la main, il n'y avait pas de doute qu'il n'en fût resté défiguré tout le reste de sa vie.
Malgré sa fabuleuse bêtise, et peut-être même à cause d'elle, monsignor Perelli avait l'âme la plus évangélique qu'il fût possible de rencontrer. Toute douleur le voyait compatissant, toute plainte le trouvait accessible. Ce qu'il craignait surtout, c'était le scandale; le scandale, selon lui, avait perdu plus d'âmes que le péché même. Aussi faisait-il tout au monde pour éviter le scandale. Non pas pour lui; Dieu merci, monsignor Perelli était un homme de moeurs non seulement pures, mais encore austères. Malheureusement, le bon exemple n'est pas celui que l'on suit avec le plus d'entraînement. Monsignor Perelli avait, dans sa maison même, une jeune voisine, et dans la maison en face de la sienne un jeune voisin qui donnaient fort à causer à tout le quartier. C'était la journée durant, et d'une fenêtre à l'autre, les signes les plus tendres, si bien que plusieurs fois les âmes charitables de la rue qu'habitait monsignor Perelli le vinrent prévenir des distractions mondaines que donnait aux esprits réservés cet éternel échange de signaux amoureux.
Monsignor Perelli commença par prier Dieu de permettre que le scandale cessât; mais, malgré l'ardeur de ses prières, le scandale, loin de cesser, alla toujours croissant. Il s'informa alors des causes qui forçaient les deux jeunes gens à passer à cet exercice télégraphique un temps qu'ils pouvaient infiniment mieux employer en louant le Seigneur, et il apprit que les coupables étaient deux amoureux que leurs parens refusaient d'unir sous prétexte de disproportion de fortune. Dès lors, au sentiment de réprobation que lui inspirait leur conduite se mêla un grain de pitié que lui inspirait leur malheur; il alla les trouver l'un après l'autre pour les consoler, mais les pauvres jeunes gens étaient inconsolables; il voulut obtenir d'eux qu'ils se résignassent à leur sort, comme devaient le faire des chrétiens soumis et des enfans respectueux; mais ils déclarèrent que le mode de correspondance qu'ils avaient adopté était le seul qui leur restât après la cruelle séparation dont ils étaient victimes, ils ne renonceraient pour rien au monde à cette dernière consolation, dût-elle mettre en rumeur toute la ville de Naples. Monsignor Perelli eut beau prier, supplier, menacer, il les trouva inébranlables dans leur obstination. Alors, voyant que, s'il ne s'en mêlait pas plus efficacement, les deux malheureux pécheurs continueraient d'être pour leur prochain une pierre d'achoppement, le digne prélat leur offrit, puisqu'ils ne pouvaient se voir ni chez l'un ni chez l'autre pour se dire, loin de tous les yeux, ce qu'ils étaient forcés de se dire ainsi coram populo, de se rencontrer chez lui une heure ou deux tous les jours, à la condition que les portes et les fenêtres de la chambre où ils se rencontreraient seraient fermées, que personne ne connaîtrait leurs rendez-vous, et qu'ils renonceraient entièrement à cette malheureuse correspondance par signes qui mettait en rumeur tout le quartier. Les jeunes gens acceptèrent avec reconnaissance cette évangélique proposition, jurèrent tout ce que monsignor Perelli leur demandait de jurer, et, à la grande édification du quartier, parurent avoir, à compter de ce jour, renoncé à leur fatal entêtement.
Plusieurs mois se passèrent, pendant lesquels monsignor Perelli se félicitait chaque jour davantage de l'expédient ingénieux qu'il avait trouvé à l'endroit des deux amans, lorsqu'un matin, au moment où il rendait grâces à Dieu de lui avoir inspiré une si heureuse idée, les parens de la jeune fille tombèrent chez monsignor Perelli pour lui demander compte de sa trop grande charité chrétienne. Seulement alors monsignor Perelli comprit toute l'étendue du rôle qu'il avait joué dans cette affaire. Mais comme monsignor Perelli était riche, comme monsignor Perelli était la bonté en personne, comme toute chose pouvait s'arranger, au bout du compte, avec une niaiserie de deux ou trois mille ducats, monsignor Perelli dota la jeune pécheresse, à la grande satisfaction du père du jeune homme, de la part duquel venait tout l'empêchement, et qui ne vit plus dès lors aucun inconvénient à la recevoir dans sa famille. La chose, grâce à monsignor Perelli, finit donc comme un conte de fée: les deux amans se marièrent, furent constamment heureux, et obtinrent du ciel beaucoup d'enfans.
Maintenant, il me resterait bien une dernière histoire à raconter, qui, à l'heure qu'il est, désopile encore immodérément la rate des Napolitains; mais l'esprit des nations est chose si différente, que l'on ne peut jamais répondre que ce qui fera pouffer de rire l'une fera sourciller l'autre. Conduisez Falstaff à Naples, et il y passera incompris; transplantez Polichinelle à Londres, et il mourra du spleen.
Et puis nous avons une malheureuse langue moderne si bégueule qu'elle rougit de tout, et même de sa bonne aïeule la langue de Molière et de Saint-Simon, à laquelle je lui souhaiterais cependant de ressembler. Il en résulte que, tout bien pesé, je n'ose point vous raconter l'histoire de monsignor Perelli, laquelle fit néanmoins tant rire le bon roi Nasone, lequel, à coup sûr, avait au moins autant d'esprit que vous et moi en pouvons avoir, soit séparément, soit même ensemble. Et pourtant, elle lui avait été racontée un certain jour où il ne fallait rien moins qu'une pareille histoire pour dérider le front de Sa Majesté. On venait d'apprendre à Naples une nouvelle escapade des Vardarelli.
Comme ces honnêtes bandits m'offrent une occasion de faire connaître le peuple napolitain sous une nouvelle face, et qu'on ne doit négliger dans un tableau aucun des détails qui peuvent en augmenter la vérité ou l'effet, disons ce que c'était que les Vardarelli.
XV
Les Vardarelli.
Le peuple est en général aux mains des rois ce qu'un couteau bien affilé est aux mains des enfans: il est rare qu'ils s'en servent sans se blesser. La reine Louisa de Prusse organisa les sociétés secrètes: les sociétés secrètes produisirent Sand. La reine Caroline protégea le carbonarisme: le carbonarisme amena la révolution de 1820.
Au nombre des premiers carbonari reçus, se trouvait un Calabrais nommé Gaëtano Vardarelli. C'était un de ces hommes d'Homère, possédant toutes les qualités de la primitive nature, aux muscles de lion, aux jambes de chamois, à l'oeil d'aigle. Il avait d'abord servi sous Murat; car Murat, dans le projet qu'il conçut un instant de se faire roi de toute l'Italie, avait calculé que le carbonarisme lui serait en ce cas un puissant levier; puis, s'apercevant bientôt qu'il fallait un autre bras et surtout un autre génie que le sien pour diriger un pareil moteur, Murat, de protecteur des carbonari qu'il était, s'en fit bientôt le persécuteur. Gaëtano Vardarelli alors déserta et se retira dans la Calabre, au sein de ses montagnes maternelles, où il croyait qu'aucun pouvoir humain ne serait assez hardi pour le poursuivre.
Vardarelli se trompait: Murat avait alors parmi ses généraux un homme d'une bravoure inouïe, d'une persévérance stoïque, d'une inflexibilité suprême; un homme comme Dieu en envoie pour les choses qu'il veut détruire ou élever: cet homme, c'était le général Manhès.
Parcourez la Calabre de Reggio à Pestum: tout individu possédant un ducat et un pied de terrain vous dira que la paisible jouissance de ce pied de terrain et de ce ducat, c'est au général Manhès qu'il la doit. En échange, quiconque ne possède pas ou désire posséder le bien des autres a le général Manhès en exécration.
Vardarelli fut donc forcé comme les autres de se courber sous la main de fer du terrible proconsul. Traqué de vallée en vallée, de forêt en forêt, de montagne en montagne, il recula pied à pied, mais enfin il recula; puis un beau jour, acculé à Scylla, il fut forcé de traverser le détroit et d'aller demander du service au roi Ferdinand.
Vardarelli avait vingt-six ans, il était grand, il était fort, il était brave. On comprit qu'il ne fallait pas mépriser un pareil homme, on le fit sergent de la garde sicilienne. C'est avec ce grade et dans cette position que Vardarelli rentra à Naples en 1815, à la suite du roi Ferdinand.
Mais c'était une position bien secondaire que celle de sergent pour un homme du caractère dont était Gaëtano Vardarelli. Toute son espérance, s'il continuait sa carrière militaire, était d'arriver au grade de sous-lieutenant; et cette espérance, le jeune ambitieux n'eût pas même voulu l'accepter comme un pis-aller. Après avoir balancé quelque temps, il fit donc ce qu'il avait déjà fait; il déserta le service du roi Ferdinand, comme il avait déserté celui du roi Joachim, et, la première comme la seconde fois, il s'enfuit dans la Calabre, sentant, comme Antée, sa force s'accroître à chaque fois qu'il touchait sa mère.
Là il fit un appel à ses anciens compagnons. Deux de ses frères et une trentaine de bandits errans et dispersés y répondirent. La petite troupe réunie élit Gaëtano Vardarelli pour son chef, s'engageant à lui obéir passivement, et lui reconnaissant sur tous le droit de vie et de mort. D'esclave qu'il était à la ville, Vardarelli se retrouva donc roi dans la montagne, et roi d'autant plus à craindre que le terrible général Manhès n'était plus là pour le détrôner.
Vardarelli procéda selon la vieille rubrique, grâce à laquelle les bandits ont toujours fait de si bonnes affaires en Calabre et à l'Opéra-Comique; c'est-à-dire qu'il se proclama le grand régularisateur des choses de ce monde, et que, joignant l'effet aux paroles, il commença le nivellement social qu'il rêvait, en complétant le nécessaire aux pauvres avec le superflu dont il débarrassait les riches. Quoique ce système soit un peu bien connu, il est juste de dire qu'il ne s'use jamais. Il en résulta donc qu'il s'attacha au nom de Vardarelli une popularité et une terreur grâce auxquelles il ne tarda pas à être connu du roi Ferdinand lui-même.
Le roi Ferdinand, qui venait d'être réintégré sur son trône, trouvait naturellement que le monde ne pouvait pas aller mieux qu'il n'allait, et appréciait assez médiocrement tout réformateur qui essayait de tailler au globe une nouvelle facette; il résulta de cette opinion bien arriérée chez lui, que Vardarelli lui apparut tout bonnement comme un brigand à pendre, et qu'il ordonna qu'il fût pendu.
Mais pour pendre un homme, il faut trois choses: une corde, une potence et un pendu. Quant au bourreau, il est inutile de s'en inquiéter, cela se trouve toujours et partout.
Les agens du roi avaient la corde et la potence, ils étaient à peu près sûrs de trouver le bourreau, mais il leur manquait la chose principale: l'homme à pendre.
On se mit à courir après Vardarelli; mais comme il savait parfaitement dans quel but philanthropique on le cherchait, il n'eut garde de se laisser rejoindre. Il y a plus: comme il avait fait son éducation sous le général Manhès, c'était un gaillard qui connaissait à fond son jeu de cache-cache. Il en donna donc tant et plus à garder aux troupes napolitaines, ne se trouvant jamais où on s'attendait à le rencontrer, se montrant partout où ne l'attendait pas, s'échappant comme une vapeur et revenant comme un orage.
Rien ne réussit comme le succès. Le succès est l'aimant moral qui attire tout à lui. La troupe de Vardarelli, qui ne montait d'abord qu'à vingt-cinq ou trente personnes, fut bientôt doublée: Vardarelli devint une puissance.
Ce fut une raison de plus pour l'anéantir; on fit des plans de campagne contre lui, on doubla les troupes envoyées à sa poursuite, on mit sa tête à prix, tout fut inutile. Autant eût valu mettre au ban du royaume l'aigle et le chamois, ses compagnons d'indépendance et de liberté.
Et cependant chaque jour on entendait raconter quelque prouesse nouvelle qui indiquait dans le fugitif un redoublement d'adresse ou un surcroît d'audace. Il venait jusqu'à deux ou trois lieues de Naples, comme pour narguer le gouvernement. Une fois, il organisa une chasse dans la forêt de Persiano, comme aurait pu faire le roi lui-même, et, comme il était excellent tireur, il demanda ensuite aux gardes qu'il avait forcés de le suivre et de le seconder s'ils avaient jamais vu leur auguste maître faire de plus beaux coups que lui.
Une autre fois, c'étaient le prince de Lésorano, le colonel Calcedonio, Casella, et le major Delponte, qui chassaient eux-mêmes avec une dizaine d'officiers et une vingtaine de piqueurs dans une forêt à quelques lieues de Bari, quand tout à coup le cri: Vardarelli! Vardarelli! se fit entendre. Chacun alors de fuir le plus vite possible, et dans la direction où il se trouvait. Bien en prit aux chasseurs de fuir ainsi, car tous eussent été pris, tandis que, grâce à la vitesse de leurs chevaux habitués à courre le cerf, un seul tomba entre les mains des bandits.
C'était le major Delponte: les bandits jouaient de malheur, ils avaient fait prisonnier un des plus braves, mais aussi un des plus pauvres officiers de l'armée napolitaine. Lorsque Vardarelli demanda au major Delponte mille ducats de rançon pour l'indemniser de ses frais d'expédition, le major Delponte lui fit des cornes en lui disant qu'il le défiait bien de lui faire payer une seule obole. Vardarelli menaça Delponte de le faire fusiller si la somme n'était pas versée à une époque qu'il fixa. Mais Delponte lui répondit que c'était du temps de perdu que d'attendre, et que s'il avait un conseil à lui donner, c'était de le faire fusiller tout de suite.
Vardarelli en eut un instant la velléité; mais il songea que, plus Delponte faisait bon marché de sa vie, plus Ferdinand devait y tenir. En effet, à peine le roi eut-il appris que le brave major était entre les mains des bandits, qu'il ordonna de payer sa rançon sur ses propres deniers. En conséquence, un matin, Vardarelli annonça au major Delponte que, sa rançon ayant été exactement et intégralement payée, il était parfaitement libre de quitter la troupe et de diriger ses pas vers le point de la terre qui lui agréait le plus. Le major Delponte ne comprenait pas quelle était la main généreuse qui le délivrait; mais comme, quelle qu'elle fût, il était fort disposé à profiter de sa libéralité, il demanda son cheval et son sabre, qu'on lui rendit, se mit en selle avec un flegme parfait, et s'éloigna au petit pas et en sifflotant un air de chasse, ne permettant pas que sa monture fit un pas plus vite que l'autre, tant il tenait à ce qu'on ne pût pas même supposer qu'il avait peur.
Mais le roi, pour s'être montré magnifique à l'endroit du major, n'en avait pas moins juré l'extermination des bandits qui l'avaient forcé de traiter de puissance à puissance avec eux. Un colonel, je ne sais plus lequel, qui l'avait entendu jurer ainsi, fit à son tour le serment, si on voulait lui confier un bataillon, de ramener Vardarelli, ses deux frères et le soixante hommes qui composaient sa troupe, pieds et poings liés, dans les cachots de la Vicaria. L'offre était trop séduisante pour qu'on ne l'acceptât point; le ministre de la guerre mit cinq cents hommes à la disposition du colonel, et le colonel et sa petite troupe se mirent en quête de Vardarelli et de ses compagnons.
Vardarelli avait des espions trop dévoués pour ne pas être prévenu à temps de l'expédition qui s'organisait. Il y a plus: en apprenant cette nouvelle, lui aussi, il avait fait un serment: c'était de guérir à tout jamais le colonel qui s'était si aventureusement voué à sa poursuite, d'un second élan patriotique dans le genre du premier.
Il commença donc par faire courir le pauvre colonel par monts et par vaux, jusqu'a ce que lui et sa troupe fussent sur les dents; puis, lorsqu'il les vit tels qu'il les désirait, il leur fit, à deux heures du matin, donner une fausse indication; le colonel prit le renseignement pour or en barre, et partit à l'instant même, afin de surprendre Vardarelli, qu'on lui avait assuré être, lui et sa troupe, dans un petit village situé à l'extrémité d'une gorge si étroite qu'à peine y pouvait-on passer quatre hommes de front. Quelques âmes charitables qui connaissaient les localités firent bien au brave colonel quelques observations, mais il était tellement exaspéré qu'il ne voulut entendre à rien, et partit dix minutes après avoir reçu l'avis.
Le colonel fit une telle diligence qu'il dévora près de quatre lieues en deux heures, de sorte qu'au point du jour il se trouva sur le point d'entrer dans la gorge de l'autre côté de laquelle il devait surprendre les bandits. Quand il fut arrivé là, l'endroit lui parut si effroyablement propice à une embuscade qu'il envoya vingt hommes explorer le chemin, tandis qu'il faisait halte avec le reste de son bataillon; mais au bout d'un quart d'heure les vingt hommes revinrent, en annonçant qu'ils n'avaient rencontré âme qui vive.
Le colonel n'hésita donc plus et s'engagea dans la gorge lui et ses cinq cents hommes: mais au moment où cette gorge s'élargissait, pareille à une espèce d'entonnoir, entre deux défilés, le cri: Vardarelli! Vardarelli! se fit entendre comme s'il tombait des nuages, et le pauvre colonel, levant la tête, vit toutes les crêtes de rochers garnies de brigands qui le tenaient en joue lui et sa troupe. Cependant il ordonna de se former en peloton; mais Vardarelli cria d'une voix terrible: «A bas les armes, ou vous êtes morts!» A l'instant même les bandits répétèrent le cri de leur chef, puis l'écho répéta le cri des bandits; de sorte que les soldats, qui n'avaient pas fait le même serment que leur colonel et qui se croyaient entourés d'une troupe trois fois plus nombreuse que la leur, crièrent à qui mieux mieux qu'ils se rendaient, malgré les exhortations, les prières et les menaces de leur malheureux chef.
Aussitôt Vardarelli, sans abandonner sa position, ordonna aux soldats de mettre les fusils en faisceaux, ordre qu'ils exécutèrent à l'instant même; puis il leur signifia de se séparer en deux bandes, et de se rendre chacun à un endroit indiqué, nouvel ordre auquel ils obéirent avec la même ponctualité qu'ils avaient fait pour la première manoeuvre. Enfin, laissant une vingtaine de bandits en embuscade, il descendit avec le reste de ses hommes, et, leur ordonnant de se ranger en cercle autour des faisceaux, il les invita à mettre les armes de leurs ennemis hors d'état de leur nuire momentanément par le même moyen qu'avait employé Gulliver pour éteindre l'incendie du palais de Lilliput.
C'est le récit de cet événement qui avait mis le roi de si mauvaise humeur, qu'il ne fallait rien moins que l'anecdote nouvelle dont monsignor Perelli était le héros pour le lui faire oublier.
On comprend que cette nouvelle frasque ne remit pas don Gaëtano dans les bonnes grâces du gouvernement. Les ordres les plus sévères furent donnés à son égard; seulement, dès le lendemain, le roi, qui était homme de trop joyeux esprit pour garder rancune à Vardarelli d'un si bon tour, racontait en riant à gorge déployée l'aventure à qui voulait l'entendre, de sorte que, comme il y a toujours foule pour entendre les aventures que veulent bien raconter les rois, le pauvre colonel n'osa de trois ans remettre le pied dans la capitale.
Mais le général qui commandait en Calabre prit la chose d'une façon bien autrement sérieuse que ne l'avait fait le roi. Il jura que, quel que fût le moyen qu'il dût employer, il exterminerait les Vardarelli depuis le premier jusqu'au dernier. Il commença par les poursuivre à outrance; mais, comme on s'en doute bien, cette poursuite ne fut qu'un jeu de barres pour les bandits. Ce que voyant, le général commandant proposa à leur chef un traité par lequel lui et les siens entreraient au service du gouvernement. Soit que les conditions fussent trop avantageuses pour être refusées, soit que Gaëtano se lassât de cette vie de dangers sans fin et d'éternel vagabondage, il accepta les propositions qui lui étaient faites, et le traité fut rédige en ces termes:
«Au nom de la très sainte Trinité.
«Art. 1er. Il sera octroyé pardon et oubli aux méfaits des Vardarelli et de leurs partisans.
«Art. 2. La bande des Vardarelli sera transformée en compagnie de gendarmes.
«Art. 3. La solde du chef Gaëtano Vardarelli sera de 99 ducats par mois; celle de chacun de ses trois lieutenans, de 43 ducats, et celle de chaque homme de la compagnie, de 30. Elle sera payée au commencement de chaque mois et par anticipation[1].
«Art. 4. La susdite compagnie jurera fidélité au roi entre les mains du commissaire royal; ensuite elle obéira aux généraux qui commandent dans les provinces, et sera destinée à poursuivre les malfaiteurs dans toutes les parties du royaume.
«Naples, 6 juillet 1817.»
Les conditions ci-dessus rapportées furent immédiatement mises à exécution de part et d'autre; les Vardarelli changèrent de nom et d'uniforme, touchèrent d'avance, comme ils en étaient convenus, le premier mois de leurs appointemens, en échange de quoi ils se mirent à la poursuite des bandits qui désolaient la Capitanate, ne leur laissant ni paix ni relâche, tant ils connaissaient toutes les ruses du métier; si bien qu'au bout de quelque temps on pouvait s'en aller de Naples à Reggio sa bourse à la main.
Mais ce n'était pas là précisément le but que s'était proposé le général; il avait contre les Vardarelli, à cause de l'histoire du colonel, une vieille dent que vint encore corroborer la promptitude avec laquelle les nouveaux gendarmes venaient d'exécuter, au nombre de cinquante ou soixante seulement, des choses qu'avant eux des compagnies, des bataillons, des régimens et jusqu'à des corps d'armée avaient entreprises en vain. Il fut donc résolu que, maintenant que les Vardarelli avaient débarrassé la Capitanate et les Calabres des brigands qui les infestaient, on débarrasserait le royaume des Vardarelli.
Mais c'était chose plus facile à entreprendre qu'à exécuter, et probablement toutes les troupes que le général avait sous ses ordres, réunies ensemble, n'eussent pas pu y parvenir, si les bandits gendarmisés eussent eu le moindre soupçon de ce qui se tramait contre eux. Mais, à défaut de soupçons positifs, ils étaient doués d'un instinct de défiance qui ne leur permettait pas de donner la moindre prise à leurs ennemis, et près d'une année se passa sans que le général trouvât moyen de mettre à exécution son projet exterminateur.
Mais le général trouva des alliés dans les anciens amis des ex-brigands: un homme de Porto-Canone, dont Gaëtano Vardarelli avait enlevé la soeur, vint le trouver, et, lui racontant les causes de haine qu'il avait contre les Vardarelli, lui offrit de le débarrasser au moins de Gaëtano Vardarelli et de ses deux frères. L'offre était trop selon les désirs du général pour qu'il hésitât un instant à l'accepter. Il offrit à l'homme qui venait lui faire cette proposition une somme d'argent considérable; mais celui-ci, tout en acceptant pour ses compagnons, refusa pour lui-même, disant que c'était du sang et non de l'or qu'il lui fallait; que, quant aux compagnons qu'il comptait s'adjoindre dans celle expédition, il s'informerait de ce qu'ils demandaient pour le seconder, et qu'il rendrait compte de leurs exigences au général, qui traiterait directement avec eux.
Quelles furent ces exigences nul historien ne l'a dit. Ce qui fut donné, ce qui fut reçu, on l'ignore. Ce qu'on sait seulement, ce furent les faits qui s'accomplirent à la suite de cet entretien.
Un jour les Vardarelli, se croyant au milieu d'amis sûrs, stationnaient pleins de confiance et d'abandon sur la place d'un petit village de la Pouille, nommé Uriri. Tout à coup, et sans que rien au monde eût pu faire présager une pareille agression, une douzaine de coups de feu partirent d'une des maisons situées sur la place, et de celle seule décharge, Gaëtano Vardarelli, ses deux frères et six bandits tombèrent morts. Aussitôt les autres, ne sachant pas à quel nombre d'ennemis ils avaient affaire, et soupçonnant qu'ils étaient enveloppés d'une vaste trahison, sautèrent sur leurs chevaux, dont ils ne s'éloignaient jamais, et disparurent en un clin d'oeil, comme une volée d'oiseaux effarouchés.
Aussitôt que la place fut vide et qu'il n'y eut plus de morts, l'homme qui était allé trouver le général sortit le premier de la maison d'où était parti le feu, s'avança vers Gaëtano Vardarelli, et tandis que ses compagnons dépouillaient les autres cadavres, s'emparant de leurs armes et de leur ceinture, lui se contenta de tremper ses deux mains dans le sang de son ennemi, et après s'en être barbouillé le visage:
—Voici la tache lavée dit-il; et il se retira sans rien prendre du pillage commun, sans rien accepter de la récompense promise.
Cependant ce n'était point assez: Gaëtano Vardarelli, ses deux frères et six de ses compagnons étaient morts, c'est vrai; mais quarante autres étaient encore vivans et pouvaient, en reprenant leur ancien métier et en élisant de nouveaux chefs, donner infiniment de fil à retordre à Son Excellence le général commandant. Il résolut donc de continuer à jouer le rôle d'ami, et donna l'ordre que les meurtriers d'Uriri fussent arrêtés. Comme ceux-ci ne s'attendaient à rien de pareil, la chose ne fut pas difficile; on s'empara d'eux à l'improviste et sans qu'ils essayassent de tenter la moindre résistance; on les jeta en prison, et l'on cria bien haut qu'on allait leur faire leur procès, et que prompte et sévère vengeance serait tirée du crime qu'ils avaient commis.
Il pouvait y avoir du vrai dans tout cela; aussi les fugitifs se laissèrent-ils prendre au piége. Comme il était notoire qu'à la tête des meurtriers se trouvait le frère de la jeune fille outragée par Gaëtano Vardarelli, on crut généralement dans la troupe que cet assassinat était le résultat d'une vengeance particulière; de sorte que, lorsque les malheureux qui s'étaient sauvés virent leurs assassins arrêtés et entendirent répéter de tous côtés que leur procès se poursuivait avec ardeur, ils n'eurent aucune idée que le gouvernement fût pour quelque chose dans cette trahison. D'ailleurs, eussent-ils conçu quelque doute, qu'une lettre qu'ils reçurent de lui les eût fait évanouir: il leur écrivait que le traité du 6 juillet restait toujours sacré, et les invitait à se choisir d'autres chefs en remplacement, de ceux qu'ils avaient eu le malheur de perdre.
Comme ce remplacement était urgent, les Vardarelli procédèrent immédiatement à la nomination de leurs nouveaux officiers, et, à peine l'élection achevée, ils prévinrent le général que ses instructions étaient suivies. Alors ils reçurent une seconde lettre qui les convoquait à une revue dans la ville de Foggia. Cette lettre leur recommandait, entre autres choses importantes, de venir tous tant qu'ils étaient, afin qu'on ne pût douter que les élections faites ne fussent le résultat positif d'un scrutin unanime et incontestable.
A la lecture de cette lettre, une longue discussion s'éleva entre les Vardarelli; la majorité était d'avis qu'on se rendît à la revue; mais une faible minorité s'opposait à cette proposition: selon elle, c'était un nouveau guet-apens dressé pour exterminer le reste de la troupe. Les Vardarelli avaient le droit de nomination entre eux; c'était chose incontestée et qui par conséquent n'avait besoin d'aucune sanction gouvernementale; on ne pouvait donc les convoquer que dans quelque sinistre dessein. C'était du moins l'avis de huit d'entre eux, et, malgré les sollicitations de leurs camarades, ces huit clairvoyans refusèrent de se rendre à Foggia: le reste de la troupe, qui se composait de trente-un hommes et d'une femme qui avait voulu accompagner son mari, se trouva sur la place de la ville au jour et à l'heure dits.
C'était un dimanche; la revue était solennement annoncée, de sorte que la place publique était encombrée de curieux. Les Vardarelli entrèrent dans la ville avec un ordre parfait, armés jusqu'aux dents, mais sans donner aucun signe d'hostilité. Au contraire, en arrivant sur la place, ils levèrent leurs sabres, et d'une voix unanime firent entendre le cri de Vive le roi! A ce cri, le général parut sur son balcon pour saluer les arrivans, tandis que l'aide-de-camp de service descendait pour les recevoir.
Après force complimens sur la beauté de leurs chevaux et le bon état de leurs armes, l'aide-de-camp invita les Vardarelli à défiler sous le balcon du général, manoeuvre qu'ils exécutèrent avec une précision qui eût fait honneur à des troupes réglées. Puis, cette évolution exécutée, ils vinrent se ranger sur la place, où l'aide-de-camp les invita à mettre pied à terre et à se reposer un instant, tandis qu'il porterait au général la liste des trois nouveaux officiers.
L'aide-de-camp venait de rentrer dans la maison d'où il était sorti; les Vardarelli, la bride passée au bras, se tenaient près de leurs chevaux, lorsqu'une grande rumeur commença à circuler dans la foule; puis à cette rumeur succédèrent des cris d'effroi, et toute cette masse de curieux commença d'aller et de venir comme une marée. Par toutes les rues aboutissantes à la place, des soldats napolitains s'avançaient en colonnes serrées. De tous côtés les Vardarelli étaient cernés.
Aussitôt, reconnaissant la trahison dont ils étaient victimes, les Vardarelli sautèrent sur leurs chevaux et tirèrent leurs sabres; mais au même instant le général ayant ôté son chapeau, ce qui était le signal convenu, le cri: Ventre à terre! retentit; et tous les curieux ayant obéi à cette injonction dont ils comprenaient l'importance, les feux des soldats se croisèrent au dessus de leurs têtes, et neuf Vardarelli tombèrent de leurs chevaux, tués ou blessés à mort. Ceux qui étaient restés debout, comprenant alors qu'il n'y avait pas de quartier à attendre, se réunirent, sautèrent à bas de leurs chevaux, et, armés de leurs carabines, s'ouvrirent en combattant un passage jusqu'aux ruines d'un vieux château dans lesquelles ils se retranchèrent. Deux seulement, se confiant à la vitesse de leur monture, fondirent tête baissée sur le groupe de soldats qui leur parut le moins nombreux, et, faisant feu à bout portant, profitèrent de la confusion que causait dans les rangs leur décharge, qui avait tué deux hommes, pour passer à travers les baïonnettes et s'échapper à fond de train. La femme, aussi heureuse qu'eux, dut la vie à la même manoeuvre, opérée sur un autre point, et s'éloigna au grand galop, après avoir déchargé ses deux pistolets.
Tous les efforts se réunirent aussitôt sur les vingt Vardarelli restans, lesquels, comme nous l'avons dit, s'étaient réfugiés dans les ruines d'un vieux château. Les soldats, s'encourageant les uns les autres, s'avancèrent, croyant que ceux qu'ils poursuivaient allaient leur disputer les approches de leur retraite; mais, au grand étonnement de tout le monde, ils parvinrent jusqu'à la porte sans qu'il y eût un seul coup de fusil tiré. Cette impunité les enhardit; on attaqua la porte à coups de hache et de levier, la porte céda; les soldats se précipitèrent alors dans la cour du château, se répandirent dans les corridors, parcourant les appartemens; mais, à leur grand étonnement, tout était désert: les Vardarelli avaient disparu.
Les assaillans furetèrent une heure dans tous les coins et recoins de la vieille masure; enfin ils allaient se retirer, convaincus que les Vardarelli avaient trouvé quelques moyens, connus d'eux seuls, de regagner la montagne, lorsqu'un soldat qui s'était approché du soupirail d'un cellier, et qui se penchait pour regarder dans l'intérieur tomba percé d'un coup de feu.
Les Vardarelli étaient découverts; mais les poursuivre dans leur retraite n'était pas chose facile. Aussi résolut-on, au lieu de chercher à les y forcer, d'employer un autre moyen, plus lent, mais plus sûr: on commença par rouler une grosse pierre contre le soupirail. Sur cette pierre on amassa toutes celles que l'on put trouver; on laissa un piquet d'hommes avec leurs armes chargées pour garder cette issue; puis, faisant un détour, on commença par jeter des fagots enflammés contre la porte du cellier, que les Vardarelli avaient fermée en dedans, et sur ces fagots enflammés tout le bois et toutes les matières combustibles que l'on put trouver; de sorte que l'escalier ne fut bientôt qu'une immense fournaise, et que, la porte ayant cédé à l'action du feu, l'incendie se répandit comme un torrent dans ce souterrain où les Vardarelli s'étaient réfugiés. Cependant un profond silence régnait encore dans le cellier. Bientôt deux coups de fusil partirent: c'étaient deux frères qui, ne voulant pas tomber vivans aux mains de leurs ennemis, s'étaient embrassés et avaient à bout portant déchargé leurs fusils l'un sur l'autre. Un instant après, une troisième explosion se fit entendre: c'était un bandit qui se jetait volontairement au milieu des flammes et dont la giberne sautait. Enfin, les dix-sept bandits restans voyant qu'il n'y avait plus pour eux aucune chance de salut, et se voyant près d'être asphyxiés, demandèrent à se rendre. Alors on déblaya le soupirail, on les en tira les uns après les autres, et à mesure qu'ils en sortirent on leur liait les pieds et les mains. Une charrette que l'on amena ensuite les transporta tous dans les prisons de la ville.
Quant aux huit qui n'avaient pas voulu venir à Foggia et aux deux qui s'étaient échappés, ils furent chassés comme des bêtes fauves, traqués de caverne en caverne. Les uns furent tués ou débusqués comme des chevreuils, les autres furent livrés par leurs hôtes, les autres enfin se rendirent eux-mêmes; si bien qu'au bout d'un an tous les Vardarelli étaient morts ou prisonniers.
Il n'y eut que la femme qui s'était sauvée un pistolet de chaque main qui disparut, sans qu'on la revît jamais ni morte ni vivante.
Lorsque le roi apprit cet événement, il entra dans une grande colère; c'était la seconde fois qu'on violait sans l'en prévenir un traité, non pas signé par lui, mais fait en son nom. Or, il savait que l'inexorable histoire enregistre presque toujours les faits sans se donner la peine d'en rechercher les causes, et que, tout au contraire de ce qui se passe dans notre monde, où ce sont les ministres qui sont responsables des fautes du roi, c'est le roi qui, dans l'autre, est responsable des fautes de ses ministres.
Mais on lui répéta tant, et de tant de côtés, que c'était une action louable que d'avoir exterminé celle méchante race des Vardarelli, qu'il finit par pardonner à ceux qui avaient ainsi abusé de son nom.
Il est vrai que quelque temps après arriva la révolution de 1820, qui amena avec elle bien d'autres préoccupations que celle de savoir si on avait plus ou moins exactement tenu un traité fait avec des bandits. Pour la troisième fois il rentra au bout de deux ans d'absence, au milieu des cris de joie de son peuple, qui le chassait sans cesse et qui ne pouvait vivre sans lui.
Malheureusement pour les Napolitains, cette troisième restauration fut de courte durée. Le soir du 3 janvier 1825, le roi se coucha après avoir fait sa partie de jeu et avoir dit ses prières accoutumées. Le lendemain, comme à dix heures du matin il n'avait pas encore sonné, on entra dans sa chambre, et on le trouva mort.
A l'ouverture de son testament, dans lequel il recommandait à son fils François de continuer les aumônes qu'il avait l'habitude de faire, ou trouva que ces aumônes montaient par an à 24,000 ducats.
Il avait vécu soixante-seize ans, il en avait régné soixante-cinq; il avait vu passer sous son long règne trois générations d'hommes, et, malgré trois révolutions et trois restaurations, il mourait le roi le plus populaire que Naples ait jamais eu.
Aussi le peuple chercha-t-il à la mort imprévue de son roi bien-aimé une cause surnaturelle. Or, pour des hommes d'imagination comme sont les Napolitains, rien n'est difficile à trouver. Voilà ce que l'on découvrit.
Le roi Ferdinand, comme on a pu le voir, n'était pas exempt de certains préjugés. Depuis quinze ans il était persécuté par le chanoine Ojori, qui le tourmentait pour obtenir une audience de lui et lui présenter je ne sais quel livre dont il était l'auteur. Ferdinand avait toujours refusé, et, malgré les instances du postulant, avait constamment tenu bon. Enfin le 2 janvier 1825, vaincu par les prières de tous ceux qui l'entouraient, il accorda pour le lendemain cette audience si long-temps reculée. Le matin, le roi eut quelque velléité de partir pour Caserte et de rejeter sur une chasse, excuse qui lui paraissait toujours valable, l'impolitesse qu'il avait si grande envie de faire au bon chanoine; mais on l'en dissuada: il resta donc à Naples, reçut don Ojori, lequel demeura deux heures avec lui et le quitta en lui laissant son livre.
Le lendemain, comme nous l'avons dit, le roi Ferdinand était mort.
Les médecins déclarèrent d'une voix unanime que c'était d'une attaque d'apoplexie foudroyante; mais le peuple n'en crut pas un mot. Ce qui fut la véritable cause de sa mort, selon le peuple, ce fut cette audience qu'il donna si à contre-coeur au chanoine Ojori.
Le chanoine Ojori était, avec le prince de …, le plus terrible jettatore de Naples. Nous dirons dans un prochain chapitre ce que c'est que la jettatura.
Note:
[1] Ces différens appointemens correspondaient aux soldes des colonels, des capitaines et des lieutenans.